ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS ÉTAT

 

CHAPITRE II. — LE PARLEMENT AU XIIIe SIÈCLE ; LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1302, 1355 ET 1356.

 

 

SOMMAIRE : Rénovation de l'autorité royale. — Nouvelles institutions judiciaires. — Droit civil de la bourgeoisie. — Renaissance du droit romain. — La cour du roi ou le parlement. — Doctrines politiques des légistes. — Leur action révolutionnaire. — États généraux du royaume. — Avènement du tiers état. — Ses principes, son ambition. — États généraux de 1355 et 1356. — Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris. — Son caractère, ses projets. — La Jacquerie. — Chute et mort d'Étienne Marcel. — La royauté sous Charles V. — Point où notre histoire sociale prend un cours régulier.

 

Municipes restaurés, villes de consulat, villes de communes, villes de simple bourgeoisie, bourgs et villages affranchis, une foule de petits États plus ou moins complets, d'asiles ouverts à la vie de travail sous la liberté politique ou la seule liberté civile, tels furent les fondements que posa le XIIe siècle pour un ordre de choses qui, se développant jusqu'à nous, est devenu la société moderne. Ces éléments de rénovation sociale n'avaient pas en eux-mêmes le moyen de se lier entre eux, ni de soumettre autour d'eux ce qui leur était contraire ; la force qui les avait créés n'était capable que de les maintenir plus ou moins intacts dans leur isolement primitif ; il fallait qu'une force extérieure et supérieure à la fois vint à son aide, en attaquant de front cette aristocratie territoriale, à qui la conquête et les mœurs germaniques avaient donné sa dernière forme.

Depuis le démembrement féodal, la royauté se cherchait elle-même, et ne se retrouvait pas ; germaine d'origine, mais formée en Gaule et imbue des traditions impériales, jamais elle n'avait oublié son principe romain, l'égalité devant elle et devant la loi. Ce principe, vainement soutenu par les Mérovingiens contre l'indomptable orgueil des Franks de la conquête, reçut son démenti final au déclin de la seconde race. Alors disparurent deux idées qui sont comme les pôles de toute vraie société civile, l'idée du prince et celle du peuple, et, sous le nom d'État, l'on ne vit plus qu'une hiérarchie de souverains locaux, maitres chacun d'une part ou d'une parcelle du territoire national. La renaissance d'une société urbaine rouvrit les voies traditionnelles de la civilisation, et prépara toutes choses pour le renouvellement de la société politique. Le roi de France trouva dans les villes reconstituées municipalement ce que le citoyen donne à l'État, ce que le baronnage ne voulait ou ne pouvait pas donner, la sujétion effective, des subsides réguliers, des milices capables de discipline[1]. C'est par ce secours qu'avant la fin du XIIe siècle, la royauté, sortant des limites où le système féodal la cantonnait, fit de sa suprême seigneurie, puissance à peu près inerte, un pouvoir actif et militant pour la défense des faibles et le maintien de la paix publique[2].

Je ne dis point que le renouvellement de l'autorité royale eut pour cause unique et directe la révolution d'où sortirent les communes. Ces deux grands événements procédèrent, chacun à part, de la tradition rendue féconde par des circonstances propices ; ils se rencontrèrent et agirent simultanément l'un sur l'autre. Leur coïncidence fut signalée par une sorte d'élan vers tout ce qui constitue la prospérité publique ; à l'avènement d'une nouvelle classe d'hommes libres se joignit aussitôt la reprise du progrès dans l'ordre des choses matérielles. Le XIIe siècle vit s'opérer un défrichement, inouï jusque-là, de forêts et de terres incultes, les anciennes villes s'agrandir, des villes nouvelles s'élever et se peupler de familles échappées au servage[3] ; il vit enfin commencer le mouvement de recomposition territoriale qui devait ramener le royaume à la puissance, et le conduire un jour à l'unité.

Au siècle suivant apparaissent les réformes judiciaires et législatives ; elles entament le droit féodal, et inaugurent un nouveau droit civil qui, de la sphère des municipalités, passe dans la haute sphère de l'État. Né dans les chartes de communes et dans les coutumes rédigées pour des villes ou des bourgades, ce droit de la bourgeoisie, hostile à celui des classes nobiliaires, s'en distingua par son essence même ; il eut pour base l'équité naturelle, et régla, d'après ses principes, l'état des personnes, la constitution de la famille et la transmission des héritages. Il établit le partage des biens paternels ou maternels, meubles ou immeubles, entre tous les enfants, l'égalité des frères et des sœurs, et la communauté, entre époux, des choses acquises durant le mariage[4]. C'était sous une forme grossière, et, d'un côté avec l'empreinte d'habitudes semi-barbares, de l'autre avec une teinte plus marquée d'inspirations chrétiennes, le même esprit de justice et de raison qui avait tracé jadis les grandes lignes du droit romain.

Aussi la révolution sociale fut-elle accompagnée et soutenue dans son développement par sine révolution scientifique, par la renaissance de l'étude des lois romaines et des autres monuments de cette vieille et admirable jurisprudence. L'impulsion fut encore ici donnée par l'Italie, où l'enseignement public du droit ne cessa point durant tout le moyen âge, et subsista obscurément à Ravenne avant de refleurir à Bologne. Dès le XIIe siècle, de nombreux étudiants, qui, dans leurs migrations, passaient les Alpes, rapportèrent en France la nouvelle doctrine des glossateurs du droit civil ; et bientôt ce droit fut professé concurremment avec le droit canonique dans plusieurs villes du Midi, et dans celles d'Angers et d'Orléans[5]. Il devint raison écrite pour la portion du territoire dont les coutumes n'avaient conservé que peu de chose du droit romain ; il devint droit écrit pour celles où la loi romaine, mélangée et non déracinée par le contact des lois barbares, avait passé dans les mœurs et subsistait encore à l'état de droit coutumier. Les maximes et les règles puisées dans les codes impériaux par des esprits ardents et soucieux du vrai et du juste, descendirent des écoles dans la pratique, et, sous leur influence, toute une classe de jurisconsultes et d'hommes politiques, la tète et l'âme de la bourgeoisie, s'éleva, et commença dans les hautes juridictions la lutte du droit commun et de la raison contre la coutume, l'exception, le fait inique ou irrationnel.

