I. — Les Normands et les Bretons du continent ; les Angevins et les populations de la Gaule méridionale. Vers la fin du règne de Henri II, et quelques mois après la mort de son second fils, Geoffroy, comte ou duc de Bretagne, il arriva un événement de peu d'importance en lui-même, mais qui devint la cause ou du moins l'occasion de grandes révolutions politiques. La veuve du comte Geoffroy, Constance, femme de race bretonne[1], accoucha d'un fils que son aïeul paternel, le roi d'Angleterre, voulut faire baptiser sous le nom de Henri. Mais les Bretons qui entouraient la mère s'opposèrent tous à ce que l'enfant qui devait être un jour leur chef reçût son nom d'un étranger[2] ; ils l'appelèrent par acclamation Arthur, et le baptisèrent sous ce nom, presque aussi populaire chez eux que chez les Cambriens. Le roi d'Angleterre prit ombrage de cet acte de volonté nationale, et, n'osant enlever aux Bretons leur Arthur, il maria de force la mère à l'un de ses officiers, Renouf, comte de Chester, qu'il fit duc de Bretagne, au détriment de son propre petit,-fils, devenu suspect â ses yeux parce que la nation bretonne l'aimait. Mais cette nation, peu de temps après, chassa Renouf de Chester, et proclama chef du pays le fils de Constance, encore en bas âge. Ce second acte de volonté nationale, plus sérieux que le premier, attira aux Bretons la guerre avec le roi Richard, successeur de Henri II. Mais, pendant qu'ils combattaient pour leur cause et celle du jeune Arthur, cet enfant, dirigé par sa mère, s'isola d'eux, et tantôt passa du côté du roi d'Angleterre, son parent, tantôt se livra au roi de France, qui, sous des dehors d'amitié, nourrissait à l'égard de la Bretagne les mêmes projets que l'autre roi. Les vues ambitieuses du roi de France étaient secondées alors en Bretagne, et même aussi dans presque toutes les provinces occidentales de la Gaule, par une lassitude générale de la domination anglo-normande. Non-seulement les Poitevins, qui étaient depuis cinquante ans en révolte continuelle, mais les Manceaux, les Tourangeaux, et même les Angevins, à qui leurs propres comtes, depuis qu'ils étaient rois d'Angleterre, étaient devenus presque étrangers, aspiraient à un grand changement. Sans désirer autre chose qu'une administration plus dévouée à leurs intérêts nationaux, ils allaient au-devant de la politique du roi de France, et se prêtaient imprudemment à le servir pour être soutenus par lui contre le roi d'Angleterre. De toutes les provinces continentales soumises aux Normands, la Guienne seule ne montrait point alors d'aversion décidée pour eux, parce que la fille de ses anciens chefs nationaux, Éléonore, veuve de Henri II, vivait encore, et tempérait, par son influence, la dureté du gouvernement étranger. Lorsque le roi Richard eut été tué en Limousin d'un coup d'arbalète, la révolution qui se préparait depuis longtemps, et que la crainte de son activité militaire avait retardée, éclata presque aussitôt. Son frère Jean fut reconnu sans aucun débat roi d'Angleterre, duc de Normandie et d'Aquitaine ; mais l'Anjou, le Maine et la Touraine, se séparant à la fois de la cause normande, prirent pour seigneur le jeune duc de Bretagne. Les Poitevins partagèrent cette défection, et formèrent avec leurs voisins du nord et de l'ouest une ligue offensive et défensive. A la tête de cette ligue figurait le peuple breton, malheureusement représenté par un enfant et une femme, qui, tremblant de tomber entre les mains du roi d'Angleterre, livrèrent au roi de France, Philippe II, tout ce que le courage populaire avait reconquis sur les Anglo-Normands dans les divers pays confédérés, et reconnurent sa suzeraineté sur l'Anjou, le Maine et la Bretagne. Philippe, que les Français surnommaient Auguste, fit démanteler les villes et raser les forteresses que ses nouveaux vassaux lui avaient ouvertes. Quand le jeune Arthur, son homme-lige et son prisonnier volontaire, lui adressait, au nom des peuples qui s'étaient fiés à lui, quelques remontrances sur cette conduite : Est-ce que je ne suis pas libre, répondait le roi, de faire ce qu'il me plaît sur mes terres ?[3] Arthur s'aperçut bientôt de la faute qu'il avait commise en se mettant à la merci de l'un des deux rois pour échapper à l'autre. Il s'enfuit de Paris ; mais ne sachant où aller, il se livra au roi Jean, son oncle, qui lui fit beaucoup de caresses et se préparait à l'emprisonner, lorsque le jeune duc en fut averti et revint au roi de France. Celui-ci désespérait déjà de conserver ses nouvelles provinces contre le gré dés habitants et en dépit du roi d'Angleterre. Il voulait faire avec ce dernier une paix avantageuse, et pour l'obtenir il lui sacrifia son hôte et son protégé, qu'il contraignit de prêter au roi Jean le serment d'hommage pour l'Anjou, le Maine et la Bretagne. Philippe, en retour de ce bon office, obtint la paix, trente mille marcs d'argent, plusieurs villes, et la promesse que si Jean mourait sans enfants, il hériterait de toutes ses possessions du continent. En vertu de ce traité, les garnisons françaises d'Anjou et du Maine furent relevées par des troupes normandes et par des Brabançons à la solde du roi d'Angleterre. Pendant que Philippe-Auguste dépouillait ainsi le jeune Arthur de son héritage, il le faisait élever à sa cour avec ses propres fils, et le ménageait pour le cas possible d'une nouvelle rupture avec le roi Jean. Cette rupture éclata bientôt à l'occasion d'un soulèvement général des Poitevins sous la conduite de Hugues le Brun, comte de la Marche, à qui le roi d'Angleterre avait enlevé sa fiancée. Tous les barons du Poitou et ceux d'une partie du Limousin se conjurèrent ; et dès que le roi de France les vit compromis, espérant profiter de tout ce qu'a oseraient faire, il rompit subitement la paix et se déclara pour eux, a condition qu'ils lui prêteraient le serment de foi et d'hommage. Aussitôt il fit reparaître Arthur sur la scène politique, lui donna en mariage sa fille Marie, âgée de cinq ans, le fit proclamer comte des Bretons, des Angevins et des Poitevins, et l'envoya à la tête d'une armée conquérir les villes du Poitou qui tenaient encore pour le roi d'Angleterre. Les Bretons firent alliance avec les insurgés poitevins, et promirent de leur envoyer cinq cents chevaliers et quatre mille fantassins. En attendant ce renfort, le nouveau comte de Poitou mit le siège devant la ville de Mirebeau, t quelques lieues de Poitiers, où, par un hasard qui devint fatal aux assiégeants, la veuve de Henri II se trouvait alors renfermée. La ville fut prise sans beaucoup de résistance ; mais Éléonore d'Aquitaine se retira dans le château, qui était très-fort, pendant qu'Arthur et les Poitevins occupaient la ville. Ils étaient dans la plus grande sécurité, lorsque le roi Jean, stimulé par le désir de délivrer sa mère, après une marche rapide, parut subitement aux portes de Mirebeau, et fit prisonnier Arthur avec la plupart des chefs de l'insurrection. Il les emmena en Normandie, et bientôt après Arthur disparut sans que personne pût savoir de quelle manière il avait péri. Parmi les Normands, qui n'avaient point contre le roi d'Angleterre de haine ni de répugnance nationale, les uns disaient qu'il était mort de maladie au château de Rouen, d'autres qu'il s'était tué en voulant s'échapper par-dessus les murs de la ville. Les Français, animés par l'esprit de rivalité politique, assuraient que le roi Jean avait poignardé son neveu de sa propre main, un jour qu'il passait la Seine avec lui dans un bateau. Enfin les Bretons, qui avaient placé sur la tête du jeune Arthur toutes leurs espérances de liberté, adoptèrent une version a peu près semblable, mais en changeant le lieu de la scène, qu'ils plaçaient près de Cherbourg, sur le bord de la mer[4]. La mort d'Arthur, quelle qu'en ait été la cause, fit grand bruit surtout en Bretagne, où elle fut regardée comme, une calamité nationale. La même ardeur d'imagination qui avait fait croire aux Bretons que leur destinée future était liée à celle de cet enfant, les jeta dans une affection exagérée