HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE IX.

 

 

Paix avec le roi de Sardaigne. — Entrée de Bonaparte à Milan. — Armistice avec le duc de Modène. — Organisation de la Lombardie. — Le Directoire insiste sur le partage du commandement de l'armée. — Insurrection à Milan et à Pavie. — Bonaparte poursuit l'armée autrichienne sur le territoire de Venise. — Bataille de Borghetto ; passage du Mincio. — Le Directoire laisse à Bonaparte le commandement entier de l'armée.

 

La paix fut conclue à Paris le 26 floréal (15 mai), avec la Sardaigne. Le roi révoqua tous ses engagements avec la coalition, renonça à la Savoie et au comté de Nice, et s'obligea à ne pas tolérer les émigrés dans ses états, à accorder une amnistie à ceux de ses sujets qui étaient poursuivis pour opinions politiques, à fournir un libre passage aux troupes françaises dans ses états, et à désavouer les procédés employés envers le dernier ambassadeur de France.

Il fut stipulé qu'indépendamment des forteresses de Coni, Ceva et Tortone, ainsi que du territoire qu'occupaient et devaient occuper les troupes de la République, elles occuperaient les forteresses d'Exilés, de l'Assiette, de Suze, de la Brunette, du Château-Dauphin et d'Alexandrie ; que Valence pourrait être substituée à cette dernière, si le général en chef le préférait ; que ces places et territoires seraient restitués au roi de Sardaigne, aussitôt la conclusion d'un traité de commerce entre la République et S. M., de la paix générale, et après la démarcation définitive des frontières ; que les pays occupés resteraient sous le gouvernement civil du roi, mais soumis à la levée des contributions militaires, prestations en vivres et fourrages qui avaient été ou pourraient être exigées pour les besoins de l'armée française ; que les fortifications de la Brunette et de Suse seraient démolies aux frais du roi de Sardaigne.

Ce traité fut ratifié par le corps législatif.

Avec de grands moyens de continuer la guerre et la perspective de défendre ou recouvrer ses états, la cour de Sardaigne s'était elle-même trahie en abandonnant son allié ; elle recueillait dans ce traité le fruit de sa faiblesse et de l'armistice honteux par lequel elle s'était déjà mise à la disposition de la France. On a reproché au Directoire d'avoir abusé de la victoire : on a plaint un roi malheureux. Sans doute il faut le plaindre ; mais de sa faiblesse, mais de ce que, dévoué de cœur à la coalition, il l'abandonnait pour se jeter dans les bras d'une république qu'il détestait trop pour rester fidèle aux engagements quelconques qu'il aurait contractés avec elle. Le Directoire en était convaincu ; aussi s'appliqua-t-il à mettre le roi de Sardaigne hors d'état de nuire aux opérations ultérieures de l'armée française. Tant que son ennemi fut à craindre, le Directoire annonça qu'il voulait se l'attacher par le lien puissant de l'intérêt, et parut disposé à lui céder une partie de la Lombardie. La générosité et les ménagements s'évanouirent avec la crainte. Les rois n'en ont-ils jamais donné l'exemple ? Leur politique ne changea-t-elle point souvent selon les revers ou les succès ? N'abusèrent-ils jamais des droits de la victoire ? Quelle est la juste limite de ces droits ? On a fait après coup honneur au général Bonaparte de n'avoir point approuvé la rigueur avec laquelle on traitait le roi de Sardaigne ; on a vu qu'il écrivait au Directoire qu'il pouvait dicter les conditions de paix qui lui conviendraient, et quand elle fut conclue, il l'en félicita, et l'appela glorieuse.

Beaulieu s'était retiré sur le Mincio ; il n'y avait plus moyen d'entamer pour le moment l'armée autrichienne. En attendant que le Directoire eut pris un parti définitif sur le débat qui s'était élevé entre lui et le général en chef relativement au plan de campagne, maître du Piémont, il résolut d'aller en Lombardie recueillir le fruit de ses succès, Je à peu près certain que le Directoire finirait par céder aux vues d'un général triomphant.

D'après les renseignements adressés à Bonaparte par Lallemant, ministre à Venise, les Milanais étaient las de l'archiduc qu'ils méprisaient, ils désiraient un changement de gouvernement, et ils l'attendaient de l'arrivée des Français chez eux[1].

Elle devait donc donner une forte commotion aux peuples d'Italie, et faire éclater les partisans de la liberté. Serrurier, à Crémone, observait l'ennemi vers Mantoue, et couvrait le mouvement de l'armée française sur la capitale de la Lombardie. Augereau marcha par Pizzighittone sur Pavie, ville importante à occuper à cause de la célébrité de ses savants et de son influence.

L'archiduc Ferdinand avait abandonné Milan et s'était réfugié à Mantoue. Avant son départ il avait ordonné la création d'une garde civique et d'une junte de gouvernement. Les Milanais se regardèrent dès-lors comme conquis ; en effet ils l'étaient, et cherchèrent d'avance à se rendre le vainqueur favorable. Ils enlevèrent des édifices publics les armes impériales. Les nobles firent dégalonner leurs livrées, et ôter des voitures et des maisons leurs armoiries. La milice civique commença son service. Pendant trois jours d'interrègne le bon ordre et la tranquillité publique furent maintenus.

La municipalité et les États de Lombardie envoyèrent à Lodi une députation à la tête de laquelle était un de leurs plus grands citoyens, Melzi[2], pour porter au vainqueur les clefs de la ville, protester de leur soumission, implorer sa clémence et sa générosité. Il leur promit de respecter la religion, les personnes et les propriétés.

Le 25 floréal (14 mai), Masséna entra dans Milan avec une avant-garde ; il y fut reçu avec les plus vives acclamations et aux cris de vive la République ! haine aux tyrans ! la liberté ! la liberté ![3]

Le lendemain, Bonaparte y fit lui-même son entrée sous un arc de triomphe, au milieu d'un peuple immense et de la nombreuse garde nationale de la ville, habillée aux trois couleurs, vert, rouge et blanc. Elle avait à sa tête le duc de Serbelloni qu'elle s'était choisi pour commandant.

