HISTOIRE DES GAULOIS

Deuxième partie

CHAPITRE IV.

 

 

LA TOURMENTE avait passé, mais elle laissa dans la Province une longue agitation ; les esprits profondément émus tardaient à se rasseoir ; le peuple restait en armes ; les cités continuaient à correspondre et à se concerter : Rome, s’inquiète, y envoya successivement deux consuls et deux armées consulaires. Une loi nouvelle qui prononçait la confiscation d’une partie des terres transpadanes, sous le prétexte dérisoire que ces terres ayant été conquises par la horde kimrique, puis reconquises sur les Kimris par les légions romaines, appartenaient de droit au peuple romain [Appien, bell. civ., I] ; cette loi odieuse et impolitique ne contribua pas peu à entretenir la fermentation chez les Transalpins. L’alarme gagna les Ligures, les Arécomikes et les Tectosages réunis définitivement à la Province : ces peuples en effet avaient toute raison de craindre que Rome n’invoquât aussi contre eux son prétendu droit, afin de livrer leurs propriétés à la populace de l’Italie. Plusieurs soulèvements éclatèrent ; celui des Salyes fut le plus important, mais le préteur C. Cæcilius Metellus en vint enfin à bout [Tite-Live, epit. LXXIII], moitié par la force, moitié par la politique, et, suivant toute probabilité, avec la coopération des Massaliotes. La guerre sociale qui survint à la même époque, et remplit l’Italie de sang et de ruines présentait une occasion précieuse aux Gaulois : il ne paraît pourtant pas qu’ils en aient profité, ou plutôt, au milieu de l’obscurité qui enveloppe ces temps de leur histoire, le, souvenir de ce qu’ils firent alors s’est perdu pour nous, comme tant d’autres souvenirs.

Les causes et le dénouement de la guerre sociale sont assez connus. Les peuples de l’Italie ligués contre la république romaine pour obtenir tous les droits politiques des citoyens de Rome, après dix ans d’efforts, se virent admis â la jouissance d’une partie de ce qu’ils réclamaient : ce fut une trêve plutôt qu’une paix formelle; et les Italiens ne se contentèrent point de la part que Rome avait bien voulu leur faire : seulement la lutte changea de théâtre, elle se poursuivit, toujours violente et opiniâtre; au forum et dans lés comices, entre les anciens et les nouveaux citoyens. La rivalité de deux hommes fameux vint l’envenimer encore. Marius se plaça à la tête des nouveaux citoyens et du parti romain qui voulait pour toute l’Italie une complète égalité politique; il mit à leur service sa popularité, sa gloire, et sa haine passionnée contre la noblesse. Sylla, patricien arrogant, s’emparant de la faction contraire, tenta de rasseoir sur son ancienne base l’aristocratie ébranlée : il lui rendit des privilèges depuis longtemps abolis ; il dépouilla le peuple des siens. Tour à tour victorieux et vaincus, les deux partis épuisèrent, l’un contre l’autre, tout ce que les guerres civiles enfantent d’horreurs. Les proscriptions de Sylla enveloppèrent non pas seulement des individus et des familles sans nombre, mais des villes et jusqu’à des territoires entiers, que le Dictateur livrait à ses soldats : ces spoliations collectives frirent régularisées sous le nom de colonies militaires. Pour échapper à son ombrageuse et implacable tyrannie, quiconque s’était signalé dans le parti populaire, quiconque avait au fond du coeur quelque amour de la liberté, de l’ordre, de la justice, s’expatria. La multitude des bannis et des exilés volontaires se répandit par tout l’univers ; mais la plupart restèrent dans le voisinage de l’Italie, attentifs au cours des événements, et tout prêts à reparaître en armes au midi des Alpes, si quelque chance heureuse venait à se présenter.

Beaucoup se rendirent immédiatement dans la Province, importante à posséder, d’abord à cause de la proximité de l’Italie, ensuite parce qu’elle était maîtresse des communications avec l’Espagne. Mais la colonie narbonnaise s’était déclarée pour Sylla ; et Massalie, quoique étrangère aux querelles domestiques des Romains, avait suivi l’exemple de Narbonne et fermé ses portes aux proscrits. Ceux-ci, assez nombreux pour tenter un coup de main, se mirent à recruter dans la population provinciale ; mais avant qu’ils eussent rassemblé de grandes forces, le préteur C. Valérius Flaccus les attaqua avec son armée[1]. Le sort leur fut contraire : vaincus, ils se retirèrent soit dans l’intérieur de la Gaule libre, soit en Espagne, où ils se rejoignirent à Sertorius.

Sertorius, que nous avons vu se signaler en Gaule, comme Marius et comme Sylla, durant la guerre des Kimro-Teutons, à force de constance et d’activité, était parvenu à soulever l’Espagne contre le Dictateur : après avoir défait à plusieurs reprises les légions du sénat, maître d’une grande partie de la péninsule, il travaillait à propager l’insurrection de l’autre côté des Pyrénées. Excités tant par ses émissaires que par les proscrits restés en Gaule, les Aquitains s’armèrent, menaçant d’une invasion prochaine Narbonne et Massalie [78 av. J.-C.]. Le propréteur ou proconsul qui gouvernait la Province (car depuis Sylla les gouverneurs des provinces prirent indifféremment l’un ou l’autre titre, qu’ils eussent exercé ou non le consulat), Manilius Nepos entra avec une armée dans leur pays : il fut battu, perdit son lieutenant Valerius Præconinus, une grande partie de ses troupes, et s’enfuit honteusement, laissant tous ses bagages entre les mains de l’ennemi[2].

