HISTOIRE DES GAULOIS

Première partie

CHAPITRE V.

 

 

LE LECTEUR se rappelle sans doute que lors du départ de la grande expédition gauloise pour la Grèce, deux chefs, se détachant du gros de l’armée, avaient passé en Thrace, Léonor avec dix mille Galls, Luther avec le corps des Teutobodes ; ils y faisaient alors la loi. Maître de la Chersonèse thracique et de Lysimachie, dont ils s’étaient emparés par surprise, ils étendaient leurs ravages sur toute la côte depuis l’Hellespont jusqu’à Byzance, forçant la plupart des villes et Byzance même à se racheter de pillages continuels par d’énormes contributions [Tite-Live, 38, 16]. La proximité de l’Asie, et ce qu’ils apprenaient de la fertilité de ce beau pays, leur inspirèrent bientôt le désir d’y passer [Ibid.]. Mais quelque étroit que fût le bras de mer qui les en séparait, Léonor et Luther n’avaient point de vaisseaux, et toutes leurs tentatives pour s’en procurer restèrent longtemps infructueuses. A l’arrivée des compagnons de Comontor, ils songèrent plus que jamais à quitter l’Europe. La Thrace presque épuisée par deux ans de dévastation, était, entre tant de prétendants, une trop pauvre proie à partager. Léonor et Luther s’adressèrent donc conjointement au roi de Macédoine, de qui la Thrace dépendait, depuis qu’elle ne formait plus un royaume particulier. Ils offrirent de lui rendre Lysimachie et la Chersonèse thracique, s’il voulait leur fournir une flotte suffisante pour les transporter au-delà de l’Hellespont. Antipater, qui gouvernait alors la Macédoine, par des réponses évasives, chercha à traîner les choses en longueur [Ibid.]. Si, d’un côté, il lui tardait d’affranchir le nord de ses états d’une aussi rude oppression, de l’autre, il avait de fortes raisons de craindre que ce soulagement ne fût que momentané ; que l’Hellespont une fois franchi, la route de l’Asie une fois tracée, de nouveaux essaims plus nombreux d’aventuriers gaulois n’accourussent sur les pas des premiers, et que, par là, la situation de la Grèce ne se trouvât empirée. Pendant ces hésitations de la politique macédonienne, Léonor et Luther poussaient avec activité leurs préparatifs ; les Tectosages, les Tolistoboïes, et une partie des Galls, abandonnèrent Comontor pour se réunir à eux, et les deux chefs comptèrent sous leurs enseignes jusqu’à quinze petits chefs subordonnés[1].

Mais la mésintelligence ne tarda pas à se mettre entre les deux chefs suprêmes [Tite-Live, 38, 16] ; Léonor et les siens quittèrent la Chersonèse thracique, et se dirigèrent vers le Bosphore, qu’ils espéraient franchir plus aisément et plus vite que les autres ne passeraient l’Hellespont. Ils commencèrent par lever sur la ville de Byzance une forte contribution, avec laquelle probablement ils cherchèrent à se procurer des vaisseaux. Mais à peine avaient-ils quitté le camp de Luther et la Chersonèse, qu’une ambassade y arriva de la part du roi de Macédoine, en apparence pour traiter, en réalité pour observer les forces des Gaulois [278 av. J.-C.]. Deux grands vaisseaux pontés, et deux bâtiments de transport l’accompagnaient [Ibid.] ; Luther s’en saisit sans autre formalité ; en les faisant voyager nuit et jour, il eut bientôt débarqué tout son monde sur la côte d’Asie [Ibid.], et le passage était complètement effectué, lorsque les ambassadeurs en portèrent la nouvelle à leur roi. Du côté du Bosphore, un incident non moins heureux vint au secours de Léonor.

