HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ÉGYPTE. - TOME SECOND

 

CHAPITRE XIV.

 

 

Mouvements des Arabes dans le Bahyreh. — Les Mamlouks descendent vers la Basse-Égypte. — Mourad-Bey échappe aux expéditions dirigées contre lui. — Une armée turque débarque à Abouqyr et s'empare du fort. — Bonaparte dispose son armée pour aller la combattre. — Bataille d'Abouqyr. — Siège et prise du fort d'Abouqyr. — Échange des prisonniers turcs et français. — Situation intérieure de l'Égypte.

 

Les mouvements des Arabes dans le Bahyreh semblaient annoncer quelque projet de débarquement sur la côte, et mettaient obstacle à la levée des contributions. Le général Marmont demandait donc des troupes pour défendre Alexandrie et réprimer les Arabes. Bonaparte y envoya le général Destaing avec un bataillon de la 61e, qui fut bientôt suivi de deux bataillons de la 4e, du 15e de dragons, du corps de dromadaires et d'une bonne partie de la cavalerie. Ces forces et Destaing étaient sous les ordres de Marmont. Le général en chef les trouvait suffisantes pour dissoudre les rassemblements et faire payer les impositions. Il pensait même qu'avec une partie de ces troupes, ce général pouvait se porter sur la petite ville de Marïout et détruire ces maudits Arabes ; que, d'ailleurs, les projets de l'ennemi avaient été tellement déconcertés par la campagne imprévue et prématurée de Syrie, que s'il tentait quelque chose, cela serait découvert et facile à repousser. L'ennemi se présentant devant Alexandrie, écrivait-il, ne descendra pas au milieu de la place ; ainsi vous auriez le temps de rappeler les détachements que vous enverriez pour soutenir le général Destaing.

Ce n'était pas le seul point sur lequel, dans la correspondance de Bonaparte avec ce général, on remarquait quelque aigreur. Il ne concevait pas, par exemple, comment un brick anglais, croisant seul devant Alexandrie, était maître de la mer ; pourquoi Dumanoir ne faisait pas sortir, ainsi qu'il y était autorisé, des bricks et une frégate ? Il reprochait à Marmont d'avoir laissé embarquer pour la France, sans permission, une grande quantité d'employés et d'officiers de santé ; et lui donnait tort dans des discussions mal entendues et impolitiques d'autorité qu'il avait eues avec l'ordonnateur Laigle, et dont le résultat avait été de nuire aux approvisionnements d'Alexandrie.

Quant à les intrigues de Sidney Smith c'est un jeune fou, répondit Bonaparte[1], qui veut faire sa fortune, et cherche à se mettre souvent en évidence. La meilleure manière de le punir est de ne jamais lui répondre. Il faut le traiter comme un capitaine de brûlot. C'est, au reste, un homme capable de toutes les folies y et auquel il ne faut jamais prêter un projet profond et raisonné. Ainsi, par exemple, il serait capable de faire faire une descente avec 800 hommes. Il se vante d'être entré déguisé à Alexandrie. Je ne sais si ce fait est vrai, mais il est très-possible qu'il profite d'un parlementaire pour entrer dans la ville, déguisé en matelot.

Bonaparte envoya encore Murat avec 300 hommes de cavalerie, trois compagnies de grenadiers de la 69e et deux pièces d'artillerie, pour aider, pendant huit ou dix jours, le général Destaing à soumettre le Bahyreh. Trois cents Arabes Ouadis se réunirent à Murat ; la tribu envoya des députes au général en chef ; ils prétendaient n'être entrés pour rien dans les troubles de cette province. Quoique ces scélérats, écrivit-il à Marmont[2], eussent bien mérité que je les fisse fusiller, j'ai pensé qu'il était bon de s'en servir contre la nouvelle tribu qui paraît décidément être leur ennemie.

Quoique Bonaparte n'eût pas paru croire à une entreprise sérieuse de l'ennemi sur les côtes, un concours de circonstances lui fit changer d'opinion. Les Mamlouks, par des mouvements qui semblaient combinés et tenir à un plan, cherchaient à gagner la Basse-Égypte, pour se réunir aux Arabes rassemblés dans le Bahyreh, et favoriser un débarquement.

Le 12 messidor, Friant, qui poursuivait sans relâche Mourad-Bey, écrivit, de Beny-Soueyf, à Bonaparte, que ce bey fuyait dans le Bahyreh. Le général en chef donna l'ordre à Desaix de faire partir tout de suite, pour le Kaire, tous les escadrons ou hommes montés des 9e de hussards, 3e, 14e et 15e de dragons. Il me paraît, lui écrivit-il[3], qu'il se trame quelque chose dans le Bahyreh ; plusieurs tribus d'Arabes et quelques centaines de Maugrabins s'y sont rendus de l'intérieur de l'Afrique. Mourad-Bey s'y rend aussi. Si ce rassemblement prenait de la consistance, il pourrait se faire que les Anglais et les Turcs y joignissent plusieurs milliers d'hommes. Nous n'avons encore devant Damiette, ni Alexandrie aucune croisière ennemie. J'attache une importance majeure à la prompte exécution de ce mouvement de cavalerie.

Depuis trente-neuf jours, Friant harcelait Mourad-Bey sans quitter ses traces d'un seul instant, et sans lui laisser le moindre repos.

La rapidité et la précision de votre marche, lui écrivit Bonaparte[4], vous ont mérité la gloire de détruire Mourad-Bey. Le général Murat, qui est depuis cinq à six jours dans le Bahyreh, et que j'ai prévenu de l'intention où était Mourad-Bey de s'y rendre, vous le renverra probablement. Je désire que vous ajoutiez aux services que vous n'avez cessé de nous rendre, celui bien majeur de tuer ou de faire mourir de fatigue Mourad-Bey. Qu'il meure d'une manière ou de l'autre, je vous en tiendrai compte.

Ce bey, alors malade, se tenait à la fontaine de Rayan, à 12 lieues de Médineh-Fayoum et à quatre journées des lacs Natron. Friant se disposait à le poursuivre. Bonaparte lançait aussi contre lui le général Lanusse, commandant du Menoufyeh. Je désire fort, lui mandait-il, que vous ayez la gloire de prendre Mourad-Bey ; elle serait due à votre activité et aux services que vous avez rendus pendant notre absence (en Syrie).

Le général en chef lui annonçait que sous peu de jours il se rendrait à Menouf, pour de là reconnaître l'emplacement d'un fort à bâtir au Ventre de la Vache[5].

Friant se mit en marche, le 18, sur la fontaine de Rayan. Mourad-Bey ne l'y attendit pas. Après avoir feint de retourner dans la Haute-Égypte, il lit une contre-marche dans la nuit, coucha, le 22, à Zaoë, et passa, le 23, à 4 heures après midi, à Abousir, à 3 lieues de Gizeh, pour se porter aux lacs Natron. Il n'avait avec lui que 200 Mamlouks, moitié à cheval, moitié sur des chameaux, et 50 à 60 Arabes ; il était dans un grand délabrement, et vivement poursuivi par Friant qui lui avait enlevé quelques chameaux[6].

En apprenant cette nouvelle, Bonaparte envoya Junot aux Pyramides, et des hommes de toutes parts pour être instruit de la marche de Mourad-Bey. Le général Murat, après être allé aux lacs Natron ? le 23, où il n'avait trouvé personne, en partait lorsque le bey se dirigeait de ce côté et arrivait à Terraneh. Bonaparte lui écrivit : Si le bonheur eut voulu que vous fussiez resté 24 heures de plus aux lacs Natron, il est très-probable que vous nous apportiez sa tête. Vous vous conduirez selon les nouvelles que vous recevrez ; vous vous rendrez aux lacs Natron, ou sur tout autre point du Bahyreh où vous penserez devoir vous porter pour nous débarrasser de cet ennemi si redoutable et aujourd'hui en si mauvais état. Le général qui aura le bonheur de détruire Mourad-Bey, aura mis le sceau à la conquête de l'Égypte. Je désire bien que le sort vous ait réservé cette gloire[7].

En même temps Bonaparte donna l'ordre au général Menou de partir aussi à la poursuite de Mourad-Bey, de passer par les couvents des Syriens, de remonter la vallée du Fleuve-Sans-Eau, de rejoindre les troupes de Desaix postées dans le Fayoum, et de revenir au Kaire par les pyramides de Saqqarah et de Gizeh.

Mais Mourad-Bey, apprenant près des lacs Natron que les Français l'y avaient précédé, n'y trouvant aucun rassemblement, ne recevant aucune nouvelle de débarquement, et jugeant bien les périls dont il était environné, revint sur ses pas, et coucha, dans la nuit du 25 au 26, aux Pyramides de Gizeh, du côté du désert, où le cheyk arabe Bertram pourvut à ses besoins. Il monta, dit-on, sur la plus haute pyramide, et considéra la ville du Kaire et sa belle maison de campagne.

Instruit de ce mouvement, Bonaparte partit du Kaire, le 26, avec ses guides à pied et à cheval, les grenadiers des 18e et 32e, les éclaireurs, deux pièces de canon, et alla coucher aux Pyramides, où Murat vint le joindre. Mourad-Bey était parti le matin, remontant dans le Fayoum. Bonaparte courut toute la journée les déserts pour lui donner la chasse[8]. On lui tua quelques hommes et on lui prit plusieurs chameaux ; mais malgré son état de détresse, Mourad-Bey parvint à s'échapper. Il connaissait depuis longtemps tous les débouchés des déserts ; il les avait souvent parcourus dans les diverses vicissitudes qu'il avait éprouvées avant de s'élever au pouvoir ; et alors même qu'il tenait le sceptre de l'Égypte, il s'était vu plusieurs fois contraint d'y chercher momentanément un asile avec ses Mamlouks, pour se soustraire aux armées que la Porte envoyait contre lui, s'il ne se croyait pas assez fort pour les braver.

Le 16 messidor, Murat qui faisait éclairer sa marche par un parti d'Arabes, enveloppa, à Dirseh, près de Terraneh, une quarantaine de Mamlouks, en tua 15 et en blessa plusieurs ; 16 se renfermèrent dans un santon et entreprirent de s'y défendre. Murat arriva ; 25 dragons mirent pied a terre pour prendre d'assaut le santon. Sélim-Kachef, qui commandait les Mamlouks ne voulant pas se rendre aux Arabes, demanda à cire conduit au général français et embrassa ses genoux. Murat le releva et le rassura. Les autres prisonniers furent conduits au Kaire. Sélim-Kachef conserva son cheval et ses armes, et resta avec Murat qui lui permettait d'aller à la découverte en avant de la colonne ; il revenait fidèlement rendre compte.

