HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ÉGYPTE. - TOME SECOND

 

CHAPITRE X.

 

 

Tentatives de Bonaparte pour avoir des nouvelles de France. — Berthier est sur le point de partir. — Bonaparte reçoit des nouvelles d'Europe. — Relations de Bonaparte avec Tippo-Saïb, l'iman de Mascate, le schérif de la Mekke. — Établissement d'ateliers industriels au Kaire. —Bonaparte fait explorer les vallées des lacs Natron et du Fleuve-sans-Eau. — Vie monastique en Égypte. — Expédition de Lanusse contre Aboucheïr. — Murat, Rampon, Leclerc, Verdier marchent contre des Arabes insurgés. — La peste se déclare a Alexandrie. — Mesures prises par Bonaparte pour en arrêter le cours. — Il fait des dotations à des généraux. — Il renvoie à la croisière les Anglais tombés en son pouvoir. — Fête du Ramadan. — Coup-d'œil sur le système de défense de l'Égypte.

 

Le général en chef autorisa Marmont à envoyer un parlementaire aux Anglais et lui écrivit[1] : Vous leur ferez dire que vous avez appris qu'ils avaient la peste à bord, et que, dans ce cas, vous leur offrez tous les secours que l'humanité pourrait exiger. Envoyez un homme extrêmement honnête, qui soit peu parleur, et qui ait de bonnes oreilles. Si Lavalette était à Alexandrie, et que vous eussiez l'idée de l'en charger, ce n'est point mon intention. Il faut y envoyer un homme qui ait tout au plus le grade de capitaine ; il pourra leur porter les gazettes d'Égypte, et tâchera d'en tirer celles d'Europe, s'ils en ont, et s'ils veulent en donner. Recommandez que l'officier seul monte à bord, de manière qu'à son retour dans la ville, il n'y soit pas fait de caquets, et qu'il vous confie tout ce qui se sera passé.

Le général Berthier fut sur le point de partir pour porter en France des dépêches au gouvernement, et remplir une mission. Il devait, te 10 pluviôse, se mettre en route pour Alexandrie, s'y embarquer sur la frégate la Courageuse, et emmener deux bâtiments du convoi, bon voiliers, que Bonaparte avait fait préparer. Ils étaient mis à la disposition de Berthier, afin qu'il pût envoyer en Égypte des nouvelles dès qu'il en aurait appris dans sa route. Le général en chef lui conseillait, comme la plus sûre, celle qui conduisait sur les côtes d'Italie, du côté du golfe de Tarente, du port de Crotone, et même, si le temps le permettait, de remonter le golfe Adriatique jusqu'à Ancône. S'il touchait à Malte ou à Corfou, il lui était recommandé de prendre des mesures pour qu'on envoyât des sabres, des pistolets, des fusils, de renvoyer la frégate aussitôt son arrivée, et de la diriger sur Jaