LES DOUANES CHEZ LES ROMAINS

 

CHAPITRE XI. — DES MAGISTRATS COMPÉTENTS DANS LES PROCÈS QUI S'ÉLEVAIENT ENTRE REDEVABLES ET PUBLICAINS.

 

 

Avant d'entrer dans l'examen de cette question, il convient de rappeler que les contestations susceptibles de s'élever entre les redevables et les publicains pouvaient se ramener aux trois types suivants : 1° contravention à la lex censoria ; 2° saisie non fondée d'une marchandise déclarée ; 3° désaccord entre un voyageur et les agents des publicains sur la valeur à attribuer à une marchandise passible d'une taxe ad valorem.

Dans le premier cas, si la fraude n'échappait pas aux portitores, la marchandise non déclarée ou inexactement déclarée était saisie ; et nous avons vu que cette saisie avait pour effet de transporter immédiatement la propriété de la marchandise qui en était l'objet, du fraudeur aux publicains. L'affaire se réglait donc d'une façon extrajudiciaire.

D'un autre côté, lorsque la saisie n'avait pu être pratiquée au moment de l'importation ou de l'exportation et que plus tard la fraude était découverte, les publicains pouvaient, en vertu du principe posé par Ulpien dans la loi 14 de vectigalibus et commissis, se dire propriétaires de la marchandise non déclarée et la réclamer par la voie de la rei vindicatio, action qui s'exerçait devant les tribunaux de droit commun.

2° Lorsqu'un voyageur se plaignait d'avoir été volé ou dépouillé, sous prétexte de contravention, des objets qu'il transportait, c'était par les actions furti, vi bonorum raptorum, legis Aquiliœ et plus tard par l'action spéciale adversus publicanos qu'il réclamait une réparation. Or, il suffit de jeter un coup d'œil sur le titre du Digeste qui nous occupe pour reconnaître que ces actions étaient portées, à Rome, devant le préteur et, en province, devant le præses provinciæ et jugées suivant les règles de la procédure formulaire.

Néron avait, il est vrai, prescrit aux magistrats de statuer extra ordinem sur les plaintes portées contre les publicains[1] ; mais, comme le fait remarquer M. Cagnat[2], l'ordonnance de ce prince ne resta vraisemblablement pas longtemps en vigueur, puisque, à l'époque d'Ulpien, le préteur délivrait aux plaignants des formules et les renvoyait devant des juges.

Il est presque inutile d'ajouter que, sous le Bas-Empire, ces causes furent, comme toutes les autres, soumises à la procédure extraordinaire.

3° La question de savoir comment se vidaient les contestations relatives à la valeur des marchandises déclarées est beaucoup plus délicate que les précédentes.

Il appartenait certainement aux publicains d'assigner aux marchandises une valeur destinée à servir de base à la perception des droits[3] ; mais on ne saurait admettre que dans une législation où l'on retrouve maintes traces du désir dé réprimer les exactions des fermiers publics, les évaluations faites par les agents de ces fermiers fussent nécessairement prises comme base des perceptions à effectuer. Les redevables devaient donc pouvoir contester l'exactitude de ces évaluations, s'ils n'arrivaient pas à tomber d'accord avec les publicains sur la valeur à attribuer aux marchandises pour lesquelles le portorium était dû. C'est d'ailleurs ce qui se passait en matière de vicesima hereditatis si la restitution du testament de Dasumius faite par Ch. Giraud est exacte[4].

Ce principe admis, il reste à déterminer devant quels magistrats étaient portées les contestations de cette nature.

A partir du IIe siècle, époque à laquelle remonte la création des procurateurs spéciaux chargés de surveiller les fermiers publics[5], il n'est pas douteux qu'elles aient été du ressort de ces magistrats. Cette solution est d'accord avec la règle suivant laquelle les magistrats ou fonctionnaires étaient investis du pouvoir judiciaire dans la sphère de leurs attributions administratives[6] ; elle s'appuie sur un rescrit des empereurs Sévère et Antonin, qui confie aux procurateurs le soin de faire procéder à l'estimation des esclaves tombés in commissum lorsque leur maître a un intérêt sérieux à les conserver et offre d'en payer la valeur[7]. Enfin, elle est confirmée par une inscription trouvée, il y a quatre ans, à Makteur (Tunisie), par M. Letaille et Clans laquelle se trouve mentionné ou procurator Augusti inter mancipes quadragesimæ Galliarium et negotiantes[8].

Mais, pour la période qui a précédé la création de ces procurateurs spéciaux, on en est absolument réduit aux conjectures.

L'autorité que Cicéron reconnaît aux questeurs dans les affaires qui intéressent les sociétés de publicains et le soin qu'il prend de recommander les fermiers de Bithynie à son ami Crispus, alors questeur dans cette province[9], permettent de supposer que ces affaires ressortissaient, en province, à la juridiction du questeur et, à Rome, à celle des Édiles[10].

