HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Jeunesse de Bonaparte. — Son entrée au service. — Il se prononce pour la révolution. — Ses premiers écrits. — Expédition de Sardaigne. — Révolte de Paoli ; troubles en Corse. — Bonaparte et sa famille bannis de l'île.

 

Napoléon Bonaparte naquit à Ajaccio, en Corse, le 15 août 1769[1]. Sa mère, souffrante encore des fatigues auxquelles l'avait exposée la guerre de la liberté, touchait à son terme ; on célébrait la fête de l'Assomption ; elle se crut assez de forces pour assister à cette solennité, et se trompa ; à peine fut-elle à l'église qu'elle éprouva des douleurs. Elle rebroussa à la hâte, gagna son salon, et déposa sur un vieux tapis à grands dessins un enfant qu'on appela Napoléon ; c'était, depuis des siècles, le nom que portait le second enfant de la famille, qui voulait conserver les relations qu'elle avait eues avec un Napoléon des Ursins, célèbre dans les fastes de l'Italie[2].

Lorsque Napoléon Bonaparte eut donné à son nom la plus grande célébrité des temps modernes, on se perdit en recherches et en conjectures sur l'origine de sa famille. On a trouvé qu'elle était d'Italie, noble, et qu'elle remontait au moyen âge.

Bologne et Trévise offrirent à leur vainqueur les livres d'or et les titres qui prouvaient la noblesse de ses ancêtres. Un écrivain établit son alliance avec l'antique maison d'Est, Welf ou Guelff, qu'on suppose être la tige des rois actuels d'Angleterre. Le général Clarke rapporta à Paris, de la galerie de Médicis, le portrait d'une Bonaparte mariée à l'un des princes de cette famille. Un ambassadeur de Bavière se plaisait à répéter que les archives de Munich renfermaient un grand nombre de pièces italiennes qui témoignaient l'illustration des Buonaparte. A l'entrevue de Dresde, l'empereur d'Autriche apprit à son gendre que sa famille avait été souveraine à Trévise. Le pape voulut y trouver un saint, et canoniser un père Bonaventure Bonaparte ; il donna dans le calendrier, où il n'était pas connu, une belle place à saint Napoléon[3].

Après la chute de l'empire français, son chef fut le fils d'un huissier ou d'un avocat, son nom celui de Nicolas, le jour de sa naissance incertain, il devait s'appeler Buonaparte et non Bonaparte[4]. Saint Napoléon fut rayé du calendrier.

Ainsi vont les choses humaines ; ce que la prospérité exalta outre mesure, l'adversité le réduit à rien. En voyant les graves conséquences que l'on a tirées de ces puériles recherches, nos neveux riront de pitié, et les couvriront de leurs dédains. Ils ne verront que le grand homme, fils de ses propres œuvres, dont la noblesse, suivant ses propres expressions, datait de Montenotte ou du 18 brumaire, qui fut le Rodolphe de Hapsbourg de sa famille, et devant lequel, sans s'inquiéter de son origine, se prosterna à l'envi tout ce qu'il y avait de plus grand et de plus sacré sur la terre.

Nous avons sous les yeux une pièce généalogique, écrite en latin barbare, qui fait sortir tous les Bonaparte et les Malaparte de Toscane, des anciens Lombards. Elle fait remonter l'histoire de la famille Bonaparte — Bonapartia Gens — jusqu'à Jean Bonaparte qui vivait en l'an 1050. Mais l'authenticité de ce titre tiré des archives de Florence ne nous a point paru suffisamment constatée.

Nicolas Buonaparte, citoyen de Florence, publia en 1568 une comédie intitulée la Vedova (la Veuve) qui se distingue par une pureté de style très-remarquable. On lit dans les vies des Lettrés italiens, de Mazzucchelli, que Nicolas Buonaparte fut professeur de droit à l'Université de Pise, et qu'il en purgea l'étude de l'ancienne barbarie qui y présidait. Deux lettres du cardinal Montalto, datées de Rome le 28 mai 1644, l'une adressée au grand duc de Toscane, l'autre au cardinal de Médicis, nous apprennent que Nicolas Buonaparte était l'ami du célèbre Barthélemy Mercatti ; il paraît qu'il n'imprima rien que sa comédie de la Veuve, qui l'a été deux fois chez Giunti[5].

Jacob Buonaparte de Saint-Miniato passa longtemps pour être l'auteur des Nouvelles historiques du Sac de Rome, publiées en 1527, qui paraissent plutôt appartenir à François Guiccardini, et que cet auteur a placées dans son Histoire d'Italie.

Bindo Ferdinand Buonaparte, noble de Saint-Miniato et de Florence, était à Rome à la cour du cardinal Imperiali ; il cultivait avec succès la philosophie, les sciences et la législation. Il fut l'ami d'Ansaldi, de Fontanini et d'Averani. Jean Gaston de Médicis voulut l'élever à la dignité d'évêque de Montepulciano. Il a laissé des poésies latines et italiennes, et plusieurs autres ouvrages remarquables ; mais aucun n'a été imprimé. On trouve son éloge dans les Nouvelles du docteur Jean Lami, de l'année 1747, dans lesquelles il est aussi question d'un André Buonaparte, abbé de Sesto.

La pièce suivante doit aider à jeter quelque clarté sur l'origine de la famille Bonaparte. C'est une pétition adressée au grand duc- de Toscane par Joseph Bonaparte, en 1785, pour obtenir son admission dans l'ordre de Saint-Étienne. Le pétitionnaire s'exprime en ces termes :

Joseph Bonaparte, fils de Charles Bonaparte, né en Corse, et le plus humble de vos serviteurs, ose vous représenter, avec respect que sa famille, actuellement domiciliée en Corse, tire son origine de la Toscane et spécialement de Florence où, dès le temps même de la république, elle fut revêtue des premiers emplois, et s'allia avec les plus illustres familles, telles que les Albizzi, Alberti, Tornabuoni, Attavanti et autres semblables ; par suite des événements politiques, arrivés dans les républiques d'Italie, ladite famille de Bonaparte, divisée alors en plusieurs branches et attachée au parti des Gibelins, fut forcée d'abandonner la ville de Florence et de se réfugier en divers états. La branche à laquelle appartient le suppliant se retira à Sarzane, alors petite république, où elle fut admise aux premiers honneurs, et contracta d'honorables alliances, particulièrement avec la maison Malaspina.

La famille du suppliant, par suite des révolutions de l'Italie, s'étant transportée tout entière en Corse, a fixé sa résidence à Ajaccio, où les Bonaparte oui toujours été considérés comme nobles, ainsi que le constatent des lettres de la république de Gênes, qui déclarent Jérôme Bonaparte chef des plus anciens d'une cité, où lui et les siens avaient pour alliés les Colonna, les Bozi, les Ornano, Durazzo, Lomellino de Gênes et se trouvaient en possession des droits seigneuriaux du fief de Bozi, etc., etc.

La Corse étant passée sous la domination du roi de France, le père du suppliant fut reconnu noble, et d'une noblesse prouvée de plus de deux cents ans. Admis au nombre des douze gentilshommes, plus d'une fois il représenta la nation entière, et fut, entre autres, député de l'assemblée générale de la noblesse auprès de S. M. le roi T.-C. En 1779 il en reçut des lettres qui confirmaient ses titres, et Napoléon, frère cadet du suppliant, fut nommé, après avoir fait ses preuves, élève de l'École royale et militaire de Brienne, d'où il passa dans celle de Paris, et de là fut promu au grade d'officier dans le corps royal d'artillerie.

Il représente enfin qu'en conséquence de la qualité reconnue de sa famille, Marianne — Élisa — Bonaparte, sœur du suppliant, eut l'honneur d'être nommée par le roi de France élève au couvent de Saint-Cyr, fondé par Louis XIV pour l'éducation des jeunes demoiselles. Cette faveur ne peut être obtenue qu'après avoir fait preuve de quatre générations de noblesse.

De cet exposé il résulte que la famille Bonaparte, évidemment originaire de Toscane, est descendante directe de Jean Bonaparte, qui fut garant pour la république de Florence de la célèbre paix qu'elle signa avec le cardinal Latino. Elle a toujours été reconnue pour telle par ceux des Bonaparte qui demeurent en Toscane. Le suppliant, guidé par ces motifs et par le désir de reconnaître son ancienne patrie, n'a pas hésité de recourir à la clémente puissance de Votre Altesse Royale, pour lui demander humblement la permission de revêtir les insignes de l'ordre de Saint-Étienne, afin que, honoré de cette décoration nouvelle, il ait à l'avenir de plus fréquentes occasions de prouver la vénération et la fidèle obéissance qu'il doit à la très-respectable personne de votre altesse royale, ainsi qu'à son auguste famille[6].

Napoléon a commencé ses mémoires par le siège de Toulon. Avant d'aborder cette époque, nous rapporterons, touchant les premières années, de sa vie, les traits caractéristiques qu'il a reconnus comme vrais, ceux qu'il a lui-même racontés, ou enfin ceux qui sont puisés à des sources dignes de foi.

Dans mon enfance, dit-il[7], j'étais entêté, rien ne m'imposait, rien ne me déconcertait. J'étais querelleur, lutin : je ne craignais personne, je battais l'un, j'égratignais l'autre, je me rendais redoutable à tous. Mon frère Joseph était celui à qui j'avais le plus souvent affaire ; il était battu, mordu, grondé ; j'avais déjà porté plainte qu'il ne s'était pas encore remis. Bien m'en prenait d'être alerte : maman Letizia eût réprimé mon humeur belliqueuse ; elle n'eût pas souffert mes algarades. Sa tendresse était sévère ; elle punissait, récompensait indistinctement ; le bien, le mal, elle nous comptait tout. Mon père, homme éclairé, mais trop ami des plaisirs pour s'occuper de notre enfance, cherchait quelquefois à excuser nos fautes. Laissez, lui disait-elle ; ce n'est pas votre affaire, c'est moi qui dois veiller sur eux. Elle y veillait, en effet, avec une sollicitude qui n'a pas d'exemple. Les sentiments bas, les affections peu généreuses étaient écartés, flétris ; elle ne laissait arriver à nos jeunes âmes que ce qui était grand, élevé. Elle abhorrait le mensonge, sévissait contre la désobéissance ; elle ne nous passait rien. Je me rappelle une mésaventure qui m'arriva à cet égard, et la peine qui me fut infligée. Nous avions des figuiers dans une vigne, nous les escaladions ; nous pouvions faire une chute, éprouver des accidents, elle nous défendit d'en approcher à son insu. Cette défense me contrariait beaucoup, mais elle était faite, je la respectais. Un jour cependant que j'étais désœuvré, ennuyé, je m'avisai de convoiter les figues. Elles étaient mûres, personne ne m'observait, n'en devait rien savoir ; je m'éclipsai, je courus à l'arbre, je récoltai tout. Mon appétit satisfait, je pourvus à la route, et je remplissais mes poches, lorsqu'un malheureux garde parut. J'étais mort, je restai collé sur la branche où il m'avait surpris. Il voulait m'enchaîner, me conduire à ma mère ; la crainte me rendit éloquent. Je lui dépeignis mes ennuis, je m'engageai à respecter les figues, je lui prodiguai les promesses, je l'apaisai. Je me félicitais de l'avoir échappé si belle ; je me flattais que ma mésaventure ne transpirerait pas ; mais le traître avait tout conté. Le lendemain la signora Letizia voulut aller cueillir les figues. Je n'en avait pas laissé, on n'en trouva plus, le garde survint : grands reproches, révélation ; le coupable expia sa faute[8].

