V. — Les Anglo-Normands et les Anglais de race. Après la conquête de l'Anjou et du Poitou par le roi Philippe-Auguste, beaucoup d'hommes de ces deux pays, et même ceux qui avaient conspiré contre la domination anglo-normande, conspirèrent contre les Français en s'alliant avec le roi Jean. Ce roi ne leur fournit aucun secours efficace ; tout ce qu'il put faire pour Ceux qui s'étaient, exposés aux persécutions du roi de France en intriguant ou en prenant les armes, ce fut de leur donner asile et de les bien accueillir en Angleterre. Il s'y rendit, par nécessité ou par choix, un grand nombre de ces émigrés, hommes spirituels, adroits, insinuants, selon le caractère des Gaulois méridionaux, et mieux faits pour plaire à un roi que les Normands d'origine, qui étaient, en général, plus lents d'esprit et d'un naturel moins flexible[1]. Aussi les Poitevins ne tardèrent-ils pas à obtenir la plus grande faveur à la cour d'Angleterre, et même à supplanter l'ancienne aristocratie d'ans les bonnes grâces du roi Jean. Il leur distribua les offices et les fiefs qui étaient à sa disposition, et dépouilla même, sous différents prétextes, plusieurs riches Normands de leurs emplois et de leurs tenures, au profit de ces nouveaux venus. Il leur faisait épouser les héritières dont il avait la garde, suivant la loi féodale, et leur adjugeait, à titre de tutelle, les biens des orphelins en bas âge[2]. Cette préférence du roi pour des étrangers, dont l'avidité toujours croissante l'obligeait à commettre plus d'exactions que tous ses prédécesseurs, et à s'arroger sur les biens et sur les personnes un pouvoir inusité, indisposa contre lui les barons anglo-normands. Les nouveaux courtisans, sentant que leur position et leur fortune étaient précaires, se hâtaient d'amasser beaucoup et faisaient demande sur demande. Dans l'exercice de leurs emplois publics, ils montraient plus d'âpreté au gain que les anciens fonctionnaires, et, par leurs vexations journalières, se rendaient aussi odieux aux bourgeois et aux serfs saxons, qu'ils l'étaient déjà aux nobles de naissance normande. Ils levaient sur les domaines dont le roi les avait investis, plus de subsides qu'aucun seigneur n'en avait jamais exigé, et ils exerçaient plus durement les droits de péage sur les ponts et les grandes routes, saisissant les chevaux et le bagage des marchands et joignant à ces spoliations l'insulte et la moquerie[3]. Ainsi ils troublaient à la fois et presque également les deux races d'hommes qui habitaient l'Angleterre, et qui, depuis leur réunion violente, n'avaient encore éprouvé aucune souffrance, aucune sympathie, aucune aversion communes. L'aversion contre les Poitevins et les autres favoris du roi établit donc un premier point de contact entre ces deux classes d'hommes, jusque-là étrangères l'une à l'autre, du moins en général, et abstraction faite de certains rapprochements individuels. C'est de là qu'on doit faire dater la naissance d'un nouvel esprit national commun à tous les hommes nés sur le sol anglais. Tous, en effet, sans distinction d'origine, sont qualifiés du titre d'indigènes par les auteurs contemporains, qui, répétant les bruits populaires, imputent au roi Jean, et à son successeur Henri III, le dessein d'exproprier les habitants de l'Angleterre pour donner leurs héritages à des gens venus de tout pays[4]. Ces alarmes exagérées étaient peut-être encore plus vivement senties par les bourgeois et les fermiers anglais que par les seigneurs et les barons de race normande, les seuls vraiment intéressés à détruire l'influence étrangère, et à forcer l'héritier de Guillaume le Conquérant de revenir à ses anciens amis et aux hommes de sa nation. Après quelques années de règne, le roi Jean se trouva dans une situation à peu près semblable à celle du roi saxon Edward à son retour de Normandie[5]. Il menaçait les grands et les riches d'Angleterre, ou du moins leur donnait lieu de se croire menacés d'une sorte de conquête opérée, sans violence apparente, au profit d'étrangers dont la présence blessait leur orgueil national en même temps que leurs intérêts[6]. Dans ces circonstances, les barons anglo-normands prirent contre les courtisans venus du Poitou et de la Guyenne, et contre le roi qui les préférait à ses anciens hommes-liges, le même parti que les Anglo-Saxons avaient pris autrefois contre Edward et ses favoris normands, celui de la révolte. D'abord ils exhumèrent des archives publiques et firent signifier à Jean une charte de Henri Ier, qui déterminait les anciennes limites de la prérogative royale[7] ; puis, sur son refus de reconnaître la validité de cette charte et de s'y conformer à l'avenir, ils renoncèrent solennellement à leur féauté envers le roi, et lui déclarèrent la guerre à outrance. Les barons ainsi confédérés élurent pour chef Robert, fils de Gauthier, qui prit le titre de maréchal de l'armée de Dieu et de la sainte Église, et joua dans cette insurrection le même rôle que le Saxon Godwin dans celle de 1052[8]. La crainte de voir s'opérer graduellement au profit de clercs poitevins les destitutions ecclésiastiques dont la conquête normande avait frappé d'un seul coup le clergé de race anglaise, et en même temps la contagion du sentiment patriotique, rallièrent les évêques et les abbés anglo-normands au parti des-barons contre le roi Jean, quoique ce roi eût gagné à sa cause la faveur et l'appui du pape. Il avait renouvelé envers le Saint-Siège la profession publique de vasselage faite par Henri II après le meurtre de Thomas Beket. Mais cet acte d'humiliation politique, loin d'être aussi utile aux intérêts de Jean qu'il l'avait été autrefois à ceux de son père, ne servit qu'à lui attirer lé mépris universel et les reproches du clergé lui-même[9]. Abandonné par tous les hommes d'origine normande, le roi Jean n'eut point, comme Henri Ier, l'art de gagner et de soulever en sa faveur les Anglais d'origine, qui, d'ailleurs, ne formaient plus alors un corps de nation capable de servir en masse d'auxiliaire à l'un ou à l'autre parti. Les bourgeois et les serfs relevant immédiatement des barons étaient en bien plus grand nombre que ceux du roi ; et, quant aux habitants des grandes villes, bien que jouissant d'immunités et de franchises accordées par le pouvoir royal, une sympathie naturelle devait les attirer du côté où se trouvait la majeure partie de leurs compatriotes. La ville de Londres se déclara pour ceux qui levaient bannière contre les favoris étrangers ; et le roi fut réduit presque en un moment à n'avoir pour soutien, dans sa cause, que des hommes nés hors de l'Angleterre, des Poitevins, des Angevins, des Gascons et des Flamands[10]. Effrayé de voir dans le parti de ses adversaires tous les hommes zélés pour l'indépendance du pays, soit comme fils des conquérants, soit comme Anglais indigènes ; le roi Jean souscrivit aux conditions exigées par les barons en révolte. La conférence eut lieu dans une grande plaine, entre Staines et Windsor, où campèrent les deux armées ; les demandes des révoltés furent débattues, et Jean, y fit droit par une charte scellée de son sceau[11]. L'objet spécial de cette charte était de dessaisir le roi de la partie de son pouvoir au moyen de laquelle il avait élevé et enrichi les hommes de naissance étrangère, aux dépens des Anglo-Normands ; mais la population de race anglaise ne fut pas oubliée dans le traité de paix que firent ces alliés de l'autre race. Plus d'une fois, durant la guerre civile, on avait vu la vieille demande populaire, celle des bonnes lois du roi Edward, figurer dans les manifestes qui réclamaient, au nom du baronnage d'Angleterre, le maintien des libertés féodales[12]. Ce ne furent point cependant, comme sous Henri Ier, les lois saxonnes que la charte du rpi normand vint garantir aux descendants des Saxons. Il semble au contraire que les rédacteurs de cet acte célèbre aient voulu mettre fin légalement à la distinction des deux races, et ne voir sur le sol anglais que des classes diverses, devant toutes, jusqu'à la dernière, trouver justice et protection sous la loi commune du pays. La charte du roi Jean, depuis nommée la grande charte, sanctionna les droits de liberté et de propriété des classes d'origine normande, et, en même temps, elle établit le droit des classes d'origine saxonne à la jouissance des anciennes coutumes qui leur étaient favorables. Elle garantit à la ville de Londres et à toutes les villes du royaume leurs franchises municipales ; elle modéra les corvées royales et seigneuriales pour la réparation des châteaux, des routes et des ponts ; elle couvrit les marchands d'une protection spéciale, et interdit, en cas de poursuites judiciaires contre un paysan, la saisie des récoltes et des instruments de labour[13]. L'article principal, sinon quant à ses résultats ultérieurs, au moins quant à l'intérêt du moment, fut celui par lequel le roi s'engageait à renvoyer hors du royaume tous les étrangers qu'il avait accueillis et ses soldats venus d'outre-mer[14]. Cet article parait avoir été reçu avec une joie extrême par tous les habitants de l'Angleterre, sans distinction d'origine ; et peut-être les Anglais de race, qu'il n'intéressait que d'une manière indirecte, y attachèrent-ils un plus grand prix qu'à tous les autres. Après avoir accordé, malgré lui, et signé de mauvaise foi sa charte, le roi Jean se retira dans l'île de Wight, pour y attendre en sûreté le moment de recommencer la guerre. Il demanda au pape, et obtint de lui une dispense du serment qu'il avait prêté, aux barons, et l'excommunication de ceux qui resteraient armés pour le contraindre à tenir sa parole. Mais aucun évêque, en Angleterre, ne consentit à promulguer cette sentence, qui demeura sans effet[15]. Le roi, avec ce qui restait d'argent dans son trésor, se procura une nouvelle recrue de soldats poitevins, gascons et flamands[16]. Conduites par des chefs expérimentés, ces troupes débarquèrent sur la côte du sud, et, grâce à leur tactique et à leur discipline militaire, elles eurent tout d'abord l'avantage sur l'armée irrégulière des barons et des bourgeois confédérés. Les barons, craignant de perdre tout le fruit de leur précédente victoire, résolurent de se faire appuyer, comme faisait le roi Jean, par des secours venus de l'étranger : ils s'adressèrent au roi de France Philippe-Auguste, et offrirent de donner à son fils Louis la couronne d'Angleterre, pourvu qu'il vint les trouver à la tête d'une bonne armée. Ce traité fut conclu ; et le jeune Louis arriva en Angleterre avec des forces suffisantes pour contrebalancer celles du roi Jean. L'entière conformité de langage qui existait alors entre les Français et les barons anglo-normands devait diminuer pour ces derniers la défiance et l'éloignement qu'inspire toujours un chef étranger ; mais il n'en était pas de même pour la masse du peuple, qui, sous le rapport de l'idiome, n'avait pas plus d'affinité avec les Français qu'avec les Poitevins on les Gascons. Cette dissonance, jointe à l'esprit de jalousie qui ne tarda pas à éclater entre les Anglo-Normands et leurs auxiliaires, rendit l'appui du roi de France plus préjudiciable qu'utile au parti des barons. Des germes de dissolution commençaient à se développer dans ce parti, lorsque le roi Jean mourut, chargé de la haine publique et d'un mépris que ressentaient à la fois tous les hommes nés dans le pays, sans distinction de race ni d'état. Aussi les historiens de l'époque, moines ou clercs séculiers, ne tiennent-ils aucun compte à Jean de son vasselage volontaire à l'égard du chef de l'Église ; ils ne lui épargnent, dans le récit de sa vie, aucune épithète injurieuse ; et, après avoir raconté sa mort, ils composent ou transcrivent des épitaphes du genre de celles-ci : Qui est-ce qui pleure ou a pleuré la mort du roi Jean ? — L'enfer, avec sa saleté, est sali par l'âme de Jean[17]. Louis, fils de Philippe-Auguste, avait, d'après le vœu des barons, pris le titre de roi d'Angleterre ; mais les Français qui étaient venus avec lui ne tardèrent pas à se conduire comme en pays conquis. A mesure qu'il y eut, de la part des Anglais, plus de résistance à leurs vexations, ils devinrent plus durs et plus avides ; et l'accusation si fatale au roi Jean se renouvela contre Louis de France ; on disait qu'il avait formé le projet, d'accord avec son père, d'exterminer ou de bannir