Les députés de la ville et la noblesse, dans de beaux équipages, allèrent au-devant de Bonaparte, et le complimentèrent à plusieurs reprises, au milieu des cris de joie qui retentissaient de toutes parts. Il était précédé d'un gros détachement d'infanterie, entouré de cavaliers, et suivi des députés en voitures et de la garde nationale. Il marcha dans cet ordre jusqu'à la place du palais archiducal où il logea. Les musiciens de la garde nationale et ceux des Français exécutaient tour-à-tour des marches et des symphonies. On servit au palais un dîner de 200 couverts. L'arbre de la liberté fut planté sur la place aux cris de vive la liberté ! vive la République ! La journée finit par un bal très-brillant où les dames milanaises parurent avec les couleurs nationales françaises.

Nul doute que, si les uns ne chantaient les louanges du vainqueur que pour avoir plus de droits à sa clémence, les autres n'ouvrissent leurs aines à l'espoir de la liberté, et c'était le plus grand nombre. Bonaparte ne s'exagérait pas le penchant des peuples à changer de gouvernement ; on l'a vu pour le Piémont. Il écrivait à Lallemant, ministre français à Venise : Il y a à Milan beaucoup de dispositions à faire une révolution. Comment s'y serait-on défendu d'enthousiasme !

L'Italie, dit un écrivain[4], était témoin d'un spectacle imposant, prodigieux. A peine âgé de 28 ans, presque inconnu un mois auparavant, à la tête d'une armée peu nombreuse et dépourvue de tout, un soldat avait traversé des rochers réputés inaccessibles, franchi des fleuves larges et profonds, gagné six batailles rangées, dispersé des armées plus puissantes que la sienne, soumis un roi, chassé un prince, établi sa domination sur une partie de l'Italie, préparé les voies pour la conquête du reste, et concentré sur lui les regards du monde.

Le 30 floréal (19 mai) une proclamation fut adressée au peuple, signée du commissaire du Directoire près de l'armée, Salicetti, et du général en chef : elle était l'ouvrage du premier. L'armée républicaine, forcée de faire une guerre à mort aux rois qu'elle combattait, y promettait amitié aux peuples que ses victoires délivraient des fers du tyran de l'Autriche ; ce n'était pas là le style de Bonaparte. On y annonçait que les propriétés, les personnes et la religion seraient respectées ; que si les Français vainqueurs regardaient les peuples de la Lombardie comme leurs frères, ils avaient droit d'en attendre un juste retour ; qu'en conséquence on imposait sur la Lombardie vingt millions de livres de France pour les besoins de l'armée.

Le lendemain, 1er prairial (20 mai), parut cette belle proclamation de Bonaparte à l'armée, modèle du genre, et qui porte l'empreinte d'une grande âme.

Soldats.

Vous vous êtes précipités, comme un torrent, du haut de l'Apennin. Vous avez culbuté, dispersé tout ce qui s'opposait à votre marche.

Le Piémont, délivré de la tyrannie autrichienne, s'est livré à ses sentiments naturels de paix et d'amitié pour la France.

Milan est à vous, et le pavillon républicain flotte dans toute la Lombardie. Les ducs de Parme et de Modène ne doivent leur existence politique qu'à votre générosité.

L'armée qui vous menaçait avec tant d'orgueil ne trouve plus de barrière qui la rassure contre votre courage ; le Pô, le Tésin et l'Adda n'ont pu vous arrêter un seul jour ; ces boulevards vantés de l'Italie ont été insuffisants : vous les avez franchis aussi rapidement que l'Apennin.

Tant de succès ont porté la joie dans le sein de la patrie ; vos représentants ont ordonné une fête dédiée à vos victoires, célébrée dans toutes les communes de la République. Là vos pères, vos mères, vos épouses, vos sœurs, vos amantes se réjouissent de vos succès, et se vantent avec orgueil de vous appartenir.

Oui, soldats, vous avez beaucoup fait..... mais ne vous reste-t-il plus rien à faire ?......

Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n'avons pas su profiter de la victoire ? La postérité nous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ? Mais je vous vois déjà courir aux armes, un lâche repos vous fatigue, les journées perdues pour la gloire le sont pour votre bonheur..... Hé bien ! partons, nous avons encore des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger.

Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont lâchement assassiné nos ministres, incendié nos vaisseaux à Toulon, tremblent..... l'heure de la vengeance a sonné.

Mais que les peuples soient sans inquiétude ; nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendants des Brutus, des Scipion, et des grands hommes que nous avons pris pour modèles.

Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui le rendirent célèbre, réveiller le peuple romain, engourdi par plusieurs siècles d'esclavage, tel est le fruit de vos victoires ; elles feront époque dans la postérité : vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe.

Le peuple français libre, respecté du monde entier, donnera à l'Europe une paix glorieuse, qui l'indemnisera des sacrifices de toute espèce qu'elle a faits depuis six ans : vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant : Il était de l'année d'Italie.....

 

En envoyant cette proclamation à Faypoult, ministre français à Gènes, Bonaparte lui écrivit cette phrase caractéristique : Vous trouverez ci-joint une proclamation à l'armée. Je préfère cette tournure à celle d'écrire aux peuples[5].

Il y eut, à Milan, une suite de fêtes ; les patriotes y accouraient de toutes les parties de l'Italie. Les Milanais parlaient déjà d'envoyer des députés à Paris pour demander à se constituer en république sous la protection de la France. La poésie, tous les arts célébraient le général libérateur. Le célèbre Appiani fit son portrait.

L'armée se reposa six jours à Milan. Bonaparte les employa à renouveler les autorités, à organiser le pays, à assurer la domination française, à améliorer le matériel de l'armée et à compléter ses équipages d'artillerie. Le Piémont, le Parmesan avaient déjà fourni de grandes ressources ; la Lombardie en fournit de plus considérables encore. On fit la solde, on pourvut à tous les besoins, on régla tous les services.

Bonaparte éprouva le besoin d'une carte militaire d'Italie. Il appela Bacler d'Albe, qu'il avait attaché à son état-major : Allez vous enfermer, lui dit-il, dans la bibliothèque Ambrosienne ; épuisez les portefeuilles ; consultez les savants, devenez topographe, et faites-moi une bonne carte de ce pays. D'Albe obéit et travailla à la belle carte du théâtre de la guerre en Italie qui parut dans la suite.

Beaulieu avait laissé environ deux mille hommes dans la citadelle de Milan. Elle était bien armée et approvisionnée ; mais c'était trop peu pour son étendue. Bonaparte la fit investir et chargea le général Despinois d'en conduire le siège, et du commandement de la ville.

