HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR LES NORMANDS

TOME PREMIER

 

INTRODUCTION.

 

 

Les principaux États de l'Europe moderne sont parvenus aujourd'hui à un très-haut degré d'unité territoriale, et l'habitude de vivre sous le même gouvernement et au sein de la même civilisation semble avoir introduit parmi les habitants de chaque État une entière communauté de mœurs, de langage et de patriotisme. Cependant il n'en est peut-être pas un seul qui ne présente encore des traces vivantes de la diversité des races d'hommes qui, à la longue, se sont agrégées sur son territoire. Cette variété de races se montre sous différents aspects. Tantôt une complète séparation d'idiomes, de traditions locales, de sentiments politiques, et une sorte d'hostilité instinctive, distinguent de la grande masse nationale la population de certains cantons peu étendus ; tantôt une simple différence de dialecte, ou même d'accentuation, marque, quoique d'une manière plus faible, la limite de, établissements fondés par des peuples d'origine diverse, et longtemps séparés pai de profondes inimitiés. Plus on se reporte en arrière du temps où nous vivons, plus on trouve que ces variétés se prononcent ; on aperçoit clairement l'existence de plusieurs peuples dans l'enceinte géographique qui porte le nom d'un seul : à la place des patois provinciaux, on rencontre des langues complètes et régulières ; et ce qui semblait uniquement défaut de civilisation et résistance au progrès des lumières prend, dans le passé, l'aspect de mœurs originales et d'un attachement patriotique à d'anciennes institutions. Ainsi, des faits qui ne sont plus d'aucune importance sociale conservent encore une grande importance historique. C'est fausser l'histoire que d'y introduire le mépris philosophique pour tout ce qui s'éloigne de l'uniformité de la civilisation actuelle, et de regarder comme seuls dignes d'une mention honorable les peuples au nom desquels le hasard des événements a attaché l'idée et le sort de cette civilisation.

Les populations du continent européen et des îles qui l'avoisinent sont venues, en différents temps, se juxtaposer, et envahir, les unes sur les autres, des territoires déjà occupés, ne s'arrêtant qu'au point où des obstacles naturels ou bien une résistance plus forte, occasionnée par une plus grande concentration de la population vaincue, les obligeaient de faire halte. Ainsi les vaincus de diverses époques se sont trouvés, pour ainsi dire, rangés par couches de populations dans les différents sens où s'étaient dirigées les grandes migrations des peuples. Dans ce mouvement d'invasions successives, les races les plus anciennes, réduites à un petit nombre de familles, ont déserté les plaines et fui vers les montagnes, où elles se sont maintenues pauvres, mais indépendantes, tandis que les envahisseurs, envahis à leur tour, devenaient serfs de la glèbe dans les campagnes qu'ils occupaient, faute de rencontrer un asile vacant dans des lieux inexpugnables[1].

La conquête de l'Angleterre par Guillaume, duc de Normandie, en l'année 1066, est la dernière conquête territoriale qui se soit opérée dans la partie occidentale de l'Europe. Depuis lors, il n'y a plus eu que des conquêtes politiques, différentes de celles des barbares qui se transportaient en familles sur le territoire envahi, se le partageaient, et ne laissaient aux vaincus que la vie, sous la condition de travailler et de rester paisibles. Cette invasion ayant eu lieu dans un temps plus rapproché de nous que celles des populations qui, au cinquième siècle, démembrèrent l'empire romain, nous possédons, sur tous les faits qui s'y rapportent, des documents bien plus nombreux. Ils sont même assez complets pour donner une juste idée de ce qu'était la conquête au moyen âge ; pour montrer comment elle s'exécutait et se maintenait, quel genre de spoliations et de souffrances elle faisait subir aux vaincus, et quels moyens employaient ceux-ci pour réagir contre leurs envahisseurs. Ce tableau, retracé dans tous ses détails et avec les couleurs qui lui sont propres, doit offrir un intérêt historique plus général que ne semblent le comporter les bornes de temps et de lieu où il est circonscrit ; car presque tous les peuples de l'Europe ont, dans leur existence actuelle, quelque chose qui dérive des conquêtes du moyen âge. C'est à ces conquêtes que la plupart doivent leurs limites géographiques, le nom qu'ils portent, et, en grande partie, leur constitution intérieure, c'est-à-dire leur distribution en ordres et en classes.