tous les riches d'Angleterre, et de les remplacer par des étrangers. Soulevés par l'intérêt national, tous les partis se réunirent alors en faveur du prince Henri, fils de Jean ; et les Français, demeurés seuls, ou presque seuls, acceptèrent une capitulation qui leur accordait la vie sauve, à condition de s'embarquer sans délai. La royauté d'Angleterre étant ainsi revenue aux mains d'un Anglo-Normand, la charte de Jean fut confirmée ; 'et une autre, dite des forêts, qui rendait le droit de chasse aux possesseurs de fiefs, fut accordée par Henri III aux hommes de naissance normande. Mais le nouveau roi, fils d'une femme poitevine qui s'était remariée dans son pays, fit venir ou accueillit, après quelques années, ses frères utérins, et beaucoup d'autres qui vinrent, comme au temps du roi Jean, chercher fortune en Angleterre[18]. Les affections de parenté, et l'humeur agréable et facile des nouveaux émigrés du Poitou ; agirent sur Henri III comme sur son prédécesseur ; on vit encore les grands offices de la cour et les dignités civiles, militaires et ecclésiastiques, prodigués à des hommes nés sur le continent. A la suite des Poitevins affluèrent les Provençaux, parce que le roi Henri avait épousé une fille du comte de Provence ; et, après eux, des Savoyards et des Piémontais, parents éloignés, ou protégés de la reine, vinrent, attirés par l'espérance d'être enrichis et avancés. La plupart le furent, et l'alarme d'une nouvelle invasion d'étrangers se répandit d'une manière aussi vive, et souleva autant de passions que sous le règne précédent[19]. On répétait les plaintes patriotiques des Saxons après la conquête ; on disait que, pour obtenir des honneurs et des revenus en Angleterre, il suffisait de n'être pas Anglais[20]. Un Poitevin, nommé Pierre Desroches, était le ministre favori et le confident du roi ; et lorsqu'on s'adressait à lui pour réclamer l'observation de la charte de Jean et des lois d'Angleterre : Je ne suis pas Anglais, répondait-il, pour connaître ces chartes et ces lois[21]. La confédération des barons et des bourgeois se renouvela dans une assemblée tenue à Londres : les principaux habitants de la ville y firent serment de vouloir tout ce que voudraient les barons, et d'adhérer fermement à leurs statuts[22]. En même temps, la plupart des évêques, comtes, barons et chevaliers d'Angleterre, ayant tenu conseil à Oxford, se liguèrent ensemble pour l'exécution des chartes et l'expulsion des étrangers, par un traité solennel qui était rédigé en français et contenait les passages suivants : Faisons savoir à toutes gens que nous avons juré sur saints évangiles, et sommes tenus ensemble par ce serment, et promettons en bonne foi que chacun de nous et tous ensemble nous entr'aiderons contre toutes gens, droit faisant et rien prenant. Et, si aucun va encontre ce, nous le tiendrons à ennemi mortel[23]... Une chose bizarre, c'est que cette fois l'armée réunie pour détruire l'influence étrangère fut commandée par un étranger, Simon de Montfort, Français de naissance et beau-frère du roi. Son père avait acquis une grande réputation militaire et d'immenses richesses à la croisade contre les Albigeois, et lui-même ne manquait ni de talent ni d'habileté politique. Comme il arrive presque toujours aux hommes qui se jettent dans un parti d'où leur intérêt et leur situation semblaient naturellement les exclure, il déploya une activité fougueuse et une obstination invincible dans sa lutte contre les favoris de Henri III. Étranger à l'aristocratie anglo-normande, il parait avoir eu beaucoup moins de répugnance qu'elle à fraterniser avec les hommes de descendance anglaise ; et ce fut lui qui, pour la première fois depuis la conquête, appela les bourgeois à délibérer sur les affaires publiques avec les évêques, les barons et les chevaliers d'Angleterre[24]. La guerre commença donc encore une fois entre les hommes nés sur le sol anglais et les étrangers qui y occupaient des emplois et les seigneuries : les Poitevins et les Provençaux furent ceux dont on poursuivit l'expulsion avec le plus d'acharnement. C'était surtout contre les parents du roi et de la reine, comme Guillaume de Valence et Pierre de Savoie, que se dirigeait la haine de toutes les classes de la population[25] ; car les Anglais de race, bourgeois et paysans, embrassèrent avec plus d'ardeur que jamais la cause des barons et des chevaliers. Un singulier monument de cette alliance subsiste dans une chanson populaire sur l'un des principaux incidents de la guerre civile, sur la prise de Richard, frère du roi, empereur désigné des Allemands. Cette ballade est le premier document poétique où l'on rencontre un mélange de la langue saxonne avec la langue française[26]. A mesure que l'insurrection contre Henri III, s'étendant d'une province à l'autre, gagnait du terrain, les étrangers fuyaient devant elle[27]. Toute la haine nationale qui, depuis la conquête normande, fermentait inutilement dans les âmes des Anglais de race, parut se diriger et se concentrer sur les hommes venus d'outre-mer comme de nouveaux conquérants du pays. On assiégea les plus considérables d'entre eux dans leurs maisons fortes et on pilla leurs domaines. Les paysans arrêtaient sur les routes tous ceux que le bruit public, soit à raison, soit à tort, désignait comme étrangers. Ils leur faisaient prononcer des mots saxons ou quelque phrase du langage mixte qu'employaient les nobles pour communiquer avec la population inférieure ; et lorsque le suspect était convaincu de ne parler ni anglais ni anglo-normand, ou de prononcer ces deux langues avec l'accent du midi de la Gaule, on le maltraitait, on le dépouillait et on l'emprisonnait sans scrupule, qu'il fût chevalier, moine ou prêtre[28]. Après avoir remporté plusieurs victoires sur le parti royal et fait le roi lui-même prisonnier, Simon de Montfort fut tué dans une bataille ; l'ancienne superstition patriotique du peuple anglais se réveilla en sa faveur. Comme ennemi des étrangers et, selon les paroles d'un contemporain, défenseur de la justice et soutien des pauvres, il fut honoré du même titre que la voix populaire avait décerné à Waltheof, le dernier des chefs saxons, victime de la haine des Normands[29]. On proclamait Simon martyr comme autrefois Waltheof, et, chose plus bizarre, on comparait sa mort à celle de Thomas Beket[30]. Le chef de l'armée des barons insurgés contre Henri III fut le dernier homme en faveur duquel se manifesta cette disposition à confondre ensemble les deux enthousiasmes de la religion et de la patrie, disposition particulière à la race anglaise, et quelle partageaient point les Anglo-Normands. Car, bien que Simon de Montfort eût fait beaucoup plus pour eux que pour les bourgeois et les serfs d'Angleterre, ils ne défendirent pas le renom de sainteté que ces derniers lui attribuaient, et laissèrent les pauvres gens et les femmes de village visiter seuls le tombeau du nouveau martyr pour en obtenir des miracles[31]. Ces miracles ne manquèrent pas, et il y en a plusieurs légendes ; mais le peu d'encouragement donné par l'aristocratie à la superstition populaire les fit bientôt tomber dans l'oubli[32]. Malgré l'estime que, durant sa vie, Simon de Montfort avait témoignée aux hommes d'origine saxonne, une distance énorme continua d'exister entre eux et les fils des Normands. Un homme qui fut, pour ainsi dire, le chapelain en chef de l'armée des barons, Robert Grosse-Tête, évêque de Lincoln, l'un des plus ardents promoteurs de la guerre civile, ne comptait en Angleterre que deux langages, le latin pour les gens lettrés, et le français pour les ignorants[33] ; c'est dans cette langue qu'il écrivit sur ses vieux jours des livres de piété à l'usage des laïques, négligeant la langue anglaise et ceux qui la parlaient[34]. Les poètes de la même époque, même Anglais de naissance, composaient leurs vers en français, lorsqu'ils désiraient en tirer honneur et profit. Il n'y avait que les chanteurs de ballades et de romances pour les bourgeois et les paysans qui fissent usage de l'anglais pur ou du langage mêlé de français et d'anglais, qui était le moyen habituel de communication entre les hautes et les basses classes. Cet idiome intermédiaire, dont la formation graduelle fut un résultat nécessaire de la conquête, eut d'abord cours dans les villes où la population des deux races était plus mêlée et où l'inégalité des conditions était moins grande que dans les campagnes. Il y remplaça insensiblement la langue saxonne, qui, n'étant plus parlée que par la partie de la nation la plus pauvre et la plus grossière, tomba autant au-dessous du nouvel-idiome anglo-normand que celui-ci était au-dessous du français, langage de la cour, du baronnage et de quiconque prétendait au bon ton et aux belles manières[35]. Les riches bourgeois des grandes villes, et surtout ceux de Londres, cherchaient, en francisant leur langage d'une manière plus ou moins adroite, à imiter les nobles ou à se rapprocher d'eux par intérêt ou par vanité ; ils prirent ainsi de bonne heure l'habitude de se saluer entre eux par le nom de sire et même de s'intituler barons comme les châtelains du plat pays. Les citoyens de Douvres, Romney, Sandwich, Hithe et Hastings, villes de grand commerce, et qu'on appelait alors par excellence les cinq ports d'Angleterre[36], s'arrogèrent, à l'imitation de ceux de Londres, le titre de la noblesse normande, le prenant en commun dans leurs actes municipaux, et individuellement dans leurs relations privées. Mais les vrais barons normands trouvaient cette prétention outrecuidente : C'est à faire vomir, disaient-ils, que d'entendre un vilain se qualifier de baron[37]. Lorsque les jeunes gens de Londres s'avisaient de faire entre eux une joute à cheval dans quelque prairie voisine du palais de Westminster, les pages du roi et des seigneurs de sa suite venaient les assaillir en leur criant que les expertises d'armes n'étaient pas faites pour des vilains, des savonniers et des fariniers comme eux[38]. Malgré cette indignation des fils des conquérants contre le mouvement irrésistible qui tendait à rapprocher d'eux la partie la plus riche de la population vaincue, ce mouvement se manifesta d'une manière sensible, durant le quatorzième siècle, dans les villes auxquelles les chartes royales avaient accordé le droit de remplacer par des magistrats électifs les vicomtes et les baillis seigneuriaux. Dans ces villes, qu'on appelait cités incorporées, les membres de la bourgeoisie, forts de leur organisation municipale, parvinrent à se faire respecter beaucoup plus que les habitants des petites villes et des hameaux, qui demeuraient immédiatement soumis à l'autorité royale ; mais il s'écoula encore un long temps avant que cette autorité eût, pour les bourgeois pris individuellement, la même considération et les mêmes égards que pour le corps dont ils étaient membres. Les magistrats de la cité de Londres, sous le règne d'Édouard III, admis à prendre place dans les festins royaux, avaient déjà part à ce respect pour les autorités établies par lequel se distinguait la race anglo-normande ; mais le même roi qui avait fait manger à la troisième table, après la sienne, le maire et les aldermen, traitait presque en serf de la conquête tout citoyen de Londres qui, n'étant ni chevalier ni écuyer, exerçait un métier ou un art quelconque. Si, par exemple, il prenait envie à ce roi d'embellir son
palais ou de se signaler par la décoration d'une église, au lieu de faire
engager les meilleurs peintres de la ville à venir travailler pour un salaire
convenu, il adressait à son maître architecte une commission dans les termes
suivants : Sachez que nous avons chargé notre amé
Guillaume de Walsingham de prendre dans notre ville de Londres autant de
peintres qu'il en sera besoin, et de les mettre à l'ouvrage à nos gages, et
de les y faire rester tant que besoin sera ; s'il en trouve quelqu'un de
rebelle, il les arrêtera et tiendra dans nos prisons pour y demeurer jusqu'à
ce qu'il en soit ordonné autrement[39]. Quand le même
roi voulait se procurer le plaisir d'entendre jouer des instruments et
chanter des ballades après son repas, il chargeait semblablement les
huissiers de son hôtel de prendre, tant dans la banlieue de Londres qu'au
dehors, tel nombre de jeunes gens de figure agréable, chantant bien et bons
ménétriers[40].