La Bithynie était à cette époque le théâtre d’une guerre acharnée entre les deux fils du dernier roi, Nicomède et Zibæas, qui se disputaient la succession paternelle [Ibid.]. Leurs forces, dans l’intérieur du royaume, se balançaient à peu près également ; mais, au dehors, Zibæas avait entraîné dans son alliance le puissant roi de Syrie Antiochus, tandis que Nicomède ne comptait dans la sienne que les petites républiques grecques du Bosphore et du Pont-Euxin, Chalcédoine, Héraclée de Pont, Tios, et quelques autres. Ce n’était pas sans peine que ces petites cités démocratiques avaient sauvé leur indépendance au milieu de tant de grands empires. Il leur avait fallu prendre part à toutes les querelles de l’Asie, et travailler sans cesse à se faire des alliés pour se garantir de leurs ennemis ; et, comme elles n’ignoraient pas qu’Antiochus avait formé le dessein de les asservir tôt ou tard, la crainte et la haine les avaient jetées dans le parti de Nicomède, qu’elles servaient alors avec la plus grande chaleur. Antiochus en montrait beaucoup moins pour son protégé Zibæas, de sorte que la guerre traînait en longueur. Sur ces entrefaites, Nicomède, voyant de l’autre côté du Bosphore ces bandes gauloises qui cherchaient à le traverser, imagina de leur en fournir les moyens pour les rendre utiles à ses intérêts. Il fit même accéder les républiques grecques à ce projet, que dans toute autre circonstance elles eussent repoussé avec effroi. Nicomède proposa donc à Léonor de lui envoyer une flotte de transport, s’il voulait souscrire aux conditions suivantes :

1° Que lui et ses hommes resteraient attachés à Nicomède et à sa postérité par une alliance indissoluble ; qu’ils ne feraient aucune guerre sans sa volonté, n’auraient d’amis que ses amis, et d’ennemis que ses ennemis [Memnon, ap. Phot., 20] ;

2° Qu’ils regardaient comme leurs amies et alliées les villes d’Héraclée, de Chalcédoine, de Tios, de Ciéros et quelques autres métropoles d’états indépendants ;

3° Qu’eux et leurs compatriotes s’abstiendraient désormais de toute hostilité envers Byzance, et que même, dans l’occasion, ils défendraient cette ville comme leur alliée [Ibid.].

Cette dernière clause avait été insérée dans le traité, sur la demande des républiques grecques à la ligue desquelles Byzance s’était réunie. Léonor accepta tout, et ses troupes furent transportées par-delà le détroit[2].

Son départ laissa Comontor maître de presque toute la Thrace ; ce chef s’établit au pied du mont Hémus, dans la ville de Thyle dont il fit le siège de son royaume. Pour se soustraire à ses brigandages, les villes indépendantes continuèrent à lui payer tribut comme à Léonor et à Luther ; Byzance même, malgré la convention qui devait la garantir contre les attaques des Gaulois, fut imposée à une rançon plus forte qu’auparavant [Polybe, IV]. Cette rançon annuelle s’éleva successivement de trois ou quatre mille pièces d’or [Memnon, ap. Phot., 20] à cinq mille, à dix mille, et enfin, sous les successeurs de Comontor, à l’énorme somme de quatre-vingt talents[3]. Les Gaulois tyrannisèrent ainsi la Thrace pendant plus d’un siècle ; ils furent enfin exterminés par un soulèvement général de la population.

Aussitôt que Léonor fut débarqué, en Asie, il se réconcilia avec Luther, et le fit entrer, comme lui, à la solde de Nicomède [Tite-Live, 38, 16] : leurs bandes réunies eurent bientôt mis la fortune du côté de ce prétendant. Zibæas vaincu s’expatria ; mais Antiochus voulut poursuivre la guerre pour son propre compte ; il attaqua la Bithynie par terre, et, par mer, les républiques du Bosphore ; de part et d’autre, il échoua, et c’est aux services des Gaulois que les historiens attribuent le salut de Chalcédoine et des autres petits états démocratiques. L’introduction de ces barbares en Asie, disent-ils, fut avantageuse, sous quelques rapports, aux peuples de ce pays. Les rois successeurs d’Alexandre s’épuisaient en efforts pour anéantir le peu qu’il restait d’états libres, les Gaulois s’en montrèrent les protecteurs ; ils repoussèrent les rois, et raffermirent les intérêts démocratiques [Memnon, ap. Photium, 20]. Cet événement que l’histoire proclame heureux pour l’Asie, il ne faut point se trop hâter d’en faire honneur aux affections ou au discernement politique des Gaulois ; la suite prouve assez que ces considérations morales n’y tenaient aucune place. Car Nicomède, à quelque temps de là, s’étant brouillé avec les citoyens d’Héraclée, les Gaulois s’emparèrent de cette ville par surprise, et offrirent de la livrer au roi, à condition qu’il leur abandonnerait toutes les propriétés transportables [Memnon, ap. Phot., 20]. Ce traité de brigands eut lieu, et vraisemblablement la population héracléote comptait au nombre des biens meubles que les Gaulois s’étaient réservés.