Cependant Sylla ayant quitté la direction des affaires publiques et, bientôt après, la vie, le gouvernement se divisa de nouveau. Un des consuls, M. Æmilius Lepidus proposa de rappeler les proscrits et d’abolir les lois despotiques de la dictature; mais, contraint à sortir de Rome, où la faction aristocratique était plus forte, il se rendit dans la Province ; et faisant alliance ouverte avec Sertorius, il invita les Gaulois à le suivre en Italie. Peu répondirent à son appel, car ce qui les touchait le plus dans ces querelles, c’était de pouvoir rester chez eux tranquilles et libres. Lepidus partit néanmoins à la tête d’une petite armée composée presque uniquement de bannis, et il eut la hardiesse de se présenter avec sa troupe aux comices de Rome. Chassé de nouveau et déclaré ennemi public, il regagna la Province, dont il trouva la population mieux disposée à le seconder. L’étonnant succès de ce coup de main désespéré inspirant de la confiance pour une seconde tentative, de nombreux volontaires aquitains, volkes, ligures, allobroges accoururent cette fois à l’appel du chef romain, et, sous les enseignes du peuple romain, descendirent les Alpes, en poussant contre Rome des cris de vengeance [77 av. J.-C.]. Ils n’allèrent pas loin ; car Catulus et Pompée, les ayant arrêtés en Étrurie, les battirent et les mirent en déroute : une partie se sauva avec Lepidus dans l’île de Sardaigne, l’autre repassa les montagnes.

Malgré cet échec de son parti, Sertorius resta maître de la Province. Il y fit reconnaître l’autorité de son sénat, composé de sénateurs proscrits, et qui prenait le titre de seul et véritable sénat romain ; il nomma un gouverneur et des magistrats, distribua des garnisons dans les places, et, sans perdre de temps, envoya un de ses lieutenants occuper les passages ordinaires des Alpes. Le sénat d’Italie ne traîna pas non plus les choses en longueur : quarante jours suffirent à son général de confiance, Cn. Pompée, pour rassembler une armée considérable, et il marcha vers Narbonne, emmenant avec lui pour nouveau gouverneur Man. Fonteius, homme formé à l’école de Sylla, avare, cruel, inflexible. Fonteius était chargé de rétablir l’obéissance dans la Province, et d’y appliquer, sous la protection des soldats de Pompée, les mesures par lesquelles le Dictateur avait si bien pacifié l’Italie.

Pompée entra dans les Alpes ; trouvant les routes occidentales fermées par les troupes de Sertorius, il rebroussa chemin et se fit jour, entre les sources du Pô et du Rhône[3], par le passage des Alpes graies ou celui des Alpes pennines. Alors les postes de Sertorius, tournés et hors d’état de garder le pays, se replièrent sur l’Espagne, rallièrent toutes leurs garnisons et passèrent les Pyrénées. Soit que la province, tout abandonnée qu’elle était, fit encore résistance, soit plutôt que, pour imprimer la terreur, Pompée lâchât la bride à la colère des légions ; tout ce qui se trouva devant elles fut mis à feu et à sang, et le général gagna Narbonne à travers des monceaux de cadavres [Cicéron, pro leg. Manil.].

Là, il régularisa ce que la flamme et l’épée du soldat avaient commencé. Un décret frappa de proscription la population de villes entières [Cicéron, pro Man. Font.], chez les Volkes Arécomikes et les Helves, dont le rôle avait été plus actif que celui du reste de la Province ; un décret adjugea aussi la meilleure portion de leur territoire à Massalie [César, B. civ., I], en récompense de la louable conduite tenue par cette ville pendant les troubles, et des secours qu’elle fournissait à Pompée [76 av. J.-C.]. D’autres faveurs furent distribuées à la colonie de Narbonne; d’autres rigueurs à chacun des peuples provinciaux, suivant la part qu’ils avaient prise à l’insurrection, l’inimitié qu’ils avaient montrée contre Rome. Laissant ensuite à Fonteius le soin d’exécuter ces mesures, Pompée entra en Espagne, où l’état des affaires exigeait impérieusement sa présence.

Le proconsul, procédant alors à son odieuse mission, parcourut avec ses soldats les territoires décrétés; il marchait environné de supplices. La Gaule souffrait avec impatience et indignation. Au premier échec éprouvé par Pompée, elle se souleva de nouveau ; Voconces, Helves, Tectosages, Arécomikes, Allobroges, presque tous se réunirent en armes et coururent attaquer Massalie : c’était à cette ville qu’ils en voulaient le plus; ils l’accusaient de tous leurs maux.; ils se promettaient de lui faire payer chèrement la part qu’elle avait eue aux cruautés, et surtout aux faveurs des Romains. Massalie était forte et bien peuplée ; néanmoins elle courut un grand danger, et ne dut sors salut qu’aux légions que Fonteius amena en toute hâte de Narbonne. Les Gaulois se jetèrent alors sur Narbonne, mais Fonteius les força encore de lever le siège et de se retirer [Cicéron, pro Man. Font.]. La guerre se prolongea plusieurs mois avec des chances diverses sur plusieurs points du pays, principalement chez les Voconces : Pompée y mit fin en revenant passer l’hiver en deçà des Pyrénées.