Enfin, au moment de partir pour les guerres de France, lorsqu'il s'agissait
de réparer les machines de guerre ou d'en construire de nouvelles, le roi
Édouard taxait son maitre ingénieur à douze cents boulets de pierre pour ses
engins, l'autorisant à prendre, partout où il en trouverait, des-tailleurs de
pierre et d'autres ouvriers, pour les mettre
à l'ouvrage dans les carrières, sous peine d'emprisonnement[41]. Telle était encore, à la fin du quatorzième siècle, la condition de ceux.que plusieurs écrivains du temps appellent les villains de Londres[42] ; et quant aux vilains de la campagne, que les Normands, francisant d'anciens noms saxons, appelaient bondes, cotiers ou cotagers[43], leurs souffrances individuelles étaient bien plus grandes que celles des bourgeois, et sans aucune compensation ; car ils n'avaient point de magistrats de leur choix, et parmi eux il ne se trouvait personne à qui on donnât le titre de sire ou de lord[44]. A la différence des habitants des villes, leur servitude s'était aggravée par la régularisation de leurs rapports avec les seigneurs des manoirs auxquels ils étaient attachés ; l'ancien droit de conquête s'était subdivisé en une foule de droits moins violents en apparence, mais qui entouraient d'entraves saris nombre la classe d'hommes qui s'y trouvait soumise. Les voyageurs du quatorzième siècle s'étonnaient du grand nombre de serfs qu'ils voyaient en Angleterre ; et de l'excessive dureté de leur condition clans ce pays[45], comparativement à ce qu'elle était sur le continent et même en France. Le mot bondage exprimait alors le dernier degré de la misère sociale ; pourtant ce mot, auquel la conquête avait donné une pareille signification, n'était qu'un simple dérivé de l'anglo-danois bond, qui, avant l'invasion des Normands, désignait un cultivateur libre et un père de famille vivant à la campagne, et c'est dans ce sens qu'on le joignait au mot saxon hus, pour désigner un chef de maison, husbond, ou husband, selon l'orthographe de l'anglais moderne[46]. Vers l'an 1381, tous les hommes qu'on appelait bondes en Angleterre, c'est-à-dire tous les cultivateurs, étaient serfs de corps et de biens, obligés de payer de grosses aides pour la petite portion de terre qui nourrissait leur famille, et ne pouvant abandonner cette portion de terre sans l'aveu des seigneurs, dont ils étaient obligés de faire gratuitement le labourage, le jardinage et les charrois de toute espèce. Le seigneur pouvait les vendre avec leur maison, leurs bœufs et leurs outils de labour,. leurs enfants et leur postérité ; ce que les actes d'Angleterre exprimaient de la manière suivante : Sachez que j'ai vendu un tel, mon naïf, et toute sa suite, née ou à naître[47]... Le ressentiment du mal causé par l'oppression des familles nobles, joint à un oubli presque total des événements d'où provenait l'élévation de ces familles, dont les membres ne se qualifiaient plus de Normands, mais de gentilshommes, avait conduit les paysans d'Angleterre à l'idée de l'injustice de la servitude en elle-même et indépendamment de son origine historique. Dans les provinces du sud, où la population était plus
nombreuse, et surtout dans celle de Kent, dont les habitants avaient conservé
la tradition vague d'un traité conclu entre eux et Guillaume le Conquérant
pour le maintien de leurs anciennes franchises, de grands symptômes
d'agitations populaires parurent au commencement du règne de Richard II.
C'était un temps de dépense excessive pour la cour et pour tous les
gentilshommes, à cause des guerres de France, où chacun se rendait à ses
frais, et cherchait à briller par la magnificence de son train et de ses
armes. Les propriétaires de seigneuries et de manoirs accablaient de tailles
et d'exactions leurs fermiers et leurs serfs, prétextant, à chaque nouvelle
demande, la nécessité où ils étaient d'aller combattre les Français chez eux,
pour les empêcher de descendre en Angleterre. Mais les paysans disaient : On nous taille, nous autres, pour aider les chevaliers et
les écuyers du pays à défendre leurs héritages ; nous sommes leurs valets et
les bêtes ils tondent la laine ; et, à tout considérer, si l'Angleterre se
perdait, nous perdrions bien moins qu'eux[48]. A ces propos tenus au retour des champs, lorsque les serfs
du même domaine ou de domaines voisins l'un de l'autre se rencontraient et
cheminaient ensemble, succédèrent des discours plus graves prononcés dans des
espèces de clubs où l'on se réunissait le soir après l'heure du travail[49]. Quelques-uns
des orateurs de ces réunions étaient prêtres, et ils tiraient de la Bible et
des Ecritures leurs arguments contre l'ordre social de l'époque. Bonnes gens, disaient-ils, les
choses ne peuvent aller en Angleterre, et n'iront pas jusqu'à ce qu'il n'y
ait ni vilains, ni gentilshommes, que nous soyons tous égaux, et que les
seigneurs ne soient pas plus maîtres que nous. Comment l'ont-ils mérité, et
pourquoi nous tiennent-ils en servage ? car nous sommes tous venus des mêmes
père et mère, Adam et Ève. Ils sont vêtus de velours et de cramoisi, fourrés
de vair et de gris ; ils ont les viandes, les épices et les bons vins, et
nous avons la peine et le travail, la pluie et le vent aux champs[50]... Là-dessus,
toute l'assemblée en tumulte s'écriait : Il ne faut
plus qu'il y ait de serfs ; nous ne voulons plus être traités comme des bêtes
; et si nous travaillons pour les seigneurs, il faut que ce soit avec salaire[51]. Ces réunions, formées dans plusieurs lieux des provinces de Kent et d'Essex, se régularisèrent secrètement, et envoyèrent des députés dans les provinces voisines, pour s'entendre avec les gens de la même classe et de la même opinion[52]. Ainsi s'organisa une grande association, ayant pour but de contraindre les gentilshommes à renoncer à, leurs privilèges. Une chose plus remarquable encore, c'est qu'il circulait dans les villages de petits écrits, sous forme de lettres, où l'on recommandait aux associés la persévérance et la discrétion, en termes mystérieux et proverbiaux. Ces écrits, dont un auteur du temps nous a conservé quelques-uns, sont composés dans un anglais plus pur, c'est-à-dire moins mélangé de français que ne le sont d'autres pièces de la même époque, destinées à l'amusement des riches bourgeois des villes. Ces pamphlets du quatorzième siècle n'ont d'ailleurs rien de curieux que leur existence même, et le plus significatif de tous, qui est une lettre adressée au peuple des campagnes par un prêtre nommé John Ball, contient les passages suivants : John Ball vous salue tous, et vous fait savoir qu'il a sonné votre cloche. Or donc, à l'ouvrage ; prudence et constance, effort et accord ; que Dieu donne hâte aux paresseux. Tenez-vous bravement ensemble, et secourez-vous fidèlement : quand la fin est bonne, tout est bien[53]. Malgré la distance qui séparait alors la condition des paysans de celle des bourgeois, et surtout des bourgeois de Londres, ces derniers entrèrent, à ce qu'il parait, en relation intime avec les serfs de la province d'Essex, et promirent même de leur ouvrir les portes de la ville et de les laisser entrer sans aucune opposition, s'ils voulaient venir en masse faire leur demande au roi Richard[54]. Ce roi entrait dans sa seizième année, et les paysans, dans leur bonne foi, et dans la conviction où ils étaient de la justice de leur cause, espéraient qu'il les affranchirait tous d'une manière légale, et sans qu'ils eussent besoin de recourir à la violence. Aussi le mot habituel des serfs, dans leurs conversations et leurs conciliabules politiques, était : Allons au roi, qui est jeune, et remontrons-lui notre servitude ; allons-y ensemble, et, quand il nous verra, nous en obtiendrons quelque chose de bonne grâce, ou bien nous userons d'autre remède[55]. L'association formée autour de Londres s'étendait de proche en proche avec rapidité, lorsqu'un accident imprévu, en contraignant les affiliés d'agir avant qu'ils eussent acquis une assez grande force et une organisation assez complète, détruisit les espérances qu'ils avaient conçues, et remit aux progrès de la civilisation européenne l'abolition graduelle de la servitude en Angleterre. En l'année 1381, les besoins du gouvernement pour la guerre et pour les dépenses de luxe lui firent décréter une taxe de douze sous par personne, de quelque condition qu'elle fût, qui aurait passé l'âge de quinze ans. La levée de cet impôt n'ayant pas rendu tout ce qu'on en avait espéré, des commissaires furent envoyés pour s'enquérir de la régularité du payement[56]. Dans leurs recherches auprès des nobles et des riches, ils mirent des égards et de la courtoisie ; mais ils furent, pour le bas peuple, d'une dureté et d'une insolence excessives. Dans plusieurs villages du comté d'Essex, ils allèrent jusqu'à vouloir s'assurer d'une manière indécente de l'âge des jeunes filles[57]. L'indignation causée par ces injures occasionna un soulèvement, à la tête duquel se mit un couvreur en tuiles Appelé Walter, ou familièrement Wat, et surnommé, à cause de sa profession, Tyler, c'est-à-dire le Tuilier. Ce mouvement en détermina de semblables danse les comtés de Sussex et de Bedfort, et dans celui de Kent, dont le prêtre John Bail et un certain Jacques Straw, ou Jean la Paille, furent nommés chefs et capitaines[58]. Les trois chefs et leur bande, qui se grossissait en route de tout ce qu'elle rencontrait de laboureurs et d'artisans serfs, se dirigèrent du côté de Londres, pour aller voir le roi, comme disaient les plus simples d'entre les insurgés, qui attendaient tout de cette seule entrevue. Ils marchaient armés de bâtons ferrés, de haches et d'épées rouillées, en désordre, mais sans fureur, et chantant des chansons politiques dont deux vers ont été conservés : Quand Adam bêchait, quand Ève filait, où était alors le gentilhomme ?[59] Ils ne pillaient point sur leur route ; mais, au
contraire, payaient scrupuleusement ce dont ils avaient besoin[60]. Ceux du comté
de Kent allèrent d'abord à Kenterbury pour s'emparer de l'archevêque, qui
était en même temps chancelier d'Angleterre ; et, ne l'y trouvant pas, ils
continuèrent leur route, détruisant les maisons des gens de cour et celles
des légistes qui avaient soutenu des procès intentés aux serfs par les
nobles. Ils enlevèrent aussi plusieurs personnes qu'ils gardèrent comme
otages, entre autres un chevalier et ses deux enfants ; ils firent halte à
quatre milles environ de Londres, dans une grande plaine nommée Black-Heath,
où ils se retranchèrent comme dans une espèce de camp. Ils proposèrent alors
au chevalier qu'ils avaient amené avec eux de se rendre en parlementaire
auprès du roi, qui, à la nouvelle de l'insurrection, s'était retiré dans la
Tour de Londres. Le chevalier n'osa refuser ; prenant une barque, il vint à
la Tour, et, se mettant à genoux devant le roi : Très-redouté
seigneur, lui dit-il, veuillez ne pas prendre
à déplaisir le message que je suis obligé de faire : car, cher sire, c'est
par force que je suis venu si avant. — Dites
ce dont vous êtes chargé, répondit le roi, et
je vous tiens pour excusé. — Sire, les gens
des communes de votre royaume m'envoient pour vous prier de venir leur parler