Tant de grands services méritaient une grande récompense ; le roi bithynien concéda aux Gaulois des terres considérables sur la frontière méridionale de ses états [Justin, 25, 2]. Sa générosité pourtant n’était pas tout à fait exempte de calcul ; il espérait, par là, donner à son royaume une population forte et belliqueuse, du côté où il était le plus vulnérable, et élever en quelque sorte une barrière qui le garantirait des attaques de ses voisins de Pergame, de Syrie et d’Égypte. Mais Nicomède n’avait pas bien réfléchi au caractère de ses nouveaux colons, en les plaçant si près des riches campagnes arrosées par le Méandre et l’Hermus, si près de ces villes de l’Éolide et de l’Ionie, merveilles de la civilisation antique, où le génie des Hellènes se mariait à toute la délicatesse de l’Asie. Aussi, à peine furent-ils arrivés dans leurs concessions qu’ils commencèrent à piller, et bientôt à envahir le littoral de la Troade. L’organisation des bandes gauloises n’était plus la même alors qu’à l’époque de leur passage en Bithynie ; Léonor et Luther étaient morts, ou avaient été dépouillés du commandement ; et leurs armées, fondues ensemble et augmentées de renforts tirés de la Thrace, s’étaient formées en trois hordes sous les noms de Tectosages, Tolistoboïes et Trocmes[4]. Pour éviter tout conflit et tout sujet de querelle dans la conquête qu’elles méditaient, ces trois hordes, avant de quitter la frontière bithynienne, distribuèrent l’Asie mineure en trois lots qu’elles se partagèrent à l’amiable [Tite-Live, 38, 16] ; les Trocmes eurent l’Hellespont et la Troade, les Tolistoboïes l’Éolide et l’Ionie, et la contrée méditerranée, qui s’étendait à l’occident du mont Taurus, entre la Bithynie et les eaux de Rhodes et de Chypre, appartint aux Tectosages [Ibid.]. Tous alors se mirent en mouvement, et la conquête fut bientôt achevée. Une horde gauloise établit sa place d’armes sur les ruines de l’ancienne Troie [Strabon, 13] ; et les chariots amenés de Tolosa stationnèrent dans les plaines qu’arrose le Caystre[5].

L’histoire ne nous a pas laissé la narration détaillée de cette conquête ; mais que l’imagination se représente, d’un côté la force et le courage physiques à l’un des plus bas degrés de la civilisation, de l’autre ce que la culture intellectuelle produisit jamais de plus raffiné, alors elle pourra se créer le tableau des calamités qui débordèrent sur l’Asie mineure. Devant la borde Tectosage, la population phrygienne fuyait comme un troupeau de moutons, et courait se réfugier dans les cavernes du mont Taurus ; en Ionie, les femmes se tuaient à la seule nouvelle de l’approche des Gaulois ; trois jeunes filles de Milet prévinrent ainsi par une mort volontaire les traitements horribles qu’elles redoutaient. Un poète, sans doute Milésien comme elles, a consacré quelques vers à la mémoire de ces touchantes victimes ; ces vers sont placés dans leur bouche ; elles-mêmes s’adressent à leur ville natale, et semblent lui reprocher avec tendresse de n’avoir point su les protéger :

Ô Milet ! ô chère patrie ! nous sommes mortes pour nous soustraire aux outrages des barbares Gaulois, toutes trois vierges et tes citoyennes. C’est Mars, c’est l’impitoyable dieu des Gaulois, qui nous a précipitées dans cet abîme de malheurs, car nous n’avons point attendu l’hymen impie qu’il nous préparait ; et si nous sommes mortes sans avoir connu d’époux, ici, du moins, chez Pluton, nous avons trouvé un protecteur[6].