La cour du roi ou le parlement, tribunal suprême et conseil d'État, devint, par l'admission de ces hommes nouveaux, le foyer le plus actif de l'esprit de renouvellement. C'est là que reparut, proclamée et appliquée chaque jour, la théorie du pouvoir impérial, de l'autorité publique, une et absolue, égale envers tous, source unique de la justice et de la loi. Remontant, par les textes sinon par la tradition, jusqu'aux temps romains, les légistes s'y établirent en idée, et, de cette hauteur, ils considérèrent dans le présent l'ordre politique et civil. A voir l'action qu'ils exercèrent au mu siècle et au siècle suivant, on dirait qu'ils eussent rapporté de leurs études juridiques cette conviction que, dans la société d'alors, rien n'était légitime hors deux choses, la royauté et l'état de bourgeoisie. On dirait même qu'ils pressentaient la destinée historique de ces deux institutions, et, qu'en y mettant le sceau du droit, ils marquèrent d'avance les deux termes auxquels tout devait être ramené. Toujours est-il de fait que les légistes du moyen âge, juges, conseillers, officiers royaux, ont frayé, il y a six cents ans, la route des révolutions à venir. Poussés par l'instinct de leur profession, par cet esprit de logique intrépide qui poursuit de conséquence en conséquence l'application d'un principe, ils commencèrent, sans la mesurer, l'immense tâche où, après eux, s'appliqua le travail des siècles : réunir dans une seule main la souveraineté morcelée, abaisser vers les classes bourgeoises ce qui était au-dessus d'elles, et élever jusqu'à elles ce qui était au-dessous.

Cette guerre du droit rationnel contre le droit existant, des idées contre les faits, qui éclate par intervalles dans les sociétés humaines, a toujours deux époques d'un caractère bien différent : la première, où l'esprit novateur se prescrit des bornes et se tempère lui-même par le sentiment de l'équité ; la seconde, où il s'emporte et brise sans ménagement tout ce qui lui faisait obstacle. Deux règnes fameux, qui, en se touchant presque, forment l'un des plus étranges contrastes que l'histoire puisse présenter, le règne de Louis IX et celui de Philippe le Bel, répondent à ces deux temps successifs dans la réforme politico-judiciaire par laquelle s'ouvrit l'ère administrative de la monarchie française.

Commencée avec tant de douceur et de réserve par le roi qui fut un saint et un grand homme, cette révolution parut, sous la main de son petit-fils, âpre, violente, arbitraire, inique même, dans la poursuite de mesures dont le but final était un ordre meilleur et plus juste pour tous. Malgré son esprit et sa tendance, elle n'eut pas le pouvoir d'exciter l'affection du peuple ; aucun élan d'espoir et de joie ne l'accompagna dans ses progrès ; rien de bruyant, point de scènes populaires, tout s'élaborait à froid dans une officine secrète ; c'était le travail du mineur qui poursuit son œuvre en silence jusqu'à l'heure où viendra l'assaut. Jamais, peut-être, il n'y eut de crise sociale d'un aspect plus sombre que celle-ci : pour les classes privilégiées, des spoliations et des supplices ; pour la masse roturière, tout le poids d'une administration ébauchée, ayant plus d'astuce que de force, vivant d'expédients et d'extorsions, coûtant beaucoup et ne rendant rien. Seulement, au-dessus de ce désordre, plein de ruines et de souffrances, mais berceau de l'ordre à venir, une voix s'élevait de temps en temps, celle du roi absolu, qui, au nom de la loi naturelle, proclamait le droit de liberté pour tous, et, au nom de la loi divine, réprouvait l'institution du servage[6].

Ces légistes du XIVe siècle, fondateurs et ministres de l'autocratie royale, furent soumis à la destinée commune des grands révolutionnaires : les plus audacieux périrent sous la réaction des intérêts qu'ils avaient blessés et des mœurs qu'ils avaient refoulées[7]. Plus d'une fois la royauté fléchit dans sa nouvelle voie, et se laissa ramener en arrière par la résistance des pouvoirs et des privilèges féodaux. Mais, en dépit de ces retours inévitables, et malgré les concessions faites sous des règnes faibles, deux choses allèrent croissant toujours, le nombre des hommes libres à titre de bourgeoisie, et le mouvement qui portait cette classe d'hommes à se ranger d'une manière immédiate sous la garde et la justice du roi. Une révolution moins éclatante et moins spontanée que la révolution communale vint reprendre en sous-œuvre les résultats de celle-ci, et, par un travail lent mais continu, faire, de mille petits Étals distincts, une même société rattachée à un centre unique de juridiction et de pouvoir.

D'abord, il fut posé en principe que nulle commune ne pouvait s'établir sans le consentement du roi ; puis, que le roi seul pouvait créer des communes ; puis, que toutes les villes de commune ou de consulat étaient, par le fait même, sous sa seigneurie immédiate[8]. Quand ce dernier point parut gagné, la royauté fit un pas de plus ; elle s'attribua le droit de faire des bourgeois par tout le royaume, sur le domaine d'autrui comme sur le sien. Par une fiction étrange, la bourgeoisie, droit essentiellement réel, attaché au domicile et que l'habitation conférait, devint quelque chose de personnel. On put changer de juridiction sans changer de résidence, se déclarer homme libre et citoyen sans quitter la glèbe seigneuriale, et, comme s'expriment les anciens actes, désavouer son seigneur et s'avouer bourgeois du roi[9]. Ainsi, l'association au corps des habitants d'une ville privilégiée cessa d'être l'unique moyen d'obtenir la plénitude des droits civils ; le privilège se sépara des lieux pour aller chercher les personnes, et, à côté de la bourgeoisie des cités et des communes, il créa sourdement une nouvelle classe de roturiers libres, auxquels on aurait pu donner, par exception, le titre de citoyens du royaume[10].

Toutes ces choses procédaient d'un nouveau principe social, d'un droit subversif des droits existants, et aucune ne s'établissait sans protestation et sans lutte. Il n'en fut pas de même de l'institution fameuse qui fit de la bourgeoisie un ordre politique représenté par ses mandataires dans les grandes assemblées du royaume. Ces assemblées, dont la tradition avait passé des coutumes germaines dans le régime de la monarchie féodale, se composaient de députés élus respectivement par la noblesse et le clergé, et formant soit une seule réunion, soit deux chambres distinctes[11]. Dès qu'il y eut, par la renaissance des municipes et l'affranchissement des bourgs, une troisième classe d'hommes pleinement libres et propriétaires, cette classe, bien qu'inférieure aux deux autres, participa, dans sa sphère, aux droits politiques des anciens ordres ; elle fut appelée à donner conseil dans les affaires importantes, et à délibérer sur les nouvelles taxes.

Par leurs privilèges conquis à force ouverte ou octroyés de bon accord, les villes étaient devenues, comme les châteaux, partie intégrante de la hiérarchie féodale, et la féodalité reconnaissait à tous ses membres le droit de consentir librement les impôts et les subsides ; c'était l'un des vieux usages et le meilleur principe de ce régime ; la population urbaine en eut le bénéfice, sans le revendiquer, et sans que personne le lui contestât. D'abord peu fréquente et bornée à des cas spéciaux, la convocation par le roi de représentants des bonnes villes eut lieu d'une façon isolée, sans que le fait, quelque nouveau qu'il fût, parût aux contemporains digne d'intérêt. Les formules de quelques chartes royales sont le seul témoignage qui nous en reste avant le règne de Philippe le Bel[12], et il faut descendre jusqu'à ce règne pour le voir se produire d'une façon éclatante, et marquer sa place parmi les grands faits de notre histoire nationale.