Avare et détesté de ses sujets, le duc de Modène s'était enfui à Venise, emportant un trésor considérable, et laissant à une régence le soin de gouverner ses états, et au commandeur d'Est, son frère naturel, les pouvoirs de traiter avec les Français. Lallemant écrivit à Bonaparte : Le duc est avare. Il n'a d'autre héritier que sa fille, mariée à l'archiduc de Milan. Plus vous en tirerez, plus vous ôterez d'argent à la maison d'Autriche. C'est lui qu'il faut rançonner ; on en tirera meilleur parti de son pays ; je sais indirectement qu'il s'y attend, et il déboursera peut-être plus abondamment[6].

Le 1er prairial (20 mai) un armistice fut accordé au duc de Modène. Il s'obligea à payer dix millions et à livrer vingt tableaux de sa galerie, au choix des commissaires du Directoire.

Le commandeur d'Est offrit, dit-on[7], par l'intermédiaire de Salicetti, quatre millions en or à Bonaparte. Je ne me mettrai pas, répondit-il, pour cette somme à la disposition du duc de Modène. Bonaparte écrivit au Directoire, en lui envoyant la convention faite avec le duc : Comme il n'a ni fusils, ni forteresses, il m'a été impossible de lui en demander[8].

A mesure que l'armée s'était avancée dans les provinces fertiles du Piémont, et surtout depuis qu'elle avait conquis la Lombardie, elle y avait trouvé des ressources abondantes en vivres, en argent, en équipement. Les troupes étaient satisfaites, elles touchaient la moitié de leur solde en argent, le pillage était réprimé, et la discipline renaissait avec l'abondance. Bonaparte écrivait au Directoire qu'il pouvait disposer de six à huit millions en or, argent, lingots et bijoux remis à un des premiers banquiers de Gênes, cette somme étant superflue pour l'armée ; qu'il pouvait faire passer en outre un million à Bâle pour l'armée du Rhin ; qu'il avait envoyé dix mille francs au général Kellermann, et qu'il allait lui en adresser encore deux cent mille[9].

Neuf mille hommes de l'armée des Alpes étaient sur le point d'arriver à celle d'Italie ; mais Bonaparte ne les attendit pas, et ses troupes étaient en mouvement pour marcher sur les gorges du Tyrol. De son côté, l'Autriche envoyait des renforts en Italie ; et on annonçait que l'armée impériale d'Allemagne devait se diriger par le Tyrol. Bonaparte espérait que l'armée du Rhin ne le permettrait pas. Il écrivit à Barthélémy, ambassadeur de la République en Suisse, pour lui demander des renseignements à cet égard, l'inviter à envoyer des agents de tous côtés, et à l'instruire avec précision des forces que l'on ferait filer[10]. Le général Beaulieu disait hautement que l'empereur devait faire la paix, ou lui envoyer soixante mille hommes.

Des lettres d'émigrés furent interceptées ; Bonaparte les jugea de la plus grande importance, et les adressa au Directoire. Elles étaient relatives à l'entretien de Louis XVIII avec plusieurs postes de l'armée du Rhin. La nouvelle de ces pourparlers se répétant dans toutes les lettres des émigrés, Bonaparte croyait urgent d'y mettre ordre[11].

Il écrivait à Faypoult, en lui envoyant une de ces lettres interceptées : Vous y verrez que vous avez des espions autour de vous. Nous avons imposé le Milanais à vingt millions. Je vous choisirai deux beaux chevaux parmi ceux que nous requerrons à Milan ; ils serviront à vous dissiper des ennuis et des étiquettes du pays où vous êtes. Je veux aussi vous faire présent d'une épée. Il ajoutait, au sujet de la conspiration de Babeuf, que le Directoire venait de découvrir : Tout est tranquille à Paris, et les révolutionnaires de 93 sont encore mis à l'ordre et déjoués[12].

Le Directoire avait recommandé à Bonaparte d'accueillir et de visiter les savants et les artistes célèbres des pays qu'occuperait l'armée, et, lorsqu'il serait à Milan, d'honorer et de protéger particulièrement l'astronome Oriani, un des plus grands géomètres de son époque.

Bonaparte lui écrivit[13] : Les sciences qui honorent l'esprit humain, les arts qui embellissent la vie, et transmettent les grandes actions à la postérité, doivent être spécialement honorés par les gouvernements libres. Tous les hommes de génie, et tous ceux qui ont obtenu un rang dans la république des lettres, sont frères, quel que soit le pays qui les ait vus naître.

A Milan, les savants ne jouissaient pas de la considération qu'ils devaient avoir. Retirés dans le fond de leurs laboratoires, ils s'estimaient heureux que les rois et les prêtres voulussent bien ne pas leur faire de mal. Il n'en est pas ainsi aujourd'hui : la pensée est devenue libre en Italie ; il n'y a plus ni inquisition, ni intolérance, ni despotes. J'invite les savants à se réunir et à me proposer leurs vues sur les besoins des sciences et des arts et sur les moyens de leur donner une nouvelle vie et une nouvelle existence. Tous ceux qui voudront aller en France seront accueillis avec distinction par le Gouvernement. Le peuple français ajoute plus de prix à l'acquisition d'un savant-mathématicien, d'un peintre en réputation, d'un homme distingué, quel que soit l'état qu'il professe, que de la ville la plus riche et la plus abondante.

Oriani eut une audience du général en chef ; il y parut ému, troublé, ébloui par l'appareil de l'état-major et du palais. Vous êtes au milieu de vos amis, lui dit Bonaparte pour le rassurer. Nous honorons le savoir, nous ne voulons que lui rendre hommage. — Ah ! général, pardonnez ; c'est la première fois que j'entre dans ces appartements ; tant de pompe me confond, mes yeux n'y sont pas accoutumés, répondit Oriani, ne se doutant pas qu'il faisait, par ce peu de mots, une critique amère du gouvernement de l'archiduc. Il se remit cependant, et eut avec Bonaparte une longue conversation qui le jeta dans un grand étonne- ment, en voyant dans un général de 26 ans la science réunie à tant de gloire. Bonaparte lui fit payer son traitement d'astronome et lui accorda des encouragements[14].

Bonaparte écrivit aux municipalités de Pavie et de Milan : Je désire, messieurs, que l'Université de Pavie, célèbre à bien des titres, reprenne le cours de ses études ; faites donc connaître aux savants professeurs et aux nombreux écoliers de cette Université, que je les invite à se rendre de suite à Pavie et à me proposer les mesures qu'ils croiront utiles pour activer et redonner une existence plus brillante à la célèbre Université de Pavie[15].