J'étais entier ; mais les emportements auxquels je m'abandonnais étaient souvent bien motivés. J'avais cinq à six ans. On m'avait mis dans une pension de petites demoiselles dont la maîtresse était de la connaissance de ma famille. J'étais joli, j'étais seul* chacune me caressait. Mais j'avais toujours mes bas sur mes souliers, et, dans nos promenades, je ne lâchais pas la main d'une charmante enfant qui fut l'occasion de bien des rixes. Mes espiègles de camarades, jaloux de ma Giacominetta, assemblèrent les deux circonstances dont je parle, et les mirent en chanson. Je ne paraissais, pas dans la rue qu'ils ne m'escortassent en fredonnant : Napoleone di mezza calzetta fa l'amore à Giacominetta. Je ne pouvais supporter d'être le jouet de cette cohue. Bâtons, cailloux, je saisissais tout ce qui se présentait sous ma main, et m'élançais en aveugle au milieu de la mêlée. Heureusement qu'il se trouvait toujours quelqu'un pour mettre le holà et me tirer d'affaire ; mais le nombre ne m'arrêtait pas, je ne comptais jamais[9].

En revenant sur les derniers mois qui avaient précédé sa naissance, Napoléon admirait le courage, la force d'âme de sa mère.

Les pertes, les privations, elle supportait tout, bravait tout ; c'était une tête d'homme sur un corps de femme. Il n'en était pas ainsi de l'archidiacre ; il regrettait ses chèvres[10], les Génois, tout ce qu'il n'avait plus. C'était du reste le meilleur des hommes. Bon, généreux, éclairé, il nous servit plus tard de père, et rétablit les affaires de la maison. Sain de tête, mais obligé de garder le lit, il ne laissait échapper aucun abus. Il connaissait la force, le nombre des pièces de bétail, faisait abattre l'une, vendre, conserver l'autre ; chaque berger avait son lot, ses instructions. Les moulins, la cave, les vignobles étaient soumis à la même surveillance. L'ordre, l'abondance régnaient partout ; notre situation n'avait jamais été plus prospère. Le bon homme était riche, mais n'aimait pas à se dessaisir. Il tenait surtout à nous persuader qu'il ne faisait pas d'économies. Lui demandais-je de l'argent : Tu sais bien, me disait-il, que je n'en ai pas ; que les expéditions de ton père ne m'ont rien laissé. En même temps il m'autorisait à vendre une tête de bétail, une pièce de vin. Mais nous avions aperçu un sac ; nous étions piqués de l'entendre prêcher misère avec des pièces d'or dans ses draps. Nous résolûmes de le mystifier. Pauline était toute jeune ; nous lui fîmes la leçon : elle tira le sac, les doublons roulèrent, nous riions aux éclats ; le bon homme étouffait de colère et de confusion. Maman accourut, gronda, ramassa les espèces, et l'archidiacre de protester que c'était de l'argent qui n'était pas à lui. Nous savions à quoi nous en tenir à cet égard ; nous n'eûmes garde de le contredire. Il tomba malade quelque temps après, et fut bientôt à toute extrémité. Nous étions rangés autour de son lit ; nous déplorions la perte que nous allions faire, lorsque Fesch se prit d'un saint zèle, et voulut lui débiter les homélies d'usage. L'agonisant l'interrompit ; Fesch n'en tint aucun compte : le vieillard s'impatienta. Eh ! laissez donc ; je n'ai plus que quelques moments à vivre, je veux les consacrer à ma famille. Il nous fit approcher, nous donna des avis, des conseils. Tu es l'aîné de la famille, dit-il à Joseph, mais Napoléon en est le chef ; aie soin de t'en souvenir, et il expira au milieu des sanglots, des larmes que ce triste spectacle nous arrachait[11].

Restée sans guide, sans appui, ma mère fut obligée de prendre la direction des affaires ; mais v le fardeau n'était pas au-dessus de ses forces : elle conduisait tout, administrait tout avec une sagesse, une sagacité qu'on n'attendait ni de son sexe, ni de son âge. Ah, docteur, quelle femme ! où trouver son égale ?

Je suis venu au monde, disait encore Napoléon au docteur Antommarchi, dans les bras de la vieille Mammuccia Caterina. Elle était têtue, pointilleuse, en guerre continuelle avec tous ceux qui l'entouraient. Elle se querellait surtout avec ma grand'mère qu'elle aimait pourtant beaucoup, et qui le lui rendait. Elles contestaient sans cesse ; c'étaient des débats interminables qui nous amusaient beaucoup. Vous devenez sérieux, docteur ; le portrait vous blesse. Consolez-vous ; si votre compatriote était criarde, elle était bonne, affectueuse ; elle nous promenait, nous soignait, nous faisait rire ; c'était une sollicitude dont le souvenir n'est pas éteint. Je me rappelle encore ses larmes, lorsque je quittai la Corse. Il y a de cela passé quarante ans. Vous n'étiez pas né ; j'étais jeune, je ne prévoyais pas la gloire qui m'attendait, encore moins que nous dussions nous trouver ici ; mais la destinée est immuable ; il faut obéir à son étoile. La mienne était de parcourir les extrêmes de la vie ; je partis pour accomplir la tâche qui m'était imposée. Mon père se rendait à Versailles, où l'avait député la noblesse du pays ; je l'accompagnai ; nous traversâmes la Toscane, je vis Florence, le grand duc ; nous arrivâmes à Paris. Nous étions recommandés à la reine. Mon père fut accueilli, fêté. J'entrai à Brienne ; j'étais heureux. Ma tête commençait à fermenter ; j'avais besoin d'apprendre, de savoir, de parvenir ; je dévorais les livres. Bientôt il ne fut bruit que de moi dans l'École. J'étais admiré, envié ; j'avais la conscience de mes forces ; je jouissais de ma suprématie. Ce n'est pas que je manquasse dès-lors d'âmes charitables qui cherchaient à troubler ma satisfaction. J'avais en arrivant été reçu dans une salle où se trouvait le portrait du duc de Choiseul. La vue de cet homme odieux, qui avait trafiqué de mon pays, m'avait arraché une expression flétrissante ; c'était un blasphème, un crime qui devait effacer mes succès. Je laissai la malveillance se donner ses larges ; je devins plus appliqué, plus studieux. J'aperçus ce que sont les hommes et me le tins pour dit[12].

Un jour le maître de quartier, brutal de sa nature, sans consulter, disait Napoléon, les nuances physiques, et morales de l'enfant, le condamna à porter l'habit de bure et à diner à genoux à la porte du réfectoire : c était une espèce de déshonneur. Bonaparte avait beaucoup d'amour-propre, une grande fierté intérieure. Le moment de l'exécution fut celui d'un vomissement subit et d'une violente attaque de nerfs. Le supérieur, qui passait par hasard, l'arracha au supplice, en grondant le maître de son peu de discernement ; et le père Patrault, son professeur de mathématiques, accourut, se plaignant que sans nul égard on dégradait ainsi son premier mathématicien.

A l'âge de puberté Bonaparte devint morose, sombre ; la lecture fut pour lui une espèce de passion poussée jusqu'à la rage ; il dévorait tous les livres. Pichegru fut son maître de quartier et son répétiteur sur les quatre règles de l'arithmétique.

Pichegru était de la Franche-Comté et d'une famille de cultivateurs. Les minimes de Champagne avaient été chargés de l'école militaire de Brienne. Leur pauvreté et leur peu de ressource n'attiraient pas beaucoup de sujets chez eux, ils ne pouvaient pas se suffire. Ils envoyèrent le père Patrault à Brienne. Ils eurent recours aux minimes de Franche-Comté ; le père Patrault fut un de ceux-ci. Une tante de Pichegru, sœur de la charité, le suivit pour avoir soin de l'infirmerie, amenant avec elle son neveu, jeune enfant auquel on donna gratuitement l'éducation des élèves. Pichegru, doué d'une grande intelligence, devint, aussitôt que son âge le permit, maître de quartier et répétiteur du père Patrault, qui lui avait enseigné les mathématiques. Il songeait à se faire minime ; c'était là toute son ambition, c'étaient les idées de sa tante ; mais le père Patrault l'en dissuada, en lui disant que leur profession n'était plus du siècle, qu'il devait songer à quelque chose de mieux. Il le porta à s'enrôler dans l'artillerie, où la révolution le prit sous- officier. On connaît sa fortune militaire ; ce fut le conquérant de la Hollande[13]. Plus tard le père Patrault rentra dans la vie séculière, et on le retrouve en Italie, auprès de son ancien élève devenu général en chef et auquel il servait de secrétaire.

En 1783 Bonaparte fut un de ceux que le concours d'usage désigna parmi les élèves de Brienne pour aller achever leur éducation à l'École-Militaire de Paris. Le choix était fait annuellement par un inspecteur qui parcourait les douze écoles militaires. Cet emploi était alors rempli par le chevalier de Keralio, officier général, auteur d'une tactique, et qui avait été le précepteur du duc de Deux-Ponts, depuis roi de Bavière, décédé en 1825. C'était un vieillard aimable, des plus propres à cette fonction : il aimait les enfants, jouait avec eux après les avoir examinés, et retenait avec lui, à la table des minimes, ceux qui lui avaient plu. Il avait conçu une affection toute particulière pour le jeune Bonaparte, qu'il se plaisait à exciter de toutes manières. Il le nomma pour se rendre à Paris, bien qu'il n'eut peut-être pas l'âge requis. L'enfant n'était fort que sur les mathématiques, et les moines représentèrent qu'il serait mieux d'attendre à l'année suivante, qu'il aurait ainsi le temps de se fortifier sur tout le reste ; ce que ne voulut pas écouter le chevalier de Kéralio, disant : Je sais ce que je fais. Si je passe ici par-dessus la règle, ce n'est point une faveur de famille, je ne connais pas celle de cet enfant ; c'est tout à cause de lui-même. J'aperçois ici une étincelle qu'on ne saurait trop cultiver. Le bon chevalier mourut presque aussitôt ; mais celui qui vint après, M. de Regnaud, qui n'aurait peut-être pas eu sa perspicacité, suivit néanmoins les notes de son prédécesseur[14], et le jeune Bonaparte fut envoyé à Paris[15].