Il ne faut entendre ici par le mot de conquête ni l’expropriation des habitants, ni même une occupation du sol tant soit peu régulière. Chaque horde restait retranchée une partie de l’année, soit dans son camp de chariots, soit dans une place d’armes ; le reste du temps elle faisait sa tournée par le pays, suivie de ses troupeaux, et toujours prête à se porter sur le point où quelque résistance se serait montrée. Les villes lui payaient tribut en argent, les campagnes en vivres ; mais à cela se bornait l’action des conquérants ; ils ne s’immisçaient en rien dans le gouvernement intérieur de leurs tributaires. Pergame put conserver ses chefs absolus ; les conseils démocratiques des villes d’Ionie purent se réunir en toute liberté comme auparavant, pourvu que les subsides ne se fissent pas attendre et que la horde fut entretenue grassement. Cette vie abondante et commode, sous le plus beau climat de la terre, dut attirer dans les rangs gaulois une multitude d’hommes perdus de tous les coins de l’Orient et beaucoup de ces aventuriers militaires dont les guerres d’Alexandre et de ses successeurs avaient infesté l’Asie. Cette hypothèse peut seule rendre compte des forces considérables dont les hordes se trouvèrent tout à coup disposer, puisque, si l’on en croit Tite-Live [38, 16], elles rendirent tributaire jusqu’au roi de Syrie lui-même.

Il se peut que le roi de Syrie, Antiochus, consentit d’abord à leur payer tribut, du moins ne s’y résigna-t-il pas longtemps [277 av. J.-C.] ; car c’est de lui que partirent les premiers coups. Il vint attaquer à l’improviste, au nord de la chaîne du Taurus, la horde Tectosage qui comptait en ce moment vingt mille cavaliers, une infanterie proportionnée, et deux cent quarante chars armés de faux à deux et à quatre chevaux. Mais sur le point d’en venir aux mains, les troupes syriennes furent tellement effrayées du nombre et de la bonne contenance de l’ennemi, qu’Antiochus parlait déjà de faire retraite, lorsqu’un de ses généraux, Théodotas le Rhodien, se porta garant de la victoire. Il se trouvait dans l’armée syrienne seize éléphants dressés à combattre, et Théodotas espérait s’en servir de manière à troubler les Gaulois, encore peu familiarisés avec l’aspect de ces animaux. Antiochus, persuadé, lui laissa la direction de la bataille[7].

L’infanterie Tectosage se forma en masse compacte de vingt-quatre hommes de profondeur, dont le premier rang était revêtu de cuirasses d’airain[8], et composé ou d’auxiliaires grecs, ou de ces corps gaulois armés et disciplinés à la grecque par le roi de Bithynie ; les chariots se rangèrent au centre, et la cavalerie sur les ailes. Les Syriens, de leur côté, placèrent quatre éléphants à chacune de leurs ailes, et les fruit autres au centre. L’engagement commença par les ailes ; les huit éléphants, suivis de la cavalerie syrienne, marchèrent au-devant de la cavalerie Tectosage ; mais celle-ci ne soutint pas le choc, et se débanda. Pour l’appuyer, l’infanterie gauloise s’ouvrit, et donna passage aux chariots, qui s’avancèrent avec impétuosité entre les deux lignes de bataille ; mais, à ce moment, les huit éléphants du centre, animés par l’aiguillon et par le son des instruments guerriers, s’élancent en poussant des cris sauvages, et en agitant leurs trompes et leurs défenses[9]. Les chevaux qui traînaient les chars, effrayés, s’arrêtent court ; les uns se cabrent, et culbutent pêle-mêle chars et conducteurs ; les autres, tournant bride, se précipitent au galop dans les rangs même de leur infanterie. L’armée d’Antiochus n’eut pas de peine à achever la victoire[10]. Rompue de tous côtés, la horde des Tectosages se retira, laissant la terre jonchée de ses morts ; mais, sans lui donner un instant de relâche, Antiochus la poursuivit nuit et jour, à travers la basse Phrygie, jusque au-delà des monts Adoréens ; là, il lui permit de s’arrêter, et de prendre un établissement à son choix. Elle adopta les bords du fleuve Halys et l’ancienne ville d’Ancyre ou Ankyra, dont elle fit son chef-lieu d’habitation ; trop faible dès lors pour tenter de reconquérir ce que la bataille du Taurus lui avait enlevé, elle se renferma paisiblement dans les limites de ce canton, ou du moins dans celles de la Phrygie supérieure. Quant à Antiochus, sa victoire fut accueillie dans toute l’Asie par des acclamations de joie ; et la reconnaissance publique lui décerna le titre de Sauveur, que l’histoire a ajouté à son nom[11].