Le surcroît de dépenses et de besoins pour la royauté que tirent naître les créations administratives au milieu desquelles s'ouvrit le XIVe siècle devait naturellement amener des appels plus nombreux et plus réguliers de bourgeois mandataires des cités et des communes. De graves événements survenus dans la première année du siècle donnèrent une solennité inaccoutumée et le caractère de représentation nationale à des convocations jusque-là partielles, et qui passaient l'une après l'autre sans se faire beaucoup remarquer. La cour de Rome, violant les règles et les traités qui limitaient son pouvoir en France, prétendit à un droit de suprématie temporelle sur les affaires du royaume. A ce sujet, le pape Boniface VIII et le roi Philippe le Bel entrèrent en lutte ouverte ; le pape convoqua un concile général, et le roi une assemblée générale de députés des trois états, clergé, noblesse et bourgeoisie des villes[13]. Celles du Nord envoyèrent leurs échevins, celles du Midi leurs consuls, et la voix du commun peuple fut recueillie dans ce grand débat au même titre que celle des barons et des dignitaires de l'Église[14]. A vous, disaient dans leur requête au roi les représentants de la bourgeoisie, à vous, très-noble prince, nostre sire Philippe, par la grâce de Dieu roy de France, supplie et requiert le peuple de vostre royaume, pour ce qui l'y appartient, que ce soit fait que vous gardiez la souveraine franchise de vostre royaume, qui est telle que vous ne recognoissiez, de vostre temporel, souverain en terre, fors que Dieu[15].... Ce vœu d'indépendance pour la couronne et le pays marque noblement dans notre histoire la première apparition d'une pensée politique des classes roturières hors du cercle de leurs intérêts et de leurs droits municipaux ; il fut, depuis, l'une des maximes fondamentales qui, nées de l'instinct populaire et transmises de siècle en siècle, formèrent ce qu'on peut nommer la tradition du tiers état.

Ce nom de tiers état, lorsqu'il devient une expression usuelle, ne comprend de fait que la population des villes privilégiées, mais, en puissance, il s'étend bien au delà ; il couvre non-seulement les cités, mais les villages et les hameaux ; non-seulement la roture libre, mais tous ceux pour qui la liberté civile est encore un bien à venir[16]. Aussi, quelque restreinte que fût par sa nature toute municipale la représentation du troisième ordre, elle eut constamment le mérite de se croire chargée de plaider, non la cause de telle ou telle fraction, de telle ou telle classe du peuple, mais celle de la masse des non nobles, mais le peuple sans distinction de francs ou de serfs, de bourgeois ou de paysans[17]. Toutefois l'on ne voit pas que la bourgeoisie elle-même ait d'abord attaché beaucoup de prix au droit d'être consultée comme les deux premiers ordres sur les affaires générales du royaume. Ce droit, qu'elle n'exerçait guère sans une sorte de gène, lui était suspect, parce que toute convocation des états aboutissait naturellement à de nouvelles demandes du lise. Son rôle fut subalterne et peu marqué dans les états généraux qui vinrent après ceux de 1302, sous Philippe le Bel a ses successeurs, jusqu'au milieu du XIVe siècle, et qui eurent en général pour occasion des guerres ou des changements du règne. Mais, sous le roi Jean, la détresse publique et l'excès des malheurs nationaux donnèrent aux communes de France un élan de passion et d'ambition qui leur fit tenter des choses inouïes jusque-là, et saisir tout d'un coup et pour un moment cette prépondérance du tiers état qui ne put être fondée sans retour qu'après cinq siècles d'efforts et de progrès.

Deux siècles écoulés depuis la renaissance des libertés municipales avaient donné aux riches bourgeois des villes l'expérience de la vie politique, et leur avaient appris à connaître et à vouloir tout ce qui, soit dans l'enceinte des mêmes murs, soit sur un plus vaste espace, constitue les sociétés bien ordonnées. Pour les cités et les communes, quelle que fût la forme de leur gouvernement, l'ordre, la régularité, l'économie, le soin du bien-être de tous, n'étaient pas seulement un principe, une maxime, une tendance, c'était un fait de tous les jours, garanti par des institutions de tout genre, d'après lesquelles chaque fonctionnaire ou comptable était surveillé sans cesse et contrôlé dans sa gestion. Sans nul doute, les mandataires de la bourgeoisie aux premiers états généraux, appelés à voter des subsides et à voir comment on les dépensait, furent vivement frappés du contraste qu'offraient l'administration royale avec ses tentatives hasardées, ses ressources frauduleuses, ses abus anciens ou nouveaux, et l'administration urbaine, suivant des règles immémoriales, scrupuleuse, intègre, équitable, soit de son propre mouvement, soit malgré elle. Parmi ces hommes d'intelligence nette et active, les plus éclairés durent concevoir la pensée d'introduire au centre de l'État ce qu'ils avaient vu pratiquer sous leurs yeux, ce qu'ils avaient pratiqué eux-mêmes d'après la tradition locale et l'exemple de leurs devanciers. Cette pensée, d'abord timide en présence de la royauté qui ne la sollicitait pas, et des corps privilégiés qui ne prenaient conseil que d'eux-mêmes, se fit jour quand des nécessités extraordinaires, amenées par la guerre au dehors et les dilapidations au dedans, forcèrent le roi et ses ministres à chercher du secours à tout prix, et mirent à nu leur impuissance à remédier aux malheurs publics.

C'est de là que vint l'esprit d'innovation qui éclata si subitement et avec tant d'énergie dans les états généraux de 1355. Les résolutions de cette assemblée, auxquelles une ordonnance royale donna sur-le-champ force de loi, contiennent, et dépassent même sur quelques points, les garanties modernes dont se compose le régime de la monarchie constitutionnelle. On y trouve l'autorité partagée entre le roi et les trois états représentant la nation, et représentés par une commission de neuf membres ; l'assemblée des états s'ajournant d'elle-même à terme fixe ; l'impôt réparti sur toutes les classes de personnes et atteignant jusqu'au roi ; le droit de percevoir les taxes et le contrôle de l'administration financière donnés aux états agissant par leurs délégués à Paris et dans les provinces[18] ; l'établissement d'une milice nationale par l'injonction faite à chacun de s'équiper d'armes selon son état ; enfin, la défense de traduire qui que ce soit devant une autre juridiction que la justice ordinaire, l'abolition du droit de prise ou de réquisition forcée pour le service royal, et la suppression des monopoles exercés sous le nom de tierces personnes par les officiers royaux ou seigneuriaux[19]. Il y a là comme un souffle de démocratie municipale, quelque chose de plus méthodique et de plus large en fait de liberté que la résistance aristocratique de la noblesse et du clergé. L'initiative du tiers état dominait, par l'empire du bon sens et de l'expérience administrative, dans ces délibérations qui, à ce qu'il parait, furent communes entre les trois ordres[20]. La même chose eut lieu, avec des conséquences bien plus graves, aux états généraux de 1356, année fatale, où, par suite d'une bataille imprudemment livrée, on vit le roi prisonnier, la plupart des nobles tués ou pris dans la déroute, les forces du royaume anéanties et le gouvernement dissous au milieu de la guerre étrangère, des discordes intestines et de l'irritation des esprits.