A l'école militaire de Brienne, le vif regret que lui causait la soumission de sa patrie à la France était l'idée dominante du jeune Napoléon. Profondément gravé dans son âme, ce sentiment l'éloignait de ses camarades ; il ne prenait que rarement part à leurs jeux et à leurs exercices. Pendant les heures de récréation, il se livrait à la lecture des livres d'histoire, surtout Plutarque. Cette vie retirée et peu active, dans un âge où les forces ne demandent qu'à s'exercer, arrêta probablement le développement d'une constitution naturellement faible et délicate ; n'ayant de dispositions — et il l'avouait — ni pour les langues étrangères, ni pour la littérature, ni pour les arts d'agrément, il se livrait exclusivement aux mathématiques, qu'il cultiva avec le plus grand succès. Les minimes étaient bien inférieurs en connaissances aux congrégations qui dirigeaient les autres écoles militaires. Obligés d'avoir recours à des maîtres étrangers, et trop pauvres pour leur assurer un traitement convenable, ils n'avaient que des sujets assez médiocres. A quinze ans, un élève ne pouvait plus rien apprendre chez eux, parce qu'on ne lui pouvait plus rien enseigner. Telle était la situation de l'école en 1784, et il est étonnant qu'avec une telle pénurie de professeurs savants et de maîtres instruits, tous les élèves ne soient pas restés dans une triste médiocrité. Ceux qui se distinguaient ne le devaient qu'à leur naturel heureux, à la force de leur caractère, et devaient nécessairement un jour se faire remarquer par de grands talents et une grande capacité. Le nombre des élèves n'excédait guère cent dix, dont cinquante aux frais du roi qui payait 600 fr. par an pour chacun, et soixante environ aux frais de leurs parents qui payaient 700 francs de pension. Le monastère n'avait que 8.000 à 10.000 fr. de revenus.

Le premier élève avec lequel Bonaparte se lia d'une manière intime fut Fauvelet de Bourrienne, qui se livrait aussi avec une ardeur particulière à l'étude des sciences mathématiques, et qui, par son naturel doux, prévenant et modeste, savait captiver l'amitié de tous ses compagnons. Dans la suite, M. de Bourrienne devint le secrétaire le plus intime de Bonaparte, et continua de l'être jusqu'à la troisième année du consulat.

Le caractère âpre et obstiné de Bonaparte lui suscitait presque tous les jours, avec la plupart de ses camarades, des disputes et des, rixes. Comme il était souvent le plus faible, il en souffrit plus d'une fois. Néanmoins, jamais il ne porta plainte d'aucune offense devant ses supérieurs. Lorsqu'il était chargé à son tour de surveiller ses camarades pendant les repas, il préférait risquer de subir une punition, plutôt que de dénoncer ceux qui avaient manqué à la discipline.

Les inclinations guerrières du jeune Napoléon se manifestèrent durant l'hiver de 1783. Les élèves de Brienne avaient construit avec de la neige un fort très-régulier ; Napoléon prit une grande part à ces travaux. Le fort fut alternativement attaqué, pris, repris, et Bonaparte montra dans la défense comme dans l'attaque autant de courage et de hardiesse que de ruse[16].

A l'école militaire de Paris on vivait sous un régime bien autrement libre qu'à Brienne. L'élève recevait dès son entrée le brevet d'officier. Placé sous la surveillance de militaires de distinction, il trouvait pour toutes les sciences et pour les arts des maîtres d'une grande habileté.

Mais là aussi Bonaparte conserva son âpreté et son mépris stoïque pour les agréments de la vie. Il continua de se livrer tout entier à l'étude des mathématiques. Les leçons du célèbre Monge avancèrent tellement ses études, que dès le premier examen il fut nommé officier dans un corps d'artillerie. Parmi les trois cents élèves de l'école, les seuls avec lesquels Bonaparte se lia d'intimité furent MM. de Lauriston et Dupont.

Bonaparte passait la plupart de ses heures de récréation dans un des bastions du fort Thimbrune que l'on avait construit pour l'instruction des élèves, au bout de leur promenade ordinaire. Là on le voyait, appuyé sur le parapet et tenant à la main Vauban, Cohorn et Folard, tracer des plans pour l'attaque ou la défense de cette petite forteresse.

Plus tard, quand il tint garnison à Auxonne, on le vit également passer une partie de la journée dans les ouvrages de la place, et la moitié de la nuit sur des livres d'art militaire.

Le professeur d'histoire, Léguille, se vantait que si l'on faisait des recherches dans les archives de l'Ecole militaire, on y trouverait qu'il avait prédit une grande carrière à son élève, en exaltant dans ses notes la profondeur de ses réflexions et la sagacité de son jugement[17].

En effet, ce professeur, dans le compte qu'il rendait de ses élèves, ajoutait à la note sur Bonaparte : Corse de nation et de caractère ; il ira loin si les circonstances le favorisent[18].

M. Dumairon, professeur de belles-lettres, disait qu'il avait toujours été frappé de la bizarrerie des amplifications de Bonaparte. Il les avait appelées dès lors du granit chauffé au volcan.

Un seul s'y trompa ; ce fut M. Bauer, le gros et lourd maître d'allemand. Le jeune Bonaparte ne faisait rien dans cette langue, ce qui avait inspiré à M. Bauer, qui ne supposait rien au dessus d'elle, le plus profond mépris. Un jour que l'écolier ne se trouvait pas à sa place, M. Bauer s'informa où il pouvait être. On répondit qu'il subissait en ce moment son examen pour t'artillerie. Mais est-ce qu'il sait quelque chose ? disait ironiquement l'épais M. Bauer. — Comment ? Monsieur, c'est le plus fort mathématicien de l'École, lui répondit-on. — Eh bien ! je l'ai toujours entendu dire, et je l'avais toujours pensé, que les mathématiques n'allaient qu'aux bêtes. Il serait curieux, disait Napoléon à Sainte-Hélène, de savoir si M. Bauer a vécu assez longtemps pour me voir percer, et pour jouir de son jugement[19].

Bonaparte, âgé de 10 ans, était entré à l'école de Brienne, au mois de mars 17 19 ; il passa à l'école de Paris en 1783, et y demeura jusqu'à l'âge de seize ans ; il fut nommé, en octobre ou en juillet 1785, lieutenant en second d'artillerie au régiment de La Fère. Sur 36 places d'officier qui étaient à donner, il obtint la 12e. En quittant l'école militaire, il se rendit d'abord à Valence où se trouvait son régiment.

Un camarade logé au-dessus de lui avait pris le goût funeste de donner du cor ; il assourdissait de manière à distraire de toute espèce de travail. On se rencontre dans l'escalier. — Mon cher, vous devez bien vous fatiguer avec votre cor ?Mais non, pas du tout. — Eh bien ! vous fatiguez beaucoup les autres. — J'en suis fâché. — Mais vous feriez mieux d aller donner de votre cor plus loin. — Je suis maître dans ma chambré. — On pourrait vous donner quelque doute là dessus ?Je ne pense pas que personne fût assez osé. Duel arrêté : le conseil des camarades examine, avant de le permettre, et il prononce qu'à l'avenir l'un ira donner du cor plus loin, et que l'autre sera plus endurant, etc.[20].

Bonaparte fut reçu à Valence chez Mme du Colombier. C'était une femme de 50 ans, du plus rare mérite ; elle gouvernait la ville et s'engoua, dès le premier instant, du jeune officier d'artillerie : elle le faisait inviter à toutes les parties de la ville et de la campagne ; elle l'introduisit dans l'intimité d'un abbé de Saint-Rufe, riche, et d'un certain âge, qui réunissait souvent ce qu'il y avait de plus distingué dans le pays. Bonaparte devait sa faveur et la prédilection de Mme du Colombier à son extrême instruction, à la facilité, à la force, à la clarté avec laquelle il en faisait usage ; cette dame lui prédisait souvent un grand avenir. A sa mort, la révolution était commencée ; elle y prenait beaucoup d'intérêt ; et, dans un de ses derniers moments, on lui a entendu dire que, s'il n'arrivait pas malheur au jeune Bonaparte, il y jouerait infailliblement un grand rôle. Napoléon n'en parlait qu'avec une tendre reconnaissance, n hésitant pas à croire que les relations distinguées, la situation supérieure dans laquelle cette dame le plaça si jeune, dans la société, pouvaient avoir grandement influé sur les destinées de sa vie.

Il prit du goût pour Melle du Colombier, qui n'y fut pas insensible : c'était leur première inclination à tous deux, et telle qu'elle pouvait être à leur âge et avec leur éducation. On ne pouvait pas être plus innocent que nous, disait Napoléon ; nous nous ménagions de petits rendez-vous ; il en est un que je me rappelle encore, au milieu de l'été, au point du jour ; on le croira avec peine, tout notre bonheur se réduisit à manger des cerises ensemble.

Il est faux, du reste, ainsi qu'on l'a dit dans le monde, que la mère ait voulu les marier et que le père s'y soit opposé, alléguant qu'ils se nuiraient l'un à l'autre en s'unissant ; tandis qu'ils étaient faits pour faire fortune chacun de leur côté. L'anecdote qu'on raconte au sujet d'un pareil mariage avec mademoiselle Clary, depuis madame Berna- dote, aujourd'hui reine de Suède, n'est pas plus exacte[21].

C'est alors (24 février 1785) que Bonaparte perdit son père. Napoléon raconte ainsi ses derniers moments.

Il était parti malade (de Corse), le déplacement ne l'avait pas soulagé. Il souffrait, maigrissait, ne digérait pas : il n éprouvait aucune amélioration qui compensât l'absence ; il voulut revoir les siens. Il se remit en route, gagna Montpellier ; mais tout-à-coup le mal s'aggrave, le vomissement se détermine, rien ne passe, rien ne reste dans l'estomac. Il consulte les médecins, se gorge de drogues, de remèdes, et n'en est pas mieux. On lui prescrit un régime ; on lui conseille l usage des poires fondantes. Il revient à Paris où elles sont plus communes et de meilleure qualité. Il en mange, s'en rassasie, court, va, vient, se donne du mouvement et se rétablit. Il était frais, dispos, avait un teint à braver deux siècles. Malheureusement le mal n'était pas extirpé ; ce n'était qu'une halte, un sursis. Il reprit bientôt avec une nouvelle force. Mon père avait à peine séjourné quelques mois en Corse, qu'il retomba dans un état pire que celui où il était d'abord. La Faculté lui avait rendu une première fois la vie, il crut qu'elle pouvait la lui rendre encore ; il emmena Joseph, et partit pour Montpellier ; mais son heure était sonnée, les remèdes furent inutiles, il succomba. C'était mourir bien jeune, il n'avait que trente-huit ans. Sa maladie avait paru singulière, on l'ouvrit. Il avait un squirre au pilore[22].

Mon père était plein de courage et de pénétration. Il cultivait la poésie, avait de l'éloquence ; il eût marqué s'il eût vécu.

J'ignorais sa situation, ses souffrances ; je m'occupais paisiblement d'études, tandis qu'il se débattait au milieu des angoisses d'une pénible agonie. Il me demandait, il m'appelait, il invoquait le secours de ma grande épée, dans son délire, mais la distance était trop considérable. Il mourut sans que j'eusse la consolation de lui fermer les yeux. Ce triste soin était réservé à Joseph qui s'en acquitta avec toute la piété dont un fils est capable. Une circonstance de ce triste événement, me frappa beaucoup. Mon père, si peu dévot, qui avait même fait quelques poésies antireligieuses, ne vit pas plutôt le cercueil entr'ouvert, qu'il se prit de passion pour les prêtres. Il les recherchait, les appelait, il n'y en avait pas assez à Montpellier pour lui. Un changement si subit, qu'éprouvent néanmoins tous ceux qu'attaque une maladie grave, ne peut s'expliquer que par le désordre que le mal porte dans la machine humaine. Les organes s'émoussent, ils ne réagissent plus, le moral s'ébranle, la tête se perd ; de là le besoin de confessions, d'oremus, et de toutes les belles choses sans lesquelles il semble qu'on ne peut mourir. Mais voyez l'homme avec toute sa force, voyez ces colonnes prêtes à s'élancer sur le champ de bataille ; la charge bat, elles s'ébranlent, tombent sous la mitraille. Il n'est question ni de prêtres ni de confession.