Les classes supérieures et inférieures, qui aujourd'hui s'observent avec défiance ou luttent ensemble pour des systèmes d'idées et de gouvernement, ne sont autres, dans plusieurs pays, que les peuples conquérants et les peuples asservis d'une époque antérieure. Ainsi, l'épée de la conquête, en renouvelant la face de l'Europe et la distribution de ses habitants, a laissé sa vieille empreinte sur chaque nation, créée par le mélange de plusieurs races. La race des envahisseurs est restée une classe privilégiée, dès qu'elle a cessé d'être une nation à part. Elle a formé une noblesse guerrière, oisive et turbulente, qui, se recrutant par degrés dans les rangs inférieurs, a dominé sur la masse laborieuse et paisible, tant qu'a duré le gouvernement militaire dérivant de la conquête. La race envahie, dépouillée de la propriété du sol, du commandement et de la liberté, ne vivant pas des armes, mais du travail, n'habitant point des châteaux forts, mais des villes, a formé comme une société séparée, à côté de l'association militaire des conquérants. Soit qu'elle ait conservé, dans les murailles de ses villes, les restes de la civilisation romaine, soit qu'à l'aide de la faible part qu'elle en avait reçue, elle ait recommencé une civilisation nouvelle, cette classe s'est relevée, à mesure que s'est affaiblie l'organisation féodale de la noblesse issue des anciens conquérants, ou par descendance naturelle ou par filiation politique.

Jusqu'ici les historiens des peuples modernes, en racontant ces grands événements, ont transporté les idées, les mœurs et l'état politique de leur temps dans les temps passés. Les chroniqueurs de l'époque féodale ont placé les barons et la pairie de Philippe-Auguste dans la cour de Charlemagne, et ils ont confondu le gouvernement brutal et l'état violent de la conquête avec le régime plus régulier et les usages plus fixes de l'établissement féodal. Les historiens de l'ère monarchique, qui se sont exclusivement rendus les historiens du prince, ont eu des idées plus singulières et plus étroites encore. Ils ont modelé la royauté germanique des premiers conquérants de l'empire romain et la royauté féodale du douzième siècle, sur les vastes et puissantes royautés du dix-septième. Vivant dans un temps où il n'y avait qu'un seul prince et qu'une seule cour, ils ont commodément attribué cet ordre de choses aux époques précédentes. Pour ce qui concerne l'histoire de France, les diverses invasions des Gaules, les nombreuses populations différentes d'origine et de mœurs placées sur leur territoire, la division du sol en plusieurs pays, parce qu'il y a eu plusieurs peuples, enfin la réunion lente, opérée pendant six cents ans, de tous ces pays sous le mêle sceptre, sont des faits entièrement négligés par eux. Les historiens formés par le dix-huitième siècle ont été également trop préoccupés de la philosophie de leur temps. Témoins des progrès de la classe moyenne, et organes de ses besoins contre la législation et les croyances du moyen âge, ils n'ont point envisagé de sang-froid ni décrit avec exactitude les temps anciens où cette classe jouissait à peine de l'existence civile. Ils ont traité les faits avec le dédain du droit et de la raison : ce qui est très-bon pour opérer une révolution dans les esprits et dans l'État, mais l'est beaucoup moins pour écrire l'histoire. Du reste, il ne faut point que cela surprenne : on ne peut pas, quelque supériorité d'esprit que l'on ait, dépasser l'horizon de son siècle, et chaque nouvelle époque donne à l'histoire de nouveaux points de vue et une forme particulière.

