SOMMAIRE : Hérédité des offices. — Elle est un moyen de force pour le tiers état. — États généraux de 1614. — Ombrages mutuels et dissension des ordres. — La noblesse et le clergé unis contre le tiers état. — Discours de Savaron et de de Mesmes, orateurs du tiers. — Discours du baron de Sennecey, orateur de la noblesse. — Proposition du tiers état sur l'indépendance de la couronne. — Demandes qu'il exprime dans son cahier. — Cahier de la noblesse. — Rivalité haineuse des deux ordres. — Clôture des états. Parmi les mesures fiscales qu'une impérieuse nécessité suggéra au gouvernement de Henri IV, il en est une qui eut pour le présent et dans la suite de graves conséquences ; c'est le droit annuel mis sur tous les offices de judicature et de finance, et vulgairement nommé la paulette[1]. Au moyen de cet impôt, les magistrats des cours souveraines et les officiers royaux de tout grade obtinrent la jouissance de leurs charges en propriété héréditaire. Le premier résultat de cette innovation fut d'élever à des taux inconnus jusqu'alors la valeur vénale des offices ; le second fut d'attirer sur les fonctionnaires civils un nouveau degré de considération, celui qui s'attache aux avantages de l'hérédité. Moins de dix ans après, on voyait des passions et des intérêts de classes soulevés et mis aux prises par les effets de ce simple expédient financier. Le haut prix des charges en écartait la noblesse, dont une partie était pauvre, et dont l'autre était grevée de substitutions, et cela arrivait au moment même où, plus éclairés, les nobles comprenaient la faute que leurs aïeux avaient faite en s'éloignant des offices par aversion pour l'étude, et en les abandonnant au tiers état. De là, entre les deux ordres, de nouvelles causes d'ombrage et de rivalité, l'un s'irritant de voir l'autre grandir d'une façon imprévue dans des positions qu'il regrettait d'avoir autrefois dédaignées ; celui-ci commençant à puiser, dans le droit héréditaire qui élevait des familles de robe à côté des familles d'épée, l'esprit d'indépendance et de fierté, la haute opinion de soi-même, qui étaient auparavant le propre des gentilshommes. Quelque remarquable qu'eût été dans le cours du XVIe siècle le progrès des classes bourgeoises, il avait pu s'opérer sans querelle d'amour-propre ou d'intérêt entre la noblesse et la roture ; la grande lutte religieuse dominait et atténuait toutes les rivalités sociales. Aucun procédé malveillant des deux ordres l'un envers l'autre ne parut aux états généraux de 1576 et de 1588. Mais après l'apaisement des passions soulevées par la dualité de croyance et de culte, d'autres passions assoupies au fond des cœurs se réveillèrent ; et ainsi, par la force des choses, le premier quart du XVIIe siècle se trouva marqué pour recueillir et mettre au jour, avec les griefs récents, toute l'antipathie amassée de longue main entre le second ordre et le troisième. Cette collision éclata en 1614, au sein des états convoqués, à la majorité de Louis XIII, pour chercher un remède à ce qu'avaient produit de dilapidations et d'anarchie les quatre ans de régence écoulés depuis le dernier règne[2]. Ce fut le 14 octobre que l'assemblée se réunit en trois chambres distinctes au couvent des Augustins de Paris ; elle comptait quatre cent soixante-quatre députés, dont cent quarante du clergé, cent trente-deux de la noblesse, et cent quatre-vingt-douze du tiers état. Parmi ces derniers, les membres du corps judiciaire et les autres officiers royaux dominaient par le nombre et par l'influence[3]. Dès la séance d'ouverture, on put voir entre les deux ordres laïques des signes de jalousie et d'hostilité ; le tiers état s'émut pour la première fois des différences du cérémonial à son égard[4] ; l'orateur de la noblesse s'écria dans sa harangue : Elle reprendra sa première splendeur cette noblesse tant abaissée maintenant par quelques-uns de l'ordre inférieur sous prétexte de quelques charges ; ils verront tantôt la différence qu'il y a d'eux à nous[5]. La même affectation de morgue d'une part, la même susceptibilité de l'autre, accompagnèrent presque toutes les communications de la chambre noble avec la chambre bourgeoise. Quand il s'agit d'établir un ordre pour les travaux, le clergé et la noblesse s'accordèrent ensemble, mais le tiers état, par défiance de ce qui venait d'eux, s'isola et fit tomber leur plan, quoique bon. Peu après, la noblesse tenta une agression contre la haute bourgeoisie ; elle résolut de demander au roi la surséance, et par suite la suppression du droit annuel dont le bail allait finir, et elle obtint pour cette requête l'assentiment du clergé. La proposition des deux ordres fut adressée au tiers état, qu'elle mit dans l'alternative, ou de se joindre à eux et de livrer ainsi les premiers de ses membres à la jalousie de leurs rivaux, ou, s'il refusait son adhésion, d'encourir le blâme de défendre par égoïsme un privilège qui blessait la raison publique, et ajoutait un nouvel abus à la vénalité des charges. Le tiers état fit preuve d'abnégation. Il adhéra, contre son intérêt, à la demande de suspension de la taxe moyennant laquelle les offices étalent héréditaires ; et pour que cette demande eût toute sa portée logique, il la compléta par celle de l'abolition de la vénalité[6]. Mais exigeant des deux autres ordres sacrifice pour sacrifice, il les requit de solliciter conjointement avec lui la surséance des pensions, dont le chiffre avait doublé en moins de quatre ans[7], et la réduction des tailles devenues accablantes pour le peuple. Sa réponse présentait comme connexes les trois propositions suivantes : supplier le roi, 1° de remettre pour l'année courante un quart de la taille, 2° de suspendre la perception du droit annuel, et d'ordonner que les offices ne soient plus vénaux, 3° de surseoir au payement de toutes les pensions accordées sur le trésor on sur le domaine. La noblesse, pour qui les pensions de cour étaient un supplément de patrimoine, fut ainsi frappée par représailles ; mais, loin de se montrer généreuse comme ses adversaires, elle demanda que les propositions fussent disjointes, qu'on s'occupât uniquement du droit annuel, et qu'on remit à la discussion des cahiers l'affaire des pensions et celle des tailles. Le clergé fit la même demande, entourée de ménagements et de paroles captieuses qui n'eurent pas plus de succès auprès du tiers état que la franchise égoïste des gentilshommes[8]. Ayant délibéré de nouveau, la chambre du tiers décida qu'elle ne séparerait point ses propositions l'une de l'autre, et elle fit porter ce refus par l'un de ses membres les plus considérables, Jean Savaron, lieutenant général de la sénéchaussée d'Auvergne. Cet homme d'un grand savoir et d'un caractère énergique
parla deux fois devant le clergé, et termina ainsi son second discours : Quand vous vous buttez à l'extinction du droit annuel, ne
donnez-vous pas à connoitre que votre intention n'est autre que d'attaquer
les officiers qui possèdent les charges dans le royaume, puisque vous
supprimez ce que vous devriez demander avec plus d'instance, à savoir l'abolition