En 1786, à Auxonne, sa garnison, Bonaparte fut noyé assez longtemps. Il était à nager, et seul ; il avait perdu connaissance, coulé, cédant au courant ; il avait senti fort bien la vie lui échapper ; il avait même entendu, sur les bords, des camarades annoncer qu'il était noyé, et dire qu'ils couraient chercher des bateaux pour reprendre son corps. Dans cet état, un choc le rendit à la vie. C'était un banc de sable contre lequel frappa sa poitrine ; sa tète se trouvant merveilleusement hors de l'eau, il en sortit lui-même, vomit beaucoup, rejoignit ses vêtements, et était rentré chez lui lorsqu'on cherchait encore son corps[23].

Lorsque je n'avais que dix-sept ans, dit Napoléon, je composai une petite histoire de la Corse, que je soumis à l'abbé Raynal. Il lui donna des éloges, et désira que je la publiasse. Il ajouta que cet ouvrage me ferait beaucoup d honneur et servirait puissamment la cause dont il était question. Je suis bien aise de n'avoir pas suivi ses conseils, parce qu'il était écrit suivant l esprit du jour, dans un temps où la rage du républicanisme existait partout, et qu'il contenait les doctrines les plus fortes en sa faveur. Il était rempli de maximes républicaines ; il respirait la liberté d'un bout à l'autre, et même trop : je l'ai perdu depuis[24].

J'étais tout feu alors, j'avais dix-huit ans, la lutte était encore ouverte. Je brûlais de patriotisme pour la liberté ; le républicanisme s'exhalait par tous mes pores. Je ne suivis pas le conseil de Raynal ; j'eus raison, car à l'âge où j'étais, j avais dû nie traîner dans l'ornière, tordre, supposer des intentions, me perdre en faux aperçus. J étais neuf, encore étranger à la guerre, à l'administration ; je n'avais pas le secret des affaires ; je jugeais sans doute ceux qui les avaient maniées avec la même impertinence qu'on me juge aujourd'hui. Ce livre contenait les plus forts arguments contre les gouvernements monarchiques[25].

Bonaparte, étant premier consul, assurait avoir remis une copie de cet écrit à Paoli. Ce qui s'accorde assez avec la lettre qu'il lui écrivit au mois de juin 1789, où il parle de cet ouvrage sur la Corse. Il paraît qu'il renfermait des choses violentes au sujet de la conquête de la Corse par la France ; car, ainsi que nous l'avons dit, lorsqu'il était à l'Ecole-Militaire, Bonaparte nourrissait des préventions haineuses contre les Français, puisées naturellement au sein de sa famille, qui avait pris parti chaudement dans la guerre de l'indépendance de la Corse.

M. Joly, imprimeur à Dôle, le même qui imprima la Lettre à M. Butta Fuoco, dont il sera bientôt question, a donné les détails suivants : Bonaparte, étant en garnison à Auxonne, engagea M. Joly à venir l'y voir pour traiter de l'impression d'une histoire de Corse. Il s'y rendit en effet ; Bonaparte occupait au Pavillon une chambre presque nue, ayant pour tous meubles un mauvais lit sans rideaux, une table placée dans l'embrasure d'une fenêtre, chargée de livres et de papiers. Un de ses frères couchait sur un mauvais matelas dans un cabinet voisin. On fut d'accord sur le prix d'impression ; mais Bonaparte attendait d'un moment à l'autre une décision pour quitter Auxonne ou pour y rester. Cet ordre arriva en effet quelques jours après ; il partit pour Toulon, et l'ouvrage ne fut pas imprimé.

Étant à Lyon, en 1786, dit Napoléon, je remportai au concours le prix d'une médaille en or sur le thème suivant : Quels sont les sentiments que l'on doit le plus recommander, afin de rendre l'homme heureux ? Quand je montai sur le trône, bien des années après, je parlai de cet ouvrage par hasard à Talleyrand. Il envoya un courrier à Lyon pour se le procurer ; il y parvint facilement. Un jour, comme nous étions seuls, Talleyrand tira le manuscrit de sa poche, et, croyant me faire la cour, il me le remit entre les mains, en me demandant si je le connaissais. Je reconnus aussitôt mon écriture, et je le jetai au feu, où il fut consumé en dépit des efforts de Talleyrand pour le sauver. Comme il n'avait pas pris la peine de le faire copier auparavant, il parut très-mortifié de cette perte. J'en fus au contraire fort satisfait, attendu qu'il y avait dans cet opuscule quelques principes libéraux que je n'aurais pas été flatté qu'on pût m'accuser d'avoir eus dans ma jeunesse, et qu'il abondait en idées républicaines[26].

Lorsque Napoléon parlait de ses premières années, il s'animait ; c'était toujours pour lui un sujet plein d'attraits, une source toujours nouvelle d'un vif intérêt. Il aimait à se reporter à cet heureux âge, disait-il, où tout est gaieté, désir, jouissance ; à ces heureuses époques de l'espérance, de l'ambition naissante, où le monde tout entier s'ouvre devant nous, où tous les romans sont permis ; il parlait du temps de son régiment, des plaisirs de la société, des bals, des fêtes. En citant la somptuosité de l'une d'elles qu'il élevait très-haut : Après tout, disait-il, je ne saurais guère la classer ; car il est à croire que mes idées de somptuosité d'alors sont un peu différentes de celles d'aujourd'hui[27].

C'est à cette époque que parait se rapporter la réponse, souvent rappelée depuis, de Bonaparte à une dame qui reprochait au grand Turenne l'incendie du Palatinat : Eh ! qu'importe, madame, si cet incendie était nécessaire à ses desseins[28].

En 1789 la révolution éclate ; une nouvelle ère commence. La nation et chaque Français s'élancent dans la vaste carrière que cette grande époque vient d'ouvrir devant eux. Bonaparte était alors en garnison à Valence avec le régiment de Grenoble, où il était entré en quittant celui de La Fère. Nous allons voir comment il jugea la révolution, et quel parti il y prit.

Il fit un voyage en Bourgogne qu'il appelait son voyage sentimental. Il alla souper à Nuits chez son camarade Gassendi, alors capitaine dans son régiment et marié assez richement à la fille d'un médecin du lieu. Le jeune voyageur ne tarda pas, disait-il, à s'apercevoir du dissentiment des opinions politiques du beau-père et du gendre : le gentilhomme Gassendi était aristocrate comme de raison, et le médecin chaud patriote. Celui-ci trouva dans le convive étranger un auxiliaire puissant, et en fut si ravi, que le lendemain il était au point du jour chez lui en visite de reconnaissance et de sympathie. L'apparition d'un jeune officier d'artillerie, d'une bonne logique et d'une langue alerte, disait Napoléon, était une recrue précieuse pour l'endroit. Il fut aisé au voyageur de s'apercevoir qu'il faisait sensation. C'était un dimanche ; on lui tirait le chapeau du bout de la rue. Toutefois ce triomphe ne fut pas sans échec. Il alla souper chez madame Marey, auprès de laquelle un autre de ses camarades, V ....., semblait fort bien établi ; c'était là le repaire de l'aristocratie du canton, bien que la dame ne fût que la femme d'un marchand de vin ; mais elle avait une grande fortune, les meilleures manières. C'était la duchesse de l'endroit. Là se trouvait toute la gentilhommerie des environs. Le jeune officier avait donné dans un vrai guêpier. Il lui fallut rompre force lances. La partie n'était pas égale. Au plus fort de la mêlée on annonce le maire.

Je crus que c'était un secours que le ciel m'envoyait dans ce moment de crise, disait Napoléon ; mais il se trouva le pire de tous. Je vois encore ce maudit homme dans son bel accoutrement du dimanche, bien boursoufflé sous un grand habit cramoisi : c'était un misérable. Heureusement la générosité de la maîtresse de la maison, peut-être une secrète sympathie d'opinions, me sauvèrent. Elle détourna constamment avec esprit les coups qui eussent pu porter ; elle fut sans cesse le bouclier gracieux sur lequel les armes venaient perdre leurs forces ; elle me préserva de toute blessure, et il m est toujours resté d'elle un agréable souvenir pour le service que j'en reçus dans cette espèce d'échauffourée.

Cette diversité d'opinions se trouvait alors dans toute la France. Dans les salons, dans la rue, sur les chemins, dans les auberges, tous les esprits étaient prêts à s'enflammer, et rien de plus facile que de se méprendre sur la force des partis et de l'opinion, suivant les localités où l'on se plaçait. Ainsi un patriote s'en laissait imposer facilement, s'il se trouvait dans les salons, ou parmi les rassemblements d'officiers, tant il se voyait en minorité ; mais, sitôt qu'il était dans la rue, ou parmi les soldats, il se retrouvait alors au milieu de la nation tout entière. Les sentiments du jour ne laissèrent pas que de gagner jusqu'aux officiers même, surtout après le fameux serment : A la nation, à la loi et au roi. Jusque-là, si j'eusse reçu l'ordre de tourner mes canons contre le peuple, je ne doute pas que l'habitude, le préjugé, l'éducation, le nom du roi ne m'eussent porté à obéir ; mais le serment national une fois prêté, c'était fini ; je n'eusse plus connu que la nation. Mes penchants naturels se trouvaient dès-lors en harmonie avec mes devoirs, et s'arrangeaient à merveille avec toute la métaphysique de l'assemblée[29]. Toutefois les officiers patriotes, il faut en convenir ? ne composaient que le petit nombre ; mais, avec le levier des soldats, ils conduisaient le régiment, et faisaient la loi. Les camarades du parti opposé, les chefs même recouraient à nous dans les moments de crise. Je me souviens par exemple d'avoir arraché à la fureur de la populace un des nôtres, dont le crime était d'avoir entonné des fenêtres de notre salle à manger la célèbre romance de Ô Richard ! ô mon Roi ! Je me doutais bien peu alors qu'un jour cet air serait aussi proscrit à cause de moi[30].

Paoli, après la conquête de la Corse par les Français, s'était retiré en Angleterre. En 1789, l'assemblée constituante ayant associé la Corse au bénéfice des lois françaises, Mirabeau se hâta de déclarer à la tribune qu'il était temps de rappeler les patriotes fugitifs qui avaient défendu l'indépendance de cette île, et présenta cette mesure comme une expiation de l'injuste conquête à laquelle il se reprochait d'avoir lui-même participé dans sa jeunesse. Sa proposition fut décrétée, et Paoli accourut de Londres à Paris, revint en Corse en 1790, et y fut reçu en libérateur. Bonaparte, qui le rejoignit cette même année, et servit quelque temps sous lui, lui écrivait à Londres la lettre ci-jointe, dont l'original a été trouvé à Corté, lorsqu'on y saisit les papiers de Paoli.

GÉNÉRAL,

Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français, vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards.

Les cris du mourant, les gémissements de l'opprimé, les larmes du désespoir environnèrent mon berceau dès ma naissance.

Vous quittâtes notre île, et avec vous disparut l'espérance du bonheur ; l'esclavage fut le prix de notre soumission : accablés sous la triple chaîne du soldat, du légiste et du percepteur d'impôts, nos compatriotes vivent méprisés... méprisés par ceux qui ont les forces de l'administration en main ; n'est-ce pas la plus cruelle des tortures que puisse éprouver celui qui a du sentiment ? L'infortuné Péruvien, périssant sous le fer de l'avide Espagnol, éprouvait-il une vexation plus ulcérante ?