Rien ne fait supposer, du reste, que cette compétence spéciale ait exclu celle des magistrats municipaux dans la limite de leurs attributions.

Lorsqu'au Bas-Empire, les impôts de douane furent sur quelques points perçus par des agents du fisc, la connaissance de tous les procès qui pouvaient s'élever au sujet de leur perception fut confiée, comme celle des autres causes fiscales, aux Rationales summarum[11].

Le plus souvent, du reste, les contestations entre les publicains et les redevables se terminaient à l'amiable. Le fait est certain pour la vicesima hereditatis[12] ; et en présence de l'analogie qui existait entre les différents impôts compris sous la dénomination générale de vectigalia, on peut admettre, sans hésitation, qu'il en était de même en matière de Portoria.

Mais il faudrait se faire une bien fausse idée des traitants auxquels Rome abandonnait ses provinces pour croire que, comme nos receveurs des douanes, ils accordaient, sous forme de transaction, de véritables remises d'amendes. Les transactions devaient donc porter, soit, comme dans le cas prévu par le testament de Dasumius, sur le chiffre des droits à percevoir, soit, en matière de contraventions, sur les suites d'une affaire dans laquelle les publicains n'étaient pas sûrs de leurs droits ou de la complaisance de leurs juges. Il est même probable qu'ils arrivaient quelquefois, soit par ruse, soit par violence, à faire transiger les voyageurs sur les conséquences de contraventions purement imaginaires. C'est, du moins, ce qui semble résulter du passage suivant de Cicéron : Statuit [Gabinius] ab initio et in eo perseveravit, jus publicano non dicere ; pactiones sine ulla injuria jactas resciditi[13]. Le grand orateur, dont on conne les sympathies pour les publicains, accuse Gabinius d'avoir annulé des pactes régulièrement conclus entre ses clients et des contribuables. Nous ne pouvons savoir si le reproche de Cicéron est fondé ; mais il nous suffira de retenir que les publicains avaient été accusés devant le tribunal du proconsul d'avoir eu recours à des manœuvres frauduleuses pour amener des particuliers à entrer en arrangement avec eux.

Lorsque l'impôt, au lieu d'être affermé, était perçu par des fonctionnaires impériaux, c'était au procurator qu'appartenait le soin de transiger avec les contribuables ; mais ce magistrat devait toujours au préalable consulter l'empereur[14].

 

 

 



[1] Tacite, Annales, XIII, 51.

[2] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, page 135, note 1.

[3] Quintilien, Declam., 340.

[4] Testamentum Dasumii, § 12 : Quisquis mihi heres heredesve erit eruntve, eum eosque rogo fideique ejus eorumque committo, ut quœcumque hoc testamento cuiquam dedi legavi, ea vicesimis omnibus modis liberent, ita ut eas aut solvant judiciave suscipiant eo nomine. Les mots : judiciave suscipiant ne sont pas dans le texte qui nous est parvenu.

[5] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, pages 90 et suivantes.

[6] Accarias, Précis de droit romain, tome II, n° 734.

[7] Loi 18 princ. et § 1, Digeste, XXXIX, 4.

[8] Cette inscription a été publiée et expliquée par M. Héron de Villefosse dans le Bulletin épigraphique de 1884.

Elle a été gravée sur un monument élevé en l'honneur d'un personnage de l'ordre équestre qui, après avoir été tribun militaire, est entré dans la carrière des procuratelles.

La seconde fonction exercée par C. Sextus Martialis est celle qui nous intéresse plus particulièrement. Malheureusement, dit M. Héron de Villefosse, une cassure de la pierre ou un défaut de l'estampage à la fin de la ligne 3, ne permet pas de lire le titre exact. Ce titre était indiqué par une abréviation de trois ou quatre lettres au plus. Cette remarque, jointe à la présence du mot AVG qui suit, fait songer à remplir la lacune par l'abréviation proc.

L'exactitude de cette restitution ne peut être mise en doute si, l'on tient compte des autres fonctions exercées par C. Sextius Martialis et surtout si l'on rapproche l'inscription relative à ce personnage du texte de Marcien que nous avons cité plus haut.

[9] Cicéron, Ad fam., XIII, 9.

[10] Gaïus, I, 6.

[11] Loi, 5, Code Justinien, III, 26.

Des auteurs éminents ont pensé que les contestations qui s'élevaient entre les contribuables et les publicains, notamment en matière de commissum, étaient jugées par les magistrats à qui appartenait la connaissance des procès dans lesquels le fisc était intéressé.

Nous nous bornerons à faire remarquer que ces mêmes auteurs attribuent au fisc la propriété des objets tombés in commissum, opinion que nous avons essayé de réfuter au chapitre précédent.

[12] Testamentum Dasumii, § 12.

[13] Cicéron, De Prov. cons., V.

[14] Loi 13, Digeste, II, 15.