Heureusement pour les Gaulois, de grandes guerres, survenues entre les peuples de l’Orient, arrêtèrent ce mouvement de réaction ; et les hordes trocme et tolistoboïenne continuèrent à opprimer, sans résistance, toute la contrée maritime. Il arriva même que ces guerres accrurent considérablement leur importance et leur force. Recherchés par les parties belligérantes, tantôt comme alliés, tantôt comme mercenaires, les Gaulois firent venir d’Europe par terre et par mer, avec l’aide des puissances asiatiques, des bandes nombreuses de leurs compatriotes ; et, suivant l’expression d’un historien [Justin, 25, 2], ils se répandirent comme un essaim dans toute l’Asie. Ils devinrent la milice nécessaire de tous les états de l’Orient, belliqueux ou pacifiques, monarchiques ou républicains. L’Égypte, la Syrie, la Cappadoce, le Pont, la Bithynie en entretinrent des corps à leur solde ; ils trouvèrent surtout un emploi lucratif de leur épée chez les petites démocraties commerçantes, qui, trop faibles en population pour suffire seules à leur défense, étaient assez riches pour la bien payer. Durant une longue période de temps, il ne se passa guère dans toute l’Asie d’événement tant soit peu remarquable où les Gaulois n’eussent quelque part. Tels étaient, dit l’historien cité plus haut [Ibid.], la terreur de leur nom et le bonheur constant de leurs armes, que nul roi sur le trône ne s’y croyait en sûreté, et que nul roi déchu n’espérait d’y remonter, s’ils n’avaient pour eux le bras des Gaulois.

L’influence des milices gauloises ne se borna pas aux services du champ de bataille ; elles jouèrent un rôle dans les révoltes politiques ; et, plus d’une fois, on les vit fomenter des soulèvements, rançonner des provinces, assassiner des rois, disposer des plus puissantes monarchies. Ainsi quatre mille Gaulois en garnison dans la province de Memphis, profitant de l’absence du roi Ptolémée Philadelphe, occupé à combattre une insurrection à l’autre bout de son royaume, complotèrent de piller le trésor royal, et de s’emparer de la basse Égypte[12]. Le temps leur manqua pour exécuter ce projet, mais Ptolémée en eut vent : n’osant pas les punir à main armée, il les fit passer, sous un prétexte spécieux, dans une des îles du Nil, où il les laissa mourir de faim. En Bithynie, le roi Zéïlas, fils de Nicomède, soupçonnant, de la part des Gaulois à sa solde, quelque machination pareille, résolut de faire assassiner tous leurs chefs, dans un grand repas où il les invita. Mais ceux-ci, avertis à temps, le prévinrent en l’égorgeant à sa table même [Athenæ, II, 17].

Qu’on ne s’imagine pas cependant que ces coups hardis de quelques milliers d’hommes, au sein de populations innombrables, fussent en réalité aussi prodigieux qu’ils nous le paraissent aujourd’hui. Sous le gouvernement des successeurs d’Alexandre, les peuples asiatiques s’y étaient en quelque sorte habitués. Les gardes macédoniennes entretenues longtemps par les Ptolémées, les Séleucus, les Antigonos, les Eumènes, n’avaient guère été plus fidèles au prince qui les soudoyait, ni moins funestes au pays. Les Gaulois profitèrent des traditions déjà établies, avec d’autant moins de scrupule que, s’ils n’étaient pas les compatriotes des sujets, ils n’étaient pas non plus ceux des rois.