Les traîtres à la patrie, les âmes viles que corrompit l'amour d'un gain sordide ont, pour se justifier, semé des calomnies contre le gouvernement national et contre votre personne en particulier. Les écrivains, les adoptant comme des vérités, les transmettent à la postérité.

En les lisant mon ardeur s'est échauffée, et j'ai résolu de dissiper ces brouillards, enfants de l'ignorance. Une étude commencée de bonne heure de la langue française, de longues observations et des mémoires puisés dans les portefeuilles des patriotes, m'ont mis à même d'espérer quelque succès.... Je veux comparer votre administration avec l'administration actuelle... Je veux noircir du pinceau de l'infamie ceux qui ont trahi la cause commune... Je veux au tribunal de l'opinion publique appeler ceux qui gouvernent, détailler leurs vexations, découvrir leurs sourdes menées et, s'il est possible, intéresser le vertueux ministre qui gouverne l'état[31] au sort déplorable qui nous afflige si cruellement.

Si ma fortune m'eût permis de vivre dans la capitale, j'aurais eu sans doute d'autres moyens pour faire entendre nos gémissements ; mais, obligé de servir, je me trouve réduit au seul moyen de la publicité ; car, pour des mémoires particuliers, ou ils ne parviendraient pas, ou, étouffés par la clameur des intéressés, ils ne feraient qu'occasionner la perte de l'auteur.

Jeune encore, mon entreprise peut être téméraire ; mais l'amour de la vérité, de la patrie, de mes compatriotes, cet enthousiasme que m'inspire toujours la perspective d'une amélioration dans notre état, me soutiendront. Si vous daignez, général, approuver un travail où il sera si fort question de vous ; si vous daignez encourager les efforts d'un jeune homme que vous vîtes naître, et dont les parents furent toujours attachés au bon parti, j'oserai augurer favorablement du succès.

J'espérai quelque temps pouvoir aller à Londres vous exprimer les sentiments que vous m'avez fait naître et causer ensemble des malheurs de la patrie ; mais l'éloignement y met obstacle : viendra peut-être un jour où je me trouverai à même de le franchir.

Quel que soit le succès de mon ouvrage, je sens qu'il soulèvera contre moi la nombreuse cohorte d'employés français qui gouvernent notre île, et que j'attaque ; mais qu'importe, s'il y va de l'intérêt de la patrie ! J'entendrai gronder le méchant, et, si le tonnerre tombe, je descendrai dans ma conscience, je me souviendrai de la légitimité de mes motifs, et dès ce moment je le braverai.

Permettez-moi, général, de vous offrir les hommages de ma famille. Eh ! pourquoi ne dirai-je pas de mes compatriotes. Ils soupirent au souvenir d'un temps où ils espérèrent la liberté. Ma mère, madame Lætitia, m'a chargé surtout de vous renouveler le souvenir des années écoulées à Corté.

Je suis avec respect,

GÉNÉRAL,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

NAPOLÉON BONAPARTE,

Officier au régiment de La Fère.

Auxonne-en-Bourgogne, 12 juin 1789.

 

C'est durant son séjour à Auxonne que Bonaparte composa et fit imprimer (à Dole, chez Joly, 1790) la lettre à M. Buttafoco. Il n'en est pas dit un seul mot, non plus que du souper de Beaucaire, dans aucun des mémoires qui nous sont arrivés de Sainte-Hélène. Toutefois, l'authenticité de ces deux ouvrages n'est nullement douteuse ; indépendamment de la signature imprimée de Bonaparte qu'on lit sur les exemplaires, M. Amanton, conseiller de préfecture à Dijon, en possède un exemplaire qui lui fut donné, il y a aujourd'hui environ 25 ans, par une personne d'Auxonne oui le tenait elle-même ex auctoris dono. Deux fautes d'impression, 1 une à la première ligne de la page 8, l'autre à la sixième ligne de la page 9, sont corrigées sur cet exemplaire, de la main de l'auteur. M. Amanton raconte qu'il tient de M. F. X. Joly, imprimeur à Dole, que la lettre à M. Buttafoco est sortie de ses presses en 1790 ; que Bonaparte, alors en garnison à Auxonne, en avait revu lui- même les dernières épreuves ; qu'à cet effet, il se rendait à pied à Dole, en partant d'Auxonne à quatre heures du matin ; qu'après avoir vu les épreuves, il prenait chez M. Joly un déjeuner frugal, et se remettait en route pour rentrer dans sa garnison, où il était de retour avant midi, ayant déjà parcouru dans la matinée huit lieues de poste. Du reste, les sentiments et les principes exprimés dans cet ouvrage sont dans une parfaite harmonie avec ceux que Bonaparte professait hautement alors.

Napoléon aimait à se rappeler les rapports qu'il avait eus avec Paoli, et ne parlait de la Corse qu'avec émotion et attendrissement.

La patrie, disait-il, est toujours chère ; Sainte-Hélène même pourrait l'être à ce titre. La Corse avait mille charmes pour lui. Il en détaillait les grands traits et la coupe hardie de sa structure physique. Les insulaires, ajoutait-il, ont toujours quelque chose d'original par leur isolement, qui les préserve des irruptions et du mélange continuel qu'éprouve le continent. Les habitants des montagnes ont une énergie de caractère et une trempe d'âme qui leur est toute particulière. Et le charme de la terre natale.... ! Tout y est meilleur, il n'est pas jusqu'à l'odeur du sol même ; elle m'eût suffi pour le deviner les yeux fermés ; je ne l'ai retrouvée nulle part. Je m'y vois dans mes premières années, dans mes premières amours ; je m'y trouve dans ma jeunesse au milieu des précipices, franchissant les sommets élevés, les gorges étroites, les vallées profondes, recevant les honneurs et les plaisirs de l'hospitalité, parcourant la ligne des parents, dont les querelles et les vengeances s'étendaient jusqu'au septième degré. Une fille voyait entrer dans la valeur de sa dot le nombre de ses cousins.

J'accompagnais Paoli dans ses courses pendant la guerre de la liberté. Il m'expliquait, chemin faisant, les avantages du terrain que nous parcourions, la manière d'en tirer parti, celle de remédier aux accidents qu'il présentait.

Je me rappelle avec orgueil que, n'ayant encore que vingt ans, je fis partie d'une grande excursion qu'il fit à Ponte-di-nuovo. Son cortège était nombreux. Plus de cinq cents des siens l'accompagnaient à cheval. Je marchais à ses côtés ; il me montrait les positions, les lieux de résistance ou de triomphe ; il me détaillait cette lutte glorieuse. Je lui soumis quelques observations. Il m'écouta avec beaucoup d'attention, et, me regardant fixement, dès que j'eus fini : Ô Napoléon ! me dit-il, tu n'as rien de moderne ; tu appartiens tout-à-fait aux hommes de Plutarque ! Courage, tu prendras ton essor ![32]

Lors de la guerre de Corse, aucun des Français qui étaient venus dans l'île n'en étaient sortis tièdes sur le caractère de ces montagnards ; les uns en étaient pleins d'enthousiasme, les autres ne voulaient y voir que des brigands.

On a dit au sénat que la France était allée chercher un maître chez un peuple où les Romains ne voulaient pas prendre d'esclaves. On voulait m'injurier, mais on faisait là un grand compliment aux Corses. On disait vrai ; jamais les Romains n'y prenaient des esclaves ; ils savaient qu'on n'en pouvait rien tirer : il était impossible de les plier à l'esclavage[33].

En 1792 Paoli fut nommé lieutenant-général et commandant de la 23e division militaire. Bonaparte, alors capitaine, fut promu au commandement temporaire d'un bataillon de gardes nationaux soldés, levés en Corse pour le maintien de l'ordre public. L'île était encore agitée par le parti anti-français opposé à la révolution. Ajaccio était le chef lieu de son opposition. Bonaparte, à la tête de son bataillon, employa la force pour réprimer des désordres qui y avaient eu lieu la veille de Pâques. Peraldi, un des chefs des mécontents et ancien ennemi de sa famille, accusa Bonaparte d'avoir lui-même provoqué ces désordres : il fut obligé de se rendre à Paris pour s'y justifier.

Il s'y trouva le 21 juin, et fut témoin, sur la. terrasse de l'eau, de l insurrection des faubourgs qui traversèrent le jardin des Tuileries et forcèrent le palais. Il n'y avait pas six mille hommes ; c'était une foule sans ordre, dénotant par les propos et les vêtements tout ce que la populace a de plus commun et de plus abject.

Il fut aussi témoin de la journée du 10 août, où les assaillants n'étaient ni plus relevés, ni plus redoutables[34].

A cette hideuse époque, dit Napoléon, je me trouvais logé rue du Mail, place des Victoires. Au bruit du tocsin, à la nouvelle qu'on donnait l'assaut aux Tuileries, je courus au Carrousel chez Fauvelet, frère de Bourrienne, qui y tenait un magasin de meubles. Il avait été mon camarade à l'école militaire de Brienne. C'est de cette maison que, par parenthèse, je n'ai jamais pu retrouver depuis, par suite des grands changements qui se sont opérés, que je pus voir à mon aise tous les détails de la journée. Avant d'arriver au Carrousel j'avais été rencontré dans la rue des Petits-Champs par un groupe d hommes hideux, promenant une tète au bout d une pique. Me voyant passablement vêtu, et me trouvant l'air d'un monsieur, ils étaient venus à moi pour me faire crier vive la nation ! Ce que je fis sans peine, comme on peut bien le croire.

Le château se trouvait attaqué par la plus vile canaille. Le roi avait pour sa défense au moins autant de troupes qu'en eut depuis la Convention au 13 vendémiaire, et les ennemis de celle-ci étaient bien autrement disciplinés et redoutables. La plus grande partie de la garde nationale se montra pour le roi : on lui doit cette justice[35].

En voyant enlever le château des Tuileries et se saisir du roi[36] j'étais assurément bien loin de penser que je le remplacerais, et que ce palais serait ma demeure[37].

Le palais forcé et le roi rendu dans le sein de l'assemblée, continue Napoléon, je me hasardai à pénétrer dans le jardin. Jamais, depuis, aucun de mes champs de bataille ne me donna l'idée d'autant de cadavres que m'en présentèrent les masses des Suisses ; soit que la petitesse du local en fit ressortir le nombre, soit que ce fût le résultat de la première impression que j'éprouvais en ce genre. Je vis des femmes bien mises se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses. Je parcourus tous les cafés du voisinage de l'assemblée ; partout l'irritation était extrême ; la rage était dans tous les cœurs, elle se montrait sur toutes les figures, bien que ce ne fussent pas du tout des gens du peuple ; et il fallait que tous ces lieux fussent journellement remplis des mêmes habitués ; car, quoique je n'eusse rien de particulier dans ma toilette, ou peut-être parce que mon visage était plus calme, il m'était aisé de voir que j'excitais maints regards hostiles et défiants comme quelqu'un d'inconnu ou de suspect.

S'il s'agissait ici de juger les événements du 20 juin et du 10 août, leurs causes et leurs effets, ce récit, où le sentiment a plus de part que la réflexion, serait susceptible de graves observations. Nous nous bornons à une remarque.