pour le roi de France, parce qu'il était l'ennemi du meurtrier d'Arthur. C'est à lui qu'ils en appelaient pour demander vengeance, promettant de l'aider de tous leurs moyens dans ce qu'il entreprendrait contre le roi d'Angleterre. Jamais roi de France n'avait trouvé une aussi belle occasion de se rendre maître de ces Bretons, si attachés à leur indépendance[5]. Philippe accueillit, comme suzerain, la plainte des seigneurs et des évêques de Bretagne sur le meurtre de leur jeune duc, et cita le roi d'Angleterre, son vassal pour la Normandie, à Comparaître devant la cour des barons de France, qu'on commençait à nommer pairs, d'un- nom emprunté aux romans sur la vie de Charlemagne. Le roi Jean, comme on s'y attendait, ne comparut pas devant les pairs, et fut condamné par eux. Toutes les terres qu'il tenait du royaume de France furent déclarées forfaites, et les Bretons invités à prendre les armes pour assurer l'exécution de cette sentence, qui ne devait avoir d'effet qu'autant qu'elle serait suivie d'une conquête. La conquête se fit, non par les seules forces du roi de France, non par l'autorité des arrêts de sa cour des pairs ; mais par la coopération, d'autant plus énergique qu'elle était volontaire, des populations voisines et ennemies des Normands. Philippe-Auguste n'eut besoin : que de paraître sur la frontière du Poitou, pour qu'un soulèvement universel lui ouvrit presque toutes les places fortes ; et, quand il revint attaquer la Normandie, les Bretons en avaient déjà envahi et occupé une grande partie. Ils enlevèrent d'assaut le mont Saint-Michel, s'emparèrent d'Avranches, et brûlèrent toutes les bourgades situées entre cette ville et Caen. Le bruit de leurs ravages et la terreur qu'ils inspiraient contribuèrent puissamment aux succès du roi de France, qui, avec les Manceaux et les Angevins, s'avançant du côté de l'est, prit Andelys, Évreux, Domfront, Lisieux, et fit à Caen sa jonction avec l'armée bretonne. C'était la première fois que la Normandie se voyait attaquée avec tant de concert par toutes les populations qui l'environnaient, au sud, à l'est et au nord ; et c'était aussi la première fois qu'elle avait un chef d'une indolence et d'une inhabileté pareilles à celles du roi Jean. Il chassait ou se divertissait pendant que Philippe et ses alliés prenaient, les unes après les autres, toutes les bonnes villes et toutes les forteresses du pays : en moins d'une année, il ne lui resta plus que Rouen, Verneuil et Château-Gaillard. Le peuple de Normandie faisait, quoique inutilement, de grands efforts pour repousser les envahisseurs ; il ne leur céda que faute de secours, et parce que ses frères d'origine, les Normands d'Angleterre, en sûreté derrière l'Océan, s'inquiétaient peu de le tirer d'un péril qui n'était pas à craindre pour eux. D'ailleurs, se trouvant, par suite de leur conquête, au-dessus de la condition populaire, ils sympathisaient peu avec les bourgeois et les paysans de l'autre côté de la mer, quoique issus des mêmes ancêtres qu'eux ? Les bourgeois de Rouen souffrirent toutes les extrémités de la famine avant de songer à capituler ; et, quand les vivres leur manquèrent tout à fait, ils conclurent avec le roi de France une trêve de. trente jours, à l'expiration de laquelle ils devaient se rendre s'ils n'étaient pas secourus. Dans l'intervalle, ils envoyèrent quelques-uns des leurs en Angleterre auprès du roi Jean, lui apprendre à quelle nécessité ils étaient réduits. Ces envoyés trouvèrent le roi jouant aux échecs ; il ne quitta point son jeu et ne leur répondit pas une parole avant que la partie fût achevée, et alors il leur dit : Je n'ai aucun moyen de vous secourir dans le délai convenu ; ainsi faites du mieux que vous pourrez[6]. La ville de Rouen se rendit ; les deux places qui résistaient encore suivirent le même exemple, et la conquête de tout le pays fut accomplie. Cette conquête, moins dure pour les Normands que ne l'avait été pour les Saxons celle de l'Angleterre, ne fut pourtant pas sans humiliation et sans misère. Les Français firent raser les murailles de beaucoup de villes, et contraignirent les citoyens de Rouen de démolir, à leurs propres frais, leurs anciennes fortifications, et. de bâtir une nouvelle tour dans un lieu plus commode aux vainqueurs[7]. La vanité nationale des Bretons fut sans doute flattée, quand ils virent leurs vieux ennemis, ceux qui avaient porté les premiers coups à leur indépendance nationale, subjugués à leur tour par un pouvoir étranger. Mais cette misérable satisfaction fut tout le fruit qu'ils retirèrent des victoires qu'ils avaient remportées pour le roi de France. Bien plus, en contribuant à mettre leurs voisins sous le joug, ils s'y étaient mis eux-mêmes ; et il leur devenait désormais impossible de rejeter la domination d'un roi qui les cernait de toutes parts, et joignait à ses anciennes forces toutes celles de la Normandie. La gêne de la suprématie française s'aggrava pour eux de plus en plus ; ils le sentirent et voulurent plusieurs fois, mais en vain, renouer alliance avec le roi d'Angleterre. Pour s'étourdir en quelque façon sur la perte de leur liberté nationale, ils aidèrent, avec une sorte de fureur, les rois de France à détruire entièrement celle des populations voisines du cours de la Loire. Ils travaillèrent à l'agrandissement de la monarchie française, et, en même temps, surent maintenir avec assez de succès le reste de leurs anciens droits contre les envahissements administratifs de cette puissante monarchie. Parmi les populations de la Gaule, les Bretons furent peut-être, à toutes les époques, celle qui montra au plus haut degré le besoin d'action politique. Cette disposition' native est loin d'être éteinte chez eux, comme l'atteste la part active qu'ils ont prise, dans un sens ou dans l'autre, à des révolutions récentes. Après avoir concouru avec les Bretons à la ruine de la Normandie, les Angevins perdirent, par suite de cet événement, tout reste d'existence nationale ; les Manceaux ne regagnèrent jamais l'indépendance que les Normands leur avaient enlevée. Les comtes d'Anjou furent remplacés par des sénéchaux du roi de France, et la domination de ce roi s'étendit dès lors au delà de la Loire jusqu'en Poitou. Les riches Poitevins n'avaient plus la liberté de marier leurs filles sans la permission des Français[8]. Sous ce joug, nouveau pour eux, ils se repentirent d'avoir répudié le patronage du roi d'Angleterre, et entamèrent avec lui des négociations auxquelles prirent part les mécontents de l'Anjou et du Maine. Une insurrection générale se préparait dans ces trois provinces, lorsque le gain de la célèbre bataille de Bovines, en assurant la fortune du royaume de France, intimida les conjurés[9]. Les Poitevins osèrent seuls tenir à leur première résolution et se soulever contre le roi Philippe, sous les mères chefs qui avaient fait avec lui et pour lui la guerre contre le roi Jean. Mais Philippe les écrasa bientôt, à l'aide de ceux qui avaient craint de lui tenir tête, des Angevins, des Manceaux, des Tourangeaux et des Bretons, et il porta ses conquêtes vers le sud jusqu'à la Rochelle. Ainsi, ces malheureuses populations, faute de s'entendre et de s'aimer, tombèrent sous le joug l'une après l'autre, et la chute de la puissance normande rompant l'espèce d'équilibre au moyen duquel les contrées méridionales étaient demeurées indépendantes, le mouvement fut donné pour que, tôt ou tard, mais infailliblement, la Gaule entière devint française. Le retour de la Normandie sous le pouvoir des rois
d'Angleterre pouvait seul arrêter cette impulsion des choses ; mais
l'impéritie du roi Jean et l'habileté de Philippe-Auguste firent que rien de
pareil n'eut lieu, malgré le mécontentement du pays. Quoique
le joug du roi fût léger, dit un poète du treizième siècle, la Neustrie s'indigna longtemps d'y être soumise[10] ; et cependant, voulant être bon pour ceux qui lui
souhaitaient cari final, il n'abolit pas leurs anciennes lois, et ne leur
donna pas lieu de se plaindre d'être gênés par les coutumes étrangères.