Bonaparte lui écrivit : On m'assure que Sélim-Kachef est un grand coquin ; méfiez-vous-en et envoyez-le-moi sous bonne escorte. Ne me donnez pas un moment de relâche aux Mamlouks, si Mourad-Bey descend dans le Bahyreh, ce qui ne paraît pas probable actuellement ; il n'a pas avec lui plus de 2 ou 300 hommes mal armés et éclopés. D'ailleurs, je le ferai suivre par une bonne colonne. Il désirait que Murat marchât sur Mariout, et que Marmont, de son côté, y envoyât une forte colonne d'Alexandrie[9].

Elfy-Bey et Osman-Bey, avec 300 Mamlouks, un millier d'Arabes et autant de chameaux étaient descendus par le désert, entre la rive droite du et la Mer-Rouge. Repoussés par le général Davoust, ils étaient allés camper à l'oasis de Saba-Byar, et y attendaient Ibrahim-Bey qui devait venir de Gaza, et, réuni avec eux, soulever tout le Charqyeh, pénétrer dans le Delta, et se porter sur Abouqyr. Le général Lagrange fut chargé, par le général en chef, de marcher contre eux avec 200 hommes d'infanterie, 250 de cavalerie, 100 Grecs à pied, 30 à 40 à cheval et deux pièces d'artillerie. Le but de cette expédition était de surprendre les beys, de les détruire ou de les obliger de dépasser El-Arych. Bonaparte lui traça tous les détails de sa marche. Lagrange partit du Kaire, le 22 messidor, arriva à Saba-Byar, y surprit le camp des Mamlouks, en tua un bon nombre, notamment Osman-Bey, et leur prit 700 chameaux. Le reste se dispersa et s'enfuit.

Quoique Mourad-Bey eût échappé aux poursuites dirigées de toutes parts contre lui, ce fut cependant un résultat important pour les Français que de l'avoir empêché de gagner le Bahyreh, ainsi que les Mamlouks qui étaient descendus à l'oasis de Saba-Byar ; car à peine Bonaparte était-il' arrivé aux Pyramides, qu'il apprit par une lettre de Marmont, qu'une flotte turque de 100 voiles, qu'il estimait porter environ 18.000 hommes, avait mouillé, le 23, à Abouqyr, et annonçait des vues hostiles contre Alexandrie. Peut-être cette nouvelle sauva-t-elle Mourad-Bey, car il était au village de Dachour. Bonaparte fut très-contrarié d'abandonner sa poursuite[10]. Mais toute son attention devait se porter alors vers la mer.

A l'apparition de la flotte turque, Marmont jeta dans le fort d'Abouqyr les secours de toute espèce nécessaires pour le mettre dans une situation respectable. Il craignait que les Turcs, au lieu de venir sur Alexandrie, ne se portassent sur Rosette, le tiers de leurs bâtiments étant de nature à entrer dans le Nil.

Il écrivit au général Destaing, qui était dans les déserts, a la poursuite des Arabes, de se rendre en toute hâte a Alexandrie, pour marcher ensemble avec 1.000 ou 1.100 hommes vers l'ennemi, et s'opposer à son débarquement. Il écrivit aussi à l'adjudant-général Jullien, commandant à Rosette, de jeter dans le fort Julien une garnison de 150 hommes, et de venir le rejoindre avec le reste de sa troupe[11].

Le 24 (12 juillet), la flotte turque mouilla dans la rade d'Abouqyr.

Bonaparte avait alors à contenir Mourad-Bey qui était sur la frontière de Gizeh, et Ibrahim-Bey qui avait, à Gaza, une attitude menaçante ; mais c'était sur la côte qu'était l'ennemi le plus redoutable. Il n'hésita donc pas un instant à marcher sur Alexandrie. Toutes ses dispositions furent faites dans la nuit.

Il envoya, a Rahmanieh, le général Murat avec sa cavalerie, les grenadiers des 69e, 18e, 32e, les éclaireurs et un bataillon de la 13e, une partie de la division Lannes, de la division Rampon et le parc de l'armée. Il expédia l'ordre au général Menou, qui était parti avec une colonne mobile pour les lacs Natron, de rejoindre l'armée à Rahmanieh, après avoir laissé 200 Grecs avec une pièce de canon, pour tenir garnison dans les couvents.

Il écrivit au général Kléber d'opérer, s'il ne l'avait pas déjà fait, et si aucune force imposante n'avait paru devant Damiette, son mouvement sur Rosette, en se portant, avec la majeure part !e de ses troupes, à l'extrémité de sa province, afin de pouvoir, dans le moins de temps possible, combiner ses opérations avec le reste, et de livrer El-Arych et Qatieh à leurs propres forces[12].

Il écrivit à Desaix de s'approcher de Beny-Soueyf, de réunir toutes ses troupes en échelons, de manière à pouvoir, en peu de jours, être au Kaire avec la première colonne, et les suivantes à 36 heures d'intervalle les unes des autres ; de tenir à Cosseïr 100 hommes, autant dans le fort de Qéné.

Si le débarquement, lui mandait-il[13], est une chose sérieuse, il faudra évacuer la Haute-Égypte, laissant vos dépôts en garnison dans-vos forts ; s'il n'est composé que de 5 ou 6000 hommes, alors il faut que vous envoyiez une colonne pour contenir Mourad-Bey, le suivre partout où il descendra dans le Bahyreh, le Delta, le Charqyeh, ou dans la province de Gizeh. Pour ce moment, mon intention est que vous vous prépariez à un grand mouvement, et que vous vous contentiez de faire partir de suite une colonne pour poursuivre Mourad-Bey. Vous la dirigerez sur Gizeh.

Je pense que vous aurez fait partir tous les hommes des 7e de hussards, 13e, 14e et 15e de dragons : nous en avons bien besoin. Je vais me porter dans le Bahyreh avec 100 hommes de mes guides pour toute cavalerie. Je suis fâché que Destrée ne soit pas parti avec son régiment.

 

Il autorisa le général Dugua, dans le cas où il se passerait des évènements majeurs, à faire venir Desaix au Kaire, et le chargea d'envoyer à l'armée tous les dromadaires et toute la cavalerie qui viendraient de la Haute-Égypte ou du général Lagrange.

Quant aux généraux Reynier et Lagrange, Bonaparte, dans ce premier moment, ne décida rien sur leur destination ; il les prévint seulement de se tenir prêts à faire un mouvement sur lui.

En attendant, Reynier fut chargé de faire surveiller les approvisionnements des forts d'El-Arych, Qatieh, Salieh et Belbeïs ; de s'opposer, autant qu'il le pourrait, avec la 85e et le corps de cavalerie sous ses ordres, à tous les mouvements des fellah ou des Arabes révoltés, d'Ibrahim-Bey et des troupes de Djezzar ; enfin, en cas de forces supérieures, d'ordonner aux garnisons de se renfermer dans les forts, tandis que lui et ses troupes rentreraient au Kaire[14].

Il écrivit à Poussielgue :

Je m'éloigne pour quelques jours, citoyen administrateur ; je vous prie de me donner très-souvent des nouvelles de ce qui se passera au Kaire. Je ne doute pas que vous ne contribuiez, par votre activité et votre esprit conciliateur, à y maintenir la tranquillité, comme vous l'avez fait précédemment pendant mon incursion en Syrie.

Bonaparte, avec le quartier-général, partit de Gizeh le 28, et arriva, le 29, à Terraneh. Pour diminuer le nombre de ses ennemis, il se fit précéder par une amnistie en faveur des habitants du Bahyreh, et montra de la confiance aux Arabes, ainsi qu'on va le voir par les deux pièces suivantes :

Proclamation.

Il n'y a d'autre dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète.

Aux cheyks, ulémas, schérifs, imans et fellahs de la province de Bahyreh.

Tous les habitants de la province de Bahyreh mériteraient d'être châtiés ; car les gens éclairés et sages sont coupables, lorsqu'ils ne contiennent pas les ignorants et les méchants. Mais Dieu est clément et miséricordieux ; le prophète a ordonné, dans presque tous les chapitres du Koran, aux hommes sages et bons, d'être miséricordieux ; je le suis envers vous. J'accorde, par le présent firman, un pardon général à tous les habitants de la province de Bahyreh qui se seront mal comportés, et je donne des ordres pour qu'il ne soit formé contre eux aucune recherche. J'espère que désormais le peuple de la province de Bahyreh me fera sentir, par sa conduite, qu'il est digne de pardon.

 

A Moussa y chef de la tribu des Anadis.

Nous vous faisons savoir, par cette lettre, que nous sommes arrivés aujourd'hui à Terraneh, avec l'armée, pour nous porter dans le Bahyreh, afin de pouvoir anéantir d'un seul coup tous nos ennemis, et confondre tous les projets qu'ils pourraient avoir conçus. Nous désirons que vous nous envoyiez, pour le 1er thermidor au soir, à Rahmanieh, quelqu'un de votre part, pour nous donner des nouvelles de tout ce qui se passe à Marïout et dans le désert, et de tout ce qui serait à votre connaissance. Nous désirons aussi vous voir bientôt, avec bon nombre de vos gens, pour éclairer la marche de notre armée. Recommandez à tous vos Arabes de se bien comporter, afin qu'ils méritent pour toujours notre protection. J'ai fait occuper par nos troupes les couvents des lacs Natron, et j'y ai fait mettre des canons. Il sera donc nécessaire, quand quelqu'un de votre tribu s'y présentera, qu'il se fasse reconnaître, car j'ai ordonné que vous soyez traités comme amis. Communiquez le contenu de cette lettre à tous les cheyks, à qui soit le salut.

 

Les généraux Lanusse, Fugières, et Robin, réunis, formèrent, dans le Delta, une colonne mobile, pour se porter rapidement, soit sur un des points de la côte, soit sur les communications qui seraient sérieusement menacées.

Le général en chef pensait que Marmont se serait, comme il l'avait annoncé, posté à Abouqyr, pour tomber sur les flancs de l'ennemi, s'il osait débarquer entre Abouqyr et Rosette, et tenter un coup de main.

Il écrivait au Kaire de presser le départ pour l'armée de tous les hommes dispersés, et du corps de Lagrange ; de faire tout rejoindre en détachements d'au moins 200 hommes et notamment beaucoup de chefs de bataillon absents de leurs corps, parce qu'ils étaient un peu incommodés, et qu'ils pensaient que c'était seulement une course contre les Arabes.

Il insistait auprès du général Desaix pour le départ de la colonne mobile contre Mourad-Bey, et celui de la cavalerie qu'il lui avait demandée, pour que le général Rampon et sa colonne, dès leur arrivée au Kaire, filassent en toute diligence sur Rahmanieh.