Dans la suite, le docteur Moscati, le chimiste Dandolo, l'improvisateur Giani, le peintre Appiani, les poètes Saviani et Monti ne furent pas traités avec moins de distinction qu'Oriani. Bonaparte ne négligeait rien pour attirer à lui tous les hommes célèbres, ce qui fait dire à un écrivain qui suivait alors l'armée, que son quartier-général, auquel Joséphine, idolâtre des arts, vint bientôt prêter ce charme qui la suivait partout, ressembla aux anciennes cours de Ferrare et de Florence[16].

Bonaparte reçut alors du Directoire une dépêche importante. Il insistait de nouveau sur le partage du commandement de l'armée, dès que la conquête du Milanais serait terminée. Il est vrai qu'il n'avait pas encore reçu la réponse du général en chef par laquelle il se montrait disposé à quitter l'armée, plutôt que de consentir à ce partage. Tels étaient les nouveaux développements donnés par le Directoire à son système : l'armée des Alpes alors peu nombreuse, mais augmentée par les renforts que la situation de Lyon permettait d'en extraire, s'avancerait dans le Piémont et contribuerait à assurer l'exécution du traité de paix avec la Sardaigne, en occupant les places remises à la France. Il ne resterait dans le Mont-Blanc, les Hautes et Basses-Alpes, et le Faussigny, que les forces indispensables pour y maintenir la tranquillité.

Le Directoire réservait à Bonaparte la conduite des colonnes qui iraient châtier les Anglais dans Livourne, opération majeure, parce que le sort de la Corse en dépendait, qu'elle ferait trembler Londres, et porterait un coup mortel aux Anglais, seuls soutiens et conducteurs de la coalition qui semblait enfin vouloir s'écrouler. Le Directoire attachait à l'exécution immédiate de ce plan un bien plus grand intérêt qu'à l'expédition dangereuse du Tyrol. En l'exécutant, on ferait chanceler la tiare du prétendu chef de l'église universelle, disait-il, et l'on imposerait au roi de Naples des conditions de, paix, aussi avantageuses à la France qu'elles seraient désastreuses pour les perfides Anglais et leurs alliés.

La marche vers le Tyrol paraissait au Directoire grande, sans doute, mais environnée d'obstacles difficiles à surmonter et absolument dépendante de nouveaux succès.de l'armée en Italie. Cependant, afin de la préparer, il prescrivait à Bonaparte de ne prendre avec lui, pour marcher sur Livourne et les États de l'Église, que les troupes indispensablement nécessaires pour assurer ses succès à Livourne, à Rome, et à Naples ; le reste passerait sous les ordres de Kellermann qui poursuivrait avec chaleur les débris des Autrichiens dans les montagnes du Tyrol, et pousserait de forts partis en Allemagne, aussi loin qu'il le pourrait, tant pour lever des contributions que pour inquiéter les communications des armées autrichiennes sur le Rhin.

Si ce plan s'exécutait, comme l'espérait le Directoire, il deviendrait alors d'autant plus possible de reprendre vers l'automne, avec l'espoir de réussir, l'entreprise de pénétrer dans le cœur de l'Allemagne, que les armées du Rhin auraient pu à cette époque frapper des coups vigoureux ; celle d'Italie leur avait non-seulement montré le chemin de la victoire, elle la leur avait facilitée. L'Autrichien, consterné des succès de l'armée d'Italie, avait probablement déjà donné l'ordre d'extraire de ses armées sur le Rhin des renforts nombreux pour s'opposer à ses progrès, et de là naissait la nécessité de donner à Kellermann le plus de forces possible, afin qu'il se trouvât toujours dans la situation de l'offensive du côté du Tyrol.

On ne se battait pas encore sur le Rhin. L'armée de Sambre-et-Meuse faisait avec difficulté ses magasins. Elle n'avait pas, comme la brave armée d'Italie, une plaine fertile devant elle, et elle devait s'assurer d'avance des moyens de subsister dans le stérile pays de Berg, et dans la Vétéravie septentrionale. Celle de Rhin et Moselle était dans le plus grand dénuement, sa cavalerie absolument nulle, faute de chevaux ; elle manquait aussi de numéraire pour son service.

Le Directoire espérait même qu'elle pourrait recevoir des chevaux et de l'argent de l'armée d'Italie. Pour rompre l'armistice dans le Nord, il attendait le moment où l'ennemi distrairait des forces des armées sur le Rhin, et les enverrait en Italie ; mais il craignait bien que la campagne ne pût s'ouvrir avant la moisson qui donnerait des moyens de subsistance aux armées françaises[17].

Ce plan qu'on a attribué à Carnot paraissant mettre en doute la solidité de son jugement, on a été tenté d'y reconnaître une arrière-pensée. En effet on jugeait imprudent à Bonaparte de pénétrer en Tyrol ; et tandis qu'on l'envoyait jusqu'aux portes de Naples, on espérait que Kellermann ferait à lui seul ce qui semblait si téméraire de la part de son collègue avec toutes ses forces réunies ! On croit donc que le Directoire ou quelques-uns de ses membres avaient pris ombrage des victoires de Bonaparte et surtout de l'usage qu'il faisait de son commandement. Mais résolu de le signaler par des résultats éclatants, il ne fut point détourné de ses desseins par la dépêche du Directoire.

Le 3 prairial (29 mai) tous les cantonnements étaient levés ; les divisions d'infanterie et de cavalerie formèrent de petits dépôts de convalescents et d hommes fatigués qui tinrent garnison dans les points les plus importants ; le dépôt de la division Augereau fort de 30o hommes se réunit dans la citadelle de Pavie. Une demi-brigade resta à Milan pour l'investissement de la citadelle.

Bonaparte quitta cette ville le 5 (24) pour se rendre par Lodi à Brescia, attaquer l'armée autrichienne, et la rejeter au-delà de l'Adige. Il sortit comme il était entré, au milieu des acclamations et de l'allégresse du peuple rassemblé. Il était bien loin de penser que cette joie était feinte, qu'il y avait des trames ourdies, et qu'une noire trahison était prête à éclater. Cependant il semble qu'on n'était pas tout-à-fait sans crainte, puisque dès le 26 floréal Augereau avait ordonné le désarmement général des habitants de Pavie.