Le désastre de Poitiers excita dans les classes roturières un sentiment de douleur nationale, mêlé d'indignation et de mépris pour la noblesse qui avait lâché pied devant une armée très-inférieure en nombre. Ceux des gentilshommes qui, revenant de la bataille, passaient par les villes et les bourgs, étaient poursuivis de malédictions et d'injures[21]. La bourgeoisie parisienne, animée de passion et de courage, prit sur elle, à tout événement, le soin de sa propre défense, tandis que le fils aîné du roi, jeune homme de dix-neuf ans, qui avait fui l'un des premiers, venait gouverner comme lieutenant de son père. C'est sur la convocation de ce prince que les états s'assemblèrent de nouveau à Paris avant le terme qu'ils avaient fixé. Les mêmes députés revinrent au nombre de plus de huit cents, dont quatre cents étaient de la bourgeoisie, et le travail de réforme ébauché dans la précédente session fut repris, sous la même influence, avec une ardeur qui tenait de l'entraînement révolutionnaire. L'assemblée commença par concentrer son action dans un comité de quatre-vingts membres, délibérant, à ce qu'il semble, sans distinction d'ordres ; puis elle signifia, sous forme de requêtes, ses résolutions, qui furent : l'autorité des états déclarée souveraine en toute matière d'administration et de finance, la mise en accusation de tous les conseillers du roi, la destitution en masse des officiers de justice. et la création d'un conseil de réformateurs pris dans les trois ordres ; enfin, la défense de conclure aucune trêve sans l'assentiment des trois états, et le droit pour ceux-ci de se réunir par leur seule volonté, sans convocation royale[22].

Le lieutenant du roi, Charles duc de Normandie, essaya en vain les ressources d'une habileté précoce pour échapper à ces demandes impérieuses : il fut contraint de tout céder. Les états gouvernèrent sous son nom, mais le désaccord, né de la jalousie mutuelle des ordres, se mit bientôt dans leur sein, La prépondérance des bourgeois parut Insupportable aux gentilshommes, qui, désertant l'assemblée, retournèrent chez eux. Les députés du clergé tinrent mieux à leur poste, mais finirent par s'éloigner aussi, et, sous le nom d'états généraux, il n'y eut plus que les mandataires des villes, chargés seuls de tout le poids de la réforme et des affaires du royaume[23]. Obéissant à un besoin d'action centrale, ils se subordonnèrent spontanément à la députation de Paris, et bientôt, par la pente des choses et par suite de l'attitude hostile du régent, la question de suprématie pour les états devint une question parisienne, soumise aux chances de l'émeute populaire et à la tutelle du pouvoir municipal[24].

Ici apparaît un homme dont la figure a, de nos jours, singulièrement grandi pour l'histoire mieux informée, Étienne Marcel, prévôt des marchands, c'est-à-dire chef de la municipalité de Paris. Cet échevin du XIVe siècle a, par une anticipation étrange, voulu et tenté des choses qui semblent n'appartenir qu'aux révolutions les plus modernes. L'unité sociale et l'uniformité administrative ; les droits politiques étendus à l'égal des droits civils ; le principe de l'autorité publique transférée de la couronne à la nation ; les états généraux changés, sous l'influence du troisième ordre, en représentation nationale ; la volonté du peuple attestée comme souveraine devant le dépositaire du pouvoir royal[25] ; l'action de Paris sur les provinces comme tète de l'opinion et centre du mouvement général ; la dictature démocratique, et la terreur exercée au nom du bien commun ; de nouvelles couleurs prises et portées comme signe d'alliance patriotique et symbole de rénovation[26] ; le transport de la royauté d'une branche à l'autre, en vue de la cause des réformes et pour l'intérêt plébéien[27], voilà les événements et les scènes qui ont donné à notre siècle et au précédent leur caractère politique. Eh bien ! il y a de tout cela dans les trois années sur lesquelles domine le nom du prévôt Marcel[28]. Sa courte et orageuse carrière fut comme un essai prématuré des grands desseins de la Providence, et comme le miroir des sanglantes péripéties à travers lesquelles, sous l'entraînement des passions humaines, ces desseins devaient marcher à leur accomplissement. Marcel vécut et mourut pour une idée, celle de précipiter, par la force des masses roturières, l'œuvre de nivellement graduel commencé par les rois ; mais ce fut son malheur et son crime d'avoir des convictions impitoyables. A une fougue de tribun qui ne recula pas devant le meurtre, il joignait l'instinct organisateur ; il laissa, dans la grande cité qu'il avait gouvernée d'une façon rudement absolue, des institutions fortes, de grands ouvrages et un nom que, deux siècles après lui, ses descendants portaient avec orgueil comme un titre de noblesse[29].

Pendant que la bourgeoisie formée à la liberté municipale s'élevait, d'un élan soudain mais passager, à l'esprit de liberté nationale, et anticipait en quelque sorte les temps à venir, un spectacle bizarre et terrible fut donné par la population demi-serve des villages et des hameaux. On connaît la Jacquerie, ses effroyables excès et sa répression non moins effroyable Dans ces jours de crise et d'agitation, le frémissement universel se fit sentir aux paysans et rencontra en eux des passions de haine et de vengeance amassées et refoulées durant des siècles d'oppression et de misères. Le cri de la France plébéienne, Les nobles déshonorent et trahissent le royaume, devint, sous les chaumières du Beauvoisis, un signal d'émeute pour l'extermination des gentilshommes. Des gens armés de bâtons et de couteaux se levaient et marchaient en bandes grossies de proche en proche, attaquant les châteaux par le fer et le feu, y tuant tout, hommes, femmes et enfants, et, comme les barbares de la grande invasion, ne pouvant dire où ils allaient ni ce qui les poussait[30]. Maîtresse de tout le pays plat entre l'Oise et la Seine, cette force brutale s'organisa sous un chef qui offrit son alliance aux villes que l'esprit de réforme agitait. Beauvais, Senlis, Amiens, Paris et Meaux l'acceptèrent, soit comme secours, soit comme diversion. Malgré les actes de barbarie des paysans révoltés, presque partout la population urbaine, et principalement la classe pauvre, sympathisait avec eux[31]. On vit de riches bourgeois, des hommes politiques se héler à eux, les dirigeant, et modérant leur soif de massacres, jusqu'au jour où ils disparurent tués par milliers dans leurs rencontres avec la noblesse en armes, décimés par les supplices ou dispersés par la terreur[32].