Les rigueurs de la seconde pacification [75 av. J.-C.] laissèrent loin derrière elles les rigueurs de la première : les privilèges dont jouissaient plusieurs des peuples de la Province furent abolis, et des confiscations plus étendues eurent lieu au profit des soldats. Telle fut l’origine des colonies militaires de Tolose, de Ruscinon, de Biterræ ; Narbonne aussi, pour augmenter sa force et renouveler ses habitants décimés par de si longues guerres, reçut dans son sein les vétérans de la légion Martia, et, pour cette raison, ajouta dès lors au nom de Narbo celui de Martius[4]. La population frappée par les décrets fut expropriée à la pointe du sabre. Pour comble de misère, l’année avait été stérile et la famine se faisait sentir dans toute la Gaule[5]. Des milliers de malheureux périrent de besoin au fond des forêts. Ceux que la mort épargna allèrent se joindre â des troupes, d’Aquitains et d’Espagnols, qui, retranchés dans les hautes Pyrénées, y menaient la vie indépendante de partisans et de bandits. Leur nombre et leur force en furent si prodigieusement accrus, qu’au bout de deux années seulement, Pompée avec toutes ses légions eut de la peine à les soumettre. Les ayant enfin comme traqués dans leurs retraites, il les obligea à descendre de ces rocs inaccessibles qui les recelaient, pour coloniser sur les bords de la Haute-Garonne une vallée qu’il leur abandonna. Ils y formèrent un petit peuple qui s’étendit avec le temps, et auquel les Romains donnèrent le nom de Convenœ, qui signifiait, hommes ramassés de tout pays [Hieron, adv. Vigilant.].

A ces coups partiels ne se bornèrent pas, les vengeances du proconsul, il en frappa aussi de généraux. La Province fut dépouillée en masse de sa cavalerie ; et toute sa jeunesse transportée en Espagne, en Italie, en Thrace, en Asie, partout où Rome avait alors la guerre, fut contrainte d’aller répandre son sang sur des champs de bataille étrangers, au profit des tyrans de son pays. Fonteius resta deux ans dans la Gaule, et, comme si ce fléau n’eût pas suffi à la misère des peuples, pendant ces deux années la récolte manqua. Cependant et les contributions en argent, et les réquisitions en vivres continuèrent d’être immodérées ; tandis que la faim dépeuplait les villes gauloises, l’abondance régnait dans les camps romains des deux côtés des Pyrénées; et l’adversaire de Sertorius, écrivant une lettre de reproches au sénat, pouvait dire : C’est l’or et le blé de la Gaule qui alimentent cette guerre[6].

A l’aide de ces mesures politiques, Fonteius exerçait impunément mille exactions personnelles; et sa rapacité précipita la ruine du pays. Aussi y laissa-t-il dans tous les cœurs un profond ressentiment; et lorsque, six ans plus tard, les factions étant calmées, la république romaine parut incliner à la modération, la Province se souvint de son proconsul ; elle éleva la voix, et demanda justice de tant de crimes. Ce furent les Volkes et les Allobroges qui se chargèrent de soutenir contre lui l’accusation : ils envoyèrent à Rome une députation présidée par Indutiomar, le plus considérable des chefs allobroges. Comme aucune action publique ne pouvait être intentée contre un citoyen romain que par le ministère d’un autre citoyen romain, Indutiomar s’adressa à M. Fabius Sanga, patron né de sa nation, en qualité de descendant de Q. Fabius l’Allobrogique : Sanga, homme doux et honnête, souscrivit volontiers l’accusation, et persuada à M. Plétorius de se porter accusateur en son propre nom [69 av. J.-C.]. Plétorius, alors questeur et édile, était aussi un citoyen probe et recommandable, mais soupçonné de quelque inimitié envers Fonteius. Toutes les formalités exigées par les lois se trouvant remplies, l’ancien proconsul fut appelé en jugement.

L’accusation portait sur deux chefs principaux: les cruautés du magistrat, et ses extorsions de toute espèce[7].

Les accusateurs insistèrent peu sur ce qui concernait le caractère public du prévenu. La question en effet était épineuse ; il ne s’agissait pas uniquement d’excès commis par un parti romain contre un autre parti romain dans l’exaspération des guerres civiles : c’était la souveraineté absolue de la république sur ses sujets barbares qu’on traduisait à ses propres tribunaux. On glissa donc légèrement sur les crimes que pouvait couvrir la mission légale de Fonteius. On lui reprocha bien d’avoir outré les châtiments, et prolongé à plaisir la guerre chez les Voconces, pour se ménager plus d’occasions de proscrire et de piller ; on lui reprocha aussi des fautes comme général : mais ses succès répondaient suffisamment à cette dernière inculpation ; quant à la première, elle lui était commune avec Pompée, qui avait pris part à ces guerres, et que sa vanité poussait naturellement à en exagérer l’importance : or qui eût osé porter la main sur le vainqueur de Sertorius ?