des pensions qui tirent bien d'autres conséquences que le droit annuel ? Vous
voulez ôter des coffres du roi seize cent mille livres qui lui reviennent par
chacun an de la paulette, et vouiez surcharger de cinq millions l'état que le
roi paye tous les ans pour acheter à deniers comptants la fidélité de ses
sujets. Quel bien, quelle utilité peut produire au royaume l'abolition de la
paulette, si vous supportez la vénalité des offices qui cause seule le dérèglement
en la justice ?... C'est, messieurs, cette
maudite racine qu'il faut arracher, c'est ce monstre qu'il faut combattre que
la vénalité des offices qui éloigne et recule des charges les personnes de
mérite et de savoir, procurant l'avancement de ceux qui, sans vertu bien
souvent, se produisent sur le théâtre et le tribunal de la justice par la
profusion d'un prix déréglé qui fait perdre l'espérance même d'y pouvoir
atteindre à ceux que Dieu a institués en une honnête médiocrité. Par ainsi,
messieurs, nous vous supplions humblement de ne nous refuser en si saintes
demandes l'union de votre ordre ; c'est pour le peuple que nous travaillons,
c'est pour le bien du roi que nous nous portons, c'est contre nos propres
intérêts que nous combattons[9]. Devant la noblesse, Savaron s'exprima d'un ton haut et
fier, et, sous ses arguments, il y eut de l'ironie et des menaces. Il dit que
ce n'était point le droit annuel qui fermait aux gentilshommes l'accès des
charges, mais leur peu d'aptitude pour elles, et la vénalité des offices ;
que ce qu'ils devaient demander plutôt que l'abolition de ce droit, c'était
celle de la vénalité ; que, du reste, la surséance de la paulette, la
réduction des tailles et la suppression des pensions ne pouvaient être
disjointes ; que l'abus des pensions était devenu tel que le roi ne trouvait
plus de serviteurs qu'en faisant des pensionnaires, ce qui allait à ruiner le
trésor, à fouler et opprimer le peuple[10] ; et il ajouta
en finissant : Rentrez, messieurs, dans le mérite de
vos prédécesseurs, et les portes vous seront ouvertes aux honneurs et aux
charges. L'histoire nous apprend que les Romains mirent tant d'impositions
sur les Français[11], que ces derniers enfin secouèrent le joug de leur
obéissance, et par là jetèrent les premiers fondements de la monarchie. Le
peuple est si chargé de tailles, qu'il est à craindre qu'il n'en arrive
pareille chose ; Dieu veuille que je sois mauvais prophète ![12] La noblesse ne répondit que par des murmures et des invectives à l'orateur du tiers état ; le clergé avait loué son message en lui refusant tout concours ; resté seul pour soutenir ses propositions, le tiers résolut de les présenter au roi. Il en fit le premier article d'un mémoire qui contenait sur d'autres points des demandes de réforme, et il envoya au Louvre, avec une députation de douze membres, Savaron chargé encore une fois de porter la parole. L'homme qui avait donné aux ordres privilégiés des leçons de justice et de prudence fut, devant la royauté, l'avocat ému et courageux du pauvre peuple : Que diriez-vous, Sire, si vous aviez vu dans vos pays de Guyenne et d'Auvergne les hommes pitre l'herbe à la manière des bêtes ? Cette nouveauté et misère inouïe en votre État ne produiroit-elle pas dans votre âme royale un désir digne de Votre Majesté, pour subvenir à une calamité si grande ? Et cependant, cela est tellement véritable, que je confisque à Votre Majesté mon bien et mes offices si je suis convaincu de mensonge[13]. C'est de là que partit Savaron pour demander, avec la
réduction des tailles, le retranchement de tous les abus dénoncés dans le
mémoire du tiers état, et pour traiter de nouveau, avec une franchise
mordante, les points d'où provenait le désaccord entre le tiers et les deux
autres ordres : Vos officiers, Sire, secondant
l'intention du clergé et de la noblesse, se sont portés à requérir de Votre
Majesté la surséance du droit annuel qui a causé un prix si excessif ès
offices de votre royaume, qu'il est malaisé qu'autres y soient jamais reçus
que ceux qui auront plus de biens et de richesses, et bien souvent moins de
mérite, suffisance et capacité : considération à vrai dire très-plausible,
mais qui semble être excogitée pour donner une atteinte particulière à vos
officiers, et non à dessein de procurer le bien de votre royaume. Car, à quel
sujet demander l'abolition de la poulette, si Votre Majesté ne supprime de
tout point la vénalité des offices ?... Ce
n'est pas le droit annuel qui a donné sujet à la noblesse de se priver et
retrancher des honneurs de judicature, mais l'opinion en laquelle elle a été
depuis longues années que la science et l'étude affoiblissoit le courage, et
rendoit la générosité lâche et poltronne... On
vous demande, Sire, que vous abolissiez la paulette, que vous retranchiez de
vos coffres seize cent mille livres que vos officiers vous payent tous les
ans, et l'on ne parle point que vous supprimiez l'excès des pensions, qui
sont tellement effrénées, qu'il y a de grands et puissants royaumes qui n'ont
pas tant de revenu que celui que vous donnez à vos sujets pour acheter leur
fidélité... Quelle pitié qu'il faille que
Votre Majesté fournisse, par chacun an, cinq millions six cent soixante mille
livres à quoi se monte l'état des pensions qui sortent de vos coffres ! Si
cette somme étoit employée au soulagement de vos peuples, n'auroient-ils pas
de quoi bénir vos royales vertus ? Et, cependant, l'on ne parle rien moins
que de cela, l'on en remet la modération aux cahiers, et veut-on à présent
que Votre Majesté surseoye les quittances de la pellette. Le tiers état
accorde l'un, et demande très-instamment l'autre[14]. Cette harangue fut un nouveau sujet d'irritation pour la noblesse, qui en éprouva un tel dépit, qu'elle résolut de se plaindre au roi. Elle pria le clergé de se joindre à elle ; mais celui-ci, se portant médiateur, envoya l'un de ses membres vers l'assemblée du tiers état lui exposer les griefs de la noblesse, et l'inviter, pour le bien de la paix, à faire quelque satisfaction. Quand le député eut parlé, Savaron se leva et dit fièrement : Que ni de fait, ni de volonté, ni de paroles, il n'avait offensé messieurs de la noblesse ; que, du reste, avant de servir le roi comme officier de justice, il avait porté les armes, de sorte qu'il avait moyen de répondre à tout le monde en l'une et en l'autre profession[15]. Afin d'éviter une rupture qul eût rendu impossible tout le travail des états, le tiers, acceptant la médiation qui lui était offerte, consentit à faire porter à la noblesse des paroles d'accommodement ; et, pour que toute cause d'aigreur ou de défiance fût écartée, il choisit un nouvel orateur, le lieutenant civil de Mesmes. De Mesmes eut pour mission de déclarer que ni le tiers état en général, ni aucun de ses membres en particulier, n'avait eu envers l'ordre de la noblesse aucune intention offensante. Il prit un langage à la fois digne et pacifique ; mais le terrain était si brûlant, qu'au lieu d'apaiser la querelle, son discours l'envenima. Il dit que les trois ordres étaient trois frères, enfants de leur mère commune la France ; que