Il ne se fit point en Normandie de grande révolte
contre les Français. Tout le mécontentement populaire s'exhalait en propos
individuels, en regrets du temps passé, et surtout' du roi Richard au cœur de
lion, qu'aucun Français n'avait jamais égalé, disaient les soldats normands
dans le camp même du roi de France[11]. La nullité
politique où tomba tout d'un coup cette nation si renommée par son courage et
son orgueil, peut être attribuée à cet orgueil même, qui l'empêcha de
solliciter du secours auprès de ses anciens sujets de Bretagne, ou de traiter
avec eux pour former une ligue offensive contre 'l'oppresseur commun. D'un
autre côté, l'espoir que les Normands conservaient dans la population qui
dominait en Angleterre, et l'ancienne sympathie de parenté entre eux et cette
population de gentilshommes, durent s'éteindre rapidement. Lorsque les cieux
pays eurent cessé d'être réunis sous le même sceptre, les seuls habitants de
l'Angleterre avec lesquels le peuple de Normandie eût des relations
fréquentes étaient des marchands, hommes de race, anglaise, parlant une
langue étrangère pour les Normands, qui d'ailleurs nourrissaient contre eux
un sentiment hostile, celui de la rivalité commerciale. Les anciens liens ne
pouvaient donc manquer de se rompre entre la Grande-Bretagne et la Neustrie,
tandis qu'il s'en formait chaque jour de nouveaux entre cette dernière
contrée et la France, où la masse du peuple parlait le même langage que les
Normands, et portait tous les signes d'une commune origine : car il
n'existait plus depuis longtemps en Normandie aucun vestige de la race
danoise. Toutes ces causes firent que, moins d'un siècle après la conquête de Philippe-Auguste, on vit les Normands épouser sans scrupule et avec ardeur l'inimitié des rois de France contre l'Angleterre. Dès l'année 1240, quelques-uns d'entre eux s'unirent aux Bretons pour faire des courses sur mer contre les vaisseaux anglais. A chaque guerre qui s'éleva ensuite entre les deux pays, une foule de corsaires, partis de Normandie, essayaient des descentes sur la côte méridionale d'Angleterre, pour ravager et faire du butin. La ville de Dieppe était surtout fameuse pour ces sortes d'armements. Enfin, lorsque la grande querelle de succession, qui occupa tout le quatorzième siècle, eut éclaté entre les rois Philippe V et Édouard III, les Normands conçurent un projet qui ne tendait à rien moins qu'à une nouvelle conquête de l'Angleterre, conquête aussi absolue et plus méthodique peut-être que celle de Guillaume le Bâtard. La royauté et toutes les propriétés publiques étaient adjugées d'avance au chef de l'expédition. Tous les domaines des barons et des nobles d'Angleterre devaient appartenir aux gens titrés, les biens des non-nobles aux villes, et ceux des églises au clergé de Normandie[12]. Ce projet, qui devait rabaisser, après trois siècles de possession, les conquérants de l'Angleterre à l'état où eux-mêmes avaient placé les Anglais de race, fut rédigé dans le plus grand détail, et présenté au roi Philippe de Valois, à son château de Vincennes, par les députés de la nation normande. Ils lui demandèrent de mettre son fils, qui était leur duc, à la tête de l'entreprise, et offrirent de tout exécuter à leurs propres dépens, n'exigeant du roi que la simple assistance d'un allié en cas de revers. Cet accord ayant été conclu, l'acte en fut gardé à Caen ; mais des circonstances, que l'histoire du temps ne détaille pas, retardèrent l'exécution. Rien n'était encore commencé, lOrsqu'en l'année le roi d'Angleterre débarqua au cap de la Rogue, pour s'emparer du pays qu'il appelait son domaine héréditaire[13]. Les Normands, attaqués à l'improviste, ne résistèrent pas plus à l'armée anglaise que les Anglo-Normands n'eussent peut-être fait si l'invasion projetée avait eu lieu. On ferma les villes, on coupa les ponts, on détruisit les routes ; mais rien ne put arrêter la marche de cette armée dont tous les chefs supérieurs, jusqu'au roi inclusivement, ne parlaient d'autre langue que le français avec l'accent de Normandie. Malgré cette conformité de langage, aucune sympathie nationale ne se réveilla en leur faveur, et les villes qui ouvrirent leurs portes ne le firent que par nécessité. Ils prirent en peu de temps Barfleur, Carentan et Saint-Lô. Dans les rapports officiels, rédigés en langue française, qu'ils envoyaient en Angleterre, ils comparaient ces villes, pour la grandeur et la richesse, à celles de Sandwich, de Leicester et de Lincoln, dont ils travestissaient encore le nom en celui de Nicole[14]. A Caen, où ils visitèrent, en grande cérémonie, le tombeau de Guillaume le Conquérant, auteur de la fortune de leurs aïeux, ils trouvèrent, parmi les chartes de la ville, l'original du traité conclu entre les Normands et le roi de France pour une nouvelle conquête, et en furent tellement irrités, qu'ils ordonnèrent le pillage et le massacre des habitants. Ensuite, pillant toujours, ils se dirigèrent vers l'ancienne frontière de France, du côté de Poissy ; où ils entrèrent ; puis ils allèrent en Picardie, où se livra entre eux et les Français la fameuse bataille de Crécy. Le plan d'invasion trouvé à Caen fut envoyé aussitôt en Angleterre, et lu publiquement dans toutes les villes, afin d'exaspérer l'esprit du peuple contre le roi de France et contre les Français, dont les Normands n'étaient déjà plus distingués. A Londres, l'archevêque de Canterbury fit lecture de cette pièce au sortir de l'office, devant la croix du cimetière de Saint-Paul. Comme elle était rédigée en langue française, tous les nobles présents purent la comprendre ; mais ensuite on la traduisit en anglais pour les gens de basse condition[15]. Cette lecture et d'autres moyens qu'on employa pour exciter les Anglais à soutenir la querelle de leur roi ne furent point sans effet sur eux. Les passions ambitieuses du maître se changèrent, dans l'esprit des sujets, en aversion irréfléchie contre tout le peuple de France, qui leur rendit haine pour haine. Il n'y eut qu'une seule classe d'hommes dans les deux pays que n'atteignit point cette frénésie : c'était celle des pauvres pêcheurs de marée des bords de l'Océan. Anglais ou Français, durant la plus grande chaleur des guerres, ils ne se firent jamais aucun mal, ne se guerroyant jamais, dit un historien du quatorzième siècle, mais plutôt s'entr'aidant les uns et les antres, vendant et achetant sur mer, l'un à l'autre, quand les uns avoient fait meilleure pèche[16]. Par une destinée bizarre, pendant que la Normandie, l'ancienne patrie des rois et des grands d'Angleterre, devenait pour eux un pays ennemi, l'Aquitaine, depuis la mer de la Rochelle jusqu'aux Pyrénées, demeurait soumise à leur autorité sans répugnance apparente. On a vu plus haut comment ce pays avait été retenu sous la domination anglo-normande par l'influence de la duchesse Éléonore, veuve de Henri II. Après la mort de cette princesse, les Aquitains gardèrent leur foi à son petit-fils, par crainte de tomber sous la seigneurie du roi de France, qui, maître du Poitou, était devenu leur voisin immédiat. Suivant une règle de politique observée au moyen âge, ils préféraient, indépendamment de toute autre considération, avoir pour seigneur un roi qui fût loin d'eux. D'ordinaire, en effet, le suzerain éloigné laissait le pays se gouverner lui-même, selon ses coutumes locales, et Par des hommes nés dans son sein, ce que ne permettait guère un prince régnant sur une contrée voisine. Le foyer de puissance royale, conservé au sud-ouest de la Gaule, aurait peut-titre servi longtemps d'appui contre le roi de France aux populations méridionales encore indépendantes, si un événement imprévu n'eût ruiné tout à coup les forces du pays situé entre la Méditerranée, le Rhône et la Garonne. Le comté de Toulouse et les grandes seigneuries qui en dépendaient au treizième siècle, par alliance ou par vasselage, surpassaient de beaucoup en civilisation toutes les autres parties de l'ancien territoire gaulois. On y faisait un grand commerce avec les ports de l'Orient ; les villes de ce pays avaient là même formé de constitution municipale, la même liberté que les grandes communes italiennes, qu'elles imitaient jusque dans l'apparence extérieure. Chaque riche bourgeois se faisait bâtir une maison flanquée de tours[17], et tout fils de bourgeois devenait, sil le voulait, chevalier, et joutait aux tournois comme un noble. Ce penchant à l'égalité, qui était un objet de scandale pour la 'noblesse de France, de Bourgogne et d'Allemagne, ouvrant une communication libre entre toutes les classes d'habitants, donnait à l'esprit des riverains de la Méditerranée une activité qu'ils exerçaient dans tous les genres de culture intellectuelle. Ils possédaient la littérature la plus raffinée de toute l'Europe, et leur idiome littéraire, était classique en Italie et en Espagne. Malheureusement pour eux, ce qu'ils avaient d'imagination et de liberté dans la pensée les égara en religion, presque à leur insu, hors