Il fallut donc se rejeter sur la question personnelle, et la matière était large encore. On prouva qu’il avait obligé plusieurs peuples de la Province à emprunter à des usuriers romains, ses complices, des sommes montant à trente millions de sesterces[8], sommes qu’il avait confisquées à son profit. La dette étant hypothéquée sur les terres de ces peuples et les intérêts s’accumulant chaque jour avec l’impossibilité de payer, le moment approchait où des villages entiers seraient expropriés, où une partie du territoire provincial serait vendue à l’encan. Ou prouva de plus que, sans égard pour la misère des temps, il avait spéculé inhumainement sur les subsistances; qu’arrivé de Rome avec des états de contributions dressés d’avance, il avait mis des impôts sur toute denrée et toute localité, au hasard et sans discernement. Le vin avait été frappé de droits exorbitants : Tolose, par exemple, payait quatre deniers pour l’entrée d’une amphore[9]. A ces vexations Fonteius en avait ajouté une toute nouvelle pour le pays ; les propriétaires riverains des grandes routes s’étaient vus astreints à la réparation de ces routes, principalement de la voie Domitienne dégradée par le passage continuel des troupes ; et les lieutenants du proconsul, dont l’un son proche parent, chargés de la surveillance des travaux, en avaient fait une source de mauvais traitements et de rapines. En réparation de tant de griefs, la Province réclamait l’annulation de sa dette et le châtiment de Fonteius.

A ces charges l’accusé opposait les témoignages favorables d’un grand nombre de citoyens romains de la Province. Ces citoyens romains qui se portaient garants de l’honnêteté du proconsul et de l’intégrité de sa gestion étaient les receveurs mêmes des impôts ; les banquiers, les trafiquants [Cicéron, pro Fonteio], instruments de ses exactions et complices de sa fortune ; les agriculteurs et les nourrisseurs de bestiaux, qui avaient obtenu la ferme des terres confisquées, moyennant la dîme du revenu [Ibid.]. Ceux qui répondaient de la douceur et de l’équité de son gouvernement étaient les vétérans des colonies militaires ; les officiers de l’armée de Pompée ; les colons de Narbonne que Fonteius avait délivrés d’un siège ; les Massaliotes qu’il avait protégés [Ibid.]. Tels étaient dans la Province les appuis de l’accusé; à Rome il comptait sur un nom illustre, sur une famille puissante, une soeur vestale, des amis nombreux et actifs, enfin sur l’éloquence de son défenseur, M. Tullius Cicéron.

Au milieu de ces difficultés de tout genre, les députés gaulois, Indutiomar surtout, déployèrent une fermeté digne d’une si bonne cause. Ils ne ménagèrent point l’orgueil romain ; ils ne craignirent point d’inspirer de l’inquiétude sur la tranquillité future de la Province. Leurs frères étaient bien résolus, disaient-ils, à ne pas abandonner aux usuriers les terres qu’ils avaient sauvées avec tant de peine des confiscations publiques : Fonteius absous, personne ne pouvait répondre de la paix [Ibid.].

Cependant, au jour marqué, Fonteius comparut devant ses juges, accompagné d’une foule d’amis ; et le peuple environnait le tribunal, considérant avec une maligne curiosité le costume et l’air étranger des accusateurs.

Le système fondamental de défense, adopté par l’avocat du prévenu, était simple et facile à soutenir devant un tribunal romain. Qui attaquait Fonteius ? des barbares, des gens portant braies et saies [Ibid.]. Qui témoignait pour Fonteius ? des citoyens romains, les uns nobles et riches, les autres utiles et honorés de la confiance publique : le plus recommandable des Gaulois pouvait-il être mis de pair avec le dernier, le plus misérable des citoyens romains ? [Ibid.]

Les peuples gaulois se plaignaient d’avoir contracté des dettes pour assouvir l’avarice du proconsul : mais quel cas devait-on faire d’une imputation que ne validait le témoignage d’aucun romain ? Et pourtant, disait l’orateur, la Gaule est remplie de négociants et de citoyens romains ; sans eux aucun Gaulois ne fait d’affaires ; il ne circule pas une pièce d’argent qui ne soit portée sur les livres des citoyens romains ; qu’on nous produise un seul de ces registres et nous reconnaissons l’accusation !

Bientôt même dédaignant cette argumentation si commode, Cicéron attaque en masse et poursuit de ses sarcasmes la nation gauloise toute entière. Il prononce avec un mépris affecté les noms de Volkes, d’Allobroges, d’Indutiomar ; il livre aux risées de la populace le costume, le langage, la personne des députés. C’est un tumulte gaulois ! s’écrie-t-il ; ils viennent enseignes déployées assaillir leur préteur désarmé ; mais, nous, nous serons assez nombreux et assez puissants, ô juges, pour combattre, sous vos auspices, leur odieuse et atroce barbarie [Cicéron, pro Fonteio].

Il va plus loin : il leur dénie le droit de porter témoignage. Indutiomar sait-il ce que c’est qu’un serment ? N’a-t-il pas puisé le jour au sein d’une race sacrilège, en guerre avec la Divinité ? Ses aïeux n’ont-ils pas dépouillé le temple d’Apollon Pythien ? Ne sont-ils pas venus assiéger, jusque dans ce Capitole, Jupiter, qui préside à la foi de nos serments ? Enfin que peut-il exister de saint et de sacré pour des hommes qui même jusqu’aux pieds de leurs dieux, quand la frayeur les y précipite, souillent leurs autels de victimes à humaines et ne peuvent rendre hommage à la religion qu’en la profanant par le crime ? Quelle est la bonne foi, quelle est la piété de ces peuples qui s’imaginent que les dieux immortels s’apaisent par des forfaits et par le sang humain ? En prononçant ces paroles, l’orateur oubliait qu’elles pouvaient retentir, dans le forum boarium, sur cette pierre funeste, sur ce sépulcre de tant de Gaulois ensevelis vivants.