; ils ne désirent voir personne que vous ; et n'ayez aucune crainte pour
votre sûreté, car ils ne vous feront aucun mal, et vous tiendront toujours
pour roi ; ils vous montreront, disent-ils, plusieurs choses qui vous seront
fort nécessaires à entendre, et qu'ils ne m'ont pas chargé de vous dire ;
mais, cher sire, veuillez me donner réponse, afin qu'ils sachent que vraiment
j'ai été vers vous, car ils ont mes enfants en otages. Le roi prit
conseil, et répondit que si le lendemain matin les paysans avançaient jusqu'à
la Tamise, lui-même irait leur parler. Cette réponse leur causa une grande
joie. Ils passèrent la nuit en plein champ, du mieux qu'ils purent, car ils
étaient près de soixante mille, et une grande partie jeûna, faute de vivres[61]. Le lendemain, qui était jour du Saint-Sacrement, le roi entendit la messe dans la Tour ; et, malgré les discours de l'archevêque de Kenterbury, qui lui conseillait de ne se point commettre avec des ribauds sans chausses[62], il entra dans une barque, accompagné de quelques chevaliers, et fit ramer vers l'autre bord, où il y avait déjà plus de dix mille hommes venus du camp de Black-Heath. Quand ils virent approcher la barque, ils commencèrent tous à jeter des cris et à faire des mouvements qui effrayèrent si fort les chevaliers de l'escorte du roi, qu'ils le conjurèrent de ne pas descendre à terre, et firent promener la barque sur la rivière deçà et delà. Que voulez-vous ? dit le roi aux insurgés ; me voilà venu pour vous parler. — Que tu viennes à terre, et nous te dirons et montrerons plus facilement ce qu'il nous faut. Alors le comte de Salisbury, répondant pour le roi, leur cria : Seigneurs, vous n'êtes point en ordonnance, ni en accoutrement convenable pour que le roi vienne à vous. Et la barque retourna vers la Tour. Ceux des insurgés qui étaient venus jusqu'à la Tamise s'en allèrent alors à Black-Heath dire aux autres ce qui venait d'arriver, et il n'y eut parmi eux qu'un seul cri : Allons à Londres ! marchons sur Londres ! à Londres ! à Londres ![63] Ils marchèrent en effet vers la ville, détruisant sur leur route plusieurs manoirs, mais ne pillant et n'enlevant rien : arrivés au pont de Londres, qui était fermé par une porte, ils demandèrent qu'on la leur ouvrît, et qu'on ne les contraignit pas à user de violence. Le maire William Walworth, homme d'origine anglaise, comme son nom semble l'indiquer, voulant se faire valoir auprès du roi et des, gentilshommes, songea d'abord à tenir la porte fermée et à poster des gens armés sur le pont pour arrêter les paysans ; mais il y eut parmi les bourgeois, surtout parmi ceux de la classe moyenne et inférieure, assez d'opposition à ce projet pour que le maire y renonçât. Pourquoi, disaient-ils, ne laisserait-on pas entrer ces bonnes gens ? Ce sont nos gens, et tout ce qu'ils font, c'est pour nous[64]. La porte fut ouverte, et les insurgés, parcourant la ville, se distribuèrent dans les maisons pour y prendre des rafraichissements, chacun s'empressant de leur servir à boire et à manger, les uns par amitié, les autres par crainte. Les premiers rassasiés se rendirent en foule à un hôtel du duc de Lancaster, appelé la Savoie, et y mirent le feu par haine de ce seigneur, qui avait eu récemment une grande part à l'administration des affaires publiques. Ils brûlèrent les meubles les plus précieux, sans en rien détourner ; et même un des leurs, qu'on surprit emportant quelque chose, fut jeté dans le feu par ses compagnons[65]. Excités par le même sentiment de vengeance politique, sans mélange d'aucune autre passion, ils mirent à mort, avec un appareil bizarre et un simulacre des formes judiciaires, plusieurs des officiers du roi ; puis, faisant sortir des prisons d'État quelques détenus de distinction, ils les décapitèrent en cérémonie. Ils ne firent aucun mal aux hommes de la classe bourgeoise et marchande, de quelque opinion qu'ils fussent, excepté aux Lombards et aux Flamands, qui faisaient la banque à Londres sous la protection de la cour, et dont plusieurs, en prenant à ferme les taxes, s'étaient rendus complices des vexations exercées contre les pauvres gens. Le soir, ils se réunirent en grand nombre sur la place de Sainte-Catherine, près de la Tour, disant qu'ils ne sortiraient pas de là que le roi ne leur eût accordé ce qu'ils voulaient : ils y passèrent toute la nuit, poussant de temps en temps de grands cris qui effrayaient le roi et les seigneurs enfermés dans la Tour. Ces derniers tinrent conseil avec le maire de Londres sur ce qu'ils avaient à faire dans un danger si pressant : le maire, qui s'était signalé au ressentiment populaire comme ennemi de l'insurrection, proposait des moyens violents ; il voulait qu'on attaquât dans la nuit même, avec des forces régulières, ces gens qui couraient en désordre à travers les places et les rues, et dont à peine un seul sur dix était bien armé. Son avis ne prévalut pas, et le roi écouta ceux qui lui disaient : Si vous pouvez apaiser ces gens par de belles paroles, ce sera le meilleur et le plus profitable : car si nous commençons chose que nous ne puissions achever, il n'y a plus moyen de nous entremettre jamais[66]. Quand vint le matin, les gens qui avaient passé la nuit en
face de la Tour commencèrent à s'agiter et à crier que, si lé roi ne venait
pas, ils prendraient la Tour d'assaut, et mettraient à mort tous ceux qui
étaient dedans. Le roi leur fit dire alors qu'ils n'avaient qu'à se
transporter hors de la ville, dans un lieu appelé Miles-End, et que lui-même
irait sans faute les y trouver. Il sortit en effet, accompagné de ses deux
frères, des comtes de Salisbury, de Warwick, d'Oxford, et de plusieurs autres
barons. Dès qu'ils eurent quitté la Tour, ceux des insurgés qui étaient
restés dans la ville y entrèrent de force, et, courant de chambre en chambre,
saisirent l'archevêque de Canterbury, le trésorier du roi, et deux autres
personnes qu'ils massacrèrent, et dont ils promenèrent les tètes au bout de
leurs piques. Les autres, au nombre de cinquante mille, se trouvaient réunis
à Miles - End quand le roi y arriva. A la vue des paysans armés, ses deux
frères et plusieurs barons eurent peur et l'abandonnèrent ; mais lui, tout
jeune qu'il était, s'avança avec assurance, et s'adressant aux paysans en
langue anglaise : Bonnes gens, leur dit-il, je suis votre roi et votre sire ; que vous faut-il ? que
me voulez-vous ? Ceux qui étaient à portée de l'entendre répondirent :
Nous voulons que tu nous affranchisses à. tout
jamais, nous, nos enfants et nos biens, et que nous ne soyons plus appelés
serfs, ni tenus en servage. — Je vous
l'accorde, dit le roi ; retirez-vous en vos
maisons par villages, comme vous êtes venus, et laissez seulement après vous
deux ou trois hommes de chaque lieu. Je vais tantôt faire écrire et sceller
de mon sceau des lettres qu'ils emporteront avec eux, et qui vous assureront
franchement tout ce que vous demandez ; et je vous pardonne ce que vous avez
fait jusqu'à présent ; mais que vous retourniez chacun dans vos maisons,
comme je l'ai dit[67]. Ces gens, simples d'esprit malgré la violence de leurs actes, reçurent avec joie les paroles du jeune roi, ne songeant aucunement qu'il pût avoir envie de les tromper : ils promirent de partir séparés, et se séparèrent en effet, sortant de Londres par différents chemins. Durant tout le jour, plus de trente clercs de la chancellerie royale furent occupés à écrire et à sceller des lettres d'affranchissement et de pardon ; ils les remettaient aux commissaires des insurgés, qui partaient aussitôt après les avoir reçues. Ces lettres étaient en latin, et contenaient les passages suivants : Sachez que, de notre spéciale
grâce, nous avons affranchi tous nos liges et sujets du comté de Kent et des
autres comtés du royaume, et déchargé et acquitté tous et chacun d'eux de
tout bandage et servage. Et qu'en outre nous avons
pardonné à ces mêmes liges et sujets toutes les offenses qu'ils ont faites
contre nous, en chevauchant et allant par divers lieux avec des hommes
d'armes, archers et autres, à force armée, bannières et pennons déployés[68]... Les chefs, et surtout Wat-Tyler et John Bail, plus clairvoyants que les autres, n'eurent point la même confiance dans les paroles et les chartes du roi. Ils firent ce qu'ils purent pour arrêter le départ et la dispersion des gens qui les avaient suivis, et parvinrent à rallier quelques milliers d'hommes, avec lesquels ils restèrent à Londres, déclarant qu'ils n'en sortiraient point avant d'avoir obtenu des concessions plus expresses et des garanties de ces concessions. Leur fermeté imposa aux seigneurs de la cour, qui, n'osant encore employer la force, conseillèrent au roi d'avoir avec les chefs de la révolte une entrevue à Smithfield, lieu où se tenait alors le marché aux bestiaux. Les paysans, ayant reçu cette réponse, s'y rendirent pour attendre le roi, qui vint escorté du maire, des aldermen de Londres, et de plusieurs courtisans et chevaliers. Il s'arrêta à une certaine distance, et envoya un officier dire aux, insurgés qu'il était là, et que celui de leurs chefs qui devait porter la parole n'avait qu'à s'avancer pour présenter sa requête. C'est moi, répondit Wat-Tyler ; et, sans songer au péril auquel il s'exposait, il fit signe aux gens de sa troupe de ne pas le suivre, et piqua des deux vers le roi. Il l'aborda librement, poussant son cheval tout près du sien, et lui fit, sans formules obséquieuses, la demande précise de certains droits qui devaient être la conséquence naturelle de l'affranchissement du peuple, savoir : le droit d'acheter et de vendre librement dans les villes et hors des villes, et le droit de chasse en forêts et en plaines, que les hommes de race anglaise avaient perdu à la conquête[69]. Le roi hésitait à répondre d'une manière positive ; et, pendant ce temps, Wat-Tyler, soit par impatience, soit pour montrer par ses gestes qu'il n'était pas intimidé, jouait avec une courte épée qu'il tenait à la main[70]. Le maire de Londres, William Walworth, se trouvait alors à côté du roi ; et, soit qu'il crût voir une menace dans le geste de Wat-Tyler, soit qu'il ne pût résister à un violent accès de colère contre lui, il le frappa sur la tête d'un coup de masse d'armes, et le renversa de cheval. Les gens de la suite du roi l'entourèrent pour cacher un moment aux insurgés ce qui se passait, et un écuyer de naissance normande, nommé Philipot, descendant de cheval, enfonça son épée dans la poitrine du couvreur en tuiles, et le tua d'un seul coup. Les insurgés, s'apercevant que leur chef n'était plus à cheval, commencèrent à se mettre en mouvement et à crier : Ils ont tué notre capitaine ! Allons ! allons ! tuons tout ! Et ceux qui avaient des arcs les bandèrent, pour tirer sur le roi et sur sa compagnie[71]. Alors le roi Richard fit un acte de courage
extraordinaire. Il se sépara de ceux qui l'accompagnaient, en leur disant : Demeurez, que personne ne me suive ; et il alla
seul au-devant des paysans, qui se rangeaient en bataille. Seigneurs, leur dit-il, que
vous faut-il ? Vous n'avez d'autre capitaine que moi ; je suis votre roi ;
tenez-vous en paix ; suivez-moi aux champs, et je vous donnerai ce que vous
demandez[72].