des voies du christianisme. Sans se révolter ouvertement contre l'Église catholique, sans mesurer d'abord l'énormité de leur dissidence avec elle, ils adoptèrent, dans le cours du douzième siècle, des opinions nouvelles de réforme morale bizarrement unies à d'anciens dogmes contraires à la foi orthodoxe. L'Église, alarmée de voir croître et s'étendre l'hérésie des Gaulois méridionaux, employa d'abord les ressources de sa puissante organisation pour en arrêter les progrès. Mais c'était en vain que les courriers pontificaux apportaient à Alby, à Toulouse et à Narbonne des bulles d'excommunication et d'anathème contre les ennemis de la foi romaine. L'hétérodoxie avait gagné jusqu'aux desservants des églises où ces bulles devaient être fulminées, et les évêques eux-mêmes, quoique plus fermes dans la discipline catholique, étaient sans pouvoir,. ne savaient que résoudre, et subissaient l'influence d'un entraînement universel. Ce grand schisme, auquel avaient part toutes les classes et tous les rangs de la société, semblait ne pouvoir être éteint que par un coup frappé sur la population en masse, que par une guerre d'invasion qui ruinât l'ordre social d'où provenaient son indépendance d'esprit et sa civilisation précoce...C'est ce que le pape Innocent III entreprit dans les premières années du treizième siècle. Abusant de l'exemple des croisades contre les Sarrasins, il en fit prêcher une contre les habitants du comté de Toulouse et du diocèse d'Alby, et publia par toute l'Europe que quiconque s'armerait pour leur faire la guerre obtiendrait la rémission de ses péchés et une part des biens des hérétiques[18]. Malheureusement l'époque était favorable pour cette croisade de chrétiens contre chrétiens. Les conquêtes du roi de France en Normandie, en Anjou et en Aquitaine avaient causé dans ces différents pays la ruine ou le bannissement de beaucoup d'hommes, et augmenté ainsi le nombre des chevaliers sans avoir et des coureurs d'aventures. Le pèlerinage contre les Albigeois — ce fut le nom de cette guerre — promettait moins de risque et un profit plus certain que la croisade contre les Arabes. Aussi l'armée des nouveaux pèlerins s'éleva-t-elle en peu de temps au nombre de cinquante mille hommes de tout rang et de toute nation, mais surtout Français et Flamands. Le roi de France envoya quinze mille soldats, et celui d'Angleterre laissa enrôler en Guyenne un corps de troupes sous la conduite de l'archevêque de Bordeaux. Il serait trop long de raconter en détail toutes les barbaries des croisés au sac de Béziers, de Carcassonne, de Narbonne et des autres villes mises au ban de l'Église ; de dire comment les habitants furent massacrés sans distinction d'âge ou de sexe, de catholiques ou d'hérétiques. Pauvres villes, s'écrie un poète témoin de ces désastres, en quel état je vous ai vues autrefois, et maintenant qu'est-ce de vous ![19] De la Garonne à la Méditerranée, tout le pays fut ravagé et saunais ; et le chef de l'armée conquérante, Simon de Montfort, n'osant garder pour lui seul de si vastes domaines, en fit hommage au roi de France. A mesure eue les croisés, dont le nombre s'augmentait toujours, faisaient de nouvelles conquêtes, la suzeraineté de ce roi s'étendait davantage au midi de la Gaule. Le comté de Toulouse et les territoires d'Agen, de Carcassonne et de Béziers, après trois siècles d'indépendance, furent ainsi rattachés au royaume qui jadis les avait possédés. Un traité conclu dans un moment de détresse entre l'héritier de Simon de Montfort et le successeur de Philippe-Auguste changea bientôt en souveraineté directe cette suprématie féodale. Pour s'assurer pleinement cette immense acquisition, Louis VIII leva une armée, prit la croix, et se dirigea vers le Midi. Il passa, non sans résistance, le Rhône au pont d'Avignon, prit Beaucaire et Nimes, qu'il réunit sous l'autorité d'un sénéchal, plaça de même un sénéchal à Carcassonne, et marcha sur Toulouse, dont les habitants étaient alors en pleine révolte contre les croisés et contre lui. La haine du nom français était la passion nationale des nouveaux sujets du roi de France ; jamais ce nom ne sortait de leur bouche sans quelque épithète injurieuse[20]. Les troubadours, dans leurs sirventes, souhaitaient que le fils du comte de Toulouse, à l'aide du roi d'Aragon, vint reprendre son héritage et se faire un pont de cadavres français[21]. Durant la minorité qui suivit la mort du roi Louis VIII, il se forma une grande confédération depuis le cours de la Vienne jusqu'au pied des Pyrénées, pour repousser les Français dans leurs anciennes limites. Les chefs des vallées où coule l'Ariège et où l'Adour prend sa source, les comtes de Foix et de Comminges, firent alliance avec les comtes de la Marche et les Châtelains du Poitou. Le roi d'Angleterre osa prendre un parti décisif, parce qu'il ne s'agissait plus de s'opposer à un pèlerinage contre l'hérésie, mais au pouvoir politique des rois de France. Néanmoins cette tentative eut peu de succès ; le clergé, catholique, pour la domination française, effraya les confédérés, en les menaçant d'une nouvelle croisade, et réprima les mouvements des Toulousains, au moyen de la redoutable police instituée alors sous le nom d'inquisition. Fatigué d'une lutte désespérée, l'héritier des anciens comtes de Toulouse fit une paie définitive avec le roi Louis IX, et lui céda tous ses droits par un traité qui fut loin d'être volontaire. Le roi donna le comté de Toulouse à son frère Alphonse, déjà comte de Poitou, au même titre et contre le gré du pays. Malgré ces accroissements, le royaume de France n'atteignit point encore, du côté du sud, les limites où tendait l'ambition de ses rois, nourrie par les souvenirs populaires du règne de Charlemagne. La bannière aux. fleurs de lis d'or ne fut point plantée sur les Pyrénées, et les chefs des populations qui habitaient le pied ou la pente de ces montagnes restèrent libres de porter leur hommage à qui ils voulaient. Les uns, il est vrai, l'offrirent au roi de France ; mais d'autres, en plus grand nombre, gardèrent fidélité aux rois d'Aragon ou de Castille, ou bien à celui d'Angleterre, et d'autres encore demeurèrent sans suzerain, ne voulant tenir que de Dieu seul. Pendant que l'un des frères de Louis IX gouvernait les comtés de Toulouse et de Poitou, l'autre, nommé Charles, était comte de l'Anjou et du Maine. Jamais famille de roi français n'avait réuni une semblable puissance ; car ii ne faut pas prendre les rois des Franks pour des rois de France. Les limites de ce royaume, autrefois borné par la Loire, s'étendaient déjà, au milieu du treizième siècle, jusqu'à la Méditerranée ; elles touchaient, du côté du sud-ouest, aux possessions du roi d'Angleterre en Guyenne, et par le sud-est au territoire indépendant qui portait le vieux nom de Provence[22]. Vers cette époque, le comte de Provence, Rémond Béranger, mourut, laissant une fille unique appelée Béatrix, sous la tutelle de quelques-uns de ses parents. Les tuteurs, se voyant maîtres de la jeune fille et chi comté, offrirent au roi de France de lui céder l'une et l'autre pour Charles d'Anjou, son frère ; et le roi, ayant souscrit aux conditions proposées, fit d'abord avancer vers la Provence des troupes qui y entrèrent comme amies. Charles d'Anjou s'y rendit peu après, et on lui fit épouser Béatrix, sans trop la consulter sur ce choix. Quant aux gens du pays, leur aversion pour un comte étranger, et surtout de race française, n'était pas douteuse[23]. Ils avaient sous leurs yeux l'exemple de ce que leurs voisins de l'autre côté du Rhône souffraient sous le gouvernement des Français : Au lieu d'un brave seigneur, dit un poète contemporain, les Provençaux vont donc avoir un sire ; on ne leur laissera plus bâtir ni tours ni châteaux ; ils n'oseront plus porter la lance ni l'écu devant les Français. Puissent-ils mourir tous plutôt que de tomber en un pareil état ![24] Ces craintes ne tardèrent pas à se réaliser. Toute la Provence fut remplie d'officiers étrangers, qui, traitant les indigènes comme des sujets par conquête, levaient des impôts - énormes, confisquaient, emprisonnaient, mettaient à mort, sans procédure et sans jugement. Il n'y eut pas d'abord une résistance bien vive contre ces excès de pouvoir, parce que le clergé, se faisant, selon l'expression d'un vieux poète, pierre à aiguiser pour le glaive des Français[25], soutenait leur domination par la terrible menace d'une croisade. Les troubadours, habitués à servir dans tout le Midi d'organes aux intérêts patriotiques, prirent la tâche dangereuse de réveiller le peuple et de lui faire honte de sa patience. L'un d'eux, jouant sur le nom de son pays, disait qu'on ne devait plus l'appeler Proensa — le pays des preux —, mais Faillensa — le pays des lâches —, parce qu'il souffrait qu'une domination étrangère remplaçât son gouvernement national. D'autres poètes s'adressaient, dans leurs vers, au roi d'Aragon, l'ancien suzerain de la Provence, pour l'inviter à venir chasser les usurpateurs de ses terres. D'autres, enfin, excitaient le roi d'Angleterre à se mettre à la tête d'une ligue offensive contre les Français. Ils provoquaient une guerre à la faveur de laquelle ils espéraient opérer leur affranchissement. Que ne commence-t-on vite, disaient-ils, le jeu où maint heaume sera fendu, et maint haubert démaillé ?