La destruction des Jacques[33] fut suivie presque aussitôt de la chute, dans Paris même, de la révolution bourgeoise. Ces deux mouvements si divers des deux grandes classes de la roture finirent ensemble, l'un pour renaitre et entraîner tout quand le temps serait venu, l'autre, pour ne laisser qu'un nom odieux et de tristes souvenirs. L'essai de monarchie démocratique, fondé par Étienne Marcel et ses amis sur la confédération des villes du nord et du centre de la France, échoua, parce que Paris, mal secondé, resta seul pour soutenir une double lutte contre toutes les forces de la royauté jointes à celles de la noblesse et contre le découragement populaire[34]. Le chef de cette audacieuse entreprise fut tué au moment de la pousser à l'extrême et d'élever un roi de la bourgeoisie en face du roi légitime. Avec lui périrent ceux qui avaient représenté la ville dans le conseil des états, et ceux qui l'avaient gouvernée comme chefs ou meneurs du conseil municipal[35]. Descendu de la position dominante qu'il avait conquise prématurément, le tiers état reprit son rôle séculaire de labeur patient, d'ambition modeste et de progrès lents mais continus.

Tout ne fut pas perdu pourtant dans cette première et malheureuse épreuve. Le prince qui lutta deux ans contre la bourgeoisie parisienne prit quelque chose de ses tendances politiques, et s'instruisit à l'école de ceux qu'il avait vaincus. Il mit à néant ce que les états généraux avaient arrêté et l'avaient contraint de faire pour la réforme des abus, mais cette réaction n'eut que peu de jours de violence, et Charles V, devenu roi, s'imposa de lui-thème une partie de la tâche que, régent du royaume, il avait exécutée malgré lui. Son gouvernement fut arbitraire mais régulier, économe, imbu de l'esprit d'ordre et surtout de l'esprit national. Formé jeune à la patience et à la ruse dans une situation difficile et périlleuse, il n'eut rien de la fougue violente ou chevaleresque de ses devanciers, mais un sens froid et pratique. Avec lui la royauté présente un caractère nouveau qui la sépare du moyen âge et la rattache aux temps modernes. Il fut le premier de ces rois venus comme réparateurs après une époque de crise, appliqués aux affaires, mettant la pensée avant l'action, habiles et persévérants, princes éminemment politiques, dont le type reparut plus frappant sous des aspects divers, dans Louis XI et Henri IV[36].

Nous sommes parvenus au point où notre histoire sociale, dégagée de ses origines et complète dans ses éléments, se déroule simple et régulière comme un fleuve qui, né de plusieurs sources, forme en avançant une seule masse d'eau contenue entre les mêmes rives. A ce point, les forces dont l'action, simultanée ou divergente, a constitué jusqu'à nos jours le drame des changements politiques, se montrent avec leur caractère définitif. On y trouve la royauté engagée sans retour dans la voie des traditions de Rome impériale, secondant l'esprit de civilisation et contraire à l'esprit de liberté, novatrice avec lenteur et avec la jalousie de pourvoir à tout par elle-même ; la noblesse gardant et cultivant l'héritage des mœurs germaines adoucies par le christianisme, opposant au dogme de la monarchie absolue celui de la souveraineté seigneuriale, nourrie d'orgueil et d'honneur, s'imposant le devoir du courage et croyant qu'à elle seule appartiennent les droits politiques, égoïste dans son indépendance et hautaine dans ses dévouements ; à la fois turbulente et inoccupée, méprisant le travail, peu curieuse de la science, mais contribuant au progrès commun par son goût de plus en plus vif pour les recherches du luxe, l'élégance et les plaisirs des arts[37] ; enfin, la bourgeoisie, classe moyenne de la nation, haute classe du tiers état, sans cesse augmentée par l'accession des classes inférieures et sans cesse rapprochée de la noblesse par l'exercice des fonctions publiques et la richesse immobilière, attachée à la royauté comme à la source des réformes et des mutations sociales, prompte à saisir tous les moyens de s'élever, toutes les positions, les avantages de toute sorte collectifs ou individuels, appliquée à la culture de l'intelligence dans les directions fortes et sérieuses, habituellement résignée à une longue attente du mieux, mais capable, par intervalles, d'un désir d'action immédiate et d'un élan révolutionnaire.

Voilà pour la société ; quant aux institutions, la royauté, dans sa prérogative sans limites, les recouvre et les embrasse toutes, hors une seule, les états généraux, dont le pouvoir mal défini, ombre de la souveraineté nationale, apparaît dans les temps de crise pour condamner le niai présent et frayer la route du bien à venir. De 1355 à 1789, les états, quoique rarement assemblés, quoique sans action régulière sur le gouvernement, ont joué un rôle considérable comme organe de l'opinion publique. Les cahiers des trois ordres furent la source d'où, à différentes reprises, découlèrent les grandes ordonnances et les grandes mesures d'administration, et, dans ce rôle général des états, il y eut une part spéciale pour le troisième. La roture eut ses principes qu'elle ne cessa de proclamer avec une constance infatigable, principes nés du bon sens populaire, conformes à l'esprit de l'Évangile et à l'esprit du droit romain. Le renouvellement des lois et des mœurs par l'infusion de la liberté et de l'égalité civiles, l'abaissement de toutes les barrières élevées par le privilège, l'extension du droit commun à toutes les classes de personnes, tel fut le plaidoyer perpétuel et, pour ainsi dire, la voix du tiers état. On peut suivre cette voix grandissant d'âge en âge, à mesure que le temps marche et que le progrès s'accomplit. C'est elle qui, durant cinq siècles, a remué les grands courants de l'opinion. L'initiative du tiers état en idées et en projets de réforme est le fait le plus intime du mouvement social dont nous avons vu, sinon le dernier terme, du moins une phase glorieuse et décisive, mouvement continu sous d'apparentes vicissitudes, et dont la marche ressemble à celle de la marée montante que l'œil voit avancer et reculer sans cesse, mais qui gagne et s'élève toujours.

 

 

 



[1] Partout les bourgeois étaient organisés en compagnies, armés régulièrement et exercés au tir de l'arc et de l'arbalète.

[2] Voyez l'Histoire de la civilisation en France, par M. Guizot, 3e édition, t. IV, p. 107 et suivantes.