L'étonnement que leur causa cette démarche, et l'impression que produit
toujours sur la masse des hommes celui qui possède le souverain pouvoir,
firent que le gros de la troupe se mit en marche, et suivit le roi par un
instinct machinal. Pendant que Richard s'éloignait en parlant avec eux, le maire
courut à Londres et fit sonner l'alarme et crier dans les rues : On tue le roi ! on tue le roi ! Comme il n'y avait
plus d'insurgés dans la ville, les gentilshommes anglais ou étrangers, et les
riches bourgeois qui étaient du parti des nobles, et qui s'étaient tenus
armés dans leurs maisons, avec leurs gens, de crainte du pillage, sortirent
tous, et se dirigèrent, au nombre de dix mille, la plupart à cheval et
complètement armés, vers la plaine où les insurgés marchaient en désordre, ne
s'attendant point à être attaqués. Dès que le roi vit venir les gens d'armes,
il galopa vers eux, se mit dans leurs rangs, et aussitôt ils commencèrent le
combat en bon ordre contre les paysans, qui, surpris de cette attaque
imprévue et saisis d'une terreur panique, s'enfuirent de côté et d'autre, la
plupart en jetant leurs armes. On en fit un grand carnage, et plusieurs des
fuyards, rentrant dans Londres, se cachèrent chez leurs amis[73]. Les gens armés qui, sans grand péril, les avaient mis en
déroute, revinrent en triomphe, et le jeune roi alla recevoir les
félicitations de sa mère, qui lui dit en langue française : Holà, beau fils, j'ai eu aujourd'hui grande peine et
angoisse pour vous. — Certes, madame, je le
crois bien, répondit le roi ; mais à présent réjouissez-vous et louez Dieu,
car il est heure de le louer, puisque j'ai aujourd'hui recouvré mon héritage
et le royaume d'Angleterre que j'avais perdus. On fit des chevaliers
dans cette journée, comme dans les grandes batailles du temps, et les
premiers que-Richard II honora de cette distinction furent le maire Walworth
et l'écuyer Philipot, qui avaient assassiné Wat-Tyler. Le jour même, un ban
fut crié de rue en rue, de par le roi, portant que tous ceux qui n'étaient
pas natifs de Londres, ou n'y habitaient pas depuis un an, eussent à partir
sans délai, et que, si quelqu'un d'entre eux y était vu ou trouvé le
lendemain matin, il aurait la tête tranchée comme traître au roi et au
royaume[74].
Ce qui restait des gens venus avec les insurgés s'en alla par toutes les
routes et à la débandade. John Ball et Jack Straw, prévoyant qu'on les guetterait
à leur départ, demeurèrent cachés ; mais ils furent bientôt découverts, et
conduits devant les justiciers royaux, qui les firent décapiter et couper en
quartiers. Ces nouvelles, répandues autour de Londres, arrêtèrent dans sa
marche un second ban de serfs révoltés qui venaient des provinces éloignées
et n'avaient pu arriver aussi promptement que les autres : ils n'osèrent
aller plus avant, rebroussèrent chemin et se débandèrent[75]. Pendant que ces choses se passaient, toutes les provinces de l'Angleterre étaient en agitation. Aux environs de Norwich, les possesseurs de grandes terres, les gentilshommes et les chevaliers se cachèrent ; plusieurs comtes et barons qui se trouvaient rassemblés dans le port de Plymouth, prêts à s'embarquer pour une expédition en Portugal, craignant que les paysans du voisinage ne vinssent leur courir sus, montèrent sur leurs vaisseaux, et, quoique le temps fût mauvais, se mirent à l'ancre en pleine mer. Dans les comtés du nord, dix mille insurgés se levèrent, et le duc de Lancaster, qui faisait alors la guerre sur la frontière d'Écosse, s'empressa de conclure une trêve avec les Écossais, et chercha un asile dans leur pays. Mais le bruit des événements de Londres rendit bientôt le courage aux gentilshommes ; de toutes parts ils se mirent en campagne contre les gens de village, mal armés et sans moyens de retraite, tandis qu'eux-mêmes avaient leurs châteaux forts, dont il suffisait de hausser le pont-levis pour être en sûreté. La chancellerie royale écrivit en grande hâte aux châtelains des cités, des villes et des bourgs, de garder leurs forteresses et de n'y laisser entrer personne, sur leur tête. En même temps on répandit partout la nouvelle que le roi donnait des lettres d'affranchissement à tout serf qui se tenait paisible, ce qui diminua l'effervescence et l'énergie du peuple, et le rendit moins confiant envers ses chefs. Ceux-ci furent arrêtés en différents lieux, sans qu'il y eût beaucoup de résistance et de tumulte pour les sauver. Tous étaient des gens de métier, et n'avaient la plupart pour nom de famille que le nom même de leur profession, comme Thomas Baker ou le boulanger, Jack Milner ou le meunier, Jack Carter ou le charretier[76]. Lorsque la conjuration des paysans eut été complètement dissoute, tant par leurs défaites partielles et l'emprisonnement des chefs que par le relâchement du lien moral qui les avait réunis, une proclamation fut publiée à son de cor dans les villes et les villages, en vertu d'une lettre adressée par le roi à tous ses sheriffs, maires et baillis du royaume, et ainsi conçue : Faites proclamer sans délai dans
chaque cité, bourg et ville marchande, que tous et chacun des tenanciers,
libres et natifs, fassent, sans aucune résistance, difficulté ou retard, les
ouvrages, services, aides et corvées qu'ils doivent à leurs seigneurs,
d'après l'ancienne coutume, et qu'ils avaient l'habitude de faire avant les
troubles survenus dans les différents comtés du royaume. Et faites-leur défense.