Répondant ensuite aux craintes que les députés faisaient concevoir touchant la tranquillité de la province, Cicéron s’efforce d’exciter contre eux la colère de la multitude ; il récapitule avec ironie tous les souvenirs qui pouvaient blesser des cœurs gaulois ; il les menace, et leur jette même une sorte de défi de guerre.

Doutez-vous, dit-il aux Romains, que ces Gaulois ne soient au fond de l’âme, et ne se montrent au dehors nos ennemis ? Croyez-vous que couverts de la saie et de la braie, ils paraissent dans Rome avec un extérieur humble et soumis, comme ont coutume d’y paraître ceux qui, après avoir essuyé des outrages, viennent implorer en suppliant la protection et la pitié des juges ? Loin de là : ils parcourent le forum, la tête haute et avec un air de triomphe ; ils font des menaces, ils voudraient nous épouvanter des sons horribles de leur barbare langage…… Eh bien s’ils entreprennent de nous faire la guerre, nous évoquerons du tombeau C. Marius pour tenir tête à cet Indutiomar si fier et si menaçant ; nous rappellerons à la vie Cn. Domitius et Fabius Maximus pour réduire de nouveau les Allobroges et leurs auxiliaires. Il nous faudra peut-être, puisqu’il n’est pas possible de ressusciter les morts, il nous faudra prier M. Plétorius de détourner ses clients, d’apaiser leur courroux, de calmer leurs mouvements impétueux ; ou, s’il n’y peut réussir, nous prierons M. Fabius qu’il essaie de fléchir les Allobroges auprès de qui le nom de Fabius est en si grande considération. Qu’il les engage à rester tranquilles et soumis, ou qu’il leur apprenne du moins qu’en nous menaçant, ils nous font moins craindre une guerre, qu’espérer un triomphe !

Il paraît que l’absolution de Fonteius couronna cet insultant plaidoyer, et sûrs dès lors de l’impunité, les magistrats romains se livrèrent aux excès les plus intolérables contre les gens portant saies et braies. L’un des successeurs de Fonteius, C. Calpurnius Pison fut accusé des mêmes crimes sur une nouvelle plainte de la Province, et acquitté sur un nouveau plaidoyer de Cicéron[10]. Une fois pourtant le défenseur ordinaire des gouverneurs de la Gaule sembla prendre les intérêts de cette malheureuse contrée [67 av. J.-C.] ; il reprocha en plein sénat à P. Clodius d’avoir supposé des testaments, empoisonné des pupilles et formé avec d’autres scélérats romains une association de vol et d’assassinat, pendant le temps de sa questure [64 av. J.-C.] au-delà des Alpes[11]. Il faut ajouter que P. Clodius était l’ennemi personnel de Cicéron.

La détresse de la Province s’accrut donc progressivement [63 av. J.-C.] et à tel point que, chez les Allobroges, la somme des dettes, se trouva surpasser la valeur des fonds de terre. Vainement s’adressèrent-ils aux magistrats pour obtenir une réduction, ou du moins un sursis, le jour approchait où leurs champs leur seraient enlevés, où leurs femmes et leurs enfants, traînés sous la lance, seraient vendus comme esclaves. Dans cette extrémité, ils résolurent de tenter une dernière voie de conciliation et envoyèrent des députés à Rome ; mais le sénat se montra aussi impitoyable que ses agents. Après avoir sollicité longtemps, outrés et désespérés, les députés allobroges se disposaient à quitter la ville, lorsqu’un incident les y vint retenir.

Un jour qu’ils se promenaient sur la place publique, l’air soucieux et mécontent, ils se voient abordés par un trafiquant romain, nommé Umbrénus, qui, ayant fait le commerce quelques années dans la Province, en connaissait tous les hommes marquants [Salluste, bell. Catilina]. Il leur demande des nouvelles de leurs affaires, les écoute avec intérêt, les plaint : Quelle espérance avez-vous, leur dit-il, de sortir de tant de maux ?Aucune, répondent les Allobroges, si ce n’est la mort [Ibid.]. Alors Umbrénus se répand en invectives contre la dureté du sénat, contre la rapacité des patriciens ; il a, ajoute-t-il, quelques amis justes et honnêtes, il veut les faire agir auprès des consuls et du sénat ; il va, vient et paraît solliciter avec chaleur ; enfin il annonce aux députés, que toute démarche a été inutile, que le sénat est sans pitié, que leur ruine est consommée. Oh ! si vous étiez gens de cœur, ajouta-t-il, je vous indiquerais bien un remède à tout cela ; mais ce remède demande du courage et de la discrétion [Ibid.]. Les Allobroges protestent qu’il n’est point d’entreprise si périlleuse où ils ne soient prêts à s’engager ; ils conjurent Umbrénus de leur révéler le secret qui peut les sauver. Après quelques difficultés simulées, le trafiquant les conduit dans la maison d’une dame, nommée Sempronia, non moins fameuse dans Rome par sa naissance ; son esprit et sa beauté, que par le dérèglement de ses mœurs. Ils y trouvent quelques jeunes gens d’un nom et d’un rang distingués, connaissances d’Umbrénus. Là fut exposé aux députés gaulois le plan d’une conspiration où trempaient un grand nombre de sénateurs, de patriciens, de chevaliers, de plébéiens, et dont le chef était L. Catilina. Pour faire connaître au lecteur bien exactement quelle était la nature de ce complot, et quel rôle des Gaulois transalpins pouvaient être appelés à y jouer, nous devons entrer dans quelques détails indispensables sur la situation intérieure de la république romaine.