Il fit savoir au général Reynier qu'il eût à réunir la garnison de Salhieh, en y laissant en tout, compris sapeurs et canonniers, 120 hommes, et qu'il se tînt prêt à tout événement à se porter de Belbeïs par le Delta sur Rahmanieh ; d'envoyer à l'armée tous les grenadiers et l'artillerie de sa division ; enfin, un millier d'hommes qui seraient d'un grand secours.

Le général Dugua était l'intermédiaire de ces ordres et de la correspondance ; Bonaparte le chargeait d'envoyer un des généraux qui étaient en convalescence au Kaire, pour commander à Gizeh y et de faire partir pour Rahmanieh, sous l'escorte de deux demi-galères et de la chaloupe canonnière la Victoire, 2.000 paires de souliers, un nouvel envoi de 2 ou 300.000 rations de biscuit et de la farine ; de se servir de l'italien Rosel ti pour correspondre par le moyen des Arabes Anadis, et d'avoir cependant l'œil sur ses démarches ; de faire appeler Selim-Kachef, qui s'était rendu à Murat et qui était représenté comme un homme extrêmement dangereux, de lui dire que, comme le général en chef allait dans le Bahyreh, il désirait l'avoir avec lui, à cause de ses connaissances locales, et de le faire embarquer sur une des demi-galères, eh le consignant au commandant, et en lui recommandant d'avoir pour lui quelques égards ; que cependant, il en répondait comme d'une chose capitale ; de faire fusiller les prisonniers qui se permettraient le moindre mouvement ; de fixer les yeux sur les approvisionnerons de la citadelle de Gizeh, de la tour d'Ibrahim et des petits forts ; de faire connaître au divan que, vu les troubles survenus dans le Bahyreh, et le grand nombre de mécontents qui s'y trouvaient, le général en chef avait jugé à propos de s'y rendre lui-même ; quant aux bâtiments qui étaient sur la cote, de lui dire qu'on croyait que c'étaient des Anglais, et qu'on répandait que la paix était faite entre la Porte et la France ; de montrer au divan la proclamation du général en chef aux habitants du Bahyreh ; de l'amuser avec l'expédition du général Menou aux lacs Natron, et du général Destaing à Marïout[15].

Le général Destaing, auquel Marmont avait écrit sept lettres, n'avait reçu que la septième et n'était arrivé à Alexandrie que le 26 au soir. Le 27, à deux heures du matin, Marmont se mit en marche avec 1.100 hommes. Il avait à peine fait une lieue qu'il reçut une lettre du commandant d'Abouqyr, qui lui annonçait que toute l'armée turque avait débarqué, et occupait les positions que tenait autrefois la légion nautique.

Il crut qu'il y aurait de la folie, n'ayant laissé que 400 hommes à Alexandrie, d'aller attaquer à une distance de cinq lieues, un corps de 15 à 16.000 hommes posté et soutenu par le feu des chaloupes canonnières. Il retourna donc dans la place, avec l'opinion, d'ailleurs, que le fort et la redoute d'Abouqyr, bien armés et défendus par 000 hommes, résisteraient jusqu'à ce qu'il eût reçu une augmentation de forces, pour attaquer l'armée turque et le dégager[16].

Kléber avait donné l'ordre au chef de brigade Maugras, qui était dans les environs de Mansourah, de se porter à Rosette avec le 2e bataillon de la 75e ; c'était tout ce qu'il pouvait faire, n'ayant dans ce moment à Damiette, y compris la garnison de Lesbeh, que 3 ou 400 hommes, et présumant que l'ennemi ferait une forte diversion de son côté.

Pendant le débarquement des Turcs, l'adjudant-général Jullien avait employé tous ses moyens pour jeter dans le fort Julien les effets et les munitions qui se trouvaient en très-grande quantité à Rosette. Cette opération l'avait occupé jusqu'au 28 ; il laissa alors 150 hommes dans le fort. Il ne lui en resta plus que 50 avec lesquels il lui fut impossible de se rendre à Alexandrie, le passage du lac Madieh étant occupé par les Turcs, et craignant que le fort d'Abouqyr ne se fût déjà rendu. Du reste, écrivait-il à Bonaparte, si l'ennemi se porte sur moi, je tâcherai de mériter votre estime.

Godard, commandant du fort d'Abouqyr, n'avait pas douté que Marmont ne vînt à son secours et comptait seconder son attaque en faisant une sortie vigoureuse qui, mettant l'ennemi entre deux feux, eût pu fortement l'embarrasser dans le moment où il n'avait encore aucun établissement à terre. Ce commandant laissa donc 35 hommes dans le fort avec le chef de bataillon du génie Vinache et s'établit dans la redoute avec 265 hommes. Le 27, depuis le matin, il se battait avec acharnement. Vers quatre heures du soir, le caisson qui contenait ses poudres, prit feu et le priva de munitions. Les Turcs profitèrent de cette circonstance et montèrent à l'assaut. La redoute fut emportée, et tout ce qu'il y avait de Français égorgés.

Le fort capitula après un siège de deux jours, et la garnison fut faite prisonnière[17].

Dès lors, Marmont, présumant, désirant même une attaque de l'ennemi, écrivit au général en chef, dans le cas où il aurait des craintes sur Alexandrie, de ne pas presser pour cela sa marche, attendu que tout était prêt pour la bien défendre[18].

L'adjudant-général Jullien se félicitait de n'avoir pas pu s'y rendre, sa présence à Rosette, où il s'attendait à être attaqué, contenant dans le devoir cette ville et la province. Si l'ennemi se porte sur moi, écrivait-il au général en chef[19], et qu'il m'arrive des secours à temps, la retraite pourra lui être difficile. Je suis sur mes gardes, et j'espère qu'il n'aura pas le fort Julien aussi facilement que celui d'Abouqyr.

Cependant le départ des troupes et du général en chef avaient excité au Kaire une grande curiosité. Conformément à l'intention du général en chef, on avait cru, dans le premier moment, devoir y cacher le débarquement des Turcs. Dugua et Poussielgue disaient que tout ce mouvement avait pour but de poursuivre Mourad-Bey. On ne prit pas longtemps le change. Tout était tranquille ; mais un fait donnait à penser sur la disposition des esprits. Avant le départ de Bonaparte, on affluait chez l'effendi du miry et à l'administration de l'enregistrement ; et les 29 et 30 messidor, il ne s'y était pas présenté un seul individu.

Bonaparte arriva, le 1er thermidor, à Rahmanieh. Il y fut rejoint successivement par les généraux Lannes y Robin, Fugières, et par le général Menou revenant des lacs Natron, où il n'avait rien appris sur Mourad-Bey, ni rencontré un seul individu. Les 2 et 3, l'armée fut réunie.

Marmont écrivit que les Turcs étaient occupés à débarquer leur artillerie, qu'ils avaient coupé les pontons construits par les Français pour la communication avec Rosette, sur le passage qui joint le lac Madieh à la rade d'Abouqyr ; que, d'après les rapports de ses espions, l'ennemi était fort de 15.000 hommes ; qu'il se proposait d'attaquer Alexandrie, et de sommer la garnison de se rendre, avec l'offre de la transporter en France[20].

Le 2 thermidor, Bonaparte fit son plan et donna ses ordres. Sa ligne d'opération était Alexandrie, Berket-Gitas et Rosette. Il comptait se tenir avec la masse de l'armée à Berket. Marmont, à Alexandrie, formait sa droite, et Kléber, qu'il supposait près de Rosette, sa gauche. Si l'ennemi était en force, Bonaparte se proposait de se battre dans un bon champ de bataille, ayant avec lui ou sa droite ou sa gauche ; il tâcherait que celle des deux qui ne pourrait pas être avec lui, arrivât à temps pour servir de réserve.

Berket est à une lieue de la hauteur d'El-Ouah et à une lieue de Becentoûaï, village assez considérable. Bonaparte mandait à Kléber de prendre tous les renseignements nécessaires sur la situation d'Edkoû, village sur la route de Rosette à Abouqyr, par rapport à Berket, et de tâcher de s'organiser de manière à pouvoir, au premier ordre, se porter le plus promptement possible sur Edkoû ou Berket ; et comme il serait possible que les communications fussent interceptées d'avoir beaucoup de monde en campagne pour savoir ce que faisait et où était le général en chef, afin que, s'il arrivait des cas où il n'y eût pas d'inconvénient à un mouvement, et où des avis feraient penser à Kléber qu'on avait dû le lui ordonner, il le fit.

Quelque chose qui arrive, écrivait-il à ce général[21], je compte entièrement sur la bravoure de 16 à 18.000 hommes que vous avez avec vous ; je ne pense pas que l'ennemi en aurait autant, quand même ses 100 bâtiments seraient chargés de troupes.

Murat, déjà posté à Berket avec la 69e, la cavalerie, un escadron de dromadaires et de l'artillerie, eut l'ordre de se rendre, dans la nuit du 2 au 3, sur la hauteur d'El-Ouah, pour se mettre, par des détachements, en communication avec Alexandrie, faire reconnaître l'ennemi à Abouqyr, et pousser des patrouilles sur Beleter et autour du lac Madieh.

Si l'ennemi avait pris Abouqyr, Marmont devait envoyer la cavalerie et les dromadaires à Berket avec 2 pièces de 8 bien approvisionnées, l'intention du général en chef étant, avant d'agir, de réunir toute la cavalerie de l'armée. Si le fort d'Abouqyr tenait encore et qu'il y eût une nécessité imminente de le secourir, Marmont devait partir sur-le-champ, Murat ayant l'ordre de le seconder. Si Abouqyr pouvait attendre jusqu'à ce que le général en chef prit lui-même un parti, il était recommandé à Marmont de lui faire parvenir, le 3 au soir, des nouvelles positives de l'état des choses. Bonaparte n'attendait que ce rapport et le temps convenable au repos des troupes pour marcher. Du reste, il pensait que les rassemblements du Bahyreh ayant été absolument détruits, et Mourad-Bey ne sachant où donner de la tête, l'opération des ennemis était entièrement manquée[22].

Il se proposait, à mesure que la cavalerie arrivait, d'établir des postes en échelons jusqu'au débouché du lac Madieh pour couvrir Rosette ; en attendant, il prescrivait à l'adjudant-général Jullien d'envoyer tous les jours des reconnaissances, de prévenir le général en chef si l'ennemi faisait un mouvement sur Rosette, et alors de rentrer dans son fort[23].