[26] Les choses en étaient à ce point lorsque le roi de France, partant pour la croisade en Égypte, emmena avec lui son frère, Charles d'Anjou. Bientôt la nouvelle se répandit que les deux frères avaient été faits prisonniers par les Sarrasins, et la joie fut universelle en Provence. On disait que Dieu avait opéré ce miracle pour sauver la liberté du pays. Les villes d'Aix, d'Arles, d'Avignon et de Marseille,. qui jouissaient d'une organisation presque républicaine, firent ouvertement des préparatifs de guerre, réparant leurs fortifications, rassemblant des vivres et des armes ; mais la prison de Charles d'Anjou ne fut pas de longue durée. A soli retour, il commença par faire dévaster toute la banlieue d'Arles, afin d'effrayer les citoyens ; puis il les tint bloqués avec une armée nombreuse, si longtemps, qu'après avoir beaucoup souffert, ils furent obligés de se rendre. Ainsi finit cette grande commune, aussi libre durant ses jours de prospérité que celles qui florissaient alors en Italie. Avignon, dont la constitution municipale ressemblait à celle d'Arles, ouvrit ses portes, au bruit de l'arrivée d'Alphonse, comte de Toulouse et de Poitiers, qui venait aider son frère à réduire les Provençaux[27]. A Marseille, les habitants de toutes conditions prirent les armes, et, se mettant en mer, attaquèrent les vaisseaux du comte. Mais le peu d'amitié qui régnait entre la haute bourgeoisie des villes et les seigneurs de terres et de châteaux produisit de funestes dissidences. Les Marseillais furent mal soutenus par cette classe d'hommes, dont une partie trouva plus chevaleresque de servir sous la bannière de l'étranger que de faire cause commune avec les amis de l'indépendance nationale. Réduits à leurs seules forces, ils obtinrent pourtant une capitulation favorable, mais que les agents français du comte violèrent bientôt sans scrupule. Leurs tyrannies et leurs exactions redevinrent si insupportables, que, malgré le péril, il y eut contre eux une émeute où tous furent saisis par le peuple, qui se contenta de les emprisonner. Les révoltés s'emparèrent du château Saint-Marcel, fermèrent les portes de la ville, et subirent un second siège, durant lequel les habitants de Montpellier, naguère ennemis des Marseillais par rivalité de commerce, profitèrent des derniers moments de leur propre indépendance pour secourir. Marseille contre les conquérants de la Gaule méridionale. Malgré ce secours, la ville, attaquée par des forces supérieures, fut obligée de se rendre. On enleva tout le matériel des arsenaux publics, et les citoyens furent désarmés. Un chevalier, nommé Boniface de Castellane, à la fois homme de guerre et poète, qui, par ses sirventes, avait excité le soulèvement des Marseillais[28], avait ensuite combattu parmi eux, fut pris et décapité, selon le récit de quelques historiens. Les châtelains et les seigneurs qui avaient abandonné la cause des villes, furent traités par le comte presque aussi durement que ceux qui l'avaient suivie. Il mit tous ses soins à les abaisser et à les appauvrir, et son autorité s'affermit par la misère et la terreur publique[29]. Les Provençaux ne recouvrèrent jamais leur ancienne liberté municipale, ni la haute civilisation et la richesse qui en étaient le fruit pour eux. Mais une chose remarquable, c'est qu'après deux siècles, l'extinction de la maison des comtes d'Anjou, sous laquelle ils avaient conservé au. moins une ombre de nationalité par une administration distincte de celle de la France, leur causa presque autant de déplaisir que l'avènement même de cette maison. Tomber soirs l'autorité immédiate des rois de France, après avoir été gouvernés par des comtes, parut aux habitants de la Provence, vers la fin du quinzième siècle, une nouvelle calamité nationale. C'est cette opinion populaire, plutôt que les qualités personnelles de René, surnommé le Bon, qui donna lieu au long souvenir conservé de lui par les Provençaux, et à l'idée exagérée de prospérité publique que la tradition attache encore à son règne. Ainsi furent agrégées au royaume de France toutes les provinces de l'ancienne Gaule situées à la droite et à la gauche du Rhône, hormis la Guyenne et les vallées du pied des Pyrénées. La vieille civilisation de ces provinces reçut un coup mortel par leur réunion forcée des pays bien moins avancés en culture intellectuelle, en industrie et en politesse. C'est la plus désastreuse époque dans l'histoire des habitants de la France méridionale, que celle où ils devinrent Français, où le roi, que leurs aïeux avaient coutume d'appeler le roi de Paris[30], commença à les nommer eux-mêmes ses sujets de la langue d'oc, par opposition aux anciens Français d'outre-Loire, qui parlaient la langue d'oui. Depuis ce temps, la poésie classique du Midi, et même la langue qui lui était consacrée, dépérirent en Languedoc, en Poitou, en Limousin, en Auvergne et en Provence. Des dialectes locaux, inélégants et incorrects, reparurent de toutes parts, et remplacèrent bientôt l'idiome littéral, cette belle langue des troubadours[31]. La juridiction des premiers sénéchaux des rois de France dans les pays de Langue-d'oc, bornée à l'ouest par celle des officiers du roi d'Angleterre en Aquitaine, ne s'étendit vers le sud que jusqu'aux vallons qui annoncent le voisinage de la grande chaîne des Pyrénées. C'est là que s'était arrêtée la conquête des croisés contre les Albigeois, parce que le profit d'une guerre dans un pays montagneux, hérissé de châteaux bâtis sur des rochers, comme des nids d'aigle, ne leur semblait pas proportionné aux dangers qu'elle devait offrir. Ainsi, sur la frontière méridionale des possessions des deux rois, il restait un territoire libre, s'étendant en longueur d'une mer à l'autre, et qui, fort rétréci à ses extrémités orientale et occidentale, atteignait vers son centre au confluent de l'Ariège et de la Garonne. Les habitants de ce territoire étaient divisés en seigneuries sous différents titres, comme l'avait été tout le Midi avant la conquête des Français ; et ces populations diverses offraient toutes, à l'exception d'une seule, dans leur langage et leur caractère, les signes d'une origine commune. Cette race d'hommes, plus ancienne que les races celtiques de la Gaule, avait probablement été refoulée dans les montagnes par une invasion étrangère, et, avec la partie occidentale des Pyrénées gauloises, elle en occupait aussi l'autre versant du côté de l'Espagne. Le nom qu'elle se donnait dans sa langue, différente de toutes les langues connues, était celui d'Escualdun, au pluriel Escualdunac. Au lieu de ce nom, les Romains avaient employé, on ne sait par quel motif, ceux de Vaques, Vasques ou Vascons, qui se sont conservés, avec certaines variations, d'orthographe, dans les langues néo-latines de l'Espagne et de la Gaule. Les Vasques ou Basques ne subirent jamais entièrement le joug de l'administration romaine, qui régissait tous leurs voisins, et ne quittèrent point, comme ces derniers, leur langage pour la langue latine, diversement altérée. Ils résistèrent de même aux invasions des peuples germaniques, et ni les Goths ni les Franks ne réussirent à les agréger d'une manière permanente à leur empire. Quand les Franks eurent occupé toutes les grandes villes des deux Aquitaines, les montagnards de l'ouest devinrent le centre et le point d'appui des nombreuses rébellions des habitants de la plaine. Les Basques s'allièrent ainsi contre les rois franks de la première et de la seconde race, avec les Gallo-Romains, qu'ils n'aimaient pas, et qu'ils avaient coutume de piller dans l'intervalle de ces alliances. C'est cette confédération, souvent renouvelée, qui fit donner le nom de Vasconie ou Gascogne à la partie de l'Aquitaine située entre les montagnes et la Garonne ; et la différence de terminaison au nominatif et aux cas obliques, dans le même mot latin, amena la distinction des Basques et des Vascons ou Gascons[32]. En se plaçant à la tête de la grande ligue des indigènes de la Gaule méridionale contre les conquérants du Nord, les Basques paraissent avoir eu seulement pour objet leur propre indépendance ou le profit matériel de la guerre, et nullement d'établir dans la plaine leur domination politique et de fonder un État nouveau. Soit amour exclusif pour leur pays natal, et mépris pour la terre étrangère, soit disposition d'esprit particulière, l'ambition et le désir de la renommée ne furent jamais leurs passions dominantes. Pendant qu'a l'aide des révoltes, auxquelles ils avaient si puissamment coopéré, se formaient, pour de nobles familles de l'Aquitaine, les comtés de Foix, de Comminges, de Béarn, de