Cet ouvrage, publié pour la première fois en 1825, a paru de nouveau en 1826, augmenté de pièces justificatives, mais sans que le texte eût reçu aucune amélioration importante. A cette époque, trop voisine de l'instant où j'avais mis la dernière main à mon travail, il ne m'était pas encore possible de le considérer d'un regard impartial, de me détacher des impressions et des idées sous l'influence desquelles j'avais poursuivi et achevé une si longue tâche. Mais, après un intervalle de quatre années, je me suis cru en état de juger avec liberté d'esprit ces pages écrites dans un temps déjà éloigné, et d'exercer envers moi-même toutes les sévérités de la critique. J'ai soumis à une révision lente et consciencieuse l'ensemble et les détails, la composition et le style. J'ai souvent ajouté, souvent retranché, et fait de nombreuses corrections, soit pour donner plus de relief aux circonstances du récit, soit pour rendre le langage plus net et plus coulant. Je me flatte d'avoir fait complètement disparaître ce qui tenait à des préoccupations de jeunesse, ce qu'il y avait, dans certains passages, d'un peu hasardé, quant aux vues, ou d'un peu acerbe, quant à l'expression. Grâce à l'obligeance d'un Anglais, aussi distingué par ses lumières que zélé pour l'histoire de son pays, M. Wickham, membre du conseil privé de S. M. Britannique, j'ai pu consulter par moi-même le texte de différents manuscrits relatifs à la conquête normande, et donner ainsi plusieurs faits entièrement neufs. Tels sont les détails sur la mort du grand chef de partisans Hereward, extraits d'une histoire des Anglo-Saxons, en rimes françaises, du douzième siècle[1], et le récit de la capitulation de Londres, tiré d'un poème latin récemment découvert dans la bibliothèque royale de Bruxelles[2]. Ce curieux document se compose de huit cent vingt vers élégiaques, ouvrage d'un contemporain, qui décrit, d'une manière quelquefois simple et quelquefois emphatique, la descente des Normands en Angleterre, la bataille de Hastings et le couronnement de Guillaume le Conquérant. Dans sa narration de la bataille, l'auteur, tout dévoué qu'il se montre à la cause du duc de Normandie, rend témoignage de l'indomptable fierté du roi Harold et de 'la bravoure des Saxons ; mais, sauf quelques circonstances de peu d'intérêt, les choses qu'il raconte se trouvent ailleurs. Il n'en est pas de même de la partie du poème consacrée aux événements postérieurs : là se rencontre, pour ja première fois, une peinture détaillée de l'état de Londres durant le blocus d'un mois que celte capitale eut à souffrir, et des circonstances qui hâtèrent sa soumission[3]. Le point le plus faiblement traité, dans les deux éditions précédentes, était la formation du comté ou duché de Normandie. J'ai retouché ce récit, en y ajoutant de nouveaux détails, empruntés, pour la plupart, à l'ouvrage de M. Depping sur les expéditions maritimes des Normands. Cet excellent livre est l'un des trois que je recommande aux personnes studieuses dont la curiosité voudrait épuiser les faits entre lesquels j'ai dû choisir : les autres sont l'Histoire des Anglo-Saxons ; par le savant et respectable Turner, et l'Histoire d'Angleterre du docteur Lingard, qui se distingue de toutes les précédentes par des recherches approfondies et une rare intelligence du moyen âge. Mon but ne pouvait être de tout dire sur l'état politique, civil et intellectuel des Anglo-Saxons et des Gallo-Normands. Au contraire, il m'a fallu négliger beaucoup de questions intéressantes, afin dé ne pas encombrer la scène où devaient agir ces deux peuples dans le grand drame de la conquête. C'est une règle dont je ne me suis point départi, en revoyant mon ouvrage avec l'attention la plus scrupuleuse ; car, à mon avis, toute composition historique est un travail d'art autant que d'érudition : le soin de la forme et du style n'y est pas moins nécessaire que la recherche et la critique des faits. Le long et laborieux examen auquel je viens de me livrer était pour moi une dette de reconnaissance envers le public ; j'y ai consacré, pendant quinze mois, toutes les heures que je pouvais dérober aux tristes soins qu'exige l'état de souffrance et d'infirmité où je languis depuis bien longtemps. Ma tâche est terminée : me sera-t-il donné d'en accomplir une nouvelle, de faire un troisième pas dans cette série de travaux que j'aimais à rêver si longue ? Je n'ose l'espérer ; mais tant qu'il me restera quelque souffle de vie, jamais je ne me séparerai de ces études : elles furent ma passion la plus vive, dans des années de force et de jeunesse ; elles me consolent maintenant, au milieu des ennuis d'une vieillesse anticipée. Carqueiranne, près Hyères, le 3 février 1830. |
[1] Chroniques de Geoffroi Gaimard, mss. Arundel du Collège d'armes à Londres, n° XIV, et mss. royal du Musée britannique, n° 13, A, XXI.
[2] Mss. des ducs de Bourgogne, n° 8158. — Ce poème a été publié en 1810 par M. Francisque Michel dans le IIIe volume de ses Chroniques anglo-normandes. (Note de la 6e édition.)
[3] Voyez tome II, Pièces justificatives, liv. IV, n° 2.