Il renvoya Menou dans cette ville. Aussitôt son arrivée, ce général devait débarrasser le fort de tout ce qui l'encombrait, vivres, artillerie, malades, et tout envoyer à Rahmanieh ; laisser une garnison respectable dans le fort, et avec le reste de ses troupes, se tenir toujours organisé pour pouvoir se porter sur Berket, point de toutes les opérations ; faire partir, le 4 au soir, de Rosette pour Berket, avec 100 hommes d'escorté qui formeraient une première patrouille, 30 chameaux chargés de riz, 10 chargés de biscuit ; ce serait, aux yeux du général en chef, un grand service, un service essentiel ; entretenir une correspondance très-active avec le général Kléber, qui devait avoir opéré son mouvement sur Rosette ; si l'ennemi venait en force sur cette ville, et que Menou ne se jugeât pas en état de le culbuter, se renfermer dans le fort, et attendre qu'une colonne, partie de Berket, se portât sur Edkoû, pour prendre l'ennemi en flanc et par ses derrières ; avoir pour but principal, en cas d'attaque sérieuse, de défendre le fort Julien, afin que l'ennemi n'eût pas l'embouchure du Nil, et enfin l'empêcher d'arriver à Rosette[24].

Bonaparte avait déjà écrit au divan de cette ville pour lui faite connaître son arrivée à Rahmanieh. Dieu, lui mandait-il, a mis l'Égypte en mon pouvoir pour que je lui rende son ancienne splendeur, et m'a donné la force nécessaire pour accomplir sa volonté et anéantir tous nos ennemis. Il désirait que le divan tînt note de tous les hommes qui, dans cette circonstance, se conduiraient mal, afin de pouvoir les châtier exemplairement ; qu'il envoyât des espions à Abouqyr et deux fois par jour des exprès au quartier-général pour y porter des informations[25].

Cette lettre fut bien accueillie par le divan. Les habitants de Rosette étaient en général bien intentionnés. Au premier bruit qui s'était répandu que l'adjudant-général Jullien allait quitter cette ville, une députation de 36 notables s'était présentée chez lui. Commandant, lui dit l'orateur, on assure que tu vas nous quitter ; reste ici parmi des amis ; tu nous as gouvernés en père ; personne n'a osé se plaindre de toi ; tu n'as dérobé l'argent d'aucun de nous ; tu peux compter sur l'attachement que nous t'avons voué ; nous combattrons à tes côtés, si l'on vient t'attaquer. Mais, si tu pars, ne t'offenses pas si, pour éviter la vengeance des Osmanlis, nous nous montrons tes ennemis. Nous serons peut-être obligés de tirer sur toi ; mais sois sûr que nos coups ne t'atteindront pas. Jullien les rassura, promit de rester avec eux, et ne leur demanda que du calme et une entière neutralité, ayant des forces suffisantes pour mettre la ville à l'abri d'une invasion. Elle avait une population de 12.000 âmes, et il n'avait que 200 hommes ; mais il s'était gagné tous les cœurs par la pureté et la sagesse de son administration.

Bonaparte écrivit encore, par Menou, au divan de Rosette :

Dieu est grand et miséricordieux.

Au divan de Rosette, choisi parmi les plus sages et les plus justes.

J'ai reçu vos lettres, et j'en ai compris le contenu.

J'ai appris avec plaisir que vous avez les yeux ouverts pour maintenir tout le monde de la ville de Rosette dans le bon ordre. Le général Menou partira ce soir avec un bon corps de troupes ; je porterai moi-même mon quartier-général a Berket, où je vous prie de m'envoyer les renseignements que vous pourrez avoir. Faites une circulaire pour annoncer à tous les villages de la province que heureux seront ceux qui se comporteront bien, et contre qui je n'aurai pas de plaintes à faire ; car ceux qui seront mes ennemis périront indubitablement.

Que le salut du prophète soit sur vous.

 

Menou arriva le 5 à Rosette. Il trouva que l'adjudant-général Jullien y gouvernait en sage administrateur et en bon militaire ; que les habitants se conduisaient à merveille ; que de nombreux convois de vivres et de munitions se faisaient sur Berket.

Tout en prenant ses dispositions pour battre l'ennemi, le général en chef ne perdait donc pas de vue la tranquillité intérieure ; pour contenir la malveillance et raffermir dans leurs bons sentiments les partisans des Français, il fallait qu'il annonçât aux peuples une grande confiance dans ses forces, et, pour ainsi dire, l'infaillibilité de ses armes. C'était surtout le divan du Kaire dont la fidélité importait le plus pour l'exemple. Bonaparte lui écrivit[26] :

Choisis parmi les gens les plus sages, les plus instruits, et les plus éclairés ; que le salut du prophète soit sur eux !

Je vous écris cette lettre pour vous faire connaître qu'après avoir fait occuper les lacs Natron, et presque le Bahyreh, pour rendre la tranquillité à ce malheureux pays et punir nos ennemis, nous nous sommes rendus à Rahmanieh. Nous avons accordé un pardon général à la province qui est aujourd'hui parfaitement tranquille.

Quatre-vingt bâtiments, petits et gros, se sont présentés pour attaquer Alexandrie ; mais, ayant été accueillis par des bombes et des boulets, ils ont été mouiller à Abouqyr où ils commencent à débarquer. Je les laisse faire, parce que mon intention est, lorsqu'ils seront tous débarqués, de les atteindre, de tuer tout ce qui ne voudra pas se rendre, et de laisser la vie aux autres, pour les mener prisonniers, ce qui fera un beau spectacle pour la ville du Kaire. Ce qui avait conduit cette flotte ici, était l'espoir de se réunir aux Mamlouks et aux Arabes, pour piller et dévaster l'Égypte. Il y a sur cette flotte des Russes, qui ont en horreur ceux qui croient à l'unité de Dieu, parce que, selon leurs mensonges, ils croient qu'il y en a trois. Mais ils ne tarderont pas à voir que ce n'est pas le nombre des dieux qui fait la force, et qu'il n'y en a qu'un seul, père de la Victoire, clément et miséricordieux, combattant toujours pour les bons, confondant les projets des médians, et qui, dans sa sagesse, a décidé que je viendrais en Égypte pour en changer la face, et substituer à un régime dévastateur, un régime d'ordre et de paix. Il donne par là une marque de sa haute puissance ; car ce que n'ont jamais pu faire ceux qui croient à trois, nous l'avons fait, nous qui croyons qu'un seul gouverne la nature et l'univers.

Et, quant aux Musulmans qui pourraient se trouver avec eux, ils seront réprouvés, puisqu'ils se sont alliés, contre l'ordre du prophète, à des puissances infidèles et à des idolâtres. Ils ont donc perdu la protection qui leur aurait été accordée ; ils périront misérablement. Le Musulman qui est embarqué sur un bâtiment où est arborée la croix, celui qui tous les jours entend blasphémer contre le seul Dieu, est pire qu'un infidèle même. Je désire que vous fassiez connaître ces choses aux différents divans de l'Égypte, afin que les malintentionnés ne troublent pas la tranquillité des différentes villes ; car ils périront comme Damanhour et tant d'autres qui, par leur mauvaise conduite, ont mérité ma vengeance.

Que le salut de paix soit sur les membres du divan.

 

Les troupes n'arrivaient pas du Kaire et de la Haute-Égypte aussi vite que le désirait Bonaparte. Il pressait le général Dugua d'imprimer à tous les mouvements l'activité devenue si nécessaire, de faire des revues scrupuleuses, de mettre en route tout ce qui, sous une foule de prétextes, restait en arrière ; en ayant soin cependant, pour prévenir tout accident, que les détachements fussent de 250 à 300 hommes ; d'en envoyer journellement et même deux fois par jour. Vous en sentez, lui écrivait-il, toute l'importance. A chaque heure, il peut y avoir une affaire décisive, et, dans le petit nombre de troupes que j'ai, 300 hommes ne sont pas une faible chance[27].

Parmi les gens en retard, les drogmans se firent surtout remarquer ; ils manquèrent tous à la fois. Ces messieurs, écrivit Bonaparte à Dugua, ont probablement assez volé. Faites arrêter le citoyen Bracewich, et en général tous les drogmans des généraux qui sont ici, embarquez-les sur une djerme armée, et envoyez-les à Rahmanieh.

Jusque-là, Bonaparte ignorait encore que le fort d'Abouqyr se fût rendu ; mais il en était instruit lorsque, le même jour, il écrivit au général Marmont, en lui annonçant un renfort de canons, quelques hommes épars de sa garnison, et ce qui, suivant son expression y était plus précieux encore, le chef de brigade d'artillerie Faultrier :

Gardez-vous avec la plus grande vigilance : ne dormez que de jour ; baraquez vos corps très à portée ; faites battre la diane bien avant le jour ; exigez qu'aucun officier, surtout officier supérieur, ne se déshabille la nuit ; faites battre souvent de nuit r assemblée ou toute autre sonnerie convenue, pour voir si tout le monde connaît bien le poste qui lui a été désigné. Il doit y avoir à Alexandrie une grande quantité de chiens dont vous pouvez aisément vous servir en en liant un grand nombre à une petite distance de vos murailles. Relisez avec soin le règlement sur le service des places assiégées : c'est le fruit de l'expérience ; il est rempli de bonnes choses.

L'état-major vous envoie les signaux convenus pour pouvoir communiquer pendant le siège ou le blocus, si le cas arrivait.

Si d'Abouqyr ils vous écrivent pour vous sommer de vous rendre, faites beaucoup d'honnêtetés au parlementaire ; faites-leur sentir que l'usage n'est pas de rendre une place avant qu'elle soit investie ; que s'ils l'investissent, alors vous pourrez devenir plus traitable ; poussez cette négociation aussi loin que vous pourrez, car je regarderais comme un grand bonheur, si la facilité avec laquelle ils ont pris Abouqyr, pouvait les porter à vous bloquer : ils seraient alors perdus. Sous peu de jours, j'aurai ici un millier d'hommes de cavalerie.

S'ils ne vous font pas de proposition, et que vous ayez une ouverture naturelle de traiter avec eux, vous pourriez les tâter. La transition alors serait de connaître la capitulation d'Abouqyr, les sûretés que l'on a données à la garnison pour passer en France, et si l'on tiendra cette promesse, ce qui, naturellement, vous mène à pouvoir faire sentir que vous les trouvez très-heureux[28].