D'après les contradictions que contient cette relation sur la nature du mouvement, la force et l'espèce des assaillants, et à en juger par sa conduite postérieure à cette journée, il semblerait permis de croire que Bonaparte, alors révolutionnaire, ne jugea pas tout-à-fait ces événements comme les a représentés Napoléon.

Il avait été, dit-il, très-chaud et de fort bonne foi au commencement de la révolution ; il s'était refroidi par degrés, à mesure qu'il avait acquis des idées plus justes et plus solides. Son patriotisme s'était affaissé sous les absurdités politiques et les monstrueux excès civils de nos législatures. Enfin sa foi républicaine avait disparu lors de la violation du choix du peuple par le Directoire au temps de la bataille d'Aboukir[38].

Bertrand disait n'avoir jamais été républicain, mais très-chaud constitutionnel jusqu'au 10 août ; Las Cases royaliste pur et des plus ardents.

C'est donc à dire, messieurs, reprit plaisamment Napoléon, qu'ici je suis le seul qui ait été républicain ?

Et encore, sire....

Oui, républicain et patriote 2[39].

Toutefois on assure qu'une personne, qui se trouvait avec lui, le 20 juin, sur la terrasse du bord de l'eau, se souvient très-distinctement de lui avoir entendu exprimer vivement son indignation des excès auxquels le peuple se livrait, et de la pusillanimité des conseillers et des défenseurs de Louis XVI.

Bonaparte revint en Corse au mois de septembre 1792, profondément frappé de la catastrophe qui avait renversé le trône, et plus que jamais dévoué à la cause populaire. Parlant d'un tour qu'il joua à un nommé Barberi, Napoléon dit :

Nous étions en 1793, j'avais obtenu un semestre, et j'étais venu le passer Ajaccio. Je n'étais encore que capitaine, je prévoyais que la guerre serait longue, vive, je m'y préparais. J'avais établi mon cabinet d'étude dans la pièce la plus tranquille de la maison, je m'étais placé dans les mansardes, je ne recevais personne, je sortais peu, je travaillais. Un dimanche matin, je traversais la place du Mole ; je rencontrai Barberi qui me fit des reproches sur ce qu'on ne me voyait point, et me proposa un tour de promenade. J'acceptai à condition que ce serait sur l'eau. Il fit signe aux matelots d'un bâtiment dont il était actionnaire ; ils vinrent, et nous partîmes. Je me proposais de mesurer l'étendue du golfe, je fis diriger sur le Recanto. Je me plaçai à la poupe, je débitai mon paquet de ficelle, je trouvai le résultat que je voulais avoir. Arrivés à la Costa, nous la gravîmes ; la position était magnifique, c'est celle que les Anglais couronnèrent plus tard d'une redoute ; elle commandait Ajaccio. Je me proposais de l'étudier. Barberi, que ce genre de recherches intéressait fort peu, me pressait d'en finir, je voulais l'eu distraire, gagner du temps ; mais l'appétit lui fermait les oreilles. Si je lui parlais de l'étendue du golfe, il me répondait qu'il était à jeun ; du clocher de telle ou telle maison que j'atteindrais avec mes bombes : Bien, me disait-il, mais je suis en haleine, et un bon déjeuner m'attend, partons ! partons. Nous partîmes, mais on s'était lassé d'attendre, il ne trouva plus ni banquet ni convives. Il se promit bien d'être plus circonspect à l'avenir, et de prendre garde à l'heure où il irait en reconnaissance[40].

Une escadre sous les ordres du vice-amiral Truguet, chargé d'une expédition contre la Sardaigne, arriva à Ajaccio en décembre 1792. Les forces stationnées en Corse furent mises en mouvement, et Bonaparte, à la tête de deux bataillons de garde nationale mobilisée, fut spécialement chargé de faire une diversion au nord de la Sardaigne, tandis que Truguet opérait contre Cagliari. L'expédition n'ayant pas réussi, Bonaparte ramena sa troupe en Corse.

Napoléon a ainsi décrit cette entreprise :

Au commencement de l'hiver de 1793, la première expédition maritime que tenta la république, celle contre la Sardaigne, tourna à notre confusion. Jamais entreprise ne fut conduite avec plus d'imprévoyance et moins de talent.

L'amiral Truguet, qui commandait l'escadre, était maître de la mer : il avait attaqué et brûlé la petite ville d'Oneille qui appartient au roi de Sardaigne ; ses équipages y avaient commis des excès qui avaient révolté toute l'Italie.

Les uns croient que l'expédition de Sardaigne, fut proposée par cet amiral ; d'autres qu'elle le fut par le conseil exécutif ; mais dans tous les cas, il fut chargé en chef de la concerter et de la diriger.

Le général de l'armée d'Italie devait lui fournir des troupes, il ne voulut point lui donner celles qui avaient passé le Var : il mit à la disposition de l'amiral 4 à 5.000 hommes de la phalange marseillaise qui étaient encore à Marseille. Le général Paoli, qui commandait en Corse, mit aussi à sa disposition trois bataillons de troupes de ligne qui étaient dans cette île. La phalange marseillaise était aussi indisciplinée que lâche, la composition des officiers aussi mauvaise que celle des soldats ; ils traînaient avec eux tous les désordres et les excès révolutionnaires. Il n'y avait rien à attendre de, pareilles gens : mais les trois bataillons tirés de la 23e division étaient des troupes d'élite.

Dans le courant de décembre l'amiral mena sa flotte en Corse, manœuvra malheureusement, et perdit plusieurs frégates et vaisseaux de haut-bord, entre autres le Vengeur, vaisseau tout neuf de quatre-vingts canons qui toucha en entrant à Ajaccio. Cependant cet amiral, croyant pouvoir suffire atout, ne s'était point occupé du soin de désigner le général qui devait commander les troupes à terre, ce qui était pourtant l'opération la plus importante et la plus décisive pour l'expédition. Il trouva en Corse le général de brigade Casabianca, depuis sénateur, brave homme, mais sans expérience, et qui n avait jamais servi dans les troupes de ligne : l'amiral, sans le connaître, le prit avec lui et lui donna le commandement des troupes. C'est avec de telles troupes et de tels généraux que l'expédition se dirigea sur Cagliari.

Cependant comme cette escadre avait séjourné plus de deux mois en Corse, et que d'ailleurs le plan de l'expédition était public dans le port de Marseille, toute la Sardaigne fut en alarmes, toutes ses troupes furent mises sur pied, et toutes les dispositions faites pour repousser cette attaque.

Dans le courant de février 1793, les troupes de l'expédition française furent mises à terre, malgré le feu des batteries qui défendaient les plages de Cagliari. Le lendemain à la pointe du jour, un régiment de dragons sardes chargea les avant- postes de Marseille, qui, au lieu de tenir, prirent la fuite et crièrent à la trahison : ils massacrèrent un bon officier de la ligne qui leur avait été donné pour les conduire. Ce régiment de dragons aurait enlevé toute la phalange marseillaise ; mais les trois bataillons de la ligne, venant de la Corse, arrêtèrent cette charge, et adonnèrent le temps à l'amiral de venir rembarquer ses troupes sans aucune perte. L'amiral regagna Toulon, après avoir perdu plusieurs vaisseaux qu'il brûla lui-même sur les plages de Cagliari.

Cette expédition ne pouvait avoir aucun but ; elle eut lieu sous prétexte de faciliter l'arrivée des blés de l'Afrique en Provence, où l'on en manquait, et même de s'en procurer dans cette île abondante en grains. Mais alors le conseil exécutif aurait dû faire choix d'un officier général propre à ce commandement ; lui donner les officiers d'artillerie et de génie nécessaires : il aurait fallu quelques escadrons de cavalerie et quelques chevaux d'artillerie ; et ce n'était point des levées révolutionnaires qu'il fallait y envoyer, mais bien quinze mille hommes de bonnes troupes.

On rejeta depuis la faute sur le général commandant l'armée d'Italie, et ce fut à tort : ce général avait désapprouvé l'expédition, et il avait agi conformément aux intérêts de la république, en conservant les troupes de ligne pour défendre la frontière et le comté de Nice. Il fut jugé et il périt sur l'échafaud, sous le prétexte de trahison, tant en Sardaigne qu'à Toulon ; il était aussi innocent d'un côté que de l'autre.

L'escadre était composée de bons vaisseaux, les équipages complets, les matelots habiles, mais indisciplinés et anarchistes, à la manière de la phalange marseillaise, se réunissant en clubs et sociétés populaires : ils délibéraient et pesaient les intérêts de la patrie ; dans tous les ports ils signalaient leur arrivée en voulant pendre quelques citoyens, sous prétexte qu'ils étaient nobles ou prêtres : ils portaient partout la terreur[41].

Cependant Paoli leva l'étendard de la révolte contre la république. Au commencement de mai 1793, Bonaparte revint rejoindre à Calvi les troupes qui avaient débarqué avec les représentants du peuple, Lacombe Saint-Michel et Salicetti. Napoléon lui-même va dire comment il rompit avec un grand homme qu'il aimait, et dont il était aimé, ainsi que toute sa famille :

Nous étions à Corté quand il prit la funeste résolution de faire passer la Corse sous la domination des Anglais. Il m'en fit d'abord un mystère ; Gentili ne m'en parla pas non plus. Quelques mots lâchés par méprise me donnèrent l'éveil ; je récapitulai ce que j avais vu, entendu ; je ne doutai plus de leur dessein.

Nous étions loin de compte ; je m'en expliquai plusieurs fois d'une manière indirecte. Je commandais un corps de gardes nationales, il fallut bien me mettre dans la confidence. Ils ne désespéraient pas d'ailleurs de triompher de mes idées, de mon antipathie. Ils me proposèrent d'agir de concert avec eux. Je n'avais garde ; je ne respirais que la France, je ne voulais pas débuter par la trahir. Mais il fallait échapper, gagner du temps ; je demandai à réfléchir. L'amitié de Paoli m'était chère ; il m'en coûtait de rompre avec lui ; mais la patrie ! c'était mon étoile polaire ; je m'éloignai, je gagnai Bocognano. J'y fus atteint par les montagnards, enfermé, gardé par quarante hommes. La position était critique, je trouvai cependant le moyen d'en sortir. Je liai conversation avec un bonhomme de capitaine, qui me-comblait d'égards, s'excusait, regrettait d'être obligé d'obéir. Il m'invita à prendre l'air, j'acceptai ; j'envoyai mon domestique se placer à cinq ou six cents pas sur la route, et me trouvai tout-à-coup pressé du besoin d'obéir à la nature. Mon geôlier le crut, s'éloigna ; j'étais sur mon cheval qu'il n'avait pas tourné la tête. Il cria, beugla, appela aux armes ; mais le vent m'emportait, j'étais hors d'atteinte avant qu'il eut fait feu ; j'arrivai à Ajaccio, les montagnards étaient sur mes traces. Je fus contraint de demander un asile à l'amitié ; Barberi me reçut, me conduisit à la côte où j'allai à Calvi rejoindre Lacombe Saint-Michel. J'avais échappé aux partis, aux postes, à la police, on n'avait pu m'atteindre ; Paoli était désolé. Il écrivait, se plaignait, menaçait ; nous trahissions ses intérêts, ceux de notre patrie ; mes frères et moi nous ne méritions pas les sentiments qu'il nous portait. Nous pouvions revenir cependant, il nous tendait les bras ; mais si nous étions une dernière fois sourds à ses conseils, insensibles à ses offres, il ne ménagerait plus rien[42]. L'exécution fut aussi prompte que la réponse était fière. Il fit main basse sur nos troupeaux, pilla, brûla nos propriétés, saccagea tout[43]. Nous laissâmes faire ; nous échauffâmes les patriotes ; mais la citadelle était occupée ; le feu était roulant, nous ne pûmes débarquer. Nous allâmes mouiller en face, au nord du golfe. Les insurgés nous suivirent ; j'avais eu le temps de mettre quelques pièces à terre ; je les couvris de mitraille. Ils revenaient cependant, m'accablaient de reproches, s'indignaient qu'un des leurs combattît pour la France. Ils étaient montés sur les hauteurs, sur les arbres, partout où ils espéraient se faire mieux entendre. Je chargeai un coup à boulet, j'ajustai, et coupai la branche sur laquelle un de ces orateurs était perché. Il tomba, sa chute égaya la cohue, elle se dispersa, on ne la vit plus. Nous rentrâmes à Calvi ; nous essayâmes encore quelques coups de main qui ne furent pas tous à notre désavantage ; mais les Anglais avaient pris terre, les montagnards inondaient la plaine, nous ne pûmes faire tête à l'orage.