[3] Chronologia Roberti, monachi altissiodorensis, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 299. — Fragmentum historicum de vita Ludovici VII, ibid., p. 286.

[4] Voyez les deux ouvrages de M. Édouard Laboulaye : Histoire de la propriété au moyen âge, Conclusion, et Recherches sur la condition civile et politique des femmes, depuis les Romains jusqu'à nous, liv. IV, sect. II et III.

[5] Voyez l'Histoire du droit romain au moyen âge, par Savigny, t. I, et l'Histoire littéraire de la France, t. XVI, p. 83.

[6] Attendu que toute créature humaine, qui est formée à l'image de Notre-Seigneur, doit généralement être franche par droit naturel, et, en aucune ; pays, de cette naturelle liberté et franchise par le joug de la servitude qui tant est haineuse soit effacée et obscurcie ; que les hommes et les femmes qui habitent ès lieux et pays dessusdits, en leur Vivant soient réputés ainsi comme morts... (Ordonnance de Philippe le Bel [1311] ; Rec. des Ordonn. des rois de France, t. XII, p. 387.) — Comme selon le droit de nature chacun doit naistre franc, et par aucuns usages et coutumes, qui de grant ancienneté ont esté entroduites et gardées jusques-ey en nostre royaume, et par aventure pour le meffet de leurs prédécesseurs, moult de personnes de nostre commun pueple soient encheues en lien de servitudes et de diverses conditions, qui moult nous desplait : nous, considérants que nostre royaume est dit et nommé le royaume des Francs, et voullants que la chose en vérité soit accordant au nom... (Ordonnance de Louis le Hutin [1315, 3 juillet], ibid., t. I, p. 583.) — Ordonnance de Philippe le Long [1318, 23 janvier], ibid., p. 653.

[7] Enguerrand de Marigny, pendu à Montfaucon, sous le règne de Louis X ; Pierre de Latilly, chancelier de France, et Raoul de Presle, avocat du roi au parlement, tous deux mis à la torture sous le même règne ; Gérard de la Guette, ministre de Philippe le Long, mort à la question en 1322 ; Pierre Frémy, ministre de Charles le Bel, pendu en 1328.

[8] Ordonn. de Charles, régent du royaume pendant la captivité du roi Jean [1358, novembre], Rec. des Ordonn. des rois de France, t. III, p. 303.

[9] Voyez le Glossaire du Droit français, par Laurière, et la dissertation de Bréquigny sur les bourgeoisies, en tête du tome XII du Rec. des Ordonn. des rois de France.

[10] Ordonnance du roi Jean [1355, novembre], Recueil des Ordonn. des rois de France, t. IV, p. 721. — Ordonnance de Charles V [1375, juillet 29], ibid., t. V, p. 627.

[11] Voyez le procès-verbal de l'élection de Charles de Valois, comme roi d'Aragon et comte de Barcelone. Rymer, Fœdera, conventiones, litterœ, etc., t. I, p. 659.

[12] Voyez l'Ordonnance de saint Louis de 1262, contresignée par trois bourgeois de Paris, trois de Provins, deux d'Orléans, deux de Sens et deux de Laon. Rec. des Ordonn. des rois de France, t. I, p. 93. — L'origine des états particuliers des provinces est la même que celle des états généraux du royaume.

[13] Les trois états de France furent convoqués à Notre-Dame de Paris le 10 avril 1305.

[14] Chronique de Guillaume de Nangis, t. I, édit. de Géraud, p. 314.

[15] Chronologie des Estats généraux, par J. Savaron (Caen, 1788), p. 94. — Voyez le Rapport de mon frère Amédée Thierry, sur le Concours du prix d'histoire, décerné en 184.4 par l'Académie des sciences morales et politiques.

[16] Les mots gens de tiers et commun état se trouvent dans plusieurs actes du XVe siècle. On disait indifféremment le tiers état, le commun état, et le commun.

[17] Les élections des députés du tiers état, bornées durant le XIVe siècle et une grande partie du sire, à ce qu'on nommait les bonnes villes, furent, vers la fin du XVe siècle, étendues aux villes non murées et aux simples villages. Voyez ci-après les états généraux de 1484.

[18] Est ordonné que des trois estez dessus diz seront ordonnez et depputez certaines personnes bonnes et honnestes, solubles et loyauls et sans aucun souspeçon, qui par les pays ordenneront les choses dessus Bittes, qui auront receveurs et ministres, selon l'ordenanee et instruction qui sera faite sur ce ; et oultre les commissaires ou depputez particuliers des pays et des contrées, seront ordonnez et establiz par les trois estats dessus diz neuf personnes bonnes et honnestes c'est assavoir de chascun estai trois qui seront généraulx et superintendenz sur tous les autres, et qui auront deux receveurs généraux prud'hommes et bien solubles, pour ce que lesdits superintendenz ne seront chargiez d'aucune recepte, ne de faire compte aucun. (Ordonn. du 25 décembre 1555, art. 2, Recueil des Ordonn. des rois de France, t. III, p. 22.)

[19] Et ne seront lesdites aydes et ce qui en ystra levées ne distribuées par nos genz, par noz trésoriers, ne par noz oflIciers, mais par autres bonnes genz, saiges, loyauls et solables, ordennez, commis et depputez par les trois estaz dessusdiz, tant aux frontières comme ailleurs où il les conviendra distribuer. (Ordonn. du 28 décembre, 1355, art. 5.) — Ibid., art. 6, 7, 8, 9, 11, 12, 13, 18, 19 et 32.

[20] Furent assemblés à Paris, par le mandement du roy, les prélats. les chapitres, les barons et les villes du royaume de France, et leur fiai le roy exposer en sa présence l'estat des guerres... Lesquels respondirent, c'est assavoir le clergié, par la bouche de maistre Jehan de Craon, lors arcevesque de Reins, les nobles, par la bouche du duc d'Athènes, et les bonnes villes, par Estienne Marcel, lors prévost des marchant à Paria, que il estoient tous prests de vivre et de mourir avec le roy, et de mettre corps et avoir en son service, et délibéracion requistrent de parler ensemble, laquelle leur tu ottroiée. (Chroniques de Saint-Denis, édit. de M. Paulin Paris, t. VI, p. 19.)

[21] Avec tout ce, les chevaliers et les écuyers qui retournés étoient de la bataille, en étoient tant haïs et si blâmés des communes que envis ils s'embatoient ès bonnes villes. Si parlementoient et murmuroient ainsi les uns sur les autres. (Chron. de Froissart, liv. Ier, 2e partie, ch. 52.)