 

Au quartier-général, on n'était pas exactement instruit de la force, de la situation de l'ennemi et surtout de ses desseins. Les renseignements envoyés d'Alexandrie et de Rosette étaient peu d'accord et très-imparfaits. Marmont évaluait le nombre des Turcs à 18.000 hommes, et l'adjudant-général Jullien à 10.000. Ils pouvaient être environ 16.000. Ils avaient 30 ou 40 pièces de canon de différents calibres, et environ 2 ou 300 chevaux ou mulets. L'armée était commandée en chef par Mustapha, pacha de Romélie. Il y avait quelques Turcs émigrés d'Alexandrie et de Rosette, et entre autres Osman-Roguey, ex-gouverneur de Rosette. La flotte était de 100 et quelques bâtiments, dont un vais. seau anglais à 2 ponts. Les Turcs se retranchaient. Un jour, leur projet était d'attaquer Alexandrie, et le lendemain Rosette. Ils se plaignaient de ne pas voir accourir les fellahs et les Arabes ; il n'en était venu que 8 auxquels on avait donné des pelisses. Les Turcs croyaient que l'armée française, rassemblée à Rahmanieh, était de 15.000 hommes, et que Kléber devait en amener autant à Bonaparte. L'intention de l'ennemi paraissait donc être de se fortifier dans la presqu'île en attendant des renforts de l'intérieur ou du dehors.

Quoiqu'il n'eût fait aucune démonstration propre à donner de l'inquiétude sur Damiette, Kléber mit quelque hésitation dans ses mouvements pour se rapprocher de la ligne des opérations. Les généraux Reynier et Lagrange n'ayant pas été compris dans les premiers ordres donnés par Bonaparte, ne passèrent la branche de Damiette que du 3 au apportant avec eux 100.000 fr. Dans la Haute-Égypte, le mouvement des troupes se faisait avec une telle lenteur qu'on ne croyait pas qu'il pût être exécuté avant la crue du Nil, de manière que si des hostilités éclataient sur la frontière de Syrie, on ne devait guère compter sur la division de Desaix. Ce général empêchait même Zayonschek et Destrée d'exécuter les ordres directs qu'ils avaient reçus de Bonaparte de lui amener des troupes. Rampon était parti de la province d'Atfyh ; mais on doutait qu'il pût arriver à temps.

Le général en chef, résolu d'attaquer l'ennemi pour ne pas lui donner le temps de se fortifier et de recevoir des renforts, ne pouvait donc plus compter sur les troupes en marche à cette époque, et ne devait calculer, pour livrer bataille, que sur celles qu'il avait réunies.

Cependant, à tout événement, il expédia l'ordre formel à Desaix, après avoir laissé Friant à la poursuite de Mourad-Bey, de se porter eu personne au Kaire avec sa première colonne, et de se faire remplacer à Beny-Soueyf par la seconde ; arrivé au Kaire, de se réunir à ce qui s'y trouvait de la division Reynier, pour se tenir en état de marcher à Ibrahim-Bey, s'il passait le désert sans toucher à El-Arych ni à Qatieh. Quant à la garnison du Kaire, elle trouverait un refuge assuré dans les forts qui contiendraient la ville, quelque événement qui pût arriver[29].

L'armée partit, le 4, de Rahmanieh, et prit position, le 5, à Berket. Le but de Bonaparte était, dans ce moment, de reconnaître la position de l'ennemi y et de voir s'il était possible de l'attaquer et de le culbuter dans la mer[30]. Des sapeurs furent envoyés à Beïdah pour y nettoyer les puits. L'officier du génie Picot se porta en reconnaissance avec 25 dragons et 12 dromadaires ; il trouva les Turcs dans le calme le plus parfait.

Au Kaire, on attendait avec impatience quelque chose de positif sur la descente et ses suites. Il ne circulait que des bruits vagues. Le peuple était tranquille ; il ne paraissait y avoir d'inquiétude que parmi les chrétiens et les Francs. Les notables, bien informés de l'état des choses, avaient tenu des conciliabules, étaient convenus d'observer la plus parfaite neutralité, et d'empêcher tout mouvement qui pourrait la violer, ou troubler un moment la tranquillité.

Les lettres de Bonaparte au divan, où il parlait de Russes, avaient inspiré une grande frayeur aux Turcs. Poussielgue lui mandait donc que s'il y en avait dans l'armée débarquée, et que si on pouvait en faire quelques-uns prisonniers, on ferait bien de les envoyer de suite au Kaire, et que cela produirait un bon effet. Mais il n'y en avait pas.

Dans les provinces de Mansourah et de Qélioubeh, dès que les troupes s'en étaient retirées, les paysans s'étaient emparés des serafs, leur avaient enlevé les sommes qu'ils avaient, provenant des contributions, et les avaient arrêtés.

Dans l'Atfyh, aussitôt après le départ de Rampon, 300 Mamlouks étaient venus s'y établir pour intercepter les barques chargées de grains, venant de la Haute-Égypte.

Ibrahim-Bey, croyant qu'à la nouvelle du débarquement des Turcs, les Français auraient évacué El-Arych, y envoya un détachement pour s'en emparer ; mais il y fut reçu à coups de fusil et de canon, et s'en retourna à Gaza. Il paraît que Djezzar et Ibrahim attendaient, pour entrer en Égypte, que les Turcs débarqués eussent obtenu des succès.

La caravane des Maugrabins, qui était passée par le Kaire, le 18 germinal, y revenait. Djezzar voulut les arrêter pour les réunir à ses troupes. Ils le refusèrent, en disant que leur roi était l'ami des Français ; qu'ils n'étaient pas soldats, et qu'ils désiraient retourner dans leur pays. Ils continuèrent donc leur route, et arrivèrent au Kaire.

L'armée partit de Berket dans la nuit du 5. Une division prit position à Kafr-finn, et l'autre à Beïdah. Bonaparte, avec le quartier-général, vint à Alexandrie. Il se fit rendre compte de l'état de la place et de la situation de l'ennemi. Il eut, dit-on, une vive explication avec Marmont, auquel il reprocha de ne s'être point opposé au débarquement, et d'avoir laissé sacrifier la brave garnison d'Abouqyr. Marmont répétant, pour se justifier, ce qu'il avait déjà écrit, que les Turcs étaient débarqués au nombre de 15.000, tandis qu'il n'avait que 1.200 hommes ; Eh ! avec vos 1.200 hommes, lui répondit Bonaparte, je serais allé jusqu'à Constantinople ! D'ailleurs, les Turcs n'étaient pas tous débarqués quand ils prirent la redoute ; ils n'avaient pas d'établissements à terre ; en rase campagne, ce n'étaient pas des adversaires très-redoutables ; en cas de revers, la retraite était toujours facile, les Turcs n'ayant pas de cavalerie.

Bonaparte fit partir les trois bataillons de la garnison d'Alexandrie, aux ordres du général Destaing, pour aller reconnaître l'ennemi, prendre position au puits, situé à moitié chemin de l'isthme, et le faire nettoyer.

Si l'ennemi était bien établi, Bonaparte se proposait de prendre une position parallèle, appuyant sa droite au lac Madieh, sa gauche à la mer, de s'y fortifier par des redoutes, de tenir ainsi l'ennemi bloqué sur la presqu'île, de lui couper toute communication avec l'intérieur, et d'attendre, pour attaquer, l'arrivée des troupes qui étaient en marche.

Le 6, après avoir employé une partie de la matinée à visiter les fortifications d'Alexandrie, Bonaparte se rendit au puits ; il y fut rejoint par toutes les troupes qui étaient à Berket, au nombre d'environ 6.000 hommes. Il y reçut des nouvelles de la marche du général Kléber, qui espérait le rejoindre dans la journée du lendemain avec deux bataillons, un de la 2e et l'autre de la 75e.

Les Turcs n'ayant point de cavalerie pour s'éclairer, on espérait les surprendre ; mais une compagnie de sapeurs, partie le 6 fort lard d'Alexandrie, dépassa les feux de l'armée française et tomba dans ceux de l'armée turque. Les sapeurs se sauvèrent, excepté dix par lesquels les Turcs apprirent la présence des Français. Ils passèrent la nuit a faire leurs dispositions pour résister à une attaque.

Le général en chef changea alors son premier plan et résolut d'attaquer, sinon pour s'emparer de toute la presqu'ile, du moins pour obliger l'ennemi à reployer sa, première ligne derrière la seconde, ce qui permettait aux Français d'occuper la position de cette première ligne et de s'y retrancher. L'armée turque étant ainsi resserrée, il devenait facile de l'écraser de bombes, d'obus et de boulets.

Mustapha-Pacha avait sa première ligne appuyée à droite et à gauche sur deux monticules de sable, l'un dominant le lac Madieh, et l'autre tenant à la mer. Il y avait 3 à 4.000 hommes avec du canon.

La seconde ligne de l'ennemi, à 5 ou 600 toises de la première, était dans une position formidable. Là, l'isthme est extrêmement étroit et n'a pas plus de 400 toises. Son centre était à la redoute française dont il s'était emparé en avant du village d'Abouqyr, crénelé et barricadé, qu'il occupait aussi ; sa droite était placée derrière un retranchement prolongé depuis la redoute jusqu'à la mer, pendant l'espace de 150 toises ; sa gauche, eh partant aussi de la redoute, vers la mer, occupait des mamelons et la plage qui se trouvaient à la fois protégés par les feux de la redoute, du fort et de 30 chaloupes canonnières ; il avait, dans cette seconde position, 8 ou 9.000 hommes et 12 pièces de canon. Environ 1.500 hommes, formant la réserve, occupaient le fort d'Abouqyr.

Toute sa cavalerie consistait en 2 ou 300 chevaux appartenant aux officiers qu'on avait formés en pelotons pour fournir des gardes aux postes avancés et une escorte à Mustapha-Pacha.

L'escadre était mouillée à deux lieues dans la rade.

Le 7 thermidor (26 juillet), à la pointe du jour, l'armée se mit en mouvement, l'avant-garde, commandée par Murat, ayant sous ses ordres 400 hommes de cavalerie, et le général Destaing avec trois bataillons et deux pièces de canon.

La division Lannes formait l'aile droite, et la division Lanusse l'aile gauche. La division Kléber, attendue dans la journée, était destinée à former la réserve. Venait ensuite le parc, couvert par un escadron de cavalerie.

Le général Davoust, avec 2 escadrons et 100 dromadaires, eut ordre de prendre position entré Alexandrie et l'armée, tant pour assurer la communication avec cette place que pour faire face aux Arabes dans le cas où ils feraient quelque mouvement hostile.

Menou devait, a la pointe du jour, se trouver à l'extrémité de la barre de Rosette à Abouqyr, au passage du lac Madieh, pour canonner tout ce que l'ennemi aurait dans le lac, et lui donner de l'inquiétude sur sa gauche. ;

Après deux heures de marche, l'avant-garde se trouva en présence de l'ennemi. Bonaparte arrêta les colonnes et donna ses derniers ordres.