Aujourd'hui il n'est plus permis de faire l'histoire au profit d'une seule idée. Notre siècle ne le veut point. Il demande qu'on lui apprenne tout, qu'on lui retrace et qu'on lui explique l'existence des nations aux diverses époques, et qu'on donne à chaque siècle passé sa véritable place, sa couleur et sa signification. C'est ce que j'ai tâché de faire pour le grand événement dont j'ai entrepris l'histoire. Je n'ai consulté que des documents et des textes originaux, soit pour détailler les diverses circonstances du récit, soit pour caractériser les personnages et les populations qui y figurent. J'ai puisé si largement dans ces textes, que je me flatte d'y avoir laissé peu de chose à prendre. Les traditions nationales des populations les moins connues, et les anciennes poésies populaires, m'ont fourni beaucoup d'indications sur le mode d'existence, les sentiments et les idées des hommes, dans les temps et les lieux divers où je transporte le lecteur.

Quant au récit, je me suis tenu aussi près qu'il m'a été possible du langage des anciens historiens, soit contemporains des faits, soit voisins de l'époque où ils ont eu lieu. Lorsque j'ai été obligé de suppléer à leur insuffisance par des considérations générales, j'ai cherché à les autoriser en reproduisant les traits originaux qui m'y avaient conduit par induction. Enfin, j'ai toujours conservé la forme narrative, pour que le lecteur ne passât pas brusquement d'un récit antique à un commentaire moderne, et que l'ouvrage ne présentât point les dissonances qu'offriraient des fragments de chroniques entremêlés de dissertations. J'ai cru d'ailleurs que, si je m'attachais plutôt, à raconter qu'à disserter, même dans l'exposition des faits et des résultats généraux, je pourrais donner une sorte de vie historique aux masses d'hommes comme aux personnages individuels, et que, de cette manière, la destinée politique des nations offrirait quelque chose de cet intérêt humain qu'inspire involontairement le détail naïf des changements de fortune et des aventures d'un seul homme.

Je me propose donc de présenter dans le plus grand détail la lutte nationale qui suivit la conquête de l'Angleterre par les Normands établis en Gaule ; de montrer, dans tout ce qu'en retrace l'histoire, les relations hostiles de deux peuples violemment réunis sur le même sol ; de les suivre dans leurs longues guerres et leur séparation obstinée, jusqu'à ce que du mélange et des rapports de leurs races, de leurs mœurs, de leurs besoins, de leurs langues, il se soit formé une seule nation, une langue commune, une législation uniforme. Le théâtre de ce grand drame est l'ile de Bretagne, l'Irlande, et aussi la France, à cause des relations nombreuses que les rois issus du conquérant de l'Angleterre ont eues, depuis l'invasion, avec cette partie du continent. En deçà comme au delà du détroit, leurs entreprises ont modifié l'existence politique et sociale de plusieurs populations dont l'histoire est presque ignorée. L'obscurité dans laquelle sont tombées ces populations ne vient point de ce qu'elles ne méritaient pas de trouver, comme les autres, des historiens ; la plupart même sont remarquables par une originalité de caractère qui les distingue profondément des grandes nations où elles se sont fondues. Pour résister à cette fusion opérée malgré elles, elles ont déployé une activité politique à laquelle se rattachent de grands événements, faussement attribués jusqu'ici, soit à l'ambition de certains hommes, soit à d'autres causes accidentelles. Ces nouvelles recherches peuvent contribuer à éclaircir le problème, encore indécis, des diverses variétés de l'espèce humaine en Europe, et des grandes races primitives auxquelles ces variétés e rattachent.