Depuis la mort de Sylla, comme il arrive nécessairement à la suite de toute réaction, un parti mixte s’était formé, qui réprouvait également les fureurs du règne de Marius et les froides atrocités de la dictature; parti pacifique, éclairé, où se confondaient, avec l’élite des patriciens, une foule d’hommes nouveaux, les uns illustres par leurs talents, les autres recommandables par leur fortune. L’idée favorite de ce parti était la création d’un pouvoir intermédiaire à la vieille aristocratie et au peuple, pouvoir qui, s’interposant dans leurs chocs, maintiendrait entre eux l’équilibre : pour cela, il avait jeté les yeux sur le corps déjà puissant des Chevaliers et travaillait chaque jour à en accroître l’importance et les attributions. Favorisés par la lassitude universelle, ces amis de la modération et de l’ordre n’eurent pas de peine à s’emparer de la direction du gouvernement : et, à l’époque qui nous occupe, ils avaient élevé au consulat Cicéron, leur chef, et le plus célèbre des orateurs romains.

Mais lorsque les passions quelque temps assoupies se ranimèrent, et que les partis extrêmes commencèrent à se reconstituer, la marche de ce gouvernement devint embarrassée et incertaine. Assailli de deux côtés à la fois, il s’efforça de tenir une route mitoyenne et impartiale, mais il finit par s’aliéner également et la faction démocratique et la faction aristocratique: celle-ci parce qu’il touchait trop aux lois de Sylla, celle-là parce qu’il les respectait trop. Quarante-sept légions, colonisées autrefois par le Dictateur sur divers points de l’Italie, murmuraient, et préparaient déjà leurs armes pour soutenir les confiscations, dont la légitimité paraissait attaquée ; tandis que les peuples italiens réclamant avec hauteur la plénitude de leurs droits, restreints par Sylla, menaçaient aussi de la guerre. Au milieu de ces semences de discorde, un tribun du peuple vint jeter à dessein le ferment des lois agraires. Les deux partis extrêmes semblaient donc disposés à se coaliser contre le parti médiateur, pour reprendre ensuite leur vieille querelle, dès qu’ils auraient déblayé et reconquis le terrain. Telle était la révolution imminente que Catilina entreprit de faire tourner à son profit..

Issu d’une des plus anciennes familles de Rome, L. Sergius Catilina avait trempé de bonne heure dans tous les excès de la faction aristocratique ; enrichi des biens des proscrits, en peu de temps il avait dissipé dans -la débauche le fruit du crime. Il détestait ce régime pacifique et modéré qui l’éloignait des dignités publiques ; il détestait les hommes nouveaux, et personnellement Cicéron, qui l’avait emporté sur lui dans la recherche du consulat. Son âme était corrompue, haineuse, cruelle ; il ne manquait d’ailleurs ni de hardiesse, ni de constance, ni de mépris de la mort. Nourri dans le désordre de guerres civiles, il jugea d’un coup d’œil la situation de la république, et le parti qu’un homme audacieux en pouvait tirer. Ses agents se répandirent par toute l’Italie et jusque dans la province transalpine : son titre de complice de Sylla le recommandait vivement aux hommes compromis sous la dictature, et aux colonies militaires ; ses talents et son courage éprouvé suffisaient au parti démocratique, qui ne voulait de lui que le signal et les premiers coups d’une insurrection.

Mais Catilina avait associé à ses vues personnelles d’ambition, de rapacité et de vengeance, une troupe de jeunes débauchés, presque tous de la classe patricienne, hommes perdus de dettes et de crimes, et couverts de tous les genres d’infamie. Leur mission était de s’emparer de Rome aussitôt que la guerre civile éclaterait, de piller le trésor public et les maisons de leurs ennemis, de décimer le sénat, de massacrer Cicéron : c’était un complot de brigands, au sein d’une révolution ; ni le peuple de Rome, ni celui des provinces ne pouvaient être et ne furent dans la confidence de ces horreurs.

Cependant les manœuvres de Catilina au dehors avaient eu plein succès : l’Étrurie, le Picénum prirent les armes, et la Cisalpine menaçait de les suivre ; à l’autre bout de l’Italie des révoltes éclatèrent en plusieurs lieux ; au-delà des Alpes, la Province était dans la plus violente fermentation [Salluste, bell. Catilina]. Dès que ce chef audacieux parut en l’Étrurie, une armée considérable se rassembla autour de lui ; elle manquait pourtant de cavalerie. Catilina, pour cet objet, avait compté sur les Transalpins ; mais le temps pressait. Les conjurés de Rome crurent qu’en mettant dans le secret de leurs desseins les ambassadeurs allobroges qui retournaient dans leur pays, désespérés et aigris contre le sénat, ceux-ci pourraient décider le soulèvement de la Province, et envoyer aux insurgés leur nombreuse et excellente cavalerie.

Voilà ce que révélèrent en partie aux députés gaulois les hommes réunis dans la maison de Sempronia, et qui étaient à la tête du complot de Rome. Ils insistèrent sur les services que le peuple allobroge pouvait rendre à la conjuration, et promirent en retour de décréter, l’abolition de toutes ses dettes et de l’élever au rang de peuple libre [Plutarque, Cicéron]. Echauffés par ces espérances, les ambassadeurs applaudirent à tout; ils exigèrent seulement que leurs engagements respectifs fussent précisés dans un traité écrit qu’ils pourraient présenter à leur nation. La demande était juste ; et une seconde conférence fut arrêtée pour débattre les bases du traité et procéder à sa rédaction.