[22] Ordonn. du 3 mars 1357 (1356, vieux style), art. 1, 2, 5, 11, 39, 42 et 43 ; Rec. des Ordonn. des rois de France, t. III, p. 128... — Il esmut, enduit et enorta les députez dessusdiz à ce qu'il eslcussent XXVIII personnes des trois estas, c'est assavoir : IV prélus, XII chevaliers et XII bourgois, qui averoient tout le gouvernement du royaume, qui ordeneroient la chambre de parlement, des comptes et de toux autres offices, et y melleroient telles personnes comme bon leur sembleroit. Et par ce appert clérement que le gouvernement, l'auctorité et la puissance de gouverner le royaume il vouloit ester au roy et à monseigneur le duc, ou au moins leur en vouloit si petit laissier comme niant, car, toute l'auctorité de fait feust aus XXVIII esleuz, et n'en eust le roy ne le duc fors nom tant seulement. (Articles contre Robert le Coq, évêque de Laon : manuscrit publié par M. Rouet d'Arcq, dans la Bibliothèque de l'École des chartes, t. II, p. 565, art. 52.) — Froissart dit que le conseil des états devait être composé de trente-six personnes ; mais une liste qu'on peut croire authentique donne à ce conseil trente-quatre membres, savoir : six nobles, onze ecclésiastiques et dix-sept bourgeois. Ainsi la représentation des communes s'y trouvait égale en nombre à celles de la noblesse et du clergé réunies. Voyez, dans le tome II de la Bibliothèque de l'Ecole des chartes, le document cité plus haut.

[23] Or vous dis que les nobles du royaume de France et les prélats de sainte église se commencèrent à tanner de l'emprise et ordonnance des trois états. (Chronique de Froissart, liv. Ier, 2e partie, ch. 62.) — Le huitiesme jour d'après Noël l'an dessusdit, fu l'assemblée à Paris des bonnes villes, mais il n'y ot aucuns nobles et pou y ot de gens d'église. Et toua les jours assembloient et si ne povoient entre b accort. Et toutes voies ils demourèrent à Paris jusques au vingt-quatriesme ou vingt-cinquiesme jour de janvier. (Chron. de Saint-Denis, t. VI, p. 80.) — Le dimanche devant karesme prenant, onziesme jour de février, se rassemblèrent à Paris plusieurs des bonnes villes et du clergié, mais il n'y vint nul noble. Et par plusieurs journées se assemblèrent, si comme il avoient secoustumé. (ibid., p. 86.)

[24] Le samedi ensuivant, vingt-quatrieme jour dudit moys, fu monseigneur le duc en la chambre de parlement, et avec lui aucuns de son conseil qui lui estoient demourés. Et là allèrent à luy ledit prévost et plaseurs astres avec luy, tant armés comme non armés, et requist rent à monseigneur le duc que il feint tenir et garder, sans enfreindre, toutes les ordenances lesquelles avoient esté faites par les trois estas, l'an précédent, et que il les laissast gouverner, si comme autrefois are esté fait.., et pour ce que le peuple se tenoit trop mal content de moult de choses qui estoient faites au conseil de monseigneur le duc contre ledit peuple, il voulsit mettre en son grand conseil trois ou quatre bourgeois que l'en lui nommeroit, toutes lesquelles choses monseigneur le duc leur octroya. (Chron. de Saint-Denis, t. VI, p. 92.)

[25] Et quand ledit prévost fu en ladite chambre, et pluseurs armés de sa compaignie avec luy, il dit audit monseigneur le duc que il ne se meist point à mésaise de ce qui estoit advenu, car il avoit esté fait de la volenté du peuple, et pour eschiévier greigneurs périls... Et requist ledit prévost monseigneur le duc que il voulsist ratifier ledit fait et mire tout un avec eux. (Chron. de Saint-Denis, t. VI, p. 88 et 89.)

[26] La première semaine de janvier ensuivant, ceux de Paris ordenèrent qu'il auroient tous chapperons partis de rouge et de pers ; et fu commandé par les ostels, de par le prévost des morchans, que on preist tels chapperons. (Chron. de Saint-Denis, t. VI, p. 73.) — Le prévost des marchons et les eschevins envoièrent lettres closes par les bonnes villes du royaume, par lesquelles il leur faisoit savoir le fait qu'il avoient fait, et leur requéroient que il se voulsissent tenir en vraie union avec eux, et que il voulsissent prendre de leurs chapperons partis de pers et de rouge, si comme avoient le duc de Normendie et pluseurs autres du sans de France, si comme ésdites lettres estoit contenu. Et en vérité, ledit monseigneur le duc, le roy de Navarre, le duc d'Orléans, frère dudit roy de France, et le comte d'Estampes, qui tous estoient des fleurs de lis, portoient lesdits chapperons. (Ibid., p. 94.)

[27] Ledit roi de Navarre vint en la maison de la ville el pi esrha, et entre les autres choses dist que il aimait moult le royaume de France et il y estoit moult bien tenu, si comme il disoit. Car il estoit des fleurs de lis de tous codés, et ruai esté sa mère roy de France se elle eust curé homme ; car elle avoit esté seule fille du roy de France. Et si lui avoient les bonnes villes du royaume, par espécial celle de Paris, fait très grana biens et haus honneurs, lesquels il taisoit, et pour cc estoit-il prest de vivre et de mourir avecques eux... Si fu alors esleu ledit roy en capitain de la ville de Paris ; et lui fu dit, de par le prévost des marchands de Paris, que ceux de Paris escriproient à toutes les bonnes villes du royaume, afin que chascun se consentist à faire ledit roy capitain universal par tout le royaume de France. (Ibid., p. 116.) — Chronique de Guillaume de Nangis, 2e continuat., t. II, p. 268 et 269.

[28] 1356, 57 et 58. — Étienne Marcel eut pour associé dans sa lutte contre le pouvoir, et dans ses projets de réformation, un membre du clergé, qui, par son origine et ses études, appartenait à la bourgeoisie, Robert le Coq, évêque de Laon, juriste habile, d'abord avocat, puis malice des requêtes, et enfin président clerc au parlement.

[29] Voyez l'Histoire de l'hôtel de ville de Paris, par M. Leroux de Lincy, liv. III, ch. Ier, p. 58 à 60. — Si mit ouvriers en œuvre quant qu'il en put avoir et recouvrer de toutes parts, et fit faire grands fossés autour de Paris, et puis chaingles, murs et portes, et y ouvroit-on nuit et jour, et y eut le terme d'un an tous les jours trois mille ouvriers. Dont ce fut un grand fait que de fermer sur une année et d'enelorre et avironner de toute défense une telle cité comme Paris est et de tel circuit. Et vous dis que ce fut le plus grand bien que oncques le prévôt des marchands fit en toute sa vie ; car autrement elle eût été depuis courue, gâtée et robée par trop de fois. (Chronique de Froissart, liv. 1er, 2e partie, chap. 66.) — Dictes-nous que pas un des Clercs, de Marie, Marcel ne des Bourciers... souffre que le fils d'un Italien, d'un Anglois, d'un Lorrain ou Escouçois se die aussi bon François que luy. (Du grand et loyal devoir, fidélité et obéissance de messieurs de Paris envers le roy et couronne de France, pamphlet contre le cardinal de Guise, petit in-8°, 1565, p. VII.)