rigoureuse de retarder plus longtemps que par le passé lesdits services et
ouvrages, et d'exiger, revendiquer ou prétendre quelque liberté ou privilège
dont ils n'auraient pas joui avant lesdits troubles. Et, bien qu'à l'instance et
importunité des insurgés, certaines lettres patentes de nous leur aient été
octroyées, portant affranchissement de tout bondage et servage pour tous nos
liges et sujets, comme aussi le pardon des offenses commises contre nous par
ces mêmes liges et sujets ; Pour ce que lesdites lettres ont
émané de notre cour sans mûre délibération, et considérant que la concession
desdites lettres tendait manifestement à notre grand préjudice, à celui de
notre couronne, ainsi qu'à l'expropriation de nous, des prélats, seigneurs et
barons de notre royaume, et de la très-sainte Église ; De l'avis de notre conseil et par
la teneur des présentes, nous avons révoqué, cassé et annulé lesdites
lettres, ordonnant en outre que ceux qui ont en leur pouvoir nos chartes
d'affranchissement et de pardon les remettent et les restituent à nous et à
notre conseil, sous la foi et allégeance qu'ils nous doivent, et sous peine
de forfaiture de tout ce qu'ils peuvent forfaire envers nous[77]. Aussitôt après cette proclamation, un corps de cavalerie fut rassemblé à Londres, et partit en colonne mobile pour parcourir dans tous les sens les comtés d'où étaient venus les insurgés qui avaient obtenu des chartes. Un juge du banc du roi, nommé Robert Tresilyan, accompagna les soldats et fit avec eux une tournée dans tous les villages, faisant publier sur sa route que tous ceux qui avaient emporté des lettres d'affranchissement et de pardon eussent à les lui remettre sans délai, sous peine d'exécution militaire contre tous les habitants en masse. Toutes les chartes qu'on lui apportait furent lacérées et brûlées devant le peuple ; mais il ne se contenta pas de ces mesures, et recherchant ceux qui avaient été les premiers fauteurs de l'insurrection, il les fit périr par des supplices plus ou moins cruels, ordonnant que les uns fussent pendus, d'autres décapités, d'autres éventrés et leurs entrailles jetées au feu, pendant qu'ils respiraient encore[78]. Ensuite les archevêques, évêques, abbés et barons du royaume, ainsi que deux chevaliers de chaque comté et deux bourgeois de chaque ville marchande, furent convoqués en parlement par lettres du roi Richard[79]. Le roi exposa devant cette assemblée les motifs de la révocation provisoire des chartes d'affranchissement, ajoutant que c'était à elle de décider si les paysans devaient être affranchis ou non. Dieu nous garde, répondirent les barons et les chevaliers, de souscrire à de telles chartes, dussions-nous périr tous en un seul jour ; car nous aimerions mieux perdre la vie que nos héritages ! L'acte du parlement qui ratifiait les mesures déjà prises fut rédigé en langue française, après avoir été probablement discuté dans cette langue[80]. On ne sait quelle part les députés des villes prirent à ce débat, ni même s'ils y assistèrent ; car bien qu'ils fussent convoqués dans les mêmes formes que les chevaliers des comtés, souvent ils s'assemblaient séparément, ou bien ne restaient dans la salle commune que pendant la discussion de l'impôt sur les marchandises et le commerce. Au reste, quel qu'ait été le rôle joué dans le parlement de 1381 par les envoyés des villes, l'affection de la classe bourgeoise pour la cause des insurgés n'est pas douteuse. En beaucoup de lieux, elle répéta le propos des habitants de Londres : Ce sont nos gens, et tout ce qu'ils font, c'est pour nous. Tous ceux qui, n'étant pas nobles et titrés, blâmèrent l'insurrection, furent mal notés dans l'opinion publique, et cette opinion se prononça même assez fortement pour qu'un poète contemporain, nommé Gower, qui s'était enrichi en faisant des vers français pour la cour, ait cru faire un trait de courage en publiant une satire où les insurgés étaient poursuivis par l'odieux et le ridicule[81]. Il déclare que cette cause a des partisans nombreux et considérables, dont la haine peut être dangereuse, mais qu'il aime mieux s'y exposer que de ne pas dire la vérité. Ainsi il est probable que, si la rébellion commencée par des paysans et des ribauds sans chausses n'eût pas été si tôt vaincue, des personnes d'une classe plus relevée en auraient pris la conduite, et, avec plus de moyens de succès, l'auraient poussée jusqu'à son dernier terme. Peut-être qu'en peu de temps, selon l'expression d'un historien de l'époque, toute noblesse et gentillesse eût disparu de l'Angleterre[82]. Au lieu de cela, les choses demeurèrent dans l'ordre anciennement établi par la conquête, et les serfs, après leur défaite, continuèrent d'être traités selon les termes des déclarations royales, qui avaient dit, en s'adressant à eux-mêmes : Vilains vous étiez, et vous l'êtes, et en bondage vous resterez[83]. Malgré le mauvais succès de la tentative qu'ils avaient faite pour sortir tous à la fois de servitude et détruire la distinction d'état qui avait succédé à la distinction de race, le mouvement naturel qui tendait à rendre graduellement cette distinction moins tranchée ne s'en continua pas moins, et les affranchissements individuels, qui avaient commencé bien avant cette époque, devinrent dès lors plus fréquents. L'idée de l'injustice de la servitude en elle-même, et quelle que fût son origine, soit ancienne, soit récente, cette grande idée, qui avait été le lien de la conspiration de 1381, et à laquelle l'instinct de la liberté avait élevé les paysans avant les gentilshommes, gagna jusqu'à ces derniers. Dans les moments de la vie où la réflexion devient plus
calme et plus profonde, où l'intérêt et l'avarice parlent moins haut que la
raison, dans les instants de chagrin domestique, de maladie et de péril de
mort, les nobles se repentirent de posséder des serfs, comme d'une chose peu
agréable à Dieu, qui avait créé tous les hommes à son image. Un grand 'nombre
d'actes d'affranchissement, rédigés au quatorzième et au quinzième siècle, portent
lé préambule suivant : Comme ainsi soit que Dieu,
dès le commencement, a fait tous les hommes libres par nature, et qu'ensuite
le droit des gens a constitué certains d'entré eux sous le joug de servitude,
nous croyons que ce serait chose pieuse et méritoire auprès de Dieu, que de
délivrer telles personnes à nous sujettes en villenage, et de les affranchir
entièrement de pareils services. Sachez donc que nous avons affranchi et délivré
de tout joug de servitude tels et tels, nos natifs de tel manoir, eux
et leurs enfants nés et à naître[84]. Ces sortes d'actes, qui furent très-fréquents durant le quinzième siècle, et dont on ne trouve aucun exemple dans les temps antérieurs, indiquent la naissance d'un nouvel esprit public, contraire aux résultats violents de la conquête, et qui parait s'être : développé à la fois chez lés fils des Normands et chez ceux des Anglais, à l'époque où fut effacée, dans l'esprit des uns et des autres, toute tradition claire de l'origine historique de leur situation respective. Ainsi la grande insurrection des vilains, en 1381, semble être le dernier terme de la série des révoltes saxonnes, et le premier d'un tout autre ordre de mouvements politiques. Les rébellions de paysans qu'on vit éclater par la suite n'eurent plus le même caractère de simplicité dans leurs motifs, et de précision dans leur objet La conviction de l'injustice absolue de la servitude et de l'illégitimité du pouvoir seigneurial ne fut point leur unique mobile ; mais des intérêts ou des opinions du moment y eurent une part plus ou moins forte. Jack Cade, qui joua en 1448 le même rôle que Wat-Tyler en 1381, ne se fit pas, comme ce dernier, le représentant des droits du commun peuple contre les gentilshommes, mais, rattachant sa cause et la cause populaire aux factions aristocratiques qui divisaient alors l'Angleterre, il alla jusqu'à se donner pour un membre de la famille royale injustement exclu de la succession au trône. L'influence qu'eut cette imposture sur l'esprit du peuple, dans les provinces du nord et dans cette même province de Kent qui, soixante-dix ans auparavant, avait pris pour capitaines des couvreurs en tulles, des boulangers et des charretiers, prouve qu'une fusion rapide. s'opérait entre les intérêts politiques des différentes classes de la nation, et que tel ordre d'idées, et de sympathies n'était plus attaché d'une manière fixe à telle condition sociale. Vers la même époque, et sous l'empire des mêmes circonstances, le parlement d'Angleterre prit la forme sous laquelle il est devenu célèbre dans nos temps modernes, et se divisa d'une manière permanente en deux assemblées, l'une composée du haut clergé, des comtes et des barons convoqués par lettres spéciales du roi ; l'autre, des petits feudataires ou chevaliers des comtés, réunis à des bourgeois des villes, élus par leurs pairs, ou convoqués arbitrairement par les sheriffs. Cette nouvelle combinaison, qui rapprochait les commerçants, presque tous d'origine anglaise, des tenanciers féodaux, Normands de naissance, ou présumés tels par la possession de leurs fiefs et par leurs titres militaires, était un grand pas vers la destruction de l'ancienne distinction par races et l'établissement d'un ordre de choses où toutes les familles seraient classées uniquement d'après leur importance politique et leur richesse territoriale. Toutefois, malgré l'espèce d'égalité que la réunion des bourgeois et des chevaliers dans une assemblée particulière semblait établir entre ces deux classes d'hommes, celle qui était anciennement inférieure garda quelque temps encore le signe de son infériorité. Elle assistait aux délibérations sur les matières politiques, sur la paix et la guerre, sans y prendre aucune part, ou bien elle se retirait durant ces discussions, et n'intervenait que pour le vote des taillages et des subsides exigés par le roi sur la propriété mobilière. L'assise de ces sortes d'impôts avait été, dans les temps antérieurs, l'unique motif de la convocation des bourgeois de race anglaise auprès des rois anglo-normands ; ceux qu'on savait être riches parmi eux, comme parmi les juifs, étaient plutôt sommés qu'invités à comparaître devant leur seigneur. Ils recevaient l'ordre de se rendre auprès du roi à Londres, et le rencontraient où ils pouvaient, dans son hôtel, en pleine rue, ou hors de la ville, au milieu d'une partie de chasse. Mais les barons et les chevaliers que le roi assemblait pour le conseiller et pour traiter, conjointement avec lui, des affaires qui regardaient la communauté, ou, comme on disait, la cominalité du royaume ; étaient accueillis d'une tout autre manière, et avec un cérémonial aussi différent que l'était le motif de leur convocation. Ils trouvaient à la cour tout préparé pour les recevoir : de la courtoisie, des fêtes, l'appareil chevaleresque et les pompes de la royauté. Après les fêtes, ils avaient avec le roi, selon l'expression des anciens auteurs, de graves entretiens sur l'état du pays[85] ; tandis que le rôle des envoyés de la bourgeoisie se bornait à donner l'adhésion la plus brève possible aux cahiers d'imposition que leur présentait un des barons de l'Échiquier. L'habitude que prirent peu à peu les rois de convoquer les vilains de leurs cités et de leurs bourgs, non plus d'une manière irrégulière, selon le besoin du moment, mais à des époques fixes et périodiques, lorsqu'ils tenaient leur cour trois fois l'année, ne changea que faiblement cette ancienne pratique, dont le lecteur a vu plus haut, à l'époque de Henri II, un exemple assez remarquable. Les formes employées à l'égard des bourgeois devinrent, il est vrai, moins acerbes, lorsqu'ils ne furent plus convoqués auprès du roi seul, mais en plein parlement, au milieu des prélats, des barons et des chevaliers. Cependant l'objet de leur admission dans cette assemblée, dont ils occupaient les derniers rangs, était toujours un simple vote d'argent ; et toujours les impôts qu'on exigeait d'eux surpassaient, même lorsqu'il s'agissait d'une contribution générale, ceux du clergé et des feudataires. Par exemple, lorsque les chevaliers octroyaient un vingtième ou un quinzième de leurs biens meubles, l'octroi des bourgeois était d'un dixième ou d'un septième. Cette différence s'observait, soit que les députés des bourgs fussent assemblés à part, dans la ville où se tenait le parlement, soit qu'on les eût convoqués dans une autre ville, soit enfin que, selon l'usage qui prévalut, on les eût réunis aux chevaliers des comtés, élus comme eux collectivement, tandis que les hauts barons recevaient personnellement du roi leurs lettres de convocation[86]. Aussi les membres de la bourgeoisie, au quinzième siècle, étaient-ils peu jaloux de venir au parlement ; les villes elles-mêmes, loin de regarder comme un droit précieux leur faculté électorale, en sollicitaient souvent l'exemption. Le recueil des actes publics d'Angleterre contient plusieurs réclamations de ce genre, ainsi que plusieurs chartes royales en faveur de certains bourgs malicieusement contraints, disent ces chartes, à envoyer des hommes au parlement[87]. Le rôle des chevaliers et celui des bourgeois, siégeant dans la même enceinte, différaient donc en raison de l'origine et de la condition sociale des uns et des autres. Le champ de la discussion politique était sans bornes pour les premiers ; et, pour les seconds, il était limité aux matières d'impôts sur le commerce et les marchandises importées ou exportées. Mais l'extension que prirent, au quinzième siècle, les mesures commerciales et financières augmenta naturellement l'importance parlementaire des bourgeois ; ils acquirent par degrés, en matière de finances, une plus grande participation aux affaires que la portion titrée de la Chambre basse, ou même que la Chambre haute du parlement. Cette révolution, due aux progrès généraux de l'industrie et du commerce, en amena promptement une autre ; elle bannit de la Chambre basse, qu'on appelait Chambre de la communauté ou des Communes, la langue française, que les bourgeois n'entendaient et ne parlaient que très-imparfaitement. Le français était encore en Angleterre, à la fin du quatorzième siècle, l'idiome officiel de tous les corps politiques ; le roi, les évêques et les juges, les comtes et les barons, le parlaient, et c'était le langage que les enfants dès nobles apprenaient au sortir du berceau[88]. Conservé depuis trois siècles et demi au milieu d'un peuple qui parlait une autre