A peine les Allobroges furent-ils seuls, que la grandeur du péril où ils allaient se jeter et l’incertitude du succès s’offrirent vivement à leur esprit. Si le désir de se venger du sénat, si l’espérance d’un sort meilleur pour leur patrie, les attirait vers les conjurés, l’idée qu’ils étaient sans mission pour compromettre à ce point leurs frères dans une entreprise hasardeuse les retenait et les faisait pencher en sens contraire. Il leur vint même à la pensée qu’en révélant aux consuls un secret de cette importance, ils pourraient obtenir à coup sûr et immédiatement ces mêmes avantages que la conjuration leur faisait entrevoir dans un lointain et chanceux avenir. Leur foi, à la vérité, se trouvait engagée envers Umbrénus et ses amis ; ils avaient juré d’avance de garder sur toutes ces confidences un silence absolu ; mais ce serment n’avait-il pas été surpris ? Prévoyaient-ils de quels projets on les rendrait dépositaires au péril de leur vie, au détriment de leur pays ? Peut-être aussi se rappelèrent-ils que la nullité des serments prêtés par les Gaulois avait été soutenue naguère sérieusement devant les tribunaux romains. Toute la nuit, ils flottèrent dans ces incertitudes, passant successivement d’une résolution à l’autre. Enfin n’y pouvant plus tenir, ils se rendirent, au point du jour, à la maison de M. Fabius Sanga, qui était, comme nous l’avons dit, le patron des Allobroges, et lui révélèrent tous les événements de la veille, déclarant qu’ils s’en remettaient à son avis. Fabius, citoyen pacifique et honnête, et d’ailleurs lié étroitement avec Cicéron, leur peignit sous les plus noires couleurs la conjuration et les conjurés, les effraya, et finit par les entraîner chez le consul[12].

Cicéron était la première victime désignée au poignard des amis de Catilina ; ce fut donc avec de vifs transports de joie qu’il accueillit la députation allobroge. Il lui était parvenu déjà, touchant leurs projets de meurtre, de pillage et d’incendie, quelques révélations ; mais incomplètes et suspectes par leur source même, elles ne pouvaient servir de fondement unique à une instruction judiciaire. La déposition des Gaulois était d’une toute autre nature ; aussi le consul les combla de caresses et d’encouragements ; comme chef de la république, il s’engagea formellement à remplir envers leur patrie toutes les promesses des conjurés, et, par ce leurre, il les persuada de se rendre aux conférences suivantes, et de conclure le traité afin de le lui livrer aussitôt. Les ambassadeurs promirent et firent tout ; en se dévouant aux volontés du consul, ils croyaient tirer leur malheureux pays de son désespoir et de sa ruine. Étant donc allés au rendez-vous, ils y trouvèrent les personnages les plus éminents du complot, entre autres, les sénateurs Lentulus Sura et Céthégus[13].

Les nouvelles confidences furent plus étendues que les premières ; et la députation allobroge recommença ses instances au sujet de conventions écrites. Les conspirateurs hésitaient ; ils cédèrent enfin ; le traité fut fait en double, signé par les deux parties, et l’une des copies remise aux Gaulois. Comme l’affaire pressait, le départ de ces derniers fut fixé pour une des nuits suivantes. On convint qu’ils passeraient par l’Étrurie où ils auraient une entrevue avec Catilina ; Lentulus les chargea de dépêches pour ce chef, et l’un des conjurés Volturtius, qui se rendait à l’armée eut mission de les accompagner.

Dès que la nuit du départ fut venue, les Allobroges se mirent en route ; mais, à peine arrivés au pont Milvius, ils furent saisis par des gardes que Cicéron, sur leurs avis secrets, y avait apostés. Conduits devant lui, ils livrent les papiers dont ils étaient porteurs, et font de toute la conjuration une déclaration publique ; Volturtius effrayé suit leur exemple : et le consul, muni de ces pièces, fait arrêter au moment même Lentulus, Céthégus et leurs complices[14].

Le lendemain au point du jour, les Gaulois répétèrent leurs dépositions devant le sénat rassemblé et en présence des conspirateurs. Lentulus d’abord se contenta de tout nier : il ne savait, disait-il, quels étaient ces hommes et ce que signifiaient des traités avec les Allobroges ; puis interpellant les révélateurs, que me voulez-vous ? leur demanda-t-il ; quelle affaire vous a amenés chez moi ? [Cicéron, Catilina, 3] Ceux-ci lui répliquèrent avec fermetés énumérant combien de fois, par qui, pourquoi il les avait mandés ; Lentulus à la fin sentit son assurance faiblir. Ici finit le rôle des Allobroges. Quant aux conspirateurs, on sait qu’ils furent mis à mort contre le vote d’une partie du sénat et sans la délibération du peuple. Depuis ce jour, les forces extérieures de la conjuration allèrent en déclinant ; les alliés et les provinciaux rentrèrent successivement sous l’obéissance du sénat ; Catilina poursuivi par deux armées se dirigea vers la Gaule transalpine, où il espérait jouer le rôle de Sertorius : prévenu dans son dessein, forcé de livrer bataille, et vaincu, il périt bravement et d’une mort digne d’un meilleur homme [Salluste, Bell. Catilina].