Trois heures après le départ du général en chef on sonna le tocsin dans une partie de la Lombardie : on publia que Nice était prise par les Anglais, que l'armée de Condé était arrivée, par la Suisse, sur les confins du Milanais, et que Beaulieu, renforcé de 60.000 hommes, marchait sur Milan. Les prêtres, les moines, le poignard et le crucifix à la main, excitaient à la révolte et provoquaient l'assassinat. De tous côtés et par tous les moyens l'on sollicitait le peuple à s'armer contre les Français. Les nobles avaient renvoyé leurs domestiques, disant que l'égalité ne permettait pas d'en avoir : tous les affidés de la maison d'Autriche, les sbires, les agents de la douane se montrèrent au premier rang.

Le peuple de Pavie, renforcé de cinq à six mille paysans, investit les trois cents hommes que Bonaparte avait laissés dans le château. A Milan on essaya d'abattre l'arbre de la liberté, on déchira, on foula aux pieds la cocarde tricolore. Le général Despinois, commandant de la place, monta à cheval ; quelques patrouilles mirent en fuite la populace. Cependant la porte qui conduit à Pavie était encore occupée par les rebelles qui attendaient à chaque instant les paysans pour les y introduire ; on marcha sur eux au pas de charge ; ils se dispersèrent.

Bonaparte, instruit à Lodi de ce mouvement, rebroussa chemin avec 300 chevaux et un bataillon de grenadiers ; il fit arrêter à Milan une grande quantité d'otages, et ordonna de fusiller les, révoltés pris les armes à la main. Il déclara à l'archevêque, au chapitre, aux moines et aux nobles, qu'ils lui répondraient de la tranquillité publique.

L'ordre rétabli à Milan, Bonaparte marcha sur Pavie ; Lannes, à la tête d'une colonne mobile, attaqua Binasco, où 7 à 800 paysans armés paraissaient vouloir se défendre ; il les chargea, en tua une centaine et éparpilla le reste. Bonaparte fit sur-le-champ mettre le feu au village ; Quoique nécessaire, écrivit-il au Directoire, ce spectacle n'en était pas moins horrible ; j'en fus douloureusement affecté ; mais je prévoyais que des malheurs plus grands encore menaçaient la ville de Pavie.

Là les insurgés étaient en force, au nombre de 8 à 10.000, la plupart habitants des campagnes. Déjà ils avaient massacré ou fait prisonniers les Français qu'ils avaient trouvés épars. Le général Haquin arriva comme voyageur au milieu de ce tumulte qu'il ignorait. Il fut frappé d'un coup de baïonnette entre les épaules, traîné dans les rues, et ne dut son salut qu'au dévouement des magistrats qui lui firent un rempart de leur corps. Mais menacé de la mort s'il ne faisait remettre la citadelle, il persuada à la garnison de se rendre ; elle fut faite prisonnière.

La vengeance exercée sur Binasco n'en imposa point à Pavie. Bonaparte y envoya l'archevêque de Milan, Visconti, porter la proclamation suivante.

Une multitude égarée, sans moyens réels de résistance, se porte dans plusieurs communes aux derniers excès, méconnaît la République, et brave ; l'armée triomphante de plusieurs rois ; ce délire inconcevable est digne de pitié. On égare ce pauvre peuple pour le conduire à sa perte. Le général en chef, fidèle aux principes qu'a adoptés la nation française, qui ne fait pas la guerre aux peuples, veut bien laisser une porte ouverte au repentir. Mais ceux qui sous 24 heures n'auront pas posé les armes, et prêté de nouveau serment à la République, seront traités comme rebelles, leurs villages brûlés. Que l'exemple terrible de Binasco leur fasse ouvrir les yeux ! son sort sera celui de toutes les villes et des villages qui s'obstineront dans la révolte.

A cette proclamation était joint un ordre du jour organisant le droit de la guerre et l'emploi du fer et de la flamme contre les communes qui ne se soumettraient pas. Il était précédé de cet arrêt : Les nobles, les prêtres, les agents de l'Autriche égarent les peuples de ces belles contrées ; l'armée française aussi généreuse que forte traitera avec fraternité les habitants paisibles et tranquilles ; elle sera terrible comme le feu du ciel pour les rebelles et les villages qui les protégeraient.

L'archevêque, respectable par son âge et son caractère, monta au balcon de l'hôtel-de-ville, parla à la foule assemblée, et la conjura de se soumettre pour éviter les malheurs qui allaient fondre sur elle. Elle fut sourde à sa voix, l'accabla d'injures, s'écria, que c'était un jacobin vendu aux Français, et se prépara à faire une vigoureuse défense.

Il n'y avait pas un moment à perdre, il fallut brusquer l'attaque.

Le général en chef se porta sur Pavie ; les avant- postes des rebelles furent culbutés ; il fit avancer l'artillerie, et après quelques coups de canon somma la ville de se rendre. Les révoltés répondirent que tant que Pavie aurait des murailles, ils ne se rendraient pas. Le général Dommartin fit marcher le 6c bataillon de grenadiers en colonne serrée, la hache à la main, avec deux pièces de huit en tête. Les portes furent enfoncées ; ils entrèrent au pas de charge, débouchèrent sur la place, et se logèrent dans les maisons qui faisaient la tête des rues. Un peloton de cavalerie fit une charge heureuse sur le pont du Tésin ; les paysans craignirent d'être coupés, quittèrent la ville, et s'enfuirent dans la campagne. La cavalerie les poursuivit et en sabra un grand nombre. Les magistrats, les notables, ayant à leur tête l'archevêque de Milan et l'évêque de Pavie, vinrent demander grâce. Dans la ville le désordre était extrême, des feux étaient allumés pour l'incendie. Que va résoudre Bonaparte ? Trois fois, écrivait-il au Directoire, l'ordre de mettre le feu à la ville expira sur mes lèvres, lorsque je vis arriver la garnison du château qui avait brisé ses fers, et venait avec des cris d'allégresse embrasser ses libérateurs. Je fis faire l'appel, il n'en manqua pas un. Si le sang d'un seul Français eût été versé, je voulais des ruines de. Pavie élever une colonne sur laquelle j'aurais fait écrire : Ici était la ville de Pavie.