Lannes, avec 1.800 hommes, fit ses dispositions pour attaquer la gauche de l'ennemi ; Destaing, avec un pareil nombre de troupes, se disposa à attaquer la droite. Murat, avec toute la cavalerie et une batterie légère, se partagea en trois corps, la gauche, la droite et la réserve. Les tirailleurs de Lannes et de Destaing s'engagèrent avec les tirailleurs ennemis. Les Turcs maintenaient le combat avec succès ; mais Murat, par un mouvement rapide comme la pensée[31], ayant pénétré par une belle plaine de 400 toises, qui séparait les ailes de l'ennemi, dirigea sa gauche sur les derrières de leur droite, et sa droite sur les derrières de leur gauche, coupant ainsi la communication de la première ligne ennemie avec la seconde. Les troupes turques perdirent alors contenance et voulurent se reployer sur leur deuxième ligne, mais la cavalerie les sabra, les culbuta et les jeta dans le lac Madieh et la mer. Ils y périrent tous[32].

Ce succès coûta peu et donna l'espérance de forcer la seconde ligne de l'ennemi. Le général en chef se porta en avant, avec le chef de brigade du génie Crétin, pour la reconnaître. La gauche était la partie la plus faible.

Le général Lannes eut l'ordre de former ses troupes en colonnes, de couvrir de tirailleurs les retranchements de la gauche des ennemis, et, sous la protection de toute son artillerie, de longer le lac, de tourner les retranchements et de se jeter dans le village. Murat, avec toute sa cavalerie, se plaça en colonne serrée derrière Lannes pour répéter la même manœuvre qu'à la première ligne, et dès que Lannes aurait forcé les retranchements, se porter sur les derrières de la redoute de la droite des Turcs. Crétin, qui connaissait parfaitement les localités, lui fut donné pour diriger sa marche. Destaing fut destiné à faire de fausses attaques pour attirer l'attention de la droite de l'ennemi.

Toutes ces dispositions furent d'abord couronnées par les plus heureux succès. Lannes força les retranchements au point où ils joignaient le lac, et se logea dans les premières maisons du village. L'ennemi fut poursuivi jusqu'à la redoute, centre de sa seconde ligne. Cette position était très-forte ; la redoute était flanquée par un boyau qui fermait à droite la presqu'île jusqu'à la mer ; un autre boyau se prolongeait sur la gauche, mais à peu de distance ; le reste de l'espace était occupé par l'ennemi qui était sur des mamelons de sable et sous des palmiers.

On mit des canons en position au village et le long de la mer pour battre la droite de l'ennemi et la redoute. Les bataillons de Destaing et Fugières, avec la 18e, attaquèrent à la droite et au centre ; la cavalerie attaqua à la gauche, chargea à plusieurs reprises avec impétuosité, sabra les Turcs qui se trouvaient devant elle, et les força de se jeter à la mer. Le chef de brigade Duvivier fut tué dans une de ces charges poussées au-delà même des fossés de la redoute.

Le général en chef envoyait ou conduisait lui-même des renforts d'infanterie pour appuyer et renouveler les attaques.

La 18e marcha aux retranchements ; l'ennemi Sortit en même temps par sa droite ; les têtes de colonnes se battaient corps à corps. Les Turcs cherchaient à arracher les baïonnettes ; le fusil en bandoulière, ils ne se servaient plus que-du sabre et du pistolet. La 18e arriva enfin jusqu'aux retranchements ; mais elle fut arrêtée par le feu de la redoute. Généraux, officiers et soldats faisaient des prodiges de valeur. Fugières, blessé à la tête, continua de combattre et eut le bras gauche emporté par un boulet. Le chef de brigade du génie Crétin fut tué ; l'adjudant-général Leturcq le fut aussi dans les retranchements, au moment où il s'y précipitait pour y entraîner les soldats. Le chef de brigade Morangiez fut blessé. La 18e fut obligée de se retirer sur le village, laissant sur le terrain une vingtaine de braves.

Les Turcs s'élancèrent alors de leurs retranchements pour couper la tête aux morts et aux blessés. Lannes saisit cet instant et fit attaquer la redoute de vive force par sa gauche. La 32e, la 69e et un bataillon de la 75e sautèrent dans le fossé et furent bientôt sur le parapet et dans la redoute ; le chef de bataillon Bernard de la 69 et le capitaine de grenadiers Baille y entrèrent les premiers, tandis que la 18e s'était élancée de nouveau au pas de charge sur la droite de l'ennemi.

Murat, qui suivait tous les mouvements, et qui était constamment aux tirailleurs, profita de ce moment pour ordonner à un escadron de charger et de traverser toutes les positions de l'ennemi jusque sur les fossés du fort. Par ce mouvement, exécuté avec autant d'impétuosité que d'à-propos, toute retraite fut coupée à l'ennemi à l'instant où la redoute était forcée. Sa déroute fut complète ; la cavalerie le sabra de toutes parts ; cependant, à l'aide du village, un certain nombre de Turcs parvint a se jeter dans le fort ; tout le reste, frappé de terreur, se précipita dans la mer, se noya, ou fut fusillé et mitraillé[33]. Le rivage où, un an auparavant, les courants avaient apporté les cadavres anglais et français, était en entier couvert de cadavres turcs[34] sur lesquels les soldats firent un grand butin en argent et en choses de prix. Murat pénétra dans la tente de Mustapha-Pacha pour le faire prisonnier. Le pacha alla fièrement à sa rencontre et lui tira un coup de pistolet dont la balle l'atteignit au-dessous de la mâchoire inférieure. Murat, d'un coup de sabre, lui abattit deux doigts de la main droite et le fit saisir par ses soldats. Deux cents Turcs furent faits prisonniers avec lui ; il en resta 2.000 sur le champ de bataille ; les tentes, les bagages, 200 drapeaux, les, 3 queues du pacha, 30 ou 40 pièces de canon, dont 2 anglaises données par la cour 1 de Londres au grand-seigneur, restèrent au pouvoir des Français. Sidney Smith, qui faisait les fonctions de major-général du pacha, et qui avait choisi les positions de l'armée turque, faillit être pris ; il eut beaucoup de peine à rejoindre sa chaloupe. L'armée turque fut anéantie ; excepté ce qui s'était réfugié dans le fort, il ne se sauva pas un seul homme.

Rampon, avec les 600 hommes qu'il amenait d'Atfyh, ne put prendre part à la bataille, malgré la rapidité de sa marche. Le 8, Reynier n'était encore qu'à Rahmanieh. La division Kléber n'arriva que trois heures après l'entière destruction des Turcs. Mais Kléber ayant de sa personne pris les devants, rejoignit Bonaparte au moment où l'enlèvement de la redoute et la prise de Mustapha-Pacha venaient, d'assurer la victoire. Ce général, entraîné par l'enthousiasme que lui inspiraient un aussi beau succès et le spectacle des débris de l'armée turque, cherchant leur salut dans la mer et n'y trouvant que la mort, se jeta au cou de Bonaparte, en décriant : Venez, mon général, que je vous embrasse ! Vous êtes grand comme le monde !

Bessières, à la tête des guides, l'adjudant-général de cavalerie Roize et le général Junot se distinguèrent ; mais le gain de la bataille fut dû principalement au général Murat. Il en fut récompensé par le grade de général de division[35].

Cette glorieuse journée, une des plus belles que Bonaparte eût vues[36], coûta à l'armée d'Orient 150 hommes tués et 750 blessés[37] ; mais parmi les morts se trouvaient l'adjudant-général Leturcq et le chef de brigade Duvivier, deux excellents officiers de cavalerie, d'une bravoure à toute épreuve, que le sort de la guerre avait longtemps respectés[38] ; le chef de brigade du génie Crétin, l'officier qui possédait le mieux cette science difficile et dans laquelle les moindres fautes ont tant d'influence sur le résultat des campagnes et les destinées des états[39] ; Guibert, neveu de l'officier-général de ce nom, si connu par ses ouvrages de tactique, que nous avons déjà honorablement caractérisé, et pour lequel Bonaparte avait beaucoup d'amitié[40]. Ce fut auprès de lui que cet aide-de-camp fut frappé d'un biscayen qui lui perça la poitrine et dilacéra le poumon. Il vivait encore ; le général en chef lui adressa quelques paroles de consolation et ne put tenir à ce spectacle déchirant. Le général Fugières, lorsqu'il eut le bras emporté, par un boulet de canon, crut mourir et dit à Bonaparte : Général, vous envierez un jour mon sort, je meurs sur le champ d'honneur ![41] Mais le calme et le sang-froid, premières qualités d'un véritable soldat, concoururent à le sauver ; il fut amputé à l'épaule.

Sur le champ de bataille d'Abouqyr, Bonaparte, par l'ordre du jour suivant[42], décerna à Murat et à sa cavalerie une récompense digne de leur valeur :

Le général en chef, voulant donner une marque de satisfaction à la brigade de cavalerie du général Murat, qui s'est couverte de gloire à la bataille d'Abouqyr, ordonne au commandant d'artillerie de remettre à cette brigade les deux pièces anglaises qui avaient été envoyées par la cour de Londres en présent à Constantinople, et qui ont été prises a la bataille. Sur chaque canon, sera gravé le nom des trois régiments qui composaient cette brigade, le 7e de hussards, le 3e et le 14e de dragons, ainsi que le nom du général Murat et celui de l'adjudant-général Roize ; il sera écrit sur la volée : Bataille d'Abouqyr.

 

Bonaparte honora la mémoire des braves qui avaient péri glorieusement à Abouqyr et sur d'autres champs de bataille. Il avait déjà donné à un fort du Kaire le nom de son aide-de-camp Sulkowsky ; au fort de Qéné le nom du chef de brigade Pirion. Il donna à Alexandrie, au fort de l'Observation, le nom du chef de brigade du génie Crétin ; au fort triangulaire celui du chef de brigade Duvivier ; au fort des Bains, celui de l'adjudant-général Leturcq ; à un nouveau fort à construire à Abouqyr celui de son aide-de-camp Guibert ; au fort du Général à Alexandrie le nom de Caffarelli.

Le général en chef annonça à l'armée les résultats de la bataille d'Abouqyr par cet ordre du jour[43] :

Le nom d'Abouqyr était funeste à tout Français ; la journée du 7 thermidor l'a rendu glorieux ; la victoire que l'armée vient de remporter accélère son retour en Europe.

Nous avons conquis Mayence et la limite du Rhin, en envahissant une partie de l'Allemagne. Nous venons de reconquérir nos établissements aux Indes et ceux de nos alliés. Par une seule opération, nous avons remis dans les mains du gouvernement le pouvoir d'obliger l'Angleterre, malgré ses triomphes maritimes, à une paix glorieuse pour la République.

Nous avons beaucoup souffert ; nous avons eu à combattre des ennemis de toute espèce ; nous, en aurons encore à vaincre ; mais enfin, le résultat sera digne de nous et nous méritera la reconnaissance de la patrie.