le clergé était rainé, la noblesse le puîné, et le tiers état le cadet ; que le tiers état avait toujours reconnu la noblesse comme élevée de quelque degré au-dessus de lui, mais qu'aussi la noblesse devait reconnaître le tiers état comme son frère, et ne pas le mépriser au point de ne le compter pour rien ; qu'il se trouvait souvent dans les familles que les aînés ruinaient les maisons, et que les cadets les relevaient[16]. Non-seulement ces dernières paroles, mais la comparaison des trois ordres avec trois frères, et l'idée d'une telle parenté entre le tiers état et la noblesse, excitèrent chez celle-ci un orage de mécontentement. L'assemblée, en tumulte, fit des reproches aux députés ecclésiastiques présents à la séance, se plaignant 'que l'envoyé du tiers état, venu sous leur garantie, eût apporté, au lieu de réparations, de nouvelles injures plus graves que les premières. Après de longs débats sur ce qu'il convenait de faire, il fut résolu qu'on irait sur-le-champ porter plainte au roi[17]. L'audience demandée ne fut obtenue qu'après deux jours ;
la noblesse en corps s'y présenta. Son orateur, le baron de Sennecey, termina
un exorde verbeux par cette définition du tiers état : Ordre composé du peuple des villes et des champs : ces
derniers quasi tous hommagers et justiciables des deux premiers ordres ; ceux
des villes, bourgeois, marchands, artisans, et quelques officiers ; et
il continua : Ce sont ceux-ci qui, méconnaissant
leur condition, sans l'aveu de ceux qu'ils représentent, veulent se comparer
à nous. J'ai honte, Sire, de vous dire les termes qui de nouveau nous ont
offensés ; ils comparent votre État à une famille composée de trois frères ;
ils disent l'ordre ecclésiastique être rainé, le nôtre le puîné et eux les
cadets, et qu'il advient souvent que les maisons ruinées par les aînés sont
relevées par les cadets. En quelle misérable condition sommes-nous tombés, si
cette parole est véritable !... Et, non
contents de se dire nos frères, ils s'attribuent la restauration de l'État ;
à quoi comme la France sait assez qu'ils n'ont aucunement participé, aussi
chacun connoît qu'ils ne peuvent en aucune façon se comparer à nous, et
seroit insupportable une entreprise si mal fondée. Rendez-en, Sire, le
jugement, et, par une déclaration pleine de justice, faites-les mettre en
leur devoir[18]. A cet étrange
discours, la foule des députés nobles qui accompagnaient l'orateur fit
succéder, en se retirant, des marques d'adhésion unanime et des mots tels que
ceux-ci : Nous ne voulons pas que des fils de
cordonniers et de savetiers nous appellent frères ; il y a, de nous à eux,
autant de différence qu'entre le maure et le valet[19]. Le tiers état reçut avec un grand calme la nouvelle de cette audience et de ces propos ; il décida que son orateur serait non-seulement avoué, mais remercié ; qu'on n'irait point chez le roi pour récriminer contre la noblesse, et qu'on passerait au travail des cahiers sans s'arrêter à de pareilles disputes[20]. Alors le clergé vint de nouveau s'entremettre pour la réconciliation, demandant que des avances fussent faites par le tiers état ; le tiers répondit que, cette fois comme la première, il n'y avait eu de sa part aucune intention blessante ; que messieurs du. clergé pouvaient eux-mêmes le faire entendre à la noblesse, à laquelle il ne voulait donner aucune autre satisfaction, désirant qu'on le laissât en paix travailler à son cahier, et s'occuper d'affaires plus importantes[21]. Mais la brouillerie des deux ordres tenait tout en suspens ; le gouvernement, sans se porter juge, redoubla d'instances pour la paix ; il vint de la part du roi un commandement au tiers état de faire quelque démarche qui pût contenter la noblesse ; et plusieurs jours se passèrent sans que cet ordre fût obéi. Pendant ce temps, le mémoire contenant les demandes du tiers passa à l'examen du conseil. La noblesse et le clergé en appuyèrent tous les articles, hors celui qui était l'objet de la dissidence, et, quant à celui-là, il fut promis par le premier ministre que le chiffre des pensions serait annuellement réduit d'un quart, et que les plus inutiles seraient supprimées[22]. Ce concours et cette victoire ouvrirent les voies au raccommodement. Le tiers état fit remercier les deux premiers ordres de leur coopération bienveillante ; ses envoyés auprès de la noblesse ne désavouèrent que l'intention d'offense, et on leur répondit convenablement[23]. Ainsi fut terminé ce différend, d'où ne pouvait sortir aucun résultat politique, mais qui est remarquable, parce que le tiers état y eut le beau rôle, celui du désintéressement et de la dignité, et que là se montra au grand jour, en face de l'orgueil nobiliaire, un orgueil plébéien nourri au sein de l'étude et des professions qui s'exercent par le travail intellectuel. Une querelle bien plus grave, et sans aucun mélange
d'intérêts privés, survint presque aussitôt, et divisa de même les trois
ordres, mettant d'un côté le tiers état, et de l'autre le clergé et la
noblesse. Elle eut pour sujet le principe de l'indépendance de la couronne
vis-à-vis de l'Église, principe qu'avaient proclamé trois cent douze ans
auparavant les représentants de la bourgeoisie[24]. En compilant
son cahier général sur les cahiers provinciaux, le tiers état prit dans le
cahier de IIIe-de-France, et plaça en tête de tous les chapitres, un article
contenant ce qui suit : Le roi sera supplié de faire
arrêter en l'assemblée des États, pour loi fondamentale du royaume qui soit
inviolable et notoire à tous, que, comme il est reconnu souverain en son
État, ne tenant sa couronne que de Dieu seul, il n'y a puissance en terre,
quelle qu'elle soit, spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur son
royaume pour en priver les personnes sacrées de nos rois, ni dispenser ou
absoudre leurs sujets de la fidélité et obéissance qu'ils lui doivent, pour
quelque cause ou prétexte que ce soit. Tous les sujets, de quelque qualité et
condition qu'ils soient, tiendront cette loi pour sainte et véritable, comme
conforme à la parole de Dieu, sans distinction, équivoque ou limitation
quelconque, laquelle sera jurée et signée par tous les députés des états, et
dorénavant par tous les bénéficiers et officiers du royaume... Tous précepteurs, régents, docteurs et prédicateurs,