Guyenne et de Toulouse, eux, ne voulant pas plus être maîtres qu'esclaves, restèrent peuple, mais peuple libre dans leurs montagnes et leurs vallées. Ils poussèrent l'indifférence politique jusqu'à se laisser englober nominalement dans le territoire du comte de Béarn et dans celui du roi de Navarre, hommes de race étrangère pour eux, auxquels ils permettaient de s'intituler seigneurs des Basques, pourvu toutefois que cette seigneurie n'eût rien de réel ni d'effectif[33]. C'est dans cet état qu'ils apparaissent au treizième siècle, ne se mêlant point, comme nation, aux affaires des pays voisins ; divisés, sous deux suzerainetés différentes, par longue habitude, par insouciance, non par contrainte, et ne cherchant point à se réunir en un seul corps de peuple. S'ils montraient de, l'opiniâtreté, c'était pour le maintien de leurs coutumes héréditaires et des lois décrétées dans leurs assemblées de canton, qu'ils appelaient Bilsar. Aucune passion, ni d'amitié ni de haine, ne leur faisait prendre parti dans les guerres des étrangers ; mais, à l'offre d'une forte solde, ils s'enrôlaient individuellement sous une bannière quelconque, en vue de la solde, et non de la cause, qui leur importait peu. Les Basques, et avec eux les Navarrais et les habitants des Pyrénées orientales, étaient alors aussi renommés confine troupes légères que les Brabançons comme gens de pesante armure[34]. Leur agilité de corps, leur habitude d'un pays difficile, et un certain instinct de finesse et de ruse que donne la vie de chasseur et de berger de montagnes, les rendaient propres aux attaques imprévues, aux stratagèmes, aux surprises de nuit, aux marches forcées par le mauvais temps et les mauvaises routes. Trois cantons seulement du pays basque, le Labourd, la vallée de Soule et la Basse-Navarre, se trouvaient sur l'ancien territoire des Gaules ; lé reste faisait partie de l'Espagne. La ville de Bayonne, qui dépendait du duché de Guyenne, marquait sur la côte de l'Océan l'extrême limite de la langue romane, peut-être plus avancée vers le nord dans les siècles antérieurs. Aux portes de Bayonne commençait la terre du comte ou vicomte de Béarn, le plus puissant seigneur du pied des Pyrénées, et celui dont la politique entraînait ordinairement celle de tous les autres. Il ne reconnaissait aucun suzerain d'une manière fixe et permanente, si ce n'est peut-être le roi d'Aragon, dont la famille était alliée à la sienne. Quant au roi d'Angleterre, dont il tenait quelques fiefs voisins de Bayonne, il ne se mettait à ses ordres et ne lui jurait foi et hommage que pour un salaire considérable. C'était à meilleur marché, mais toujours à prix d'argent, que le même roi obtenait l'hommage des seigneurs moins puissants de Bigorre, de Comminges, des trois vallées et de la Gascogne proprement dite. Ils firent plus d'une fois, dans le treizième siècle, la guerre à sa solde contre le roi de France ; mais à la première marque d'orgueil, au premier acte de tyrannie de leur suzerain adoptif, les chefs gascons l'abandonnaient aussitôt, et s'alliaient à son rival ou se liguaient contre lui. Cette ligue, souvent renouvelée, pratiquait des intelligences en Guyenne pour y exciter des soulèvements, et les succès qu'elle obtint à différentes époques sembleraient prouver que beaucoup d'hommes songeaient à réunir tout le sud-ouest de la Gaule en un État indépendant. Ce dessein plaisait surtout à la classe élevée et aux riches bourgeois des villes de Guyenne ; mais le menu peuple tenait à la domination anglaise, persuadé qu'on ne saurait plus où vendre les vins du pays, si les marchands d'Angleterre n'étaient là pour les emporter sur leurs vaisseaux. Vers le commencement du quatorzième siècle, un traité d'alliance et de mariage réunit à perpétuité sur la même tête les deux seigneuries de Foix et de Béarn, et fonda ainsi une assez grande puissance sur la frontière commune des rois de France et d'Angleterre. Dans la longue' guerre qui, peu de temps après, s'éleva entre ces deux rois, le premier fit de grands efforts pour attirer dans son parti le comte de Foix, et pour lui faire jouer dans la conquête qu'il méditait en Guyenne le rôle que les Bretons, les Angevins et les Manceaux avaient joué autrefois dans celle de la Normandie. Le comte fut gagné par la promesse, faite d'avance, des villes de Dax et de Bayonne ; mais comme l'expédition entreprise alors ne réussit pas, toute alliance fut bientôt rompue entre le royaume de France et le comté de Foix. Rentrés dans leur ancien état d'indépendance politique, les chefs de ce petit pays se tinrent comme en observation entre les deux puissances rivales, dont chacune mettait tout en œuvre pour les contraindre à se déclarer. Une fois, au milieu du quatorzième siècle, le roi de France envoya Louis de Sancerre, l'un de ses maréchaux, dire de sa part au comte Gaston de Foix qu'il aurait grande affection à l'aller voir : Qu'il soit le bienvenu, répondit le comte, et je le verrai volontiers. — Mais, sire, répliqua le maréchal, c'est l'intention du roi, à sa venue, de savoir pleinement et ouvertement lequel vous voulez tenir, Français ou Anglais ; car toujours vous vous êtes dissimulé de la guerre, et ne vous êtes point armé pour prière ni commandement que vous ayez eu. — Messire Louis, dit le comte, si je me suis excusé et retenu de m'armer, j'ai eu raison et droit de le faire, car la guerre du roi de France et du roi d'Angleterre et ne me regarde en rien. Je tiens mon pays de Béarn de Dieu, de l'épée et de naissance ; ainsi je n'ai que faire de me mettre en servitude ou en rancune envers l'un ou l'autre roi[35]. Telle est la nature des Gascons, ajoute le vieil historien qui raconte cette anecdote : Ils ne sont pas stables, et oncques trente ans d'un tenant ne furent fermes à un seigneur. Tant que dura la guerre entre les rois d'Angleterre et de France, le reproche de légèreté, d'ingratitude et de perfidie fut adressé alternativement par les deux rois aux seigneurs qui voulaient rester libres, et tous deux néanmoins faisaient de grands efforts pour se les attacher. Il n'y avait pas si petit châtelain en Gascogne qui ne fût courtisé par messages et par lettres scellées du grand sceau de France ou d'Angleterre[36]. De là vint l'importance qu'obtinrent tout d'un coup, vers le quinzième siècle, des personnages dont on parlait très-peu avant cette époque, les sires d'Albret, d'Armagnac, et d'autres bien moins puissants, tels que les sires de Durfort, de Duras et de Fezensac. Pour s'assurer l'alliance du seigneur d'Albret, chef d'un petit territoire formé de landes et de bruyères, le roi de France, Charles V, lui donna en mariage sa sœur Isabelle de Bourbon. Le sire d'Albret vint à Paris, où il fut accueilli et fêté à l'hôtel de son beau-frère ; mais, au milieu de ce bon accueil, il ne pouvait s'empêcher de dire à ses amis : Je me maintiendrai Français, puisque je l'ai promis ; mais, par Dieu, je menais meilleure vie, moi et mes gens, quand nous faisions la guerre pour le roi d'Angleterre[37]. Vers le même temps, les sires de Durfort et de Rosan, faits prisonniers par les Français dans une bataille, furent tous deux relâchés sans rançon, à condition, dit un contemporain, qu'ils se tourneraient Français et promettraient, sur leur foi et sur leur honneur, de demeurer bons Français à jamais, eux et leurs terres[38]. Ils le jurèrent ; mais, à leur retour, ils répondirent au premier qui leur demanda des nouvelles : Ah ! seigneur, par contrainte et sur menace de mort, on nous a fait devenir Français ; mais nous vous disons bien qu'en faisant ce serment, toujours en nos cœurs nous avions réservé notre foi à notre naturel seigneur, le roi d'Angleterre ; et, pour chose que nous ayons dite ou faite, nous ne demeurerons jà Français[39]. Le prix que de si puissants rois mettaient à l'amitié de quelques barons provenait surtout de l'influence que ces barons, selon le parti qu'ils suivaient, pouvaient exercer et exerçaient en effet sur les châtelains et les chevaliers du duché de Guyenne, dont un grand nombre leur était attaché par des liens de famille. D'ailleurs, les Aquitains se trouvaient, en général, avec eux dans des relations plus intimes qu'avec les officiers du roi d'Angleterre, qui ne parlaient pas la langue du pays ou la pariaient mal, et dont la morgue anglo-normande était peu d'accord avec la vivacité et la facilité de commerce des méridionaux. Aussi, chaque fois qu'un des seigneurs gascons embrassait le parti français, un nombre plus ou moins grand de chevaliers et d'écuyers d'Aquitaine tournaient avec lui, et allaient se joindre à l'armée du roi de France. Cette action, exercée en sens divers, occasionna, durant tout le quatorzième siècle et la moitié du quinzième, beaucoup de mouvements parmi la population noble des châteaux de la Guyenne, mais bien moins parmi la bourgeoisie des villes. Cette classe d'hommes tenait à la souveraineté du roi d'Angleterre par l'idée généralement répandue alors que celle de l'autre roi