[30] ... Aucunes gens des villes champêtres, sans chef, s'assemblèrent en Beauvoisin, et ne furent mie cent hommes les premiers, et dirent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, honnissoient et trahissoient le royaume, et que ce seroit grand bien qui tous les détruiroit. Et chacun d'eux dit : Il dit voir ! il dit voir ! honni soit celui par qui il demeurera que tous les gentilshommes ne soient détruits ! Lors se assemblèrent et s'en allèrent sans antre conseil et sans nulles armures, fors que de bâtons ferrés et de couteaux... Et multiplièrent tant que ils furent bien six mille ; et partout là où ils venoient, leur nombre croissoit ; car chacun de leur semblance les suivait. (Chron. de Froissart, liv. Ier, 2e part., ch. 63.) — Mais ils éloient jà tant multipliés que, si il fussent tous ensemble, ils eussent bien été cent mille hommes. Et quand on leur demandait pourquoi ils faisaient ce, ils répondoient qu'ils ne savoient, mais ils le veoient aux autres faire, si le faisoient aussi. (ibid., ch. 66.)

[31] Et firent un capitaine que on appeloit Guillaume Cale, et alèrent à Compiègne ; mais ceux de la ville ne les y laissièrent entrer. Et depuis ils alèrent à Senlis, et firent tant que ceux de ladite ville alèrent en leur compaignie. Et abattirent toutes les forteresees du pays, Armenonville, Tiers, et une partie du Chastel de Beaumont-sur-Oyse. (Chron. de Saint-Denis, t. VI, p. 110.) — Puis s'assemblèrent autres païsans en plusieurs lieux en Beauvaisis, et ailleurs en France ; et mesmes ceux de Beauvais estoient contre les nobles hommes et en mena-on plusieurs à Beauvais, qui y furent occis par le consentement du commun de la ville, et aussi le maire d'Amiens envoya cent hommes du commun à l'aide des vilains. (La Chronique de Flandres, publié par D. Sauvage [Lyon, 1562], ch. 94, p. 196.) — Plusieurs qui estoient partis de la ville de Paris, jusques au nombre de trois cens ou environ, desquels gens estoit capitain un appelé Pierre Gille, espicier de Paris, et environ cinq cens qui s'estoient assemblés à Cilly en Mucien, desquels estoit capitain un appelé Jehan Vaillant, prévost des monnaies du roy, alèrent à Meaux... Et toutes voies, avait lors pou de villes, cités ou autres en la langue d'Oyl qui ne fussent mettes contre les gentilshommes, tant en faveur de ceux de Paris qui trop les baoient, comme pour le mouvement du peuple. (Chron. de Saint-Denis, t. VI, p. 113.)

[32] Et en ces assemblées avait gens de labour le plus, et si y avait de riches hommes, bourgois et autres. (Chron. de Saint-Denis, t. VI, p. 112.) — En ce temps alèrent ceux de Paris à Ermenonville et assaillirent le chastel et le prirent par force. Là estoit Robert de Loreis, qui, pour peur de la mort renia gentillesse, et dit qu'il aimoit mieux la bourgeoisie de Paris (dont il estait né) que chevalerie, et par ce fut il sauvé et sa femme et ses enfants. (La Chron. de Flandres, ch. 94, p. 197.) — Et aussi tuoient les gentilshommes tous ceux que il povoient trouver qui avoient esté de la compagnie des Jacques, c'est-à-dire, des communes qui avoient tué les gentilshommes, leur femmes et leur enfants et abattues maisons ; et tant que on tenoit certainement que l'en en avoit bien tué dedans le jour de la Saint-Jean Baptiste vint mil et plus. (Chron. de Saint-Denis, t. VI, p. 117.) — Depuis cette déconfiture qui fut faite à Meaux, ne se rassemblèrent ils nulle part ; car le jeune sire de Coucy, qui s'appeloit messire Enguerrand, avait grand foison de gentilshommes avec lui, qui les nettoient à fin partout où ils les trouvoient, sans pitié et sans merci. (Chron. de Froissart, liv. Ier, 2e partie, ch. 68.)

[33] Les villageois soulevés s'appliquaient à eux-mêmes les sobriquets de mépris que la noblesse donnait au peuple (Chron. de Guillaume de Nangis, 2e continuat., t. II, p. 238.) — Le duc de Normandie... s'en alla à Provins et... d'illec vers Chasteautierry et vers Gandelus, où l'en disoit qu'il y avoit grande assemblée de ces communes que l'en appeloit Jacques Bonhommes. (Chron. de Saint-Denis, t. VI, p. 117.)

[34] La convocation des états généraux à Paris pour le 7 novembre 1337 fut faite conjointement par le duc de Normandie, qui expédia ses lettres sous le sceau de la régence, et par le prévôt des marchands, qui expédia les siennes sous le sceau de la ville : Et envoia ces lettres aux gens d'églyse, aux nobles et aux bonnes villes, et les manda. Et aussi envois ledit prévost des marchons ses lettres aux dessusdis, avec les lettres dudit monseigneur le duc. (Chron. de Saint-Denis, t. VI, p. 62.)

[35] Le meurtre d'Étienne Marcel, par Jean Maillart, eut lieu le 31 juillet 1358 ; son frère Gilles Marcel, greffier de l'hôtel de ville, et Charles Toussac, échevin comme lui, député de Paris et membre du conseil des états, furent, l'un assassiné le 31 juillet, et l'autre décapité le 2 août. Simon le Paonnier, Philippe Giffart et Jean de l'Isle, membres du conseil municipal, furent tués, les deux premiers avec le prévôt, et le troisième avec son frère. Cinq autres bourgeois, conseillers ou officiers de la ville, furent condamnés à mort et exécutés la semaine suivante. Nicolas le Chauceteur et Colart de Courliègis, députés d'Abbeville et de Laon aux états généraux et membres du conseil des états, eurent le même sort. — Chron. de Guillaume de Nangis, 2e continuat., t. II, p. 273.

[36] Voyez ci-après chapitres III et VI.

[37] Les principes du droit germanique en matière civile persistèrent longtemps avec les mœurs germaniques dans les familles nobles ; le baronnage était imbu des traditions de la conquête. Voyez les Recherches de M. Édouard Laboulaye sur la condition civile et politique des femmes depuis les Romains jusqu'à nous. — Chronique de Guillaume de Nangis, 2e continuat., t. II, p.237.