Sous ce point de vue philosophique, et à part l'intérêt pittoresque que je me suis efforcé d'obtenir, j'ai cru faire une chose véritablement utile au progrès de la science, en construisant, s'il m'est permis de parler ainsi, l'histoire des Gallois , des Irlandais de race pure, des Écossais, soit d'ancienne race, soit de race mélangée, ales Bretons et des Normands du continent, et surtout de la nombreuse population qui habitait et habite encore la Gaule méridionale entre la Loire, le Rhône et les deux mers. Sans donner aux grands faits de l'histoire moins d'importance qu'ils n'en méritent, je me suis intéressé, je l'avoue, d'une affection toute particulière, aux événements locaux relatifs à ces populations négligées. Quoique forcé de raconter sommairement les révolutions qui leur sont propres, je l'ai fait avec une sorte de sympathie, avec ce sentiment de plaisir qu'on éprouve en réparant une injustice. En effet, l'établissement des grands États modernes a été surtout l'œuvre de la force ; les sociétés nouvelles se sont formées des débris des anciennes sociétés violemment détruites, et, dans ce travail de recomposition, de grandes masses d'hommes ont perdu, non sans souffrances, leur liberté et jusqu'à leur nom de peuple, remplacé par un nom étranger. Un pareil mouvement de destruction était inévitable, je le sais. Quelque violent et illégitime qu'il ait été dans son principe, il a pour résultat présent la civilisation européenne. Mais, en rendant à cette civilisation les hommages qui lui sont dus, en admirant les nobles destinées qu'elle prépare au genre humain, il est permis de ne pas voir sans quelques regrets la ruine d'autres civilisations qui auraient pu grandir aussi et fructifier un jour pour le monde, si la fortune avait été pour elles.

J'avais besoin de donner ces courtes explications pour qu'on ne fia pas surpris, en lisant ce livré, d'y trouver l'histoire d'une conquête, et même de plusieurs conquêtes, faite au rebours de la méthode employée jusqu'ici par les historiens modernes. Tous, suivant une route qui leur a semblé naturelle, vont des vainqueurs aux vaincus ; ils se transportent plus volontiers dans le camp où l'on triomphe que dans celui où l'on succombe, et présentent la conquête comme achevée aussitôt que le conquérant s'est proclamé souverain maître, faisant abstraction, comme lui, de toutes les résistances ultérieures dont s'est jouée sa politique. Voilà comment, pour tous ceux qui, avant ces derniers temps, ont traité l'histoire d'Angleterre, il n'y a plus de Saxons après la bataille de Hastings et le couronnement de Guillaume le Bâtard ; il a fallu qu'un romancier, homme de génie, vint révéler au peuple anglais que ses aïeux du onzième siècle n'avaient pas tous été vaincus dans un seul jour.

Un grand peuple ne se subjugue pas aussi promptement que sembleraient le faire croire les actes officiels de ceux qui le gouvernent par le droit de la force. La résurrection de la nation grecque prouve que l'on s'abuse étrangement en prenant l'histoire des rois ou même des peuples conquérants pour celle de tout le pays sur lequel ils dominent. Le regret patriotique vit encore au fond des cœurs longtemps après qu'il n'y a plus d'espérance de relever l'ancienne patrie. Ce sentiment, quand il a perdu la puissance de créer des armées, crée encore des bandes de partisans, des brigands politiques clans les forêts ou sur les montagnes, et fait vénérer comme des martyrs ceux qui meurent sur le gibet. Voilà ce que des travaux récents nous ont appris pour la nation grecque[2], et ce que j'ai trouvé pour la race anglo-saxonne, en recueillant son histoire où personne ne l'avait cherchée, dans les légendes, les traditions et les poésies populaires. La ressemblance entre l'état des Grecs sous les Turks et celui des Anglais de race sous les Normands, non-seulement pour ce qu'il y a de matériel dans l'asservissement, mais pour la forme particulière que revêt l'esprit national au milieu des souffrances de l'oppression, pour les instincts moraux et les croyances superstitieuses qui en naissent, pour la manière de haïr ceux qu'on voudrait et. qu'on ne peut vaincre, et d'aimer ceux qui luttent encore lorsque la masse courbe la tête, est un fait bien digne de remarque. De ce rapprochement peut sortir quelque lumière pour l'étude morale de l'homme.