devait amener infailliblement la ruine de toute liberté municipale. La décadence rapide des communes du Languedoc, depuis qu'elles étaient françaises, entretenait cette opinion tellement enracinée dans l'esprit des Aquitains, qu'elle les rendait, pour ainsi dire, superstitieux. Lorsque le roi d'Angleterre, Édouard III, prit le titre de roi de France, ils s'en effrayèrent, comme si ce simple titre, ajouté à son nom, devait changer toute sa conduite à leur égard. L'alarme fut si grande que, pour la dissiper, le roi Édouard crut nécessaire d'adresser à toutes les villes d'Aquitaine une lettre où se trouvait le passage suivant : Nous promettons de bonne foi que, nonobstant notre prise de possession du royaume de France, à nous appartenant, nous ne vous priverons en aucune manière de vos libertés, privilèges, coutumes, juridictions ou autres droits quelconques, mais vous en laisserons jouir, comme par le passé, sans aucune atteinte de notre part ou de celle de nos officiers[40]. Dans les premières années du quinzième siècle, le comte d'Armagnac, qui depuis quelque temps s'était mis, avec le sire d'Albret, à la tête d'une ligue formée entre tous les petits seigneurs de Gascogne, pour maintenir leur indépendance, en s'appuyant, selon le besoin, sur la France ou sur l'Angleterre, fit alliance avec l'un des deux partis qui, sous les noms d'Orléans et de Bourgogne, se disputaient alors le gouvernement de la France. Il s'engagea ainsi dans une querelle étrangère, et y attira ses confédérés, moins peut-être par des motifs politiques que par intérêt personnel ; car l'une de ses filles avait épousé le duc d'Orléans, chef du parti de ce nom. Une fois mêlés aux intrigues et aux disputes qui divisaient la France, les Gascons, suivant la fougue de leur caractère méridional, y déployèrent une activité si grande, que bientôt le parti d'Orléans changea son nom en celui d'Armagnac, et qu'on ne parla plus dans le royaume que de Bourguignons et d'Armagnacs. Malgré la généralité de cette distinction, il n'y avait de vrais Armagnacs que ceux du Midi, et ceux-là, encadrés pour ainsi dire dans une faction bien plus nombreuse qu'eux, oublièrent, en se passionnant avec elle, la cause qui premièrement les avait fait se liguer ensemble, l'indépendance de leur contrée natale. L'intérêt du pays cessa d'être l'unique objet de leur politique : ils ne changèrent plus librement de patronage et d'alliés, mais suivirent, comme à l'aveugle, tous les mouvements d'une faction étrangère[41]. Sous le règne de Charles VII, cette faction les engagea plus avant qu'ils ne l'avaient jamais été dans l'alliance du roi de*France contre l'Angleterre. Après les étonnantes victoires qui signalèrent la délivrance du royaume envahi par les Anglais, lorsque, pour achever cette grande réaction, il s'agit de les expulser du continent et de leur enlever la Guyenne, les amis du comte d'Armagnac s'employèrent tous à pousser vers ce dernier but la fortune de la France. Leur exemple détermina ceux d'entre les seigneurs gascons qui tenaient alors pour le roi d'Angleterre à le trahir pour le roi Charles. De ce nombre fut le comte de Foix ; et ce petit prince, qui, peu d'années auparavant, avait promis au premier des deux rois de faire pour lui la conquête du Languedoc, entreprit de diriger pour l'autre celle de tout le duché d'Aquitaine[42]. Une sorte de terreur superstitieuse, provenant de la rapidité des triomphes des Français, et du rôle qu'y avait joué la célèbre Pucelle d'Orléans, régnait alors dans ce pays. On croyait que la cause du roi de France était favorisée du ciel, et quand le comte de Penthièvre, chef de l'armée française, et les comtes de Foix et d'Armagnac entrèrent de trois côtés en Guyenne, ils n'éprouvèrent, ni de la part des habitants, ni même de celle des Anglais, une aussi grande résistance qu'autrefois. Ces derniers, désespérant de leur propre cause, firent graduellement retraite vers la mer ; mais les citoyens de Bordeaux, qui tenaient plus à leur liberté municipale que l'armée anglaise à la domination de son roi sur le continent, souffrirent un siège de plusieurs mois. Ils ne capitulèrent que sous la condition expresse d'être à jamais exempts de tailles, de subsides et d'emprunts forcés. La ville de Bayonne se rendit la dernière de toutes au comte de Foix, qui l'assiégeait avec une armée de Béarnais et de Basques, dont les uns le suivaient à cette guerre parce qu'il était leur seigneur, et les autres parce qu'ils espéraient s'y enrichir. Aucune de ces deux populations ne songeait à la cause de la France ; et pendant que les gens de guerre du Béarn combattaient pour le roi Charles, les habitants regardaient les Français comme des étrangers suspects, et faisaient contre eux la garde sur leur frontière. Une fois, durant. le siège de Saint-Sever, une colonne française, par mégarde ou pour abréger sa route, entra sur le territoire béarnais ; à la nouvelle de sa marche, le tocsin sonna dans les villages, les paysans s'assemblèrent en armes, et il y eut entre eux et les soldats du roi de France un engagement célèbre dans les annales du pays sous le nom de bataille de Mesplede[43]. Le sénéchal français de la Guyenne, qui, prit à Bordeaux la place de l'officier anglais portant le même titre, ne prêta point, devant le peuple assemblé, l'ancien serment que ses devanciers prêtaient à leur installation, lorsqu'ils juraient en langue bordelaise de conserver à toutes gens de la ville et du pays lors franquessas, privileges et libertats, establimens, fors, coustumas, usages et observances[44]. Malgré les capitulations de la plupart des villes, le duché de Guyenne fut traité en territoire conquis ; et cet état de choses, auquel les Bordelais n'étaient point habitués, les mécontenta si fort, que, moins d'un an après la conquête, ils conspirèrent avec plusieurs châtelains du pays pour chasser les Français à l'aide du roi d'Angleterre. Des députés de la ville se rendirent à Londres, et traitèrent avec Henri VI, qui accepta leurs offres et fit partir quatre ou cinq mille hommes sous la conduite de Jean Talbot, fameux capitaine du temps. Les Anglais, ayant débarqué à la presqu'île de Médoc, s'avancèrent sans aucune résistance, parce que le gros de l'armée française s'était retiré, ne laissant que des garnisons dans les villes. A la nouvelle de ce débarquement, il y eut de grands débats à Bordeaux, non sur la question de savoir si l'on redeviendrait Anglais, mais sur le traitement qu'on ferait subir aux officiers et aux gens d'armes du roi de France[45]. Les uns voulaient qu'on les laissât sortir sains et saufs, les autres qu'on en tirât pleine vengeance. Pendant ces discussions, les troupes arrivèrent devant Bordeaux ; quelques bourgeois leur ouvrirent une porte, et la plupart des Français restés dans. la ville devinrent prisonniers de guerre. Le roi de France envoya en grande hâte six cents lances et des archers pour renforcer les garnisons des autres villes ; mais avant que ce secours fût parvenu à sa destination, l'armée de Talbot, à laquelle s'étaient joints tous les barons du Bordelais et quatre mille hommes venus d'Angleterre, reconquit presque toutes les places fortes. Cependant le roi Charles VII en personne vint avec une nombreuse armée sur les frontières de la Guyenne. D'abord il essaya de lier des intelligences avec les habitants, mais il n'y réussit pas ; personne ne s'offrait à conspirer pour le retour de son gouvernement[46]. Se voyant réduit à ne rien attendre que de la force, il enleva d'assaut plusieurs villes, et fit décapiter comme traîtres tous les hommes du pays pris les armes à la main. Les comtes de Foix et d'Albret, et les autres seigneurs de Gascogne, lui prêtèrent dans cette campagne le même secours que dans la première ; ils reconquirent le midi de la Guyenne, tandis que l'armée française livrait aux Anglais, près de Castillon, une bataille décisive, où Jean Talbot fut tué avec son fils : Cette victoire ouvrit le chemin de Bordeaux à Farinée du roi et à celle des seigneurs confédérés. Elles firent leur jonction à peu de distance de cette ville, qu'elles cherchèrent à affamer en ravageant son territoire ; et, en même temps, une flotte, composée de vaisseaux poitevins, bretons et flamands, entra dans la Gironde. Les Anglais, qui formaient la plus grande partie de la garnison de Bordeaux, voyant la ville investie de toutes parts, demandèrent à capituler et y contraignirent les citoyens. Ils obtinrent la faculté de s'embarquer et d'emmener avec eux tous ceux des habitants qui voudraient les suivre ; il en partit un si grand nombre, que durant beaucoup d'années, Bordeaux resta dépeuplé et sans commerce[47]. Aux termes de la capitulation, vingt personnes seulement devaient être bannies Pour avoir conspiré contre les Français. De ce nombre furent les sires de l'Esparre et de Duras ; leurs biens et ceux de tous les autres suspects servirent à récompenser les vainqueurs. Le roi se retira à Tours ; mais il laissa de fortes