seront tenus de l'enseigner et publier[25]. Ces fermes paroles, dont le sens était profondément national sous une couleur toute monarchique, consacraient le droit de l'État dans celui de la royauté, et déclarait l'affranchissement de la société civile. Au seul bruit d'une pareille résolution, le clergé fut en alarme ; il fit demander au tiers état et n'obtint de lui qu'avec peine communication de l'article qui, en noème temps, fut communiqué à la noblesse. Celle-ci, en délaissant la cause commune des laïques et de l'État, rendit complaisance pour complaisance à la chambre ecclésiastique ; mais les démarches collectives des deux premiers ordres furent inutiles auprès du tiers ; il ne voulut ni retirer ni modifier son article, et repoussa, comme elle le méritait, la proposition de s'en tenir à une demande de publication du décret du concile de Constance contre la doctrine du tyrannicide[26]. Il s'agissait là de la grande question posée dans la guerre de la Ligue entre les deux principes de la royauté légitime par son propre droit, et de la royauté légitime par l'orthodoxie. Le débat de cette question, que le règne de Henri IV n'avait point résolue[27], et à laquelle sa fin tragique donnait un intérêt sombre et pénétrant, fut, par une sorte de coup d'État, enlevé à la discussion des ordres, et évoqué au conseil, ou plutôt, à la personne du roi. Sur l'invitation qui lui en fut faite, le tiers état remit au roi le premier article de son cahier, et, quelques jours après, le président de la chambre et les douze présidents des bureaux furent mandés au Louvre. Quoique Louis XIII fût majeur, la reine mère prit la parole, et dit à la députation que l'article concernant la souveraineté du roi et la sûreté de sa personne ayant été évoqué à lui, il n'était plus besoin de le remettre au cahier, que le roi le regardait comme présenté et reçu, et qu'il en déciderait au contentement du tiers état[28]. Cette violence faite à la liberté de l'assemblée y excita un grand tumulte ; elle comprit ce que signifiait et à quoi devait aboutir la radiation qui lui était prescrite. Durant trois jours, elle discuta si elle se conformerait aux ordres de la reine. Il y eut deux opinions : l'une qui voulait que l'article fût maintenu dans le cahier, et qu'on protestât contre les personnes qui circonvenaient le roi et forçaient sa volonté ; l'autre qui voulait qu'on se soumît en faisant de simples remontrances. La première avait pour elle la majorité numérique ; mais elle ne prévalut point, parce que le vote eut lieu par provinces et non par bailliages[29]. Cent vingt députés, à la tête desquels étaient Savaron et de Mesmes, se déclarèrent opposants contre la résolution de l'assemblée, comme prise par le moindre nombre. Ils demandaient à grands cris que leur opposition fût reçue, et qu'il leur en fût donné acte. Le bruit et la confusion remplirent toute une séance, et, de guerre lasse, on s'accorda pour un moyen terme ; on convint que le texte de l'article ne serait point inséré dans le cahier général, mais que sa place y resterait formellement réservée[30]. En effet, sur les copies authentiques du cahier, à la première page et après le titre : des Lois fondamentales de l'État, il y eut un espace vide et cette note : Le premier article, extrait du procès-verbal de la chambre du tiers état, a été présenté au roi par avance du présent cahier, et par a commandement de Sa Majesté, qui a promis de le répondre. Cette réponse ne fut pas donnée, et la faiblesse d'une reine que des étrangers gouvernaient fit ajourner la question d'indépendance pour la couronne et le pays. Ce ne fut qu'au bout de soixante-sept ans que les droits de l'État, proclamés cette fois dans une assemblée d'évêques, furent garantis par un acte solennel, obligatoire pour tout le clergé de France. Mais la célèbre déclaration de 1682 n'est, dans sa partie fondamentale, qu'une reproduction presque textuelle de l'article du cahier de 1615, et c'est au tiers état que revient ici l'honneur de l'initiative[31]. Tout ce qu'il y avait de fort et d'éclairé dans l'opinion publique du temps lui rendit hommage et le vengea de sa défaite. Pendant que les ordres privilégiés recevaient de la cour de Rome des brefs de félicitation[32], à Paris, des milliers de bouches répétaient ce quatrain, composé pour la circonstance, et qu'aujourd'hui l'on peut dire prophétique : Ô noblesse, ô clergé, les aînés de la France, Puisque l'honneur du roi si mal vous maintenez, Puisque le tiers état en ce point vous devance, Il faut que vos cadets deviennent vos alités[33]. A la demande de garanties pour la souveraineté et pour la sûreté du prince, le tiers joignit, dans son cahier, sous le même titre : des Lois fondamentales de l'État, la demande d'une convocation des états généraux tous les dix ans, et il fut le seul des trois ordres qui exprima ce vœu. Le cahier de 1615 rappelle par le mérite et dépasse en étendue celui de 1560[34], il a ce caractère d'abondance inspirée qui se montre aux grandes époques de notre histoire législative. Institutions politiques, civiles, ecclésiastiques, judiciaires, militaires, économiques, il embrasse tout, et, sous forme de requête, statue sur tout avec un sens et une décision admirables. On y trouve l'habileté prudente qui s'attache à ce qui est pratique et de larges tendances vers le progrès à venir, des matériaux pour une législation prochaine, et des vœux qui ne devaient être réalisés que par un ordre de choses tout nouveau. Je voudrais donner une idée complète de cette œuvre de patriotisme et de sagesse[35] ; mais il faut que je me borne à l'analyse de quelques points ; je choisirai parmi les demandes qui, appartenant au tiers état seul, ne se rencontrent dans le cahier d'aucun des deux autres ordres : Que les archevêques et évêques soient nommés suivant la forme prescrite par l'ordonnance d'Orléans [36], c'est-à-dire, sur une liste de trois candidats élus par les évêques de la province, le chapitre de la cathédrale, et vingt-quatre notables, douze de la noblesse, et douze de la bourgeoisie ; — que les crimes des ecclésiastiques soient jugés par les tribunaux ordinaires ; — que tous les curés, sous peine de saisie de leur temporel, soient tenus de porter, chaque année, au greffe des tribunaux, les registres des baptêmes, mariages et décès, parafés à chaque page, et corés ; — que les communautés religieuses ne puissent acquérir d'immeubles, si ce n'est pour accroitre l'enclos de leurs maisons conventuelles ; — que les jésuites soient astreints aux mérites lois civiles et politiques que les autres religieux établis en France, qu'ils se reconnaissent sujets du roi, et ne puissent avoir de provinciaux que Français de naissance et élus par des jésuites français[37] ; Que les gentilshommes et les ecclésiastiques ayant domicile ou maison dans les villes soient obligés de contribuer aux charges communales ; — que nul gentilhomme ou autre ne puisse exiger aucune corvée des habitants de ses domaines, s'il n'a pour cela un titre vérifié par les juges royaux ; — que défense soit faite à tous gentilshommes ou antres de contraindre personne d'aller moudre à leurs moulins, cuire à leurs fours, ou pressurer à leurs pressoirs, ni d'user d'aucun autre droit de banalité, quelque jouissance et possession qu'Ils allèguent, s'ils n'ont titre reconnu valable ; — que tous les seigneurs laïques ou ecclésiastiques soient tenus, dans un délai fixé, d'affranchir leurs mainmortables moyennant une indemnité arbitrée par les juges royaux, sinon que tous les sujets du roi, en quelque lieu qu'ils habitent, soient déclarés de plein droit capables d'acquérir, de posséder et de transmettre librement ce qu'ils possèdent[38] ; Qu'il n'y ait plus, au-dessous des parlements, que deux degrés de juridiction ; — que les cours des aides soient réunies aux parlements ; - que les professions soumises depuis l'année 1576 au régime des maîtrises