 

Le jour même où il venait de détruire l'armée turque, Bonaparte, portant ses regards vers les frontières de la Syrie, la Haute-Égypte et l'intérieur de la Basse-Égypte, donnait des ordres pour faire retourner dans leur station la plupart de ses troupes. Il mandait à Desaix, s'il était descendu au Kaire, de retourner le plus tôt possible dans la Haute-Égypte pour y achever la levée des impositions et de 600 dromadaires ; à Reynier, de retourner dans le Charqyeh, le prévenant qu'on disait le grand-vizir à Damas avec 8.000 hommes, et de ne pas perdre un instant pour lever les impôts avant l'inondation qui s'approchait ; au général Lanusse, de se rendre à Menouf, et à Kléber de s'en aller à Damiette. Il mandait à Dugua, en l'informant de ces dispositions : Je reste à Alexandrie quelques jours pour débrouiller ce chaos. Au moindre événement, je puis être au Kaire dans trois jours[44].

Plus de 4.000 Turcs s'étaient jetés dans le fort d'Abouqyr ; ils n'avaient presque pas de vivres. On les somma de se rendre ; le fils du pacha, son kiaya, les officiers voulaient capituler ; mais les soldats s'y refusèrent ; il fallait donc les assiéger. La moitié de la garnison, écrivait Bonaparte à Menou[45], en lui mandant de rester dans sa position jusqu'à ce que le fort fût pris, veut se rendre, l'autre moitié aime mieux se noyer. Ce sont des animaux avec lesquels il faut beaucoup de patience. Au reste, la reddition ne nous coûtera que des boulets. Malheureusement elle coûta aussi des hommes. Lannes fut chargé du siège.

Les batteries françaises tirèrent sur le fort ; mais leur feu ne suffisant pas pour le réduire, Bonaparte envoya à Alexandrie un renfort de 12 pièces de siège, ordonna de raser les maisons attenant au fort, de tirer 120 bombes par mortier dans 24 heures, et d'éloigner les chaloupes canonnières de l'ennemi[46].

D'autres batteries furent placées sur la droite et la gauche de l'isthme, quelques chaloupes canonnières furent coulées bas ; une frégate fut démâtée et forcée de prendre le large.

L'ennemi, commençant à manquer de vivres, fit une sortie et s'introduisit dans quelques maisons du village. Lannes y courut et fut blessé à la jambe ; Menou le remplaça dans la conduite du siège ; un aide-de-camp de Rampon fut tué ; la 32e eut 60 hommes hors de combat, parmi lesquels 9 tués ; la 13e perdit aussi 13 hommes. Les officiers généraux disaient que les Turcs entendaient mieux la guerre dés maisons que les Français ; qu'elle faisait perdre beaucoup de monde en détail ; que la troupe se décourageait. Menou défendit donc les attaques partielles et les bravades des tirailleurs jusqu'à ce que toutes les batteries fussent prêtes. C'était l'intention de Bonaparte.

Le 11, l'ennemi avait fait de grands progrès et s'était emparé de presque tout le village. Les assiégeants en reprirent une partie, et, à mesure qu'ils avançaient, faisaient des retranchements et crénelaient les murs. L'ennemi était audacieux et les troupes de siège manquaient d'énergie. Il avait débouché à la poterne qui donnait sur la mer, et reçu de l'eau et quelques vivres. Il s'empara des équipages du général Menou, tua son meilleur cheval, et ne lui laissa pas une chemise[47].

L'attaque du fort était donc devenue une affaire beaucoup plus sérieuse qu'on ne se l'était imaginé. Persuadé qu'il se rendrait aux premiers coups de canon, on avait négligé, de resserrer d'abord la garnison, de manière à empêcher les sorties et à prévenir ses attaques. L'artillerie ne travaillait pas. Faultrier était très-mal secondé ; il avait un directeur de parc qui se croyait au parc de Meudon et qui ne se donnait aucun Mouvement. Enfin, il semblait que les uns eussent oublié ce qu'ils savaient de l'art de la guerre, .et que les autres eussent perdu leur ancien courage. Il faut, écrivait Junot au général en chef[48], en lui transmettant ces observations sévères, que vous sachiez la vérité. Tout le monde ne vous dit pas, et je crois qu'il est instant que vous la connaissiez.

Mais le même jour, le général Davoust, étant de tranchée, fit une attaque vigoureuse, et, après avoir tué une grande quantité de Turcs dans les maisons, reprit le village tout entier jusqu'au fort, une pièce de 8 et deux pièces de 16. Sur-le-champ on retrancha toute la tête du village. Cette guerre de chicane avait déjà coûté aux assiégeants 280 hommes, presque le double de ce qui avait péri à la bataille d'Abouqyr.

Ce fut Davoust qui, par ses sages dispositions, décida principalement la reddition du fort. A compter de ce moment, le siège cessa d être meurtrier pour les assiégeants ; ce ne fut plus qu'une affaire de canons et de mortiers, ainsi que Bonaparte n'avait cessé de le recommander aux généraux.

Le 15, le général Robin était de tranchée ; les batteries françaises étaient sur la contrescarpe ; les mortiers faisaient un feu très-vif ; le fort n'était plus qu'un monceau de pierres. L'ennemi n'avait plus de communication avec l'escadre ; il mourait de faim et de soif. Il prit le parti, non. de capituler, car les Turcs ne capitulent pas, mais de jeter ses armes, et de venir en foule embrasser les genoux du vainqueur. On fit 1.814 prisonniers, parmi lesquels le fils du pacha, son kiaya, un effendi, Osman-Roguey, Osman-Kirieh-el-Teaouchieh, ex-commandant de Berembal. 400 Turcs se jetèrent à la mer plutôt que de se rendre aux Français. Des 1.814 prisonniers, il en mourut presque subitement 40o des souffrances qu'ils avaient éprouvées pendant le siège et pour s'être gorgés d'eau et de pain en sortant du fort. 700 Turcs avaient été tués hors du fort pendant le siège. On y trouva en outre 1.400 cadavres. Total de ce qui s'était réfugié dans le fort après la bataille, 4.314[49].

Les prisonniers de distinction furent réservés pour arriver en même temps que Bonaparte au Kaire où des logements leur furent préparés dans la citadelle ; les autres furent répartis sur divers points pour être employés à des travaux.

Osman-Kirieh et Osman-Roguey furent accusés d'avoir informé Mourad-Bey de l'arrivée de la flotte turque et d'avoir cherché à soulever la province du Bahyreh ; Bonaparte ordonna qu'ils fussent jugés. Osman-Kirieh fut décapité à Alexandrie, et Osman-Roguey à Rosette.

Le général en chef, regardant la place d'Abouqyr comme un poste important, en donna e commandement à l'adjudant-général Jullien, ne croyant pas pouvoir la confier en de meilleures mains[50].

Quant au fort, Bonaparte ne voulait le conserver que comme batterie ; il désirait un centre de force qui protégeât cette batterie et celle du phare. Il chargea le chef de bataillon du génie Bertrand, qui s'était distingué au siège, de lui présenter un projet. Cet officier proposa d'établir un fort sur une hauteur qui avait été occupée par la gauche des Turcs, éloignée de la mer de 250 toises, de 400 du lac Madieh, et élevée au-dessus de la mer de 60 pieds[51].

En attendant, le général en chef donna l'ordre à Menou de faire sur-le-champ démolir les deux villages, de renvoyer toute l'artillerie de siège a Alexandrie, excepté 4 pièces de 24 et 2 mortiers à la Gomère qui resteraient à Abouqyr ; de faire évacuer sur le Kaire, par Rosette, toutes les pièces de 3 et de 4 prises sur les Turcs, excepté 2 qui resteraient à Abouqyr et 2 à Rosette ; de foire rétablir le ponton servant au passage du lac Madieh ; enfin, de rester quelques jours dans l'isthme pour mettre le fort d'Abouqyr dans l'état de défense dont il était encore susceptible, de tout réorganiser, et d'ordonner à l'adjudant-général Jullien de s'y rendre lorsque les choses seraient dans un état satisfaisant[52].

Le général en chef envoya, le 15, un parlementaire à Sidney Smith pour traiter d'un échange des prisonniers turcs blessés. Pendant ce temps-là, le vice-amiral ottoman dépêchait aussi un parlementaire à Abouqyr. Menou, sans vouloir même l'entendre, le renvoya au général en chef à Alexandrie. Le lendemain, Sidney Smith expédia en parlementaires à Abouqyr son lieutenant et le major Frédéric Bromley, officier au service de la Porte-Ottomane. Menou répondit qu'il n'avait aucune autorisation du général en chef relative aux parlementaires, et qu'il fallait s'adresser au général Marmont ; que d'ailleurs les malades et les blessés avaient été transférés à Alexandrie, et que tout ce qui avait rapport à leur échange se traiterait beaucoup plus facilement dans cette place.

Le prétendu Frédéric Bromley était tout simplement l'émigré français Tromelin qui, de concert avec Phélippeaux, avait concouru à l'évasion de Sidney Smith du Temple, et qui depuis s'était attaché à la fortune du commodore anglais.

Bonaparte fit faire par Berthier des reproches à Menou sur ses rapports avec la croisière anglaise et notamment avec des émigrés. Menou se justifia facilement, puisqu'il avait renvoyé les parlementaires sans avoir voulu les entendre. Quant aux émigrés, répondit-il à Bonaparte[53], si j'étais plus connu de vous, mon général, vous sauriez que personne ne les déteste plus que moi ; je leur ai voué une haine implacable. Je sais fort bien que, si j'étais entre leurs mains, je n'aurais pas pour un quart-d'heure à vivre ; je le leur rends au centuple. Un constituant républicain, et qui a le malheur d'être né dans une caste privilégiée, est pour les émigrés l'homme le plus odieux. Du reste, mon général, je n'ai entendu parler d'aucun émigré. Je ne sais s'il en existe sur la flotte ennemie ; je ne m'en suis pas même informé. Ma mission a été ici de prendre le fort d'Abouqyr, j'ai eu le bonheur d'y parvenir ; je ne me suis pas mêlé d'autre chose. C'est avec la même exactitude que je tâcherai de m'acquitter de tout ce dont vous me chargerez, et par attachement pour la chose publique, et par attachement franc et simple pour vous.

Le général Marmont, autorisé par Bonaparte, arrêta à Alexandrie, le 18 thermidor, avec Patrona-Bey, commandant l'escadre turque, un cartel pour l'échange des prisonniers, aux conditions suivantes :

Les prisonniers seront échangés homme pour homme, et grade pour grade. Les blessés et chirurgiens ne sont point censés prisonniers de guerre. Les prisonniers français détenus à Constantinople, et dans les différentes places de l'empire de Turquie, seront transportés dans les délais de trois mois, sur des bâtiments, devant le port d'Alexandrie, où il sera réuni à la même époque un même nombre de prisonniers turcs qui seront échangés contre les Français. Toutes les fois que des bâtiments turcs, ayant à bord des prisonniers français, viendront devant Alexandrie, ils feront connaître au commandant de cette place le nombre de prisonniers qu'ils auront à échanger. Le commandant français sera tenu de représenter un même nombre de prisonniers turcs, dans l'espace de 72 heures, afin qu'on puisse procéder sur-le-champ à l'échange.