De toutes ces révoltes, la plus fameuse fut celle qui éclata dans le camp du petit fils d’Antiochus Sauveur, Antiochus surnommé l’Épervier [Antiochus Hierax], à cause de sa rapacité et de son ambition sans mesure. Antiochus disputait à Séleucus, son frère aîné, le royaume de Syrie, et il avait enrôlé dans ses troupes une forte bande des Gaulois Tolistoboïes. Les deux frères en vinrent aux mains, près du Taurus, dans une bataille terrible où Séleucos fut défait, où l’on crut même qu’il avait péri. Ce bruit fut démenti plus tard ; mais il inspira aux Tolistoboïes l’idée de tuer Antiochus et d’envahir la Syrie ; ils espéraient sinon la subjuguer, du moins la ravager plus librement, à la faveur du trouble que ferait naître l’extinction subite et entière de la dynastie des Séleucides [Justin, 27, 2]. Ils s’emparèrent donc d’Antiochus, qui ne parvint à conserver sa vie qu’en leur abandonnant son trésor. Il se racheta, dit un historien [Ibid.], comme un voyageur se rachète des mains des brigands, à prix d’or. Il fit plus ; n’osant pas les renvoyer, il contracta avec eux un nouvel engagement [Ibid.]. Tel était, devant quelques bandes gauloises, l’abaissement de ces monarques qui faisaient trembler tant de millions d’âmes !

Mais, tandis que cette rébellion occupait tous les esprits dans le camp d’Antiochus, un ennemi commun des Syriens et des Gaulois vint fondre sur eux à l’improviste : c’était Eumène, chef du petit état de Pergame. Comme souverain d’un territoire situé dans l’Éolide, Eumène payait tribut aux Tolistoboïes ; et son plus ardent désir était de secouer cette sujétion humiliante ; il ne souhaitait pas moins vivement de se venger des Séleucides, qui faisaient revivre de vieilles prétentions sur l’état de Pergame. La querelle d’Antiochus et de Séleucus, ainsi que l’éloignement d’une partie de la horde tolistoboïe, favorisaient ses plans secrets ; il avait rassemblé une armée en tourte hâte ; et, s’approchant du théâtre de la guerre, il attendait l’issue de la bataille pour tomber inopinément sur le vainqueur quel qu’il fût. Il arriva dans le moment où le camp syrien, encore troublé des scènes de révolte, n’était rien moins que préparé à soutenir l’attaque : au premier choc, les Gaulois, les Syriens et Antiochus prirent la fuite chacun de leur côté[13]. Cette victoire exalta la confiance d’Eumène, qui travailla dès lors à réunir dans une ligue commune contre les Gaulois, toutes les cités de la Troade, de l’Éolide et de l’Ionie. La mort le surprit au milieu de ces patriotiques travaux, dont il légua l’accomplissement à Attale, son cousin et son successeur.

Le premier acte du nouveau prince fut de refuser aux Tolistoboïes le tribut qui leur avait été payé jusque-là [Tite-Live, 37, 16] ; quoique les esprits dussent être préparés à cette mesure décisive, lorsqu’on apprit que la horde gauloise marchait vers Pergame, les villes liguées furent saisies de frayeur, et les soldats d’Attale firent mine de l’abandonner. Attale avait auprès de lui un prêtre chaldéen, son ami et le devin de l’armée ; ils imaginèrent, pour la rassurer, un stratagème bizarre, mais ingénieux. Le devin ordonna qu’un sacrifice solennel fût offert au milieu eu camp, à l’effet de consulter les dieux sur le succès de la bataille ; et Attale, qui, suivant l’usage, ouvrit le corps de la victime, trouva moyen d’appliquer sur un des lobes du foie une empreinte préparée, où se lisait le mot grec qui signifie victoire[14]. Le prêtre s’approcha, comme pour examiner les entrailles, et, poussant un cri de joie, il fit voir à l’armée pergaméenne la promesse tracée, disait-il, par la main des dieux. Cette vue excita parmi les troupes un enthousiasme dont Attale se hâta de profiter ; il marcha au-devant des Gaulois , et les défit[15]. C’est ce qu’attendait l’Ionie pour se déclarer. Les Tolistoboïes, battus en plusieurs rencontres, furent chassés au-delà de la chaîne du Taurus, et les Trocmes, après s’être défendus quelque temps dans la Troade, allèrent rejoindre leurs compagnons à l’orient des montagnes. Poursuivies et, si l’on peut dire, traquées par toute la population de l’Asie mineure, les deux hordes furent poussées, de proche en proche, jusque dans la haute Phrygie, où elles se réunirent aux Tectosages. Ceux-ci, comme on l’a vu, habitaient depuis trente-cinq ans la rive gauche du fleuve Halys, et Ancyre était leur capitale. Les Tolistoboïes se fixèrent, à l’occident, autour du fleuve Sangarius, et choisirent pour chef-lieu l’antique ville phrygienne de Pessinunte. Quant aux Trocmes, ils occupèrent depuis la rive droite de l’Halys jusqu’aux frontières du royaume de Pont, et construisirent, pour quartier général de leur horde, un grand bourg qu’ils nommèrent Tav[16], et les Grecs Tavion. La totalité du pays que possédèrent les trois hordes fut appelée par les Grecs Galatie[17], c’est-à-dire, terre des Gaulois.