et jurandes puissent s'exercer librement ; — que tous les édits en vertu desquels on lève des deniers sur les artisans, à raison de leur industrie, soient révoqués, et que toutes lettres de maîtrise accordées comme faveurs de cour, soient déclarées nulles ; — que les marchands et artisans, soit de métier formant corporation, soit de tout autre, ne payent aucun droit pour être reçus maîtres, lever boutique, ou toute autre chose de leur profession ; — que tous les monopoles commerciaux ou industriels concédés à des particuliers soient abolis ; — que les douanes de province à province soient supprimées, et que tous les bureaux de perception soient transférés aux frontières[39]. Il y a là comme une aspiration vers l'égalité civile, l'unité judiciaire, l'unité commerciale, et la liberté industrielle de nos jours. En même temps, le tiers état de 1615 renouvelle les protestations de 1588 et de 1576 contre l'envahissement par l'État des anciens droits municipaux. Il demande que les magistrats des villes soient nommés par élection pure, sans l'intervention et hors de la présence des officiers royaux ; que la garde des clefs des portes leur appartienne, et que partout où ils ont perdu cette prérogative, ils y soient rétablis ; enfin, que toutes les municipalités puissent, dans de certaines limites, s'imposer elles-mêmes, sans l'autorisation du gouvernement[40]. Si l'on cherche dans les cahiers des trois ordres en quoi leurs vœux s'accordent et en quoi ils diffèrent, on trouvera qu'entre le tiers état et le clergé, la dissidence est beaucoup moins grande qu'entre le tiers état et la noblesse. Le clergé, attiré d'un côté par l'esprit libéral de ses doctrines, et de l'autre par ses intérêts comme ordre privilégié, ne suit pas en politique une direction nette tantôt ses votes sont pour le droit commun, la cause plébéienne, le dégrèvement des classes pauvres et opprimées ; tantôt, lié à la cause nobiliaire, il demande le maintien de droits spéciaux et d'exemptions abusives. Dans les questions de bien-être général, d'unité administrative et de progrès économique, il montre que la tradition des réformes ne lui est pas étrangère, qu'il n'a rien d'hostile au grand mouvement qui, depuis le mie siècle, poussait la France, par la main des rois unis au peuple, hors des institutions civiles du moyen âge. En un mot, ses sympathies évangéliques, jointes à ses sympathies d'origine, le rapprochent du tiers état dans tout ce qui n'affecte pas ses intérêts temporels ou l'intérêt spirituel et les prétentions de l'Église. C'est sur ce dernier point, sur les questions du pouvoir papal, des libertés gallicanes, de la tolérance religieuse, du concile de Trente et des jésuites, et presque uniquement sur elles, qu'un sérieux désaccord se rencontre dans les cahiers du tiers et de l'ordre ecclésiastique[41]. Mais, entre les deux ordres laïques, la divergence est complète ; c'est un antagonisme qui ne se relâche qu'à de rares intervalles, et qui, vu du point où nous sommes placés aujourd'hui, présente dans les idées, les mœurs et les intérêts, la lutte du passé et de l'avenir. Le cahier du tiers état de est un vaste programme de réformes dont les unes furent exécutées par les grands ministres du XVIIe siècle, et dont les autres se sont fait attendre jusqu'à 1789 ; le cahier de la noblesse, dans sa partie essentielle, n'est qu'une requête en faveur de tout ce qui périssait ou était destiné à périr par le progrès du temps et de la raison. Ce sont des choses déjà dites pour la plupart aux précédents états généraux, mais accompagnées, cette fois, d'un emportement de haine jalouse contre les officiers royaux, et, en général, contre la classe supérieure du tiers état[42]. La noblesse ne se borne pas à défendre ce qui lui restait de privilèges et de pouvoir, elle veut rompre les traditions administratives de la royauté française, replacer l'homme d'épée sur le banc du juge[43], et supplanter le tiers état dans les cours souveraines et dans tous les postes honorables. Non-seulement elle revendique les emplois de la guerre et de la cour, mais elle demande que les parlements se remplissent de gentilshommes, et qu'il y ait pour elle des places réservées à tous les degrés de la hiérarchie civile, depuis les hautes charges de l'État jusqu'aux fonctions municipales[44]. En outre, afin de s'ouvrir à elle-même les sources de richesse Où la bourgeoisie seule puisait, elle demande de pouvoir faire le grand trafic sans déroger. C'était dans les idées une sorte de progrès, mais le tiers état, par esprit de monopole, réclame contre cette requête ; il veut que le commerce reste interdit aux gentilshommes, et le soit formellement à tous les privilégiés[45]. Ainsi l'on opposait privilège à privilège, et, au lieu de la liberté d'une part et de l'autre, on voulait la compensation pour chacun. Cette rivalité passionnée, qui donne tant d'intérêt à l'histoire des états généraux de 1614, fut pour eux une cause d'impuissance. La coalition des deux premiers ordres contre le troisième, et les ressentiments qui en furent la suite, empêchèrent ou énervèrent toute résolution commune, et rendirent nulle l'action de l'assemblée sur la marche et l'esprit du gouvernement. Du reste, quand bien même la cour du jeune roi aurait en quelque amour du bien public, l'incompatibilité de vœux entre les ordres l'eût contrainte à rester inerte, car le choix d'une direction précise était trop difficile et trop hasardeux pour elle. Il eût fallu, pour tirer la lumière de ce chaos d'idées, un roi digne de ce nom, ou un grand ministre. Loin de chercher sincèrement une meilleure voie, la cour de Louis XIII n'eut à cœur que de profiter de la mésintelligence des états pour le maintien des abus et la continuation du désordre. De crainte qu'il ne survint une circonstance qui fit sentir à l'assemblée la nécessité du bon accord, elle pressa de tout son pouvoir la remise des cahiers, promettant d'y répondre avant que le congé de départ fût donné aux députés. Ceux-ci demandèrent qu'on leur reconnût le droit de rester réunis en corps d'états jusqu'à ce qu'ils eussent reçu la réponse du roi à leurs cahiers. C'était poser la question, encore indécise après trois siècles, du pouvoir des états généraux ; la cour répondit d'une façon évasive, et, le 23 février 1615, quatre mois après l'ouverture des états, les cahiers des trois ordres furent présentés au roi, cri séance solennelle, dans la grande salle de l'hôtel de Bourbon[46]. Le lendemain, les députés du tiers état se rendirent au
couvent des Augustins, lien ordinaire de leurs séances ; ils trouvèrent la
salle démeublée de bancs et de tapisseries, et leur président annonça que le
roi et le chancelier lui avaient fait défense de tenir désormais aucune
assemblée. Plus étonnés qu'ils n'auraient dû l'être, ils se répandirent en
plaintes et en invectives contre le ministre et la cour ; ils s'accusaient
eux-mêmes d'indolence et de faiblesse dans l'exécution de leur mandat ; ils
se reprochaient d'avoir été quatre mois comme assoupis, au lieu de tenir tête
au pouvoir et d'agir résolument contre ceux qui pillaient et ruinaient le