L'avenir était gros d'événements ; je ne désespérai pas d'en voir éclore un qui rétablît nos affaires[44]. Elles en avaient besoin ; les montagnards les avaient ruinées de fond en comble ; elles étaient à jamais perdues sans la révolution. Les maux que nous avait faits Paoli n'avaient pu m'en détacher ; je l'aimais, je le regrettai toujours. Il était grand, d'une attitude noble et fière, parlait bien, connaissait les Corses, et exerçait sur eux une influence illimitée. Aussi habile à saisir l'importance d'une position que celle d'une mesure administrative, il combattait, gouvernait, avec une sagacité, un tact que je n'ai vus qu'à lui[45].

Napoléon racontait une anecdote de cette époque relative à Paoli.

Il dominait dans l'île ; ses montagnards couvraient la plaine : il n'y avait pas moyen de correspondre avec les patriotes répandus dans les terres. Il le fallait pourtant, il fallait l'inquiéter sur ses derrières, sous peine de l'avoir bientôt sur nous. Je connaissais les amis de la France, je savais ceux qui étaient sûrs, dévoués ; j'engageai Lacombe Saint-Michel à leur délivrer des commissions. L'embarras était de les faire parvenir. Les passages étaient gardés, les routes chargées d'espions, le succès n'était pas probable. J'essayai néanmoins. Je fis choix d'un paysan rusé, alerte ; je l'affublai des plus mauvais haillons que je pus trouver, et le lançai à travers les montagnards. Arrêté de poste en poste il les joua longtemps. Il posait sa gourde à terre, il excitait, facilitait la recherche ; il n'avait d'autre but que d'obtenir quelques secours pour soutenir sa vie. Il avait des parents aisés à Ajaccio ; il ne voulait qu'implorer leur pitié. Allait-il, dans la misère qui l'accablait, se charger d'autres soins, servir les Français qui avaient détruit sa hutte ? Il arriva ainsi jusqu'à Corté, dont la gendarmerie, moins confiante, dépeça ses habits, sa coiffure et jusqu'à la semelle de ses souliers. On ne trouva rien ; on allait le relâcher, lorsqu'on s'avisa qu'il fallait rendre compte à Paoli. — Un misérable qui court les champs pour demander l'aumône dans les circonstances où nous sommes ! C'est un émissaire ; allez, cherchez, il a quelque message. — Impossible ; nous avons tenu ses vêtements fil à fil, nous avons tout désassemblé. — Sa mission est donc verbale ; car il en a une : cherchez, questionnez encore. — Nous avons tout épuisé. — Qu'a-t-il sur lui ? — Une petite gourde. — Cassez-la. On le fit. On trouva les commissions. Paoli n'était pas un homme facile à surprendre[46].

Un décret spécial de la. Consulta que présidait Paoli, daté du 27 mai 1793, bannit à perpétuité de l'île de Corse Bonaparte et sa famille. Privée de tout moyen d'existence, elle vint fixer sa résidence à Marseille, où elle ne trouva pas un accueil digne des sacrifices qu'elle avait faits ; elle y reçut cependant les secours accordés par la Convention aux insulaires bannis pour sa cause. Bonaparte se rendit à Nice pour rejoindre son régiment, le quatrième d'artillerie, placé sous les ordres du général Dujard qui commandait l'artillerie de l'armée d'Italie.

 

 

 



[1] Cette date a été révoquée en doute ; l'acte de mariage de Napoléon porte ces mots : Après avoir fait lecture en présence des parties et témoins, 1° De l'acte de naissance de Napoléon Bonaparte, qui constate qu'il est né le 5 février 1768... — Bonaparte avait fixé officiellement le jour de sa naissance au 15 août 1769 ; ceux qui nient cette date supposent que la transposition aurait eu lieu dans le dessein d'établir que Napoléon était né Français, la cession de la Corse par les Génois n'étant que du mois de juin 1768, et l'autorité de la France n'ayant cessé d'y être contestée qu'à la fin du même mois de l'année suivante. On remarquera toutefois qu'il serait impossible de faire concorder la dite de la naissance de Napoléon Bonaparte, si on la place au 5 février 1768, avec celle de son frère Joseph, que toutes les biographies et tous les almanachs ont placée, sans contestation, au 7 janvier 1768. Ajoutons encore que la date du 15 août 1769 se lit sur un État des élèves de l'école de Brienne, dressé avant la Révolution, et rapporté ci-après. L'intervalle de près de deux années qu'on laissa s'écouler depuis le jour de la naissance de Napoléon Bonaparte (15 août 1769) jusqu'au jour de la rédaction de l'acte qui la constate (21 juillet 1771) vient encore entourer de nuages le fait qu'il s'agirait d'éclaircir. Toutefois, M. le baron de Beaumont (Observations sur la Corse par le baron de Beaumont, sous-préfet de l'arrondissement de Calvi, Paris, 1822, in-8°, page 10), assure qu'on n'en saurait rien conclure, En Corse, dit-il, il n'est pas rare que l'on ajourne ainsi la cérémonie du baptême ; et l'on ne voit point quelle utilité M. Buonaparte eût pu trouver à rajeunir son fils, car la France n'a jamais traité différemment les insulaires nés sous sa domination et ceux qui avaient vu le jour auparavant.

[2] Derniers Moments de Napoléon, ou Complément du Mémorial de Sainte-Hélène, par le docteur F. Antommarchi, tome I, page 275.

Désormais, lorsque nous citerons cet ouvrage, et ceux de la même catégorie qui l'ont précédé, tels que : Napoléon en exil, etc., par O'Meara, le Mémorial de Sainte-Hélène, par Las Cases, les Mémoires pour servir à l'histoire de France sous Napoléon, par Gourgaud et par Montholon, nous n'en répéterons plus les titres, et nous ne les indiquerons que par les noms d'auteur ou d'éditeur.

[3] On a prétendu que la mère de Napoléon aurait entretenu des liaisons intimes avec M. de Marbœuf, gouverneur de Corse. Cette imputation est tout-à-fait dénuée de fondement. Dans tous les cas, il peut être bon d'observer que M. de Marbœuf ne débarqua en Corse qu'au mois de juin 1769.

[4] Napoléon faisait observer qu'on avait mis un u dans l'orthographe de son nom, Buonaparte, et disait que lorsqu'il commanda pour la première fois l'armée d'Italie, il fit usage de l'u pour plaire aux Italiens, mais qu'on pouvait l'employer ou non sans inconvénient ; qu'en effet les chefs de sa famille qui étaient parvenus aux grades les plus élevés avaient écrit leur nom par un u. Il ajouta qu'on avait fait, depuis sa chute, une affaire importante de cette niaiserie. (O'Meara, tome I, page 88).

Voulant connaître l'orthographe exacte du nom de famille de Napoléon, j'ai eu recours aux registres de l'état-civil d'Ajaccio ;

Voici ce qu'on lit au verso du 5e feuillet du registre de 1771. — Je copie littéralement :

BATESSIMO NAPOLEONE BONAPARTE.

L'anno mille settecento settan'uno, a vent'uno Luglio, si sono adoprate le sacre ceremonie e prece per me infratto economo, sopra di Napoleone figlio nato di legitimo matrimonio dal sig. Carlo Bonaparte del fit sige. Guise, e dalla sgra. mia Letizia sua moglie, alquale gli fu data lacqua in casa dal mlto, R. Luciano Bonaparte da licenza, é natò li quindici mille settecento nove ; ed hanno assitito alle sacre ceremonie, per padrino l'illusmo Lorenzo Ciubega di Calvy, procuratore del re e per mada la siga mia Geltruda moglie del sigr Nicolo Parauicino. Presente il pre quali unitamente a me si sono sottoscritti.

Gio Batta Diamante, economo d'Ajaccio.

LORENZO GIUBEGA.

GELTRUDA PARAUICINA.

CARLO BUONAPARTE.

Ainsi le prêtre-rédacteur a trois fois écrit sans u le nom patronymique de Napoléon, nom que le chef de la famille écrivait lui-même avec un u. — Cette bizarrerie est assurément extraordinaire, mais on ne peut supposer que l'erreur soit dans la signature. (Observations sur la Corse, par le baron de Beaumont, sous-préfet de l'arrondissement de Calvi, Paris, 1812, in-8°page 51). — Aux observations de M. de Beaumont nous ajouterons les remarques suivantes : 1° La même variation d'orthographe se remarque dans l'acte de mariage de Napoléon, écrit à Paris, vingt-cinq ans plus tard, et que l'on trouvera ci-après, à son époque : là aussi l'officier public écrit, dans le corps de l'acte, Bonaparte, tandis que Napoléon lui-même signait Buonaparte. 2° Cette variation s'explique en supposant que l'usage, par imitation du latin et du français, était de prononcer Bonaparte, tandis que les intéressés devaient naturellement rester plus fidèles à l'orthographe italienne de leur nom.

Dans l'État militaire du corps de l'artillerie de France pour l'année 1791 (Paris, F. Didot, petit in-12, de 166 pages), le nom de Buonaparte se trouve imprimé trois fois par un u, aux pages 60, 94 et 139.

Dans le Cahier des exercices publics des élèves de l'École royale militaire de Brienne-le-Château, pour l'année 1783 (Troyes, A. P. F. Andé, in-4°, de 88 pages) on lit deux fois le nom de M. Buona Parte, écrit en deux mots, la première fois, parmi les noms des élèves qui doivent répondre sur diverses parties de mathématiques ; la seconde fois, parmi les élèves de M. Daboval, maître d'armes.

On connaît un livre intitulé : La Vedova, comedia facetissina da Nicolo Buonaparte, Firenze, Gianti, 1592, petit in-8°. — Nous citerons encore : Ragguaglio storico di tutto l'occorso giorno per giorno, nel sacco di Roma, l'anno 1527, opera di Jacopo Buonaparte, Colonia, 1756, in-4°. — Traduit en français, Paris, 1809, in-8°.