langue, ce langage de l'aristocratie anglaise était resté en arrière[89] des progrès faits, à la même époque, par le français du continent. Il avait quelque chose d'antique et d'incorrect ; on y employait certaines locutions propres au dialecte provincial de Normandie, et la manière de l'articuler, autant qu'on peut en juger par l'orthographe des anciens actes, était fort ressemblante à ce qu'est aujourd'hui l'accent bas-normand. De plus, cet accent, porté en Angleterre, s'y était empreint à la longue d'une certaine couleur de prononciation saxonne. Le parler des Anglo-Normands différait de celui de Normandie par une articulation plus forte de certaines syllabes, et surtout des consonnes finales. Une cause de déclin rapide pour la langue et surtout pour la poésie française en Angleterre, fut la séparation totale de ce pays et de la Normandie par la conquête de Philippe-Auguste. L'émigration des littérateurs et des poètes de la langue d'oui à la cour des rois anglo-normands devint, depuis cet événement, moins facile et moins fréquente. N'étant plus soutenus par l'exemple et l'imitation de ceux qui venaient du continent leur apprendre les nouvelles formes du beau langage, les poètes normands demeurés en Angleterre perdirent, durant le treizième siècle, une partie de leur ancienne grâce et de leur facilité de travail. Les nobles et les courtisans se plaisant fort à la poésie, mais dédaignant de faire des vers et de composer des livres, les trouvères, qui chantaient pour la cour et les châteaux, ne pouvaient former d'élèves que parmi les fils des. marchands et les membres du clergé inférieur, gens d'origine anglaise, et parlant anglais dans leur conversation habituelle. L'effort que ces hommes devaient faire pour exprimer leurs idées et leurs sentiments dans un langage qui n'était pas celui de leur enfance, nuisit à la perfection de leurs ouvrages, et les rendit en même temps moins nombreux. Dès la fin du treizième siècle, la plupart des hommes qui, soit dans les villes, soit dans les cloîtres, se sentaient du goût et du talent pour la littérature, essayèrent de traiter en langue anglaise les sujets historiques ou d'imagination, qui jusque-là ne l'avaient été qu'en langue normande. Un grand nombre d'essais de ce genre parurent successivement dans la première moitié du quatorzième siècle. Une partie des poètes de cette époque, ceux principalement qui possédaient ou recherchaient la faveur des hautes classes de la société, faisaient des vers français ; d'autres, se contentant de l'approbation de la classe moyenne, travaillaient pour elle dans sa langue ; d'autres enfin, associant les deux langues dans la même pièce de vers, en changeaient alternativement à chaque couplet, et quelquefois même à chaque vers[90]. Peu à peu la disette de bons livres français composés en Angleterre devint telle, que la haute société fut obligée de tirer de France les romans ou les contes en vers dont elle se divertissait dans les longues soirées, et les ballades qui égayaient ses festins et ses cours. Mais la guerre de rivalité qui, à la même époque, s'éleva entre la France et l'Angleterre, inspirant à la noblesse des deux nations une aversion mutuelle, diminua, pour les Anglo-Normands, l'attrait de la littérature importée de France, et contraignit les gentilshommes, délicats sur le point d'honneur national, à se contenter de la lecture des ouvrages indigènes. Ceux qui habitaient Londres et fréquentaient la cour, trouvaient encore de quoi satisfaire leur goût pour la poésie et la langue de leurs ancêtres ; mais les seigneurs et les chevaliers qui vivaient retirés dans leurs châteaux furent obligés, sous peine d'ennui, de donner accès aux conteurs d'historiettes et aux chanteurs de ballades anglaises, jusque-là dédaignés comme n'étant bons qu'à égayer la bourgeoisie et les vilains[91]. Ces auteurs bourgeois se distinguaient de ceux qui, à la même époque, travaillaient pour la haute noblesse, par une estime toute particulière pour la classe des gens de campagne, fermiers, meuniers ou hôteliers. Les écrivains en langue française traitaient ordinairement cette classe d'hommes avec le dernier mépris ; ils ne leur accordaient aucune place dans leurs récits poétiques, où tout se passait entre des personnages d'un rang élevé, puissants barons et nobles dames, damoiselles et gentils chevaliers. Au contraire, les poètes anglais prenaient pour sujets de leurs merry tales, ou contes joyeux, des aventures plébéiennes, telles que celle de Peter Plougham, ou Pierre le garçon de charrue, et les historiettes du même genre qui se trouvent en si grand nombre dans les ouvrages de Chaucer. Un autre caractère commun à presque tous ces poètes c'est une sorte de dégoût national pour la langue de la conquête. Il faut entendre l'anglais, dit l'un d'entre eux, lorsqu'on est natif d'Angleterre[92]. Chaucer, un des hommes les plus spirituels de son temps, met de la finesse dans cette critique ; il oppose au dialecte anglo-normand, vieilli et incorrect, le français poli de la cour. de France ; et, faisant le portrait d'une abbesse de haut parage : Elle parlait français, dit-il, parfaitement et correctement, comme on l'enseigne à l'école de Stratford-Athbow ; mais le français de Paris, elle ne le savait pas[93]. Tout mauvais qu'il était, le français des nobles
d'Angleterre avait au moins l'avantage d'être parlé et prononcé d'une manière
uniforme, tandis que la nouvelle langue anglaise, composée de mots et
d'idiotismes normands et saxons joints au hasard, variait d'une province et
quelquefois d'une ville à l'autre[94]. Cette langue,
qui avait commencé à se former en Angleterre dès les premières années de la
conquête, s'était enrichie successivement de tous les barbarismes français
proférés par les Anglais, et de tous les barbarismes saxons proférés par les
Normands, qui cherchaient à s'entendre les uns les autres. Chaque individu,
selon sa fantaisie ou le degré de connaissance qu'il avait des deux idiomes,
leur empruntait des locutions, et joignait ensemble arbitrairement les
premiers mots qui lui venaient à la bouche. En général, chacun cherchait à
mettre dans sa conversation tout le français qu'il avait pu retenir, afin
d'imiter les grands et de paraître un personnage distingué[95]. Cette manie,
qui, si l'on en croit un auteur du seizième siècle, avait gagné jusqu'aux
paysans, rendait l'anglais de cette époque difficile à écrire d'une manière
généralement intelligible. Malgré le mérite de ses poésies, Chaucer paraît
avoir craint que la multiplicité dés dialectes provinciaux ne les empêchât
d'être goûtées hors de Londres ; il prie Dieu de faire à son livre la grâce
d'être compris de tous ceux qui le liront[96]. Il y avait déjà plusieurs années qu'un statut d'Édouard III avait, non pas ordonné, comme plusieurs historiens l'ont écrit, mais simplement permis de plaider en anglais devant les tribunaux civils. La multiplicité toujours croissante des affaires commerciales et des Procès qui en résultaient, avait rendu ce changement plus nécessaire sous ce règne que sous les précédents, où les parties, lorsqu'elles n'entendaient pas la langue française, étaient forcées de demeurer étrangères aux débats. Mais, dans les procès intentés à des gentilshommes devant la haute cour du parlement, qui jugeait les crimes de trahison, ou devant les cours de chevalerie, qui décidaient dans les affaires d'honneur, l'ancienne langue officielle continua d'être employée. De plus, l'usage se conserva, dans tous les tribunaux, de prononcer les arrêts en langue française, et de rédiger dans la même langue les registres qu'on appelait records. En général, c'était l'habitude ou la manie des gens de, loi, de tous les ordres, même lorsqu'ils parlaient anglais, d'employer à tout propos des paroles et des phrases françaises, comme Ah ! sire, je vous jure ; Ah ! de par Dieu ! A ce j'assente, et d'autres exclamations dont Chaucer ne manque jamais de bigarrer leurs discours, lorsqu'il en met quelqu'un en scène. C'est durant la première moitié du quinzième siècle que l'anglais, prenant par degrés plus de faveur, comme langue littéraire, finit par remplacer entièrement le français, excepté pour les plus grands seigneurs, qui, avant d'abandonner tout à fait l'idiome de leurs ancêtres, se plurent également aux ouvrages écrits dans les deux langues. Le signe de cette égalité à laquelle venait de s'élever la langue des bourgeois se trouve dans les actes publics, qui, depuis l'année 4400 ou environ, paraissent alternativement et indifféremment rédigés en français et en anglais. Le premier acte en langue anglaise de la Chambre basse du parlement porte la date de 1425 ; on ne sait si la Chambre haute conserva plus longtemps l'idiome de l'aristocratie et de la conquête ; mais, depuis 1450, on ne rencontre plus de pièces françaises dans la collection imprimée des actes publics d'Angleterre. Cependant quelques lettres écrites en français par des nobles et quelques épitaphes françaises sont postérieures à cette époque. Certains passages des historiens prouvent aussi que, sur la fin du quinzième siècle, les rois d'Angleterre et les seigneurs de leur cour savaient et parlaient bien le français[97] ; mais, depuis lors, cette connaissance ne fut plus qu'un mérite individuel, et non une sorte de nécessité attachée à la naissance. Le français ne fut plus la première langue bégayée par les enfants des nobles ; il devint simplement pour eux, comme les langues anciennes et celles du continent, l'objet d'une étude de choix et le complément d'une éducation distinguée. C'est ainsi qu'environ quatre siècles après la conquête de l'Angleterre par les Normands, disparut la différence de langage, qui, avec l'inégalité de condition sociale, avait marqué la séparation des familles issues de l'une ou de l'autre race. Cette fusion complète des deux idiomes primitifs, signe certain du mélange des races, fut peut-être accélérée au quinzième siècle pal : la longue et sanglante guerre civile des maisons d'York et de Lancaster. En ruinant l'existence d'un grand nombre de familles nobles, en créant entre elles des haines politiques et des rivalités héréditaires, en les forçant de faire des alliances de parti avec les gens de condition inférieure, cette guerre contribua puissamment à dissoudre la société aristocratique que la conquête avait fondée. Durant près d'un siècle, la mortalité fut immense parmi les hommes qui portaient des noms normands, et les vides qu'ils laissaient furent nécessairement remplis par leurs vassaux, leurs serviteurs et les fils des bourgeois de l'autre race. Les nombreux prétendants à la royauté, et les rois créés par un parti.et traités d'usurpateurs par l'autre, dans leur empressement à trouver des amis, n'avaient pas le loisir d'être difficiles sur le choix, et de maintenir entre les hommes les vieilles distinctions de naissance et d'état. Les grands domaines territoriaux, fondés par l'invasion et perpétués dans les familles normandes, passèrent ainsi en d'autres mains, par confiscation ou par achat, tandis que les anciens possesseurs, expropriés et bannis, allaient chercher un refuge et mendier leur pain dans les cours étrangères, en France, en Bourgogne, en Flandre, dans tous les pays d'où leurs ancêtres étaient partis autrefois pour aller à la conquête de l'Angleterre[98]. On peut fixer au règne de Henri VII l'époque où la distinction des rangs cessa de correspondre d'une manière générale à celle des races, et le commencement de la société actuellement existante en Angleterre. Cette société, composée d'éléments nouveaux, a cependant conservé en grande partie les formes de l'ancienne ; les titres normands ont subsisté, et, ce qui est plus bizarre, les noms propres de plusieurs familles éteintes sont devenus eux-mêmes des titres conférés par lettres patentes du roi avec celui de comte ou de baron. Le successeur de Henri VII est le dernier roi qui ait placé en tête de ses ordonnances l'ancienne formule : Henri, huitième du nom depuis la conquête[99] ; mais, jusqu'à ce jour, les rois d'Angleterre ont conservé la coutume d'employer, quand ils sanctionnent ou rejettent les décisions du parlement, quelques mots de la vieille langue normande : le roy le veult ; le roy s'advisera ; le roy mercie ses loyaux subjets. Ces formules, qui semblent rattacher, après sept cents ans, la royauté d'Angleterre à son origine étrangère, n'ont cependant paru odieuses à personne depuis le seizième siècle. Il en est de même des généalogies et des titres qui font remonter l'existence de certaines familles nobles à l'invasion de Guillaume le Bâtard, et la grande propriété territoriale au partage fait à cette époque. Aucune tradition populaire relative à la division des habitants de l'Angleterre en deux peuples ennemis, et à la distinction des deux éléments dont s'est formé le langage actuel, n'existant plus, aucune passion politique ne se rattache à ces faits oubliés. Il n'y a plus de Normands ni de Saxons que dans l'histoire ; et, comme ces derniers n'y jouent pas le rôle brillant, la masse des lecteurs anglais, peu versés dans les antiquités nationales, aime à se faire illusion sur son origine, et prend les soixante mille compagnons de Guillaume le Conquérant pour les ancêtres communs de tous les habitants de l'Angleterre. Ainsi un boutiquier de Londres et un fermier de l'Yorkshire disent : Nos aïeux normands, comme feraient un Percy, un Darcy, un Bagot ou un Byron. Les noms normands, poitevins ou gascons ne sont plus exclusivement, comme au quatorzième siècle, le signe du rang, de la puissance et de la grande propriété, et il serait déraisonnable d'appliquer au temps présent les anciens vers cités à l'épigraphe de cet ouvrage. Cependant un fait certain et facile à vérifier, c'est que sur un nombre égal de noms de famille pris d'un côté dans la classe des nobles et de ceux qu'on appelle en anglais country-squire et gentlemen-born, et de l'autre dans celle des marchands, artisans et gens de la campagne, les noms à physionomie française se trouvent chez les premiers dans une proportion beaucoup plus grande. Voilà tout ce qu'on remarque aujourd'hui de l'ancienne séparation des races, et avec quelle restriction peuvent être reproduite s les paroles du vieux chroniqueur de Glocester : Des Normands descendent les hauts personnages de ce pays, et les hommes de basse condition sont fils des Saxons. FIN DU L'HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE |
[1] Matth. Paris, Hist. Angliæ
major., p. 386.