Pendant les 15 jours qu'a durée cette expédition, écrivit Bonaparte au Directoire[54], j'ai été très-satisfait de l'esprit des habitants d'Égypte : personne n'a remué, et tout le monde a continué de vivre comme à l'ordinaire.

Nous avons rapporté quelques perturbations qui eurent lieu dans certaines localités, après le départ des troupes pour marcher sur Abouqyr, et la suspension subite du paiement des impositions au Kaire comme dans les provinces. Ce n'étaient pas des hostilités graves et éclatantes, mais on y voyait des symptômes d'une mauvaise disposition des esprits qui aurait pu faire explosion, si la victoire d'Abouqyr n'était pas venue rassurer les amis des Français, réduire au silence et frapper de terreur leurs ennemis.

Que Bonaparte parût croire et écrivit que la population de l'Égypte était soumise et fidèle, c'était d'une bonne et sage politique. Mais les faits prouvaient qu'elle avait besoin d être incessamment contenue dans la soumission par un bras de fer et la plus rigoureuse surveillance.

En rentrant dans le Charqyeh, Reynier trouva les habitants dans de mauvaises dispositions ; ils ne croyaient pas à la victoire d'Abouqyr et se persuadaient que les Français avaient été battus. En traversant la province de Mansourah, les paysans du village de Deramtour s'armèrent pour lui refuser le passage ; il fut obligé de l'attaquer, et de leur tuer une centaine d'hommes[55].

Au Kaire, la nouvelle de la victoire d'Abouqyr fut reçue avec enthousiasme par tous les Français. On se félicitait, on s'embrassait, la joie était sincère et unanime. Toutes les passions, tous les intérêts se turent devant l'éclat d'un triomphe qui venait de venger sur cette même plage l'affront que la marine y avait reçu. Mais cette victoire ne fit aucune sensation sur les habitants ; le divan en reçut très-froidement la nouvelle et mit beaucoup de tiédeur a la publier. Le 15, il y eut quelque mouvement dans la ville ; on ferma des boutiques ; un homme criait hautement dans les rues : Aux armes, Musulmans, le moment est venu de vous débarrasser de ces chiens de Français ; il nous est arrivé du renfort à Abouqyr, et il nous en vient de Syrie. L'aga des janissaires accourut, arrêta cet homme et une douzaine de mauvais sujets qui excitaient de la fermentation. Le divan envoya chercher l'aga, et lui reprocha publiquement d'arrêter les Turcs sur le moindre prétexte, et de n'être pas un bon Musulman. L'aga fut obligé de se justifier ; il fit couper la tête aux deux plus coupables, et, par condescendance pour le divan, mit les autres détenus en liberté. Le divan se mêlait de tout ; il écoutait les plaintes des cheyks des villages qui ne voulaient pas payer les impositions ou qui demandaient des dégrèvements ; il plaidait leur cause avec chaleur. Il mandait les Cophtes et exigeait qu'ils missent en liberté tous les cheyks tenus en otages pour le paiement du miry. Il écrivit à Bonaparte pour lui demander de faire retirer de la citadelle et placer chez ses membres 13 otages de Syrie, parmi lesquels était Seïd-Ychieh, muphty de Jaffa. Enfin il mettait beaucoup d'empressement à demander la liberté des prisonniers de toute espèce, beaucoup de lenteur à expédier les affaires administratives les plus importantes, et de l'affectation à se plaindre, dans ses assemblées ? des chrétiens et des agents de la police. 600 livres de poudre furent trouvées dans les magasins de Hadji-Mustapha à Boulaq. On intercepta une lettre écrite de Syrie à un schérif, lui annonçant qu'il y avait plus de marchandises que jamais, toutes bien conditionnées, et qu'elles ne tarderaient pas à partir pour l'Égypte. Ces marchandises étaient des troupes[56].

Poussielgue concluait de ces faits qu'il était temps de déterminer bien précisément les fonctions du divan et d'en fixer les limites ; il avait une tendance excessive à acquérir du pouvoir, et pour s'en servir contre les intérêts de l'armée. Tous ces gens-là conspiraient secrètement ; il n'y avait aucun compte à faire sur les habitants, quels qu'ils fussent. Poussielgue était content du cheyk El Sadat ; Seïd-Omar se conduisait assez bien ; le cheyk El-Bekry avait peur ; tous les autres cheyks étaient des traîtres ou des fanatiques. Le muphty était un ambitieux qui visait a la popularité et a la célébrité, et qui sacrifierait tous les Français plutôt que de perdre la moindre partie de son crédit. Il n'y avait pourtant rien à craindre dans le moment ; mais il ne fallait pas de revers[57].

 

 

 



[1] Lettres de Bonaparte à Destaing et Marmont, des 29 prairial et 8 messidor.

[2] Lettre du 13 messidor.

[3] Lettre du 14 messidor.

[4] Lettres des 15 et 17 messidor.

[5] Lettre du 17 messidor.

[6] Lettre de Bonaparte à Lanusse, du 24 messidor.

[7] Lettre du 24 messidor.

[8] Lettre à Desaix, du 27 messidor.

[9] Lettre du 19 messidor.

[10] Lettre à Desaix, du 27 messidor.

[11] Lettre de Marmont à Bonaparte, du 24 messidor.

[12] Lettre du 24 messidor.

[13] Lettre du 27 messidor.

[14] Lettre du 27 messidor.

[15] Lettres du 20 messidor.

[16] Lettre de Marmont à Bonaparte, du 27 messidor.

[17] La reddition du fort a été traitée de lâcheté. (Gourgaud, tome II, page 526.) Ce jugement paraît plus que sévère. Que pouvait faire une garnison de 55 hommes contre l'année turque : toute entière ?

[18] Lettre du 29 messidor.

[19] Lettre du 30 messidor.

[20] Lettre à Bonaparte, du 29 messidor.

[21] Lettre du 2 thermidor.

A cette époque, l'armée française en Égypte ne comptait qu'environ 25.000 combattants. Il n'y en avait pas le quart à la bataille d'Abouqyr. Kléber n'amena qu'un bataillon de la 2e, un de la 75e et la 25e demi-brigade qui ne prirent pas de part à la bataille. Il ne pouvait pas avoir dans sa division 16 à 18.000 hommes. Il est donc probable que Bonaparte voulait donner le change à l'ennemi, dans le cas où, comme il le prévoyait, une des copies de sa lettre tomberait entre ses mains. Il paraît que cette ruse de guerre réussit, puisque le bruit courait au camp des Turcs que Kléber avait 15.000 hommes ; on y croyait aussi que Bonaparte en avait autant, ainsi qu'on le voit dans un rapport de Mustapha-Pacha au grand-vizir.

[22] Lettre à Marmont, du 2 thermidor.

[23] Lettre du 3 thermidor.

[24] Lettre de Bonaparte à Menou, du 3 thermidor.

[25] Lettre du 2 thermidor (20 juillet).

[26] Lettre du 3 thermidor.

[27] Lettre du 3 thermidor.

[28] Lettre du 3 thermidor.

[29] Lettre du 4 thermidor.

[30] Lettre à Desaix, du 4 thermidor.

[31] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 9 thermidor.

[32] Un lit dans Gourgaud, tome II, page 334, que ce corps était de 9 à 10.000 hommes. Suivant la lettre de Bonaparte au Directoire et la relation de Berthier, il n'y avait à cette première ligne que 3.000 hommes.

[33] On lit dans Gourgaud, tome II, page 336, que 3 ou 4.000 Turcs furent jetés a la mer ; suivant la relation de Berthier, ils étaient 10.000. Un moment auparavant, il dit qu'il n'y en avait dans cette seconde ligne qu'à peu près 7.000. Il est certain que c'est dans cette seconde ligne que se trouvait le gros de l'armée turque, et que c'est là par conséquent qu'elle éprouva la plus grande perte.

[34] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 9 thermidor.

[35] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 9 thermidor.

[36] Lettre de Bonaparte à Dugua, du 9 thermidor.

[37] Bonaparte dit, dans sa lettre au Directoire, 100 hommes tués et 500 blessés ; dans ses lettres à Desaix et à Reynier, 100 tués et 400 blessés.

D'après le rapport fait par le chirurgien en chef Larrey au général en chef :

La bataille seule avait donné, blessés environ

500

730

Reçus depuis

230

De ce nombre, blessés mortellement

20

Estropiés et incapables de servir, dont 27 amputés sur le champ de bataille, environ

100

Propres à un service sédentaire

170

Pouvant reprendre le service actif, environ

447

(Rapport de Larrey, correspondance inédite, t. VII, p. 116.)

[38] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 9 thermidor.

[39] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 9 thermidor.

[40] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 9 thermidor.

[41] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 9 thermidor.

Quelle prophétie ! Il l'envia sans doute plus d'une fois dans grands revers et dans les angoisses de sa captivité. Il l'enviait, lorsqu'il s'écriait dans sa longue agonie et un mois avant sa mort : Puisque je devais perdre la vie d'une manière aussi déplorable, pourquoi les boulets l'ont-ils épargnée ? (Antommarchi, tome II, page 78.)

[42] Ordre du jour du 9 thermidor.

[43] Ordre du jour du 14 thermidor.

[44] Lettres du 9 thermidor.

[45] Lettre du 9 thermidor.

[46] Lettre à Faultrier, du 10 thermidor.

[47] Lettre de Menou à Bonaparte, du 12 thermidor.

[48] Lettre du 12 thermidor.

[49] Lettre de Menou à Bonaparte, du 17 thermidor.

[50] Lettre à Menou, du 9 thermidor.

[51] Las Cases, tome I, page 178, fait raconter par Bertrand que Bonaparte donna l'ordre à l'officier de ses guides, Hercule, de charger avec 25 hommes un millier de cavaliers turcs. Or, il n'y avait pas 300 chevaux dans l'armée turque.

[52] Lettre du 15 thermidor.

[53] Lettre du 17 thermidor.

[54] Lettre du 23 thermidor.

[55] Lettre de Reynier à Bonaparte, du 17 thermidor.

[56] Lettres de Poussielgue et de Dugua à Bonaparte, des 19 et 24 thermidor.

[57] Lettre de Poussielgue à Bonaparte, du 19 thermidor.