Ainsi finit, dans l’Asie mineure, la domination de ce peuple en qualité de conquérant nomade ; une autre période d’existence commence maintenant pour lui. Renonçant à la vie vagabonde, il va se mêler à la population indigène, mélangée elle-même de colons grecs et d’Asiatiques. Cette fusion de trois races inégales en puissance et en civilisation, produira une nation mixte, celle des Gallo-Grecs, dont les institutions civiles, politiques et religieuses porteront la triple empreinte des moeurs gauloises, grecques et phrygiennes. L’influence régulière que les Gaulois sont destinés à exercer dans l’Asie mineure, comme puissance asiatique, ne le cédera point à celle dont ils ont été dépouillés ; et nous les verrons défendre presque les derniers la liberté de l’Orient, quand la république romaine porta sa domination au-delà des mers.

Il nous reste quelques mots à ajouter sur Attale. Ses victoires rapides et inespérées causèrent, en Occident comme en Orient, un enthousiasme universel : son nom fut révéré à l’égal de celui d’un dieu ; on fit même courir une prétendue prophétie qui le désignait depuis longtemps sous le titre d’envoyé de Jupiter [Pausanias, 10]. Lui-même, dans l’ivresse de sa joie, prit le titre de roi, qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait encore osé porter[18]. On dit aussi qu’il mit au concours, parmi les peintres de la Grèce et de l’Asie, le sujet de ses batailles, et que sa libéralité fut un vif encouragement pour les arts [Pline, 34, 8]. Il eut même la vanité de triompher en même temps sur les deux rives de la mer Égée, dans les deux Grèces, en envoyant à Athènes un de ses tableaux, qui fut suspendu au mur méridional de la citadelle, et s’y voyait encore trois siècles après, au rapport d’un témoin oculaire [Pausanias, 1].

 

 

 



[1] Ils étaient dix-sept chefs, y compris Léonor et Luther, Memnon, ap. Phot., 20.

[2] Tite-Live, 38, 16. — Strabon, XII, p. 567.

[3] Polybe, IV p. 313. — 440.000 francs.

[4] Trocmi (Tite-Live, passim. – Strabon, XII) ; Trogmi (Memnon, ap. Phot., 20) ; Trogmeni (Stéphane de Byzance). Au rapport de Strabon (XII, p. 568) la horde des Trocmes tenait son nom du chef qui la commandait.

[5] Callimach., Hymn. ad Dian., v. 257.

[6] Antholog., III, 23, epigr. 29.

[7] Lucien, in Zeuxide vel Antiocho, p. 334. Paris. F° 1615.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Antiochus Soter. — Appien, de Bellis Syriacis, p. 130.

[12] Schol. Callim., hymn. in Delum., v. 173. — Pausanias, in Attic., p. 12.

[13] Justin, 27, 3. — Front., Stratag., 1, 2.

[14] Polyæn., Stratag., 4, 19. — Suivant cet historien, l’inscription tracée par Attale était victoire du roi, Βασιλέως νιxη ; mais Attale ne portait pas encore le titre de roi ; il ne le prit qu’après la bataille.

[15] Tite-Live, 38, 16 ; 33, 2. — Strabon, 13, p. 624. — Pausanias, Attic., p. 13.

[16] Taobh, place, quartier, séjour, en langue gallique (Armstrong’s dict.) ; Taw, grand, large, étendu, en langue cambrienne (Owen’s dict.).

[17] Galatia ; Gallia orientalis, Gallia asiatica ; Gallo-Græcia ; Helleno-Galatia.

[18] Tite-Live, 33, 21. — Strabon, 13, p. 624.