Les Allobroges, en dualité de révélateurs, reçurent du sénat des récompenses personnelles : la conduite qu’avaient tenue dans cette affaire ces ambassadeurs mécontents d’une nation mécontente à si juste titre, excita à Rome une surprise générale. Nous ne saurions assez nous étonner, disait à ce propos Cicéron [Catilina, 3], que le seul de tous les peuples qui aujourd’hui ne manque ni de volonté ni de force pour lutter contre le peuple romain, que des Gaulois aient préféré notre salut à leurs intérêts ; quand pour vaincre ils n’avaient pas besoin de combattre, quand il leur suffisait de se taire. Qui ne voit pas dans cet événement un signe éclatant de la bonté des dieux !

Il paraît que le peuple allobroge en jugea autrement [62 av. J.-C.]. Soit qu’il désapprouvât le rôle de ses députés ; soit que le consul niât après la victoire les engagements pris au jour du danger ; ou que le sénat eût refusé de ratifier la parole du consul, ce peuple prit les armes, et fondit sur le midi de la Province dans le double but de piller Narbonne et Massalie, et de pousser les provinciaux à s’insurger. Le préteur Pomptinus fut chargé de faire face à cette guerre. Tandis que les Allobroges, sous la conduite de Catugnat, ravageaient ou excitaient à la révolte des cantons éloignés de leur territoire, il marcha vers l’Isère, se retrancha à quelque distance en deçà du fleuve avec une partie de son armée, et envoya l’autre sous la conduite d’un de ses lieutenants, Manlius Lentinus, assiéger le château de Ventia. L’attaque inopinée de Lentinus déconcerta les habitants ; ils étaient sur le point de se rendre lorsque la population des campagnes accourut à leur secours; et rejeta les Rom mains au-delà de la frontière. Lentinus essaya d’abord de défendre la ligne de l’Isère ; mais, comme la population riveraine possédait une grande quantité de barques et de navires de toute espèce, et que d’ailleurs les Romains ne pouvaient pas garder le passage sur tous les points, ils choisirent, pour s’y fortifier, un bois qui touchait le fleuve. Delà ils dressaient de côté et d’autre des embuscades aux paysans allobroges qui débarquaient sur la rive gauche, et ils firent beaucoup de prisonniers [Dion Cassius, 37].

Sur ces entrefaites, Catugnat revint du midi avec son armée, et campa vers l’Isère, non loin de Lentinus. Voulant rendre au lieutenant romain embuscade pour embuscade, il commanda à une troupe considérable de paysans de la rive droite de traverser la rivière dans le voisinage du camp ennemi ; ce qu’ils exécutèrent, Lentinus s’étant mis à leur poursuite, et ceux-ci s’enfuyant à toutes jambes, ils l’attirèrent de proche en proche jusque dans le lieu où Catugnat les attendait. Les Allobroges alors poussèrent un grand cri ; et les Romains surpris, enveloppés, auraient péri tous jusqu’au dernier, sans une tempête qui sépara les combattants [Ibid.]. Lentinus et les débris de ses légions allèrent rejoindre Pomptinus, qui battit promptement en retraite vers Narbonne. Catugnat, croyant la guerre finie de ce côté, alla reprendre dans le midi son expédition commencée.

Mais les Romains, ayant réuni de plus grandes forces, rentrèrent par trois points différents sur le territoire allobroge, et le dévastèrent parle fer et le feu. Catugnat revint sur ses pas ; il était trop tard. Ventia succomba ; et un avantage remporté sous les murs de Solonium ne recula que de quelques jours la perte. du chef gaulois. Lorsque le pays saccagé et incendié sur toute sa surface ne présenta plus aucune résistance, Pomptinus écrivit au sénat que les Allobroges étaient pacifiés ; ce service fut jugé assez important pour mériter au préteur les honneurs du triomphe[15].

 

 

 



[1] Cicéron, pro Quintil. — Pigh., t. III, p. 229.

[2] César, Bell. Gall., III, c. 20. — Orose, V, c. 23.

[3] Appien, Bell. civil., I, p. 419. — Epistol. Pompei. ex Sallus. Histor., III.

[4] Cons. au sujet de ce surnom de Narbonne, l’Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 48.

[5] Cicéron, pro Man. Fonteio. — Salluste, III, et Epistol. Pomp. ib.

[6] Epist. Pomp. ap. Sallust., loc. cit.

[7] Ces détails sont extraits du plaidoyer de Cicéron pour la défense de Fonteius ; plaidoyer dont nous n’avons malheureusement que des fragments, augmentés, mais non complétés par la découverte de M. Niebuhr.

[8] 6.150.000 francs, d’après l’évaluation de M. Letronne.

[9] L’amphore contenait environ 24 pintes. — 4 deniers = 3 fr. 28 c.

[10] Cicéron, pro L. Val. Flacco., n° 98.

[11] Cicéron, Harusp. resp. n° 42.

[12] Salluste, bell. Catilina, p. 25. — Cicéron, Catilina, III. — Plutarque, in Cicéron, loc. cit. — Appien, bell. civil., II, v. 430. — Dion Cassius, XXXVII, p. 45.

[13] Salluste, bell. Catilina, loc. cit. — Cicéron, Catilina, III.

[14] Salluste, bell. Catilina, l. c. — Cicéron, Catilina, III. — Plutarque, in Cicéron, l. c.

[15] Dion Cassius, XXXVII, p. 50. — Tite-Live, epit. c. III. — Cicéron, de provinc. consular.