S'il épargna la ville, le premier mouvement du général fut de faire décimer la garnison française. Lâches, leur dit-il, je vous avais confié un poste essentiel au salut de l'armée, vous l'avez abandonné à de misérables paysans, sans opposer la moindre résistance ! Mais le commandant seul fut livré à un conseil de guerre et passé par les armes. Il s'excusa en vain sur l'ordre du général Haquin ; cette excuse n'était pas valable ; ce général était sans commandement et prisonnier. Il n'était pas lui-même sans reproche pour avoir, par la crainte de la mort, ordonné à la garnison de se rendre.

Bonaparte écrivit au Directoire qu'il avait fait fusiller la municipalité et envoyé 200 otages en France. Peut-être en eut-il la pensée ; mais cet acte rigoureux ne fut point consommé ; ce fut, dit-on[18], le général Haquin qui obtint la grâce de ces magistrats en rendant témoignage de leurs efforts pour empêcher le massacre des Français. Un seul des révoltés pris les armes à la main fut fusillé dans le désordre du premier moment, trois autres couverts de blessures furent portés à l'hôpital.

Suivant l'écrivain que nous venons de citer, le sac général fut ordonné par Bonaparte, il livra Pavie à la merci du soldat ; ensuite vient une description de pillage digne de figurer dans un roman ou sur le théâtre.

Toutefois, disent les mémoires de Napoléon[19], le pillage dura quelques heures et fit plus de peur que de mal ; il ne s'exerça que sur quelques boutiques d'orfèvrerie ; mais la renommée se plut à accroître les pertes de la ville, ce qui fut une leçon salutaire pour toute l'Italie[20] ; quoi qu'il en soit, il n'y eut pas dans ce pillage une seule goutte de sang versée, et le soldat français, fidèle à son généreux caractère, réparait d'une main le mal qu'il avait fait de l'autre. Bonaparte donna une sauvegarde aux bâtiments de l'Université et aux propriétés des savants ; ils furent respectés.

Le général Despinois ordonna un désarmement général à Milan, par une proclamation dans laquelle il accusait les partisans de la tyrannie, les apôtres du fanatisme, les ennemis jurés de tout gouvernement libre, de méditer dans l'ombre d atroces complots.

Sans doute les nobles et les prêtres avaient été les instigateurs de ces mouvements insurrectionnels ; mais le peuple y fut porté par la contribution de 20 millions qui avait été imposée et les réquisitions de tout genre qui furent frappées pour les besoins de l'armée et accompagnées d'abus et de vexations. Appeler les peuples à la liberté, les soulever contre leurs gouvernements, se présenter en libérateurs, et leur apporter tous les fléaux de la guerre, c'était une contradiction funeste. Mais l'armée devait vivre de la guerre ; c'était la volonté du Directoire, le principe de Bonaparte, une nécessité pour la République, attaquée par toutes les forces de l'Europe. Dans une pareille situation la tâche d'un général en chef était difficile. Bonaparte, en étouffant dès sa naissance la première sédition, en prévint de nouvelles, et, comme il l'écrivait au Directoire, cette leçon servit de règle aux peuples d'Italie.

Le moment est arrivé où la république de Venise, jusqu'à présent confiante dans son éloignement du théâtre de la guerre et de sa neutralité, va être forcée de jouer un rôle dans la lutte de deux grandes puissances. L'oligarchie vénitienne était sans contredit ennemie de la révolution française ; mais elle redoutait encore plus l'ambition de l'Autriche. Le comte de Lille avait reçu un asile à Vérone, à ce qu'on prétend, avec l'assentiment du comité de salut public, qui aimait mieux le voir là qu'ailleurs[21]. L'Espagne, l'Angleterre et la Russie avaient des ministres auprès de lui. Convaincu qu'il entretenait des intelligences en France, le Directoire exigea de la république de Venise le renvoi de ce prince. L'ouverture de la campagne et les succès de Bonaparte furent un puissant auxiliaire de cette demande ; le sénat ordonna le renvoi du comte de Lille, à la majorité de 156 voix contre 47. Lorsque le décret lui fut notifié, le 24 germinal (13 avril), il répondit : Je partirai ; mais j'exige deux choses : la première, qu'on me présente le livre d'or où ma famille est inscrite, afin que j'en raye le nom de ma main ; la seconde, qu'on me rende l'armure dont l'amitié de mon aïeul, Henri IV, a fait présent à la République.

Le noble vénitien Pringli, podestat de Vérone, protesta contre cette réponse, et, le lendemain, il envoya le marquis Carlotto porter sa protestation au comte de Lille. J'ai répondu hier, dit ce prince, à ce que vous m'avez déclaré au nom de votre Gouvernement : vous m'apportez aujourd'hui une protestation de la part du podestat ; je ne la reçois pas ; je ne recevrais pas davantage celle du sénat. J'ai dit que je partirais, et je partirai en effet dès que j'aurai reçu les passeports que j'ai envoyé chercher à Venise ; mais je persiste dans ma réponse : je me la devais, et je n'oublie pas que je suis le Roi de France. Il partit en effet, et se rendit à l'armée des émigrés, à Fribourg en Brisgaw[22].

Lorsqu'après la bataille de Lodi Bonaparte entra dans Milan, et que Beaulieu s'enfuit derrière le Mincio, le danger devint imminent pour Venise.

Le sénat fut épouvanté ; les discussions y furent orageuses. Les jeunes oligarques voulaient donner à la neutralité une attitude imposante, mettre des garnisons dans les places, porter l'armée à 60.000 hommes, équiper une escadre, et déclarer la guerre au premier qui violerait le territoire.

Les partisans de la vieille politique étaient d'avis de louvoyer et de gagner du temps.

Un troisième parti demandait qu'on admît à l'exercice de la souveraineté la noblesse de terre ferme, et que la République, ne formant plus ainsi qu'un seul faisceau, fit avec la France une alliance offensive et défensive.

Ne rien faire et voir venir était le pire de tous les partis. C'est celui que prirent un sénat dégénéré, une oligarchie esclave de vieux préjugés, et incapable d'un effort généreux pour sauver la patrie.

Il est permis de croire que si Bonaparte l'eût jugé utile à ses desseins, il ne se serait pas arrêté devant la neutralité de Venise ; mais ce fut Beaulieu qui la viola le premier, en faisant sa retraite par le territoire de la république vénitienne. Bonaparte était donc autorisé à y poursuivre l'ennemi, et fit son entrée à Brescia. Il y fut reçu avec magnificence et les plus grandes protestations d'amitié par le provéditeur Mocenigo. C'est de cette ville qu'il adressa la proclamation suivante aux Vénitiens, le 10 prairial (29 mai).