garnisons dans toutes les villes, voulant, dit un contemporain, tenir aux habitants le fer au dos[48]. Et pour mettre, ajoute le même historien, la ville de Bordeaux en plus grande sujétion qu'elle n'avait jamais été, les Français y bâtirent deux citadelles, le Château-Trompette et le fort de Hâ. Pendant que les ouvriers travaillaient à élever ces deux forteresses, on saisit le sire de l'Esparre, qui avait rompu son ban ; on le mena à Poitiers, où il fut condamné à mort, décapité et coupé en six morceaux, qui furent exposés en différents lieux. Longtemps après cette dernière conquête de la Guyenne, beaucoup d'hommes y regrettèrent encore le gouvernement des Anglais, et furent attentifs à saisir l'occasion de renouer des intelligences avec l'Angleterre. ils ne réussirent point dans ces intrigues ; mais on en craignait l'effet, et les ordonnances du roi de France interdisaient le séjour de Bordeaux à tout homme de naissance anglaise. Les navires anglais devaient laisser à Blaye leur artillerie, leur poudre et leurs armes ; et les marchands de cette nation ne pouvaient entrer dans aucune maison de la ville, ni aller à la campagne pour goûter ou acheter des vins, sans être accompagnés d'hommes armés et d'officiers institués exprès pour épier leurs actions et leurs paroles. Cet emploi, devenu inutile, se transforma dans la suite des temps en celui d'interprètes-jurés[49]. Malgré ses regrets, la province de Guyenne demeura française, et le royaume de France, s'étendant jusqu'à Bayonne, pesa, sans contrepoids, sur le territoire libre de Gascogne. Les seigneurs du pied des Pyrénées ne tardèrent pas à sentir qu'ils s'étaient laissé emporter trop loin dans leur affection pour la monarchie française. Ils s'en repentirent, mais trop tard, car il leur était désormais impossible de lutter contre cette monarchie, qui embrassait toute l'étendue de la Gaule, hors leur seul petit pays. Cependant la plupart d'entre eux s'aventurèrent avec courage dans cette lutte inégale ; ils cherchèrent un point d'appui dans la révolte de la haute noblesse de France contre le successeur de Charles VII, et s'engagèrent dans la ligue qu'on appelait alors le bien public[50]. La paix que les ligueurs français firent bientôt après avec Louis XI, pour de l'argent et des offices, ne pouvait contenter les méridionaux, qui avaient cherché tout autre chose dans cette guerre, patriotique pour eux. Trompés dans leurs espérances, les comtes d'Armagnac, de Foix, d'Albret, d'Astarac et de Castres, s'adressèrent au roi d'Angleterre, pour l'inviter à faire une descente en Guyenne, promettant de marcher à son aide avec quinze mille combattants, de lui livrer toutes les villes de Gascogne, et même de lui faire prendre Toulouse[51]. Mais l'opinion des politiques anglais n'était plus favorable à de nouvelles guerres sur le continent, et l'offre des Gascons fut refusée. Dans leur conviction que c'en était, fait à jamais de leur ancienne liberté si la province d'Aquitaine ne redevenait un État par elle-même, plusieurs d'entre eux intriguèrent pour engager le propre frère du roi de France, Charles, duc de Guyenne, à se déclarer indépendant. Mais le duc mourut empoisonné, dès que Louis XI s'aperçut qu'il prêtait l'oreille à ces suggestions, et une armée française vint assiéger dans Lectoure le comte Jean d'Armagnac, qui montrait le plus d'activité pour le vieil intérêt de la Gascogne. La ville fut prise d'assaut, et mise à feu et à sang ; le comte périt dans le massacre ; et sa femme, grosse de sept mois, fut contrainte, par les officiers du roi de France, de prendre un breuvage.qui devait la faire avorter et qui la fit mourir en deux jours[52]. Un membre de la famille d'Albret, prisonnier dans cette guerre, fut décapité à Tours ; et, peu de temps après, un bâtard d'Armagnac, qui entreprit de relever la fortune de son pays, et réussit à reprendre quelques places, vaincu de même, fut condamné et mis à mort. Enfin Jacques d'Armagnac, duc de Nemours, qui nourrissait ou auquel on supposait de semblables desseins, eut la tête tranchée à Paris, aux Piliers des Halles. Cette sanglante leçon ne fut point perdue pour les barons de Gascogne ; et quoique beaucoup d'hommes dans ce pays tournassent leurs yeux de l'autre côté de l'Océan ; quoiqu'on y espérât longtemps encore voir revenir, avec des secours anglais, Gaillard de Durfort, sire de Duras, et les autres Gascons ou Aquitains réfugiés en Angleterre[53], personne n'osa tenter ce qu'avaient entrepris les d'Armagnac. Le comte de Foix, le plus puissant seigneur des Pyrénées, ne songea plus à tenir auprès des rois de France d'autre conduite que celle d'un loyal serviteur, galant à leur cour, brave dans leurs camps, dévoué à la vie et à la mort. La plupart des chefs de ces contrées et les nobles de la province de Guyenne suivirent la même carrière ; ne pouvant plus rien être par eux-mêmes, ils briguèrent les titres et les emplois que le roi de France donnait à ses favoris. Beaucoup d'entre eux en obtinrent, et même supplantèrent les Français d'origine dans les bonnes grâces de leurs propres rois. Ils durent cet avantage, plus brillant que solide, à leur finesse naturelle, et à une aptitude pour les affaires qui était le résultat de leurs longs et pénibles efforts pour maintenir leur indépendance nationale contre l'ambition des rois voisins. |
[1] Voyez plus haut, livre VIII.
[2] Chron. Walter. Hemingford., apud Rer. anglic. Script., t. II, p. 507, ed. Gale.
[3] Dom Lobineau, Hist. de Bretagne, t. I, liv. VI, p. 181.
[4] Dumoulin, Hist. de Normandie, p. 514.
[5] Voyez plus haut, livres I, II, III, t. I, et VIII, t. II.
[6] Dumoulin, Hist. de Normandie, p. 524 et 525.
[7] Willelm. Britonis Philippid.,
lib. VIII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVII, p. 213.
[8] Matth. Paris, Hist. Angliæ major,
p. 688.
[9] Chroniques de Saint-Denis ; Recueil des hist. de France, t. XVII, p. 413.
[10] Willelm. Britonis Philippid.,
lib. VIII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVII, p. 214.
[11] Willelm. Britonis Philippid., lib. VIII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVIII, p. 322.
[12] Robert. de Avesbury, Hist. de mirab. gestis Edwardi III, p. 130 et seq., ed. Hearne.
[13] Robert. de Avesbury, Hist. de mirab. gestis Edwardi III, p. 123, ed. Hearne.
[14] Et est la ville plus grosse que n'est Nichole. (Rapport textuel, Robert. de Avesbury, Hist. de mirab. gestis Edwardi III, p. 125, ed. Hearne.) — Voyez plus haut, liv. IV, t. I.
[15] Robert. de Avesbury, Hist. de mirab. gestis Edwardi III, p. 130 et seq., ed. Hearne.
[16] Froissart.
[17] Script rer. gallic. et francic., t. XVIII, p. 533. — Dom Vaissette, Hist. générale du Languedoc.
[18] Dom Vaissette, Hist. générale de Languedoc, t. III, p. 130. — Sismondi, Hist. des Français, t. VI, p. 270 et suivantes.
[19] Raynouard, Choix des poésies des troubadours, t. IV, p. 192.
[20] Raynouard, Choix des poésies des troubadours, t. IV, passim.
[21] Raynouard, Choix des poésies des troubadours, t. IV, p. 314.
[22] Provincia.
[23] Matth. Paris, t. II, p. 654.
[24] Millot, Histoire des troubadours, t. II, p. 239
[25] Raynouard, Choix des poésies des troubadours, t. V, p. 278.
[26] Raynouard, Choix des poésies des troubadours, t. V, p. 277. — Millot, Hist. des troubadours, part. III, p. 145.
[27] Gaufridi, Hist. de Provence, t. I, p. 140 et suivantes.
[28] Raynouard, Choix des poésies des troubadours, t. IV, p. 214.
[29] Gaufridi, Hist. de Provence, t. I, p. 142 à 145. — Millot, Hist. des troubadours, t. II, p. 40.
[30] Willelm. Britonis Philippid., lib. VIII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVII, p. 246.
[31] Voyez plus haut, livres X et XI.
[32] Script. rer. gallic. et francic., t. III, V, VI et VII, passim.
[33] Marca, Hist. de Béarn, passim.
[34] Baseli, basculi, Navarri Arragonenses. Voyez le Glossaire de Ducange.
[35] Froissart, vol. III, chap. CXXXIX, p. 358 et 359, éd. de Denis Sauvage, 1559.
[36] Voyez Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ, t. II, III et IV, passim.
[37] Froissart, vol. III, chap. XXII, p. 75.
[38] Froissart, vol. II, chap. III, p. 6.
[39] Froissart, vol. II, chap. III, p. 6.
[40] Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ, t. II, pars IV, p. 77. cd. de La Haye.
[41] Chronique d'Enguerrand de Monstrelet, t, I, fol. 154.
[42] Dom Vaissette, Hist. générale de Languedoc, t. V, p. 15.
[43] Olhagaray, Hist. de Foix, Béarn et Navarre, p. 352.
[44] Chronique bourdeloise, fol. 24.
[45] Monstrelet, t. III, fol. 41.
[46] Monstrelet, t. III, fol. 55.
[47] Chronique bourdeloise, fol. 38.
[48] Monstrelet, t. III, fol. 63.
[49] On les appelait, à Bordeaux, correliers. (Chronique bourdeloise, fol. 36.)
[50] Mémoires de Philippe de Comines, édit. de Denis Godefroy, 1649, p. 9.
[51] Dom Vaissette, Histoire générale de Languedoc, t. V, p. 40.
[52] Dom Vaissette, Histoire générale de Languedoc, t. V, p. 47.
[53] Rymer, Fœdera, conventiones, litteræ, t. V ; pars III, p. 64, ed. de La Haye.