royaume. Un témoin et acteur de cette scène l'a décrite avec des expressions
pleines de tristesse et de colère patriotique : L'un,
dit-il, se frappe la poitrine, avouant sa lâcheté,
et voudrait chèrement racheter un voyage si infructueux, si pernicieux à
l'État et dommageable au royaume d'un jeune prince duquel il craint la censure,
quand l'âge lui aura donné une parfaite connaissance des désordres que les
états n'ont pas retranchés, mais accrus, fomentés et approuvés. L'autre
minute son retour, abhorre le séjour de Paris, désire sa maison, voir sa femme
et ses amis, pour noyer dans la douceur de si tendres gages la mémoire de la
douleur que sa liberté mourante lui cause... Quoi
! disions-nous, quelle honte, quelle confusion à toute la France, de voir
ceux qui la représentent en si peu d'estime et si ravilis, qu'on ignore s'ils
sont Français, tant s'en faut qu'on les reconnaisse pour députés !... Sommes-nous autres que ceux qui entrèrent hier dans la
salle de Bourbon ?[47] Cette question,
qui était la question même de la souveraineté nationale, revint pour une
autre assemblée cent soixante et quatorze ans plus tard, et alors une voix
répondit : Nous sommes aujourd'hui ce que nous
étions hier, délibérons[48]. Mais rien n'était mûr en 1615 pour les choses que fit le tiers état de 1789 ; les députés, à qui toute délibération était interdite, restèrent sous le poids de leur découragement. Chaque jour, suivant le récit de l'un d'entre eux[49], ils allaient battre le pavé du cloitre des Augustins, pour se voir et apprendre ce qu'on voulait faire d'eux. Ils se demandaient l'un à l'autre des nouvelles de la cour. Ce qu'ils souhaitaient d'elle, c'était d'être congédiés ; et tous en cherchaient le moyen, pressés qu'ils étaient de quitter une ville où ils se trouvaient, dit le même récit, errants et oisifs, sans affaires, ni publiques, ni privées[50]. Le sentiment de leur devoir les tira de cette langueur. Ils songèrent que le conseil du roi étant à l'œuvre pour la préparation des réponses à faire aux cahiers, s'il arrivait que quelque décision y fût prise au détriment du peuple, on ne manquerait pas de rejeter le mal sur leur impatience de partir, et que d'ailleurs la noblesse et le clergé profiteraient de leur absence pour obtenir, à force de sollicitations, toutes sortes d'avantages. Par ce double motif, les députés du tiers état résolurent de ne demander aucun congé séparément, et d'attendre, pour se retirer, que le conseil eût décidé sur les points essentiels[51]. Ils restèrent donc, et se réunirent plusieurs fois en différents lieux, soutenant avec une certaine vigueur, contre le premier ministre, leur qualité de députés. Enfin, le 24 mars, les présidents des trois ordres furent mandés au Louvre. On leur dit que la multitude des articles contenus dans les cahiers ne permettait pas au roi d'y répondre aussi vite qu'il Petit désiré, mais que, pour donner aux états une marque de sa bonne volonté, il accueillait d'avance leurs principales demandes, et leur faisait savoir qu'il avait résolu d'abolir la vénalité des charges, de réduire les pensions, et d'établir une chambre de justice contre les malversations des financiers ; qu'on pourvoirait à tout le reste le plus tôt possible, et que les députés pouvaient partir. Ces trois points des cahiers étaient choisis avec adresse comme touchant à la fois aux passions des trois ordres. La noblesse voyait dans l'abolition de l'hérédité et de la vénalité des offices un grand intérêt pour elle-même ; le tiers état voyait un grand intérêt pour le peuple dans le retranchement des pensions, et l'assemblée avait été unanime pour maudire les financiers et réclamer l'établissement d'une juridiction spéciale contre leurs gains illicites[52]. On pouvait même dire que la suppression de la paulette et de la vénalité était une demande commune des états, bien que chaque ordre eût fait cette demande par des motifs différents ; la noblesse, pour son propre avantage[53], le clergé, par sympathie pour la noblesse, et le tiers état, en vue du bien public contre son intérêt particulier, Et quant à l'article des pensions qui avait fait éclater la division entre le tiers et les deux autres ordres, les trois cahiers en étaient venus à cet égard à un accord, plus franc, il est vrai, da côté du clergé que du côté de la noblesse[54]. Ainsi, par une circonstance bizarre, sous des votes conformes, il y avait des passions contraires, et les promesses du roi satisfaisaient du même coup des désirs généreux et dés intentions égoïstes. Ces promesses, la seule bonne nouvelle que les membres des états eussent à emporter dans leurs provinces, ne furent jamais tenues, et la réponse aux cahiers par une ordonnance royale n'arriva qu'après quinze ans. Telle fut la fin des états généraux convoqués en 1614 et dissous en 1615. Ils font époque dans notre histoire nationale, comme fermant la série des grandes assemblées tenues sous la monarchie ancienne ; ils font époque dans l'histoire du tiers état dont ils signalèrent, au commencement du XVIIe siècle, l'importance croissante, les passions, les lumières, la puissance morale et l'impuissance politique. Leur réunion n'aboutit qu'a un antagonisme stérile ; et, avec eux, cessa d'agir et de vivre ce vieux système représentatif qui s'était mêlé à la monarchie, sans règles ni conditions précises, et où la bourgeoisie avait pris place, non par droit, non par conquête, mais à l'appel du pouvoir royal. Entrée aux états du royaume sans lutte, sans cette fougue de désir et de travail qui l'avait conduite à l'affranchissement des communes, elle y était venue, en général, avec plus de défiance que de joie, parfois hardie, souvent contrainte, toujours apportant avec elle une masse d'idées neuves, qui, de son cahier de doléances, passaient, plus ou moins promptement, plus ou moins complètement, dans les ordonnances des rois. A cette initiative, dont le fruit était lent et incertain, se bornait le rôle effectif du tiers état dans les assemblées nationales ; toute action immédiate lui était rendue impossible par la double action contraire ou divergente des ordres privilégiés. C'est ce qu'on vit plus clairement que jamais aux états de 1615, et il semble que l'ordre plébéien, frappé d'une telle expérience, ait dès lors fait peu de cas de ses droits politiques. Cent soixante et quatorze ans s'écoulèrent sans que les états généraux fussent une seule fois réunis par la couronne, et sans que l'opinion publique usât de ce qu'elle avait de force pour amener cette réunion[55]. Espérant tout de ce pouvoir qui avait tiré du peuple, et mis en œuvre par des mains plébéiennes, les éléments de l'ordre civil moderne, l'opinion se donna, un siècle et demi, sans réserve à la royauté. Elle embrassa la monarchie pure, symbole d'unité sociale, jusqu'à ce que cette unité, dont le peuple sentait profondément le besoin, apparût aux esprits sous de meilleures formes. |
[1] Du nom du traitant Paulet, qui en prit la ferme ; ce droit était d'un soixantième de la finance à laquelle on évaluait l'office. Voyez plus haut, chap. VI, dans une note.