Je dois dire, en finissant, quelques mots sur le plan et la composition de cet ouvrage. On y trouvera, ainsi que l'annonce le titre, un récit complet de tous les détails relatifs à la conquête normande, placé entre deux narrations plus sommaires, l'une des faits qui ont précédé et préparé cette conquête, l'autre de ceux qui en ont découlé comme conséquences. Avant de présenter et de mettre en action les personnages qui figurent dans le grand drame de la conquête, j'ai cherché à faire connaître le terrain sur lequel devaient avoir lieu ses différentes scènes. Pour cela, j'ai transporté le lecteur, tantôt dans la Grande-Bretagne, tantôt sur le continent. J'ai exposé l'origine, la situation intérieure et extérieure, les premières relations mutuelles de la population de l'Angleterre et de celle du duché de Normandie, et par quelle sorte de hasards ces rapports se sont compliqués au point de devenir nécessairement hostiles, et d'amener un projet d'invasion de la part de la seconde de ces puissances. Le succès de l'invasion normande, couronnée par le gain de la bataille de Hastings, donne lieu à une conquête dont les progrès, l'établissement et les suites immédiates forment cinq époques bien marquées.

La première époque est celle de l'envahissement territorial : elle commence à la victoire de Hastings, le 14 octobre de l'année 1066, et embrasse les progrès successifs des conquérants, de l'est à l'ouest et du sud an nord ; elle se termine en 1070, lorsque tous les centres de résistance ont été détruits, lorsque tous les hommes puissants se sont soumis ou ont abandonné le pays. La seconde époque, celle de l'envahissement politique, commence où finit la première ; elle comprend la série d'efforts tentés par le conquérant pour désorganiser et dénationaliser, si l'on peut s'exprimer ainsi, la population vaincue. Elle se termine en 1076 par l'exécution à mort du dernier chef de race saxonne, et l'arrêt de dégradation du dernier évêque de cette même race. Dans la troisième époque, le conquérant soumet à un ordre régulier les résultats violents de la conquête, et transforme en propriété légale, sinon légitime, les prises de possession de ses soldats : cette époque se termine en 1086, par une grande revue de tous les conquérants possesseurs de terres qui, renouvelant ensemble au roi le serment d'hommage lige, figurent pour la première fois comme nation établie et non plus comme armée en campagne. La quatrième est remplie des querelles intestines de la nation conquérante et de ses guerres civiles, soit pour la possession du territoire conquis, soit pour le droit d'y commander. Cette période, plus longue que toutes les précédentes, ne se termine qu'en 1152, par l'extinction de tous les prétendants au trône d'Angleterre, à l'exception d'un seul, Henri, fils de Geoffroy, comte d'Anjou, et de l'impératrice Mathilde, nièce de Guillaume le Conquérant. Enfin, dans la cinquième époque, les Normands d'Angleterre et du continent, n'ayant plus à consumer en dissensions intestines leur activité et leurs forces, partent de leurs deux centres d'action pour conquérir et coloniser au dehors, ou étendre leur suprématie sans se déplacer. Henri II et son successeur, Richard Ier, sont les représentants de cette époque, remplie par des guerres sur le continent et par de nouvelles conquêtes territoriales ou politiques. Elle se termine, dans les premières années du treizième siècle, par une réaction contre la puissance anglo-normande, réaction tellement violente que la Normandie elle-même, patrie des rois, des seigneurs et de la chevalerie d'Angleterre, est séparée pour jamais de ce pays, auquel elle avait donné des conquérants.