C'est pour délivrer la plus belle contrée de l'Europe du joug de fer de l'orgueilleuse maison d'Autriche, que l'armée française a bravé les obstacles les plus difficiles à surmonter. La victoire, d'accord avec la justice, a couronné ses efforts. Les débris de l'armée ennemie se sont retirés au- delà du Mincio. L'armée française passe, pour les poursuivre, sur le territoire de la république de Venise ; mais elle n'oubliera pas qu'une longue amitié unit les deux républiques ; la religion, le gouvernement, les usages seront respectés. Que les peuples soient sans inquiétude ; la plus sévère discipline sera maintenue ; tout ce qui sera fourni à l'armée sera exactement payé en argent. Le général en chef engage les officiers de la république de Venise, les magistrats et les prêtres, à faire connaître ses sentiments aux peuples, afin que la confiance cimente l'amitié qui, depuis longtemps, unit les deux nations. Fidèle dans le chemin de l'honneur, comme dans celui de la victoire, le soldat français n'est terrible que pour les ennemis de la liberté et de son gouvernement.

Beaulieu, en passant le Mincio, s'était affaibli de quinze mille hommes de ses meilleures troupes qu'il avait jetés dans Mantoue. Il avait demandé aux Vénitiens le passage de 50 hommes par Peschiera. Cette forteresse, située sur le lac de Garda, avait une enceinte bastionnée en bon état, et 80 canons, à la vérité non montés. Beaulieu s'en empara sans aucune résistance, quoiqu'il y eût à Vérone 2.000 hommes de troupes vénitiennes[23].

Il appuya sa droite au lac de Garda, sa gauche à Mantoue, et plaça des batteries sur tous les points de cette ligne, pour défendre le passage du Mincio.

Bonaparte avait, le 9 prairial (28 mai), son quartier-général à Brescia, lorsqu'il apprit que Beaulieu s'était emparé de Peschiera. Il sentit qu'il ne fallait pas perdre un instant pour investir cette place, afin de ne pas laisser à l'ennemi le temps de l'approvisionner ; quelques jours de retard pouvaient exiger un siège de trois mois. Le général en chef ordonna au général Kilmaine de se rendre avec 1.500 hommes de cavalerie et huit bataillons de grenadiers à Dezenzano ; au général Rusca, de se porter avec une demi-brigade d'infanterie légère à Salo. Le projet de Bonaparte était de faire croire à Beaulieu qu'on voulait lui couper sa retraite sur le Tyrol par Riva. Il tint toutes les divisions de l'armée en arrière, de manière que la droite, par laquelle il voulait attaquer, se trouvait à une journée et demie de marche de l'ennemi, derrière Chiese, où elle semblait être sur la défensive ; Kilmaine allait jusqu'aux portes de Peschiera, ayant des escarmouches avec les avant-postes ennemis.

Le 10, la division Augereau remplaça à Dezenzano celle de Kilmaine, qui rétrograda à Lonato, et arriva la nuit à Castiglione. Masséna se trouvait à Monte-Chiaro, et Serrurier à Monza. A deux heures après minuit, toutes les divisions se mirent en mouvement, dirigeant leur marche sur Bor- ghetto, où Bonaparte avait résolu de passer le Mincio. L'avant-garde ennemie, forte de trois à quatre mille hommes et de 1.800 chevaux, défendait l'approche de cette ville. La cavalerie française, flanquée par les carabiniers et les grenadiers, chargea avec beaucoup de bravoure, et mit en déroute l'ennemi qui s'empressa de passer le pont et d'en couper une arche. C'était la première fois que la cavalerie française, vu le mauvais état où elle avait été, se mesurait avantageusement avec la cavalerie autrichienne. L'artillerie légère engagea aussitôt la canonnade ; l'on raccommodait avec peine le pont, sous le feu de l'ennemi, lorsqu'une cinquantaine de grenadiers, impatients, se jetèrent à l'eau, tenant leur fusil sur leur tête, ayant de l'eau jusqu'au menton, conduits par le général Gardanne, signalé à cette occasion par Bonaparte comme grenadier pour la taille et pour le courage. Les soldats ennemis crurent revoir la formidable colonne du pont de Lodi ; les plus avancés lâchèrent pied. Le pont ayant été rétabli, les grenadiers passèrent le Mincio, et s'emparèrent de Vallegio, quartier-général de Beaulieu, qui venait d'en sortir. Les Autrichiens se rangèrent en bataille entre Vallegio et Villa-Franca, paraissant reprendre confiance et faire leurs dispositions pour y tenir. C'était précisément ce que voulait Bonaparte ; il se garda donc bien de les troubler ; il avait peine à contenir l'impatience, ou pour mieux dire, la fureur des grenadiers.

Pendant ce temps-là, Augereau était passé avec sa division pour se porter, en suivant le Mincio, directement sur Peschiera, envelopper cette place, et couper à Beaulieu sa retraite par la vallée de l'Adige sur Roveredo. Pour cacher ce mouvement aux Autrichiens, Bonaparte les fit vivement canonner de Vallegio. Mais ils en furent instruits par leurs patrouilles, et se mirent aussitôt en retraite sur Castel-Nuovo, protégés par leur cavalerie. La cavalerie française, commandée par Murât, fit des prodiges de valeur ; Kilmaine eut un cheval tué sous lui ; Leclerc, chef de brigade du 10e de chasseurs, se distingua. Augereau, arrivé à Peschiera, trouva la place évacuée par l'ennemi.

Le 12 (31 mai), à la pointe du jour, les Français se portèrent à Rivoli ; mais l'ennemi avait déjà passé l'Adige et enlevé presque tous les ponts, après avoir perdu dans cette journée de 12 à 1.500 hommes et cinq pièces de canon. Le prince de Cuto, lieutenant-général des armées du roi de Naples, commandant en chef sa cavalerie, fut au nombre des prisonniers.