[2] Voyez le Rapport de mon frère Amédée Thierry sur le concours du prix d'histoire, décerné en 1844 par l'Académie des sciences morales et politiques, Mém. de l'Acad., t. V, p. 826.
[3] Voyez la liste donnée ci-après, Appendice II.
[4] Je remarquai que mondit sieur le chancelier, parlant en sa harangue à messieurs du clergé et de la noblesse, mettoit la main à son bonnet carré, et se découvroit, ce qu'il ne fit point lorsqu'il parloit au tiers état. (Relation des états généraux de 1614, par Florimond Rapine, député du tiers état de Nivernais, Des états généraux, etc., t. XVI, p. 102.)
[5] Mercure français, 3e continuation, t. III, année 1614, p. 32.
[6] En quelle estime nous auront nos provinces, quand elles oïront que d'un courage viril nous aurons méprisé notre propre intérêt, demandant que les charges que nous possédons héréditairement soient vouées au public, aux plus capables et estimés, et non retenues par ceux qui ont le plus de biens, de richesses et de crédit Alors nous contraindrons les médisans à prendre autre confiance de nous, qu'ils n'ont pas, eux qui nous ont estimés être du tout contraires h la révocation de l'inique parti de la poulette. D'autant que la plupart de cette compagnie possède les charges plus relevées et honorables du royaume, d'autant plus nous devons nous porter, par la liberté et sincérité des états et l'obligation de nos consciences, à l'abolition de ce droit qui fomente l'ignorance, ferme la porte à la vertu et à la doctrine. (Discours du lieutenant général de Saintes, Relation des états de 1614 par Florimond Rapine, p. 167.)
[7] Depuis la mort de Henri IV.
[8] Quelque belles paroles qu'il pût prononcer (l'archevêque d'Aix), si ne put-il jamais faire départir notre compagnie de sa résolution de demander conjointement lesdites propositions, parce qu'on voyoit clairement qu'il y avoit de l'artifice, et que le clergé et la noblesse s'entendoient à la ruine des officiers et à la continuation de la charge et oppression du pauvre peuple, et ne vouloient point qu'on demandât le retranchement de leurs pensions, tant ils faisaient marcher leurs intérêts avant tout. (Relation de Flor. Rapine, p. 182.)
[9] Relation de Flor. Rapine, p. 192.
[10] Relation de Flor. Rapine, p. 179.
[11] C'est-à-dire les Franks. Le soin de distinguer ces deux noms est une précaution de la science moderne.
[12] Procès-verbal et cahier de la noblesse ès états de l'an 1615, Ms. de la Bibliothèque impériale, fonds de Brienne, n° 283, fol. 52 v°.
[13] Relation de Flor. Rapine, p. 198.
[14] Relation de Flor. Rapine, p. 199 et suivantes.
[15] Relation de Flor. Rapine, p. 207.
[16] Relation de Flor. Rapine, p. 223.
[17] Procès-verbal et cahier de la noblesse ès états de l'an 1615, Ms. de la Bibliothèque impériale, fonds de Brienne, n° 283, fol. 61 v°. — Relation de Flor. Rapine, p. 226.
[18] Procès-verbal et cahier de la noblesse, Ms. de la Bibliothèque impériale, fonds de Brienne, n° 283, fol. 63 v°.
[19] Relation de Flor. Rapine, p. 228.
[20] Relation de Flor. Rapine, p. 228.
[21] Relation de Flor. Rapine, p. 231.
[22] Relation de Flor. Rapine, p. 242.
[23] Relation de Flor. Rapine, p. 246-248.
[24] Voyez plus haut, chap. II.
[25] Relation de Flor. Rapine, p. 285.
[26] Voyez, dans la Relation de Flor. Rapine (Des états généraux, etc., t. XVI, 2e partie, p. 112-164), le discours du cardinal du Perron, orateur du clergé, et la réplique de Robert Miron, président du tiers état.
[27] Henri IV n'avait régné qu'en vertu d'une transaction avec ses sujets catholiques.
[28] Relation de Flor. Rapine, 2e partie, p. 194.
[29] Les provinces étaient très-inégales en nombre de représentants ; mais le vote par bailliages, qui, dans cette occasion, fut réclamé inutilement, répondait presque au vote par tête. — Voyez la Relation de Flor. Rapine, 2e partie, p. 197 et suivantes.
[30] Relation de Flor. Rapine, p. 205-207.
[31] Nous déclarons, en conséquence, que les rois et les souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique, par l'ordre de Dieu, dans les choses temporelles ; qu'ils ne peuvent être déposés ni directement ni indirectement par l'autorité des chefs de l'Église ; que leurs sujets ne peuvent tire dispensés de la soumission et de l'obéissance qu'ils leur doivent, ni absous du serment de fidélité ; et que cette doctrine, nécessaire pour la tranquillité publique, et non moins avantageuse à l'Église qu'a l'État, doit être inviolablement suivie comme conforme à la parole de Dieu, à la tradition des saints Pères et aux exemples des saints. (Déclaration du 19 mars 1682, Manuel du droit public ecclésiastique français, par M. Dupin, p. 126.)
[32] Procès-verbal et cahier de la noblesse, Mss. de la Bibl. impériale, fonds de Brienne, f° 283, fol. 172.
[33] Mss. de la Bibl. impériale, collection Fontanieu (pièces, lettres et négociations), p. 487.
[34] On y compte 659 articles formant neuf chapitres intitulés : des Lois fondamentales de l'État ; de l'état de l'Église ; des Hôpitaux ; de l'Université ; de la Noblesse ; de la Justice ; des Finances et Domaines ; des Suppressions et Révocations ; Police et Marchandises.
[35] Ce que je dis s'applique à l'ensemble et non à tous les articles du cahier ; plusieurs d'entre eux portent la trace inévitable des préjugés qui dominaient alors, tels que : le système prohibitif, l'utilité des lois somptuaires, et la nécessité de la censure.