A ces différentes époques correspondent des changements successifs dans la destinée de la nation anglo-saxonne ; elle perd d'abord la propriété du sol, ensuite son ancienne organisation politique et religieuse ; puis, à la faveur des divisions de ses maîtres, et en s'attachant au parti des rois contre les vassaux en révolte, elle obtient des concessions qui lui donnent, pour quelques moments, l'espérance de redevenir un peuple ; ou bien elle essaye encore, quoique inutilement, de s'affranchir par la force. Enfin, accablée par l'extinction des partis dans la population normande, elle cesse de jouer un rôle politique, perd son caractère national dans les actes publics et dans l'histoire, et descend à l'état de classe inférieure. Ses révoltes, devenues extrêmement rares, sont qualifiées simplement par les écrivains contemporains de querelles entre les pauvres et les riches, et c'est l'histoire d'une émeute de ce genre, arrivée à Londres en 1196, et conduite par un personnage évidemment Saxon de naissance, qui termine le récit détaillé des faits relatifs à la conquête.

Après avoir conduit jusqu'à ce point l'histoire de la conquête normande, j'ai continué, sous une forme plus sommaire, celle des populations de races diverses qui figurent dans le cours de l'ouvrage. La résistance qu'elles opposèrent aux nations plus puissantes, leur défaite, les établissements des vainqueurs au milieu d'elles, les révolutions qu'elles ont tentées ou accomplies, les événements, soit politiques, soit militaires, sur lesquels leur influence s'est exercée, la fusion des peuples, des langues, des mœurs, et son moment précis, voilà ce que j'ai essayé d'éclaircir et de montrer. Cette dernière partie de l'ouvrage, consacrant à chaque race d'hommes un article spécial, commence par les populations continentales, qui, depuis, sont devenues françaises. Celles qu'on appelle aujourd'hui anglaises viennent ensuite, chacune à son rang : les Gallois, dont l'esprit de nationalité est si vivace qu'il a survécu à une conquête territoriale ; les Écossais, qui n'ont jamais subi de conquête de ce genre, et qui ont lutté avec une si grande énergie contre la conquête politique ; les Irlandais, auxquels il aurait mieux valu devenir serfs, comme le Anglo-Saxons, que de conserver une liberté précaire, au prix de la paix de tous les jours, du bien-être de chaque famille et de la civilisation du pays ; enfin la population de l'Angleterre, d'origine normande ou saxonne, chez laquelle ces différences nationales sont devenues une distinction de classes, affaiblie de plus en plus par le temps.

Je n'ai plus qu'à rendre compte d'une innovation historique, purement matérielle en quelque sorte, mais qui m'a paru aussi importante que toutes les autres. L'emploi de l'orthographe anglaise, pour les noms des familles conquérantes et de leur postérité, a contribué à rendre moins sensible, dans le récit des historiens, la distinction des races. J'ai restitué soigneusement à tous ces noms leur physionomie normande, afin d'obtenir par là un plus haut degré de cette couleur locale qui me semble une des conditions non-seulement de l'intérêt, mais encore de la vérité historique. J'ai également reproduit, avec leur véritable caractère, les noms qui appartiennent à la période saxonne de l'histoire d'Angleterre et à l'époque germanique de l'histoire de France. J'ai évité, par le même motif, d'appliquer à aucun temps le langage d'un autre, d'employer pour les faits et les distinctions politiques du moyen âge les formules du style moderne et des titres d'une date récente. Ainsi, faits principaux, détails de mœurs, formes, langage, noms propres, je me suis proposé de tout rétablir ; et, en restituant à chacune des périodes de temps embrassées par mon récit ses dehors particuliers, ses traits originaux, et, si je puis le dire, son entière réalité, j'ai essayé de porter, dans cette partie de l'histoire, quelque chose de la certitude scientifique.

 

 

 



[1] Les principaux mouvements de population, arrivés avant notre ère sur le continent occidental, sont exposés avec détail, et, à mon avis, avec une rare sagacité, dans l'Histoire des Gaulois, par mon frère Amédée Thierry.

[2] Voyez les excellentes Dissertations historiques insérées par M Fauriel dans son recueil des Chants populaires de la Grèce moderne.