[5] Cette pièce, qui était longtemps restée dans l'oubli, a été réimprimée à Paris, Molini, 1803, petit in-8°.

[6] Voici la réponse qui fut donnée à cette demande :

Le Conseil de l'ordre, considérant que la demande est adressée par un individu de nation étrangère, et que le nombre des chevaliers non indigènes, fixé à quatre-vingts par un motu proprio de son Altesse royale du 8 mars 1786, est déjà outrepassé, s'en réfère à l'autorité souveraine.

La note suivante fut apposée à la suite de cette délibération : Son Altesse royale ordonne que le suppliant soit admis à fournir les preuves de sa naturalité en Toscane, et qu'on lui représente l'affaire. 10 Septembre 1789.

[7] Antommarchi, tome I, page 352.

[8] Antommarchi, tome I, page 179.

[9] Antommarchi, tome I, page 275.

[10] Bonaparte déclamait contre les chèvres nombreuses dans l'île, et qui y causent de grands dégâts. Il voulait qu'on les extirpât entièrement. Il avait à ce sujet des prises terribles avec le vieil archidiacre, son oncle, qui en possédait de grands troupeaux, et les défendait en patriarche. Dans sa fureur, il reprochait à son neveu d'être un novateur, et accusait les idées philosophiques du péril de ses chèvres. Las Cases, tome III, page 409.

[11] Il ne faut pas confondre l'archidiacre avec Buonaparte (le chanoine) qui, par la protection de Napoléon, reçut le 9 juillet 1796 un rescrit du grand duc de Toscane qui l'autorisait à revêtir l'habit équestre de l'ordre de St. Étienne, et le dispensait de faire les preuves de noblesse requises en pareil cas. (Dict. biog. et hist. des hommes marquants de la fin du 18e siècle, rédigé par une société de gens de lettres. (M. le marquis de la Maisonfort). Londres, 1800, 3 vol. in-8°.)

[12] Antommarchi, tome I, page 151.

[13] Las Cases, t. I, p. 154.

[14] La pièce suivante a été recueillie dans les papiers de M. le maréchal de Ségur, alors ministre de la guerre :

État des élèves du Roi susceptibles, par leur âge, d'entrer au service ou de plisser à l'École de Paris, savoir :

M. de Buonaparte (Napoléon) né le 15 août 1769, taille de 4 pieds, 10 pouces, 10 lignes, a fini sa quatrième : de bonne constitution, santé excellente : caractère soumis, honnête et reconnaissant : conduite très-régulière : s' est toujours distingué par son application aux mathématiques : il sait très-passablement son histoire et sa géographie : il est assez faible dans les exercices d'agrément et pour le latin, où il n'a fini que sa quatrième : ce sera un excellent marin, mérite de passer à l'École de Paris.

[15] Las Cases, tome I, page 160. — Les élèves qui passèrent de Brienne à Paris, avec Napoléon Bonaparte, furent MM. Montarby de Dampierre, de Castres, de Comminges et Laugier de Bellecour. — M. de Bourrienne, aussi élève de l'école de Brienne, fit voyage avec Bonaparte jusqu'à Melun.

Un grand nombre des détails sur la jeunesse de Bonaparte, rapportés en divers écrits, ont été originairement puisés dans une brochure de 45 pages, publiée en l'an VI de la république, par conséquent après la paix de Campo-Formio, à Paris, chez Dupont, sous ce titre : Quelques Notices sur les premières années de Bonaparte, recueillies et publiées en anglais, par un de ses condisciples, mises Cil français par le Citoyen Bourgoing. L'original était l'ouvrage d'un émigré ; on l'a même attribué à Philippeaux, ancien camarade de Bonaparte et qui contribua puissamment à la défense de Saint-Jean-d'Acre, où il avait été emmené d'Angleterre par Sidney-Smith. Quoi qu'il en soit, l'auteur de cet écrit, qui porte le caractère de la vérité, le terminait ainsi : Tel est l'homme dont j'ai vu les talents et les vertus au berceau. Je ne serai pas taxé de partialité à son égard. Dans sa première jeunesse je le considérais, je l'admirais même quelquefois, mais je ne l'aimais pas, et lui, très-peu aimant, ne faisait pas d'exception en ma faveur. Depuis, je l'ai perdu de vue. Je n'attends ni ne crains rien de lui ; peut-être ne serai-je jamais son concitoyen, mais je m'honorerai toujours d'avoir été son condisciple.

[16] Las Cases, tome I, page 162.

[17] Las Cases, tome I, page 162. — On cite encore parmi les professeurs de mathématiques de Bonaparte, à l'École militaire de Paris, M. J.-B. Labbey, qui vient de mourir à la fin de 1825.

[18] Las Cases, tome I, page 172.

[19] Las Cases, tome I, page 166.

[20] Las Cases, tome I, page 167.

[21] Joseph Bonaparte avait épousé en 1794 Melle Julie Clary, fille d'un négociant de Marseille. On a prétendu que quelque temps après M. Clary aurait refusé de donner à Napoléon Bonaparte une autre de ses filles, Désirée, depuis Mme Bernadotte, en disant : Il y a bien assez d'un Bonaparte dans la famille.

Tout le monde ne considère pas cette anecdote comme entièrement apocryphe.

[22] Charles Bonaparte, père de Napoléon, durant les guerres civiles qui agitèrent sa patrie, combattit avec Paoli dont il était l'ami. Après la pacification, il sut gagner les bonnes grâces de M. de Marbeuf. Lorsqu'il fut question d'asseoir et de répartir les impôts, le gouverneur écrivit au ministre que tous les habitants de la Corse se prétendaient nobles, et se refusaient, en conséquence, à payer aucun impôt. Le ministre lui ayant transmis l'ordre de choisir 400 familles que le Roi reconnaîtrait pour nobles, la famille Buonaparte fut comprise sur cette liste. Charles Buonaparte fut même envoyé à Versailles, en 1779, comme député de son ordre ; ce qui lui valut bientôt après la place d'assesseur près la justice royale d'Ajaccio. Il mourut à Montpellier, où il s'était rendu afin de se faire traiter par les médecins de cette ville, le 2 4 février 1785, âgé seulement de 3g ans. Il fut inhumé dans un des caveaux des P.P. Cordeliers de Montpellier. Un procès-verbal de l'ouverture de son corps constate qu'il mourut d'un cancer à l'estomac, et décrit les effets produits par cette maladie, dès-lors réputée héréditaire. Cette pièce, datée du 25 février 1785, et signée par les docteurs Farjon, Lamure, Bousquet et Favre, est actuellement à Paris, entre les mains de M. le professeur Dubois. Charles Buonaparte laissa cinq fils : Joseph, Napoléon, Lucien, Louis, Jérôme, et trois filles, Elisa, Caroline et Pauline.

[23] Antommarchi, tome I, page 257.

[24] O'Meara, tome II, page 161.

[25] Las Cases, tome I, page 385.

[26] O'Meara, tome II, page 161. Nous sommes parvenus à trouver le mémoire couronné à Lyon : M. d'Hauterive en avait conservé une copie. Le général Gourgaud l'a publié ; nous en donnons un extrait ci-après, dans les pièces justificatives, n° 1. En parlant du même sujet Napoléon dit encore, en un autre endroit, mais avec quelques variantes :

Je remportai, sous l'anonyme, un prix à l'académie de Lyon sur la question posée par Raynal : quels sont les principes et les institutions à inculquer aux hommes pour les rendre le plus heureux possible ? Le mémoire anonyme fut fort remarqué : il était, du reste, tout-à-fait dans les idées du temps. Il commençait par demander ce qu'était le bonheur, et répondait : de jouir complètement de la vie, de la manière la plus conforme à notre organisation morale et physique. Devenu empereur, il causait un jour de cette circonstance avec Talleyrand. Celui-ci, en courtisan habile, lui rapporta, au bout de huit jours, ce fameux mémoire, qu'il avait fait déterrer des archives de l'académie de Lyon. C'était en hiver, l'empereur le prit, en lut quelques pages, et jeta au feu cette première production de sa jeunesse. Comme on ne s'avise jamais de tout, disait Napoléon, M. Talleyrand ne s'était pas donné le temps d'en faire prendre copie. (Las Cases, loco citato.)

[27] Las Cases, tome VI, page 402.

[28] D'autres ont rapporté cette réponse au temps où il était à l'école de Brienne.

[29] On prête à Napoléon le propos suivant : Si j'avais été officier-général, j'aurais suivi le parti de la cour ; sous-lieutenant, je dus embrasser celui de la révolution.

[30] Las Cases, tome I, page 169.

[31] Probablement M. Necker.

[32] Las Cases, tome I, page 495. — Antommarchi, tome I, page 196. Paoli me frappait souvent avec amitié sur la tête, en me disant : vous êtes un des hommes de Plutarque ! Il avait deviné que je serais un jour un homme extraordinaire. (O'Meara, tome I, page 331).

[33] Las Cases, tome I, page 408.

[34] Las Cases, tome I, page 175.

[35] Las Cases, tome V, page 169.

[36] On ne se saisit point du roi ; il se réfugia dans le sein de l'assemblée législative.

[37] Las Cases, tome V, page 171.

[38] On ne connaît point de violation des choix du peuple à cette époque (juillet 1799), à moins que ce ne soit le renvoi des trois directeurs Treilhard, Merlin de Douay, et la Réveillère (30 prairial an III) qui, comme on sait, n'avaient pas été nommés par le peuple.

[39] Las Cases, tome I, page 424.

[40] Antommarchi, tome I, page 254.

[41] Gourgaud, tome I, page 5.

[42] Renoncez à votre opposition, leur avait-il fait dire, elle perdra vous, les vôtres, votre fortune ; les maux seront incalculables, rien ne pourra les réparer. (Las Cases, tome III, page 117.)

[43] La famille Bonaparte eut le fatal honneur de voir intimer contre elle une marche des habitants de l'ile, c'est-à-dire d'être attaquée par la levée en masse de 12 à 15.000 hommes. (Las Cases, tome III, page 406.)

[44] En effet, Napoléon disait que sans les chances que lui offrait la révolution, sa famille ne s'en serait jamais relevée. (Las Cases, t. III, page 486.)

[45] Antommarchi, tome I, page 193.

[46] Obligé lui-même de céder à la fortune, il se réfugia en Angleterre, où il vivait à l'époque des expéditions d'Italie et d'Egypte. Chacune de mes victoires lui donnait le transport ; il célébrait, exaltait mes succès : on eût dit que nous étions encore dans l'intimité où nous avions vécu. Lorsque je fus promu au consulat, que je parvins à l'empire, ce fut pis encore. Les fêtes, les diners se succédaient l'un à l'autre. Ce n'étaient que cris d'allégresse et de satisfaction. Cet enthousiasme déplut au gouvernement ; Paoli fut mandé. Vos reproches sont justes, dit-il, mais Napoléon est des miens, je l'ai vu croître, je lui ai prédit sa fortune ; voulez-vous que je déteste sa gloire, que je déshérite mon pays de l'honneur qu'il lui fait ? Je portais à ce grand homme tous les sentiments qu'il avait pour moi. Je voulais le rappeler, lui donner une part au pouvoir ; mais les affaires m'accablaient, le temps manqua, il mourut. Je n'eus pas la satisfaction de le rendre témoin de la splendeur qui m'entourait. (Antommarchi, tome I, page 197).