[36] Voyez plus haut, chap. V. — Ce mode d'élection mitigée, s'il fut jamais suivi régulièrement, ne put l'être que de 1561 à 1579 ; l'ordonnance de Blois, rendue à cette dernière date, laisse au roi la faculté de nomination pure et simple. — Le cahier de la noblesse porte ce qui suit : Que, conformément à l'ordonnance de Blois, il ne soit admis aux bénéfices, dignités et charges ecclésiastiques, que personnes d'âge, prud'homie, suffisance et autres qualités requises.... et qu'auxdits bénéfices les gentilshommes y soient préférés. (Ms. de la Bibl. impériale, fonds de Brienne, n° 283, fol. 217.)
[37] Cahier du tiers état de 1615, art. 7, 53, 33, 62 et 41. (Ms. de la Bibl. impériale, fonds de Brienne, n° 284.)
[38] Cahier du tiers état, art. 532, 165, 167 et 309.
[39] Cahier du tiers état, art. 249, 549, 614, 615, 616, 647, 387 et 389.
[40] Cahier du tiers état, art. 593, 594 et 528.
[41] Les concessions faites là-dessus par la noblesse furent ce qui lui gagea l'alliance du clergé dans sa querelle avec le tiers état.
[42] Sa Majesté n'aura, s'il lui plaist, aucun égard à tous les articles qui lui seront présentés dans les cahiers du tiers état, au préjudice des justices des gentilshommes... attendu que ladite chambre s'étant trouvée composée pour la plus grande partie de lieutenants généraux et officiers aux bailliages, leur principal dessein n'a été que d'accroître leur autorité et augmenter leur profit au préjudice de ce que la noblesse a si dignement mérité. — Que Votre Majesté, considérant la désolation du pauvre peuple des champs... duquel la misère est la ruine du clergé et de la noblesse, ordonne qu'à l'avenir il ne soit permis aux gens du tiers état de pouvoir faire imposer aucuns deniers pour quelque cause que ce soit, excepté ceux de Votre Majesté, sans le consentement du clergé et de la noblesse demeurant dans l'étendue du ressort où telle levée aurait à se faire. — Que tous droits et privilèges prétendus par les habitants des villes de chasser aux terres de Votre Majesté et des seigneuries voisines de leur ville soient révoqués et cassés, et défense à toutes personnes roturières et non nobles de porter harquebuses ni pistolets, ni avoir chiens à chasser, ni autres qui n'ayent les jarrets coupés. Que, pour régler le grand désordre qui est aujourd'hui parmi le tiers état qui usurpe la qualité et les habits des damoiselles, Votre Majesté est très-humblement suppliée que dorénavant il leur soit défendu d'eu user ainsi, à peine de mille écus d'amende. — Prescrire à chacun état tel habit que par l'accoutrement on puisse faire distinction de la qualité des personnes, et que le velours et satin soit défendu, si ce n'est aux gentilshommes. (Cahier de la noblesse de 1615, fol. 235, 254, 229, 2611 et 256.)
[43] Voyez, dans ce cahier de la noblesse, l'article relatif à l'état der baillis et sénéchaux, fol. 254.
[44] Que tous les prévôts des maréchaux, vice-baillis et vice-sénéchaux soient gentilshommes d'extraction, et qu'il soit enjoint à ceux qui ne seront de cette qualité de s'en défaire dans trois mois, 5 faute de quoi la charge sera déclarée vacante et impétrable. — Que les grand'maîtrises et maîtrises particulières des eaux et forêts ne soient données qu'a gentilshommes d'extraction. — Que le premier consul ou major des villes et bastilles sera pris du corps de la noblesse, à peine de nullité de l'élection qui pourrait être faite au contraire. — Que les deux trésoriers de France qui demeureront selon la suppression qui eu est demandée, l'un soit gentilhomme de race, et ne puisse être d'autre qualité. — Que nul ne puisse être pourvu d'état de bailli ou sénéchal qui ne soit de robe courte gentilhomme de nom et d'armes. — ... Remplissant vos cours souveraines de gentilshommes de race comme elles étoient anciennement, et pour le moins que le tiers des offices leur soit affecté. — Et d'autant qu'en vain un demanderoit qu'il plût à Votre Majesté accorder la préférence aux nobles pour les charges des compagnies souveraines de votre royaume... — Qu'en tout corps de justice ou de finance le tiers des juges et officiers soient gentilshommes. (Cahier de la noblesse, ibid., fol. 229, 232, 233, 234, 278 et 229.)
[45] Voyez le cahier du tiers état, art. 161, et le cahier de la noblesse, fol. 232.
[46] Voyez la Relation de Flor. Rapine, IIIe part., Des états généraux, etc., t. XVII, p. 75 et suivantes.
[47] Relation de Flor. Rapine, IIIe partie, p. 119.
[48] C'est ce mot de Sieyès qui amena le serment du Jeu de Paume.
[49] Flor. Rapine, député du tiers état du Nivernais.
[50] Relation de Flor. Rapine, IIIe partie, p. 119.
[51] Relation de Flor. Rapine, IIIe partie, p. 129.
[52] Voyez l'Histoire de France de M. Henri Martin, t. XII, p. 251 et suivantes.
[53] Elle-même a soin de le rappeler dans les articles de son cahier : L'expérience fait connaitre combien est pernicieux l'établissement du droit annuel appelé endette, qui rend tant les charges de judicature que toutes autres héréditaires... et ôte à Votre Majesté le moyen de pouvoir choisir les officiers, et l'espérance aux gentilshommes d'y parvenir jamais... Partant, Votre Majesté est très-humblement suppliée de retrancher entièrement la vénalité de toutes sortes d'offices... C'est le seul moyen de rendre voire État plus illustre et plus florissant, Votre Majesté bien servie, et vos peuples consolés par le choix qu'elle leu de personnes capables. De ce bien en réussira un particulièrement à l'avantage de votre noblesse, désireuse de vous rendre autant de témoignages de sa fidélité dans l'exercice de la justice, qu'elle fait dans vos armées aux occasions qui s'en présentent. Elle vous en supplie très-humblement, Sire. (Cahier de la noblesse de 1615, Ms. de la Bibliothèque impériale, fonds de Brienne, n° 285, fol. 258 et 239.)
[54] Voyez le cahier du tiers état, art. 491 et 492 ; celui du clergé, art. 158 ; et celui de la noblesse, fol. 214 v°. Ms. de la Biblioth. impériale, fonds de Brienne, n° 282, 283 et 284.
[55] Durant les troubles de la Fronde, les états généraux furent convoqués à deux reprises, d'abord spontanément par la cour en lutte avec la bourgeoisie, ensuite sur les instances de la noblesse unie au clergé. Des philanthropes, joints au parti aristocratique, les réclamèrent au déclin du règne de Louis XIV Le régent y songea pour étayer son pouvoir ; et il n'en fut point question pendant le règne de Louis XV.