[2] Matth. Paris, Hist. Angliæ
major., p. 389.
[3] Matth. Paris, Hist. Angliæ major., p. 816.
[4] Matth. Paris, Hist. Angliæ
major., p. 269.
[5] Voyez plus haut, livre III, t. I.
[6] Matth. Paris, Hist. Angliæ major., p. 445.
[7] Matth. Paris, Hist. Angliæ major.,
p. 240.
[8] Matth. Paris, Hist. Angliæ major., p. 254. — Voyez plus haut, livre III, t. I.
[9] Matth. Paris, Hist. Angliæ major., p. 236.
[10] Matth. Paris, Hist. Angliæ major.,
p. 254 et 265.
[11] Matth. Paris, Hist. Angliæ major.,
p. 255.
[12] Annal. Waverleienses, apud Hist. anglic., Script., t. II, p. 180, ed. Gale. —
Matth. Paris, Hist. Angliæ major., p. 240 et 253.
[13] Articul. magne charte libertatum, apud Matth. Paris, Hist. Angl., p. 255 et seq.
[14] Articul. magne charte libertatum, apud Matth. Paris, Hist. Angl., p. 261.
[15]
Matth. Paris, Hist. Angliæ
major., p. 268.
[16] Matth. Paris, Hist. Angliæ major.,
p. 268.
[17] Script. rer. anglic. — Matth. Paris, Hist. Angliæ major., p. 238.
[18] Matth. Paris., Hist. Angliæ major., p. 816.
[19] Matth. Paris., Hist. Angl. continuat.,
p. 989.
[20] Matth. Paris., Hist. Angl. continuat.,
p. 911. — Ibid., Hist. Angliæ major., p. 802.
[21] Voyez les Essais de M. Guizot sur l'histoire de France, p. 422, et l'Histoire d'Angleterre.
[22] Matth. Paris., Hist. Angliæ major., p. 974.
[23] Annales monast. burtoniensis, apud Rer. anglic. Script., p. 413, ed. Gale. — Matth. Paris., Hist. Angliæ major., p. 971.
[24] Voyez l'Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe, par M. Guizot, t. II, p. 174.
[25]
Matth. Paris., Hist. Angl. continuat.,
p. 989.
[26] En voici le refrain :
Richard, thah thou be
ever triebard,
Trichen shalt thou never
more.
Warton's
History of english poetry, t. I, p. 47.
[27] Matthei Westmonast., Flores
historiar., p. 364.
[28] Matthei Westmonast., Flores
historiar., p. 383.
[29] Matth. Paris., Hist. Angl.
continuat., p. 998. — Voyez plus haut, livre V.
[30] Chron. abbat. de Mailros, apud Rer. anglic. Script., t. I, p. 238, ed. Gale.
[31] Chron. abbat. de Mailros, apud Rer. anglic. Script., t. I, p. 238, ed. Gale.
[32] Chron. abbat. de Mailros, apud Rer. anglic. Script., t. I, p. 232, ed. Gale. — Matth. Paris, Hist. Angl. continuat., p. 998.
[33] Matth. Paris, Hist. Angl.
continuat., p. 998.
[34] Mémoires de la Société des Antiquaires de Londres, t. XIII, p. 248.
[35] L'Oraison dominicale, sous le règne de Henri III, ne contenait pas encore un seul mot normand.
[36] On dit encore aujourd'hui, en anglais, the cinque ports.
[37] Matth. Paris, Hist. Angliæ major.,
p. 749. — Matth. Westmonast., apud Ducange, verbo Barones.
[38] Matth. Paris, Hist. Angliæ major.,
p. 863.
[39] Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ, t. III, pars II, p. 79, ed. de La Haye. — Ibid., pars I, p. 52, et pars III, p. 196.
[40] Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ, t. III, pars II, p. 79, ed. de La Haye.
[41] Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ, t. III, pars II, p. 156.
[42] Froissart, vol. II, chap. LXXIV, p. 133.
[43] Cot, en anglo-saxon, signifie cabane.
[44] Chancer's Canterbury Tales.
[45] Froissart, vol. II, chap. LXXIV, p. 133.
[46] Domesday-book, passim.
[47] Madox, Formulare anglican., passim. — De manumissione nativorum. Rymer, Fœdera, conventiones, etc., t. II, pars IV, p. 20. — Les actes rédigés en langue française portaient le mot naïf, qui est resté dans l'anglais moderne pour dire un paysan.
[48] Froissart, vol. II, chap. LXXIV à LXXIX, p. 133 et suivantes.
[49] Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ, t. III, pars III, p. 123, ed. de La Haye.
[50] Froissart, vol. II, chap. LXXIV à LXXIX, p. 133 et suivantes.
[51] Froissart, vol. II, chap. LXXIV à LXXIX, p. 133 et suivantes.
[52]
Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II,
col. 2633, ed. Selden.
[53] Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II, col. 2637 et 2638, ed. Selden.
[54] Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II, col. 2634, ed. Selden.
[55] Froissart, vol. II, chap. LXXIV, p. 133.
[56] Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II, col. 2633, ed. Selden.
[57] Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II, col. 2633, ed. Selden.
[58] Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II, col. 2633, ed. Selden.
[59] J'ai cité le texte de ce dicton dans une note du livre VII, t. I.
[60] Froissart, vol. II, chap. LXXIV, p. 133.
[61] Froissart, vol. II, chap. LXXVI, p. 137.
[62] Thom. Walsingharn, Hist. anglic.,
apud Camden, Anglica, Hibernica, etc., p. 248.
[63] Froissart, vol. II, chap. LXXVI, p. 137.
[64] Froissart, vol. II, chap. LXXVI, p. 137.
[65]
Froissart, vol. II, chap. LXXVI, p. 137. — Thom. Walsingharn, Hist. anglic., apud Camden,
Anglica, Hibernica, etc., p. 249.
[66] Froissart, vol. II, chap. LXXVI, p. 138.
[67] Froissart, vol. II, chap. LXXVII, p. 139.
[68] Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ, t. III, p. 124, ed. de La Haye.
[69]
Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II,
col. 2636 et 2637.
[70] Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II, col. 2636 et 2637.
[71] Froissart, vol. II, chap. LXXVII, p. 142.
[72]
Thom. Walsingham, Hist.
anglic., apud Camden, Anglica, Hibernica, etc., p. 253.
[73] Froissart, vol. II, chap. LXXVII, p. 142 et 143.
[74]
Thom. Walsingham, Hist.
anglic., apud Camden, Anglica, Hibernica, etc., p. 254.
[75] Froissart, vol. II, chap. LXXVII, p. 143.
[76]
Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II,
col. 2637.
[77] Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ, t. III, pars III, p. 124, ed. de La Haye.
[78] Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II, col. 2643 et 2644.
[79] Henrici Knyghton, de Event. angl., lib. V, apud Hist. anglic. Script., t. II, col. 2643 et 2644.
[80] Voyez Hallam's Europe in middle
ages.
[81] Elle était écrite en latin, sous le titre de Vox clamantis.
[82] Froissart, liv. II, ch. CLXXXVIII.
[83] Thom. Walsingham, Hist. anglic.,
apud Camden, Anglica, Hibernica, etc., p. 268.
[84] Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ, passim.
[85] Chron. saxon., ed. Gibson, passim.
[86] Voyez Hallam's Europe in middle ages.
[87] Rymer, Charta Edwardi III.
[88] Ranulph. Hygden., Polychron., apud Rer. anglic. Script., p. 210, ed. Gale.
[89] Introduction du roman d'Arthur et Merlin, cité par Walter Scott ; Sir Tristrem, introduction, p. XXX.
[90] C'est ce que montre un poème politique écrit sous le règne d'Édouard II, et dans lequel les vers français et anglais riment ensemble aussi bien que peuvent s'accorder les consonances des deux langues :
L'en puet fere et defere, ceo fait-il trop sovent ;
It nis nouther wel ne faire, therfore
Engeland is shent.
The
political songs of England, edited by Thomas Wright, p. 253.
[91] Introduction du roman d'Arthur et Merlin, cité par Walter Scott ; Sir Tristrem, introduction, p. XXX.
[92] Introduction du roman d'Arthur et Merlin, cité par Walter Scott, Sir Tristrem, introduction, p. XXX.
[93] Prologue to the Canterbury Tales.
[94] Ranulph. Hygden., Polychron., apud Rer. anglic. Script., p. 210, ed. Gale.
[95] Ranulph. Hygden., Polychron., apud Rer. anglic. Script., p. 210, ed. Gale.
[96] Troilus and Creseide, liv. V, vers 1796.
[97] Voyez Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ. — Monasticon anglicanum. — Mémoires de Philippe de Comines.
[98] Mémoires de Philippe de Comines, p. 97.
[99] Madox, Formulare anglicanum, p. 235. — Dans les anciens actes français, on datait à la fois de l'ère chrétienne et de la conquête : L'an d'el incarnation 1233, del conquest de Engleterre centisme sexante setime.