Voilà donc, écrivait Bonaparte au Directoire, les Autrichiens entièrement expulsés de l'Italie. Nos avant-postes sont sur les montagnes de l'Allemagne. Je ne vous citerai pas tous les hommes qui, se sont distingués par des traits de bravoure ; il faudrait nommer tous les grenadiers et carabiniers de l'avant-garde ; ils jouent et rient avec la mort. Ils sont aujourd'hui parfaitement accoutumés avec la cavalerie dont ils se moquent. Rien n égale leur intrépidité, si ce n'est la gaîté avec laquelle ils font les marches les plus forcées ; ils servent à la fois la patrie et l'amour. Vous croyez qu'arrivés au bivouac, ils doivent au moins dormir ? Point du tout. Chacun fait son conte ou son plan d'opérations du lendemain, et souvent on en voit qui rencontrent très-juste. L'autre jour je voyais défiler une demi-brigade ; un chasseur s'approcha de mon cheval : Général, me dit-il, il faut faire cela. — Malheureux ! lui dis-je, veux-tu bien te taire. Il disparaît à l'instant. Je l'ai fait en vain chercher. Son conseil était justement ce que j'avais ordonné que l'on fit[24].

Dans cette journée, Bonaparte faillit être enlevé par l'ennemi. Des coureurs autrichiens entrèrent à Vallegio sans rencontrer aucune troupe, et parvinrent jusqu'au logement de Bonaparte. Son piquet d'escorte n'eut que le temps de fermer la porte et de crier aux armes. Le général en chef monta à cheval et sortit par les jardins. La division Masséna accourut, les Autrichiens se sauvèrent. Pour éviter à l'avenir un semblable danger, Bonaparte forma le corps des Guides chargés de veiller à sa sûreté. Le chef d'escadron Bessières en eut le commandement. Ce corps rendit des services signalés dans les batailles et s'acquit une grande renommée.

La réponse définitive du Directoire sur le partage du commandement de l'armée parvint alors à Bonaparte. Elle était ainsi conçue : Vous paraissez désireux de continuer à conduire toute la suite des opérations militaires de la campagne actuelle en Italie. Le Directoire a mûrement réfléchi sur cette proposition. La confiance qu'il a dans vos talents et votre zèle républicain ont décidé cette question en faveur de l'affirmative : le général en chef Kellermann restera à Chambéry, et fera seulement occuper les places qui doivent vous être remises par le traité de paix. L'armée d'Italie continuera à tenir garnison dans celles où elle est entrée en vertu de l'armistice, ainsi que dans Valence ou Alexandrie que nous accorde provisoirement ce traité. L'expédition de Livourne est la première à faire. Le reste des opérations militaires vers l'Allemagne est absolument dépendant de vos succès contre Beaulieu. Le Directoire sent combien il serait difficile de les diriger de Paris. Il vous laisse à cet égard la plus grande latitude, en vous recommandant la plus extrême prudence. Son intention est toutefois que l'armée ne dépasse le Tyrol qu'après l'expédition du sud de l'Italie[25].

Sous le rapport du succès de la campagne, c'était une sage résolution que celle du Directoire ; considéré militairement, le partage du commandement et de la conduite des opérations militaires eût été une grande faute. Si ce système eût prévalu, il n'est pas douteux que Bonaparte ne se fût retiré. Mais d'un autre côté, par sa condescendance aux désirs de Bonaparte, le Gouvernement ne se mettait-il pas dans la dépendance d'un général qui, dès son début dans le commandement, étonnait déjà et la France et l'Europe, autant par la force de son caractère et l'audace de ses conceptions, que par l'éclat de ses victoires ?

 

 

 



[1] Lettre du 20 floréal (9 mai).

[2] C'est en souvenir de cette mission que Napoléon, roi d'Italie, institua depuis le duché de Lodi en faveur de Melzi.

[3] Lettre de Masséna à Bonaparte.

[4] Histoire d'Italie par Botta, tom. I, page 431.

[5] Lettre du 2 prairial (21 mai).

[6] Lettre du 25 floréal (14 mai).

[7] Las Cases, tom I, page 209.

[8] Lettre du 3 prairial (22 mai).

[9] Lettre du 3 prairial.

[10] Lettre du 1er prairial (21 mai).

[11] Lettre du 3 prairial (22 mai).

[12] Lettre du 2 prairial (21 mai).

[13] Lettre du 5 prairial (24 mai).

[14] Lettre au Directoire, 3 messidor (21 juin) — Antommarchi, tom. I, page 395.

[15] Lettre du 15 prairial (24 mai).

[16] Arnault.

[17] Lettre du 26 floréal (15 mai).

[18] Histoire d'Italie, Botta, tom. 5, page 465, 476.

[19] Montholon, tom. II, page 237.

[20] Napoléon ajoute à ce sujet : Pavie est la seule place que j'aie livrée au pillage. Je l'avais promis aux soldats pour 24 heures ; au bout de trois heures je n'y pus plus tenir, je le fis cesser. Je n'avais que 1.300 hommes, les cris de la population qui parvinrent jusqu'à moi l'emportèrent. S'il y avait eu 20.000 soldats, les cris ne seraient pas venus jusqu'à moi. La politique est heureusement d'accord avec la morale pour s'opposer au pillage. J'ai beaucoup médité sur cet objet. J'ai souvent été dans le cas d'en gratifier les soldats. Je l'aurais fait, si j'y avais trouvé de l'avantage.. Mais rien n'est plus propre à désorganiser, à perdre tout-à-fait une armée. Dès qu'un soldat peut piller, il n'y a plus de discipline ; s'il s'enrichit, il ne veut plus se battre. Il serait impossible à des soldats français de piller pendant 24 heures. Le premier moment passé, ils reviennent à eux-mêmes, et répareraient le mal qu'ils auraient fait. Ils se reprochent les uns aux autres les excès, et frappent de leur mépris ceux de leurs camarades dont les actes ont été trop odieux. (Las Cases, tom. IV, page 391). En effet c'est ce qui arriva à Pavie ; l'écrivain déjà cité (Botta) en rend témoignage, et tous les traits de générosité des soldats français qu'il se complaît à citer sont la réfutation la plus éloquente des sombres couleurs avec lesquelles il a peint le sac de Pavie.

[21] Montholon, tom. III, page 123.

[22] Par la médiation de l'impératrice de Russie, l'affaire du livre d'or et de l'armure de Henri IV n'eut pas d'autre suite.

[23] Lettre de Bonaparte au Directoire, 19 prairial (7 juin).

[24] Lettre du 13 prairial (1er juin).

[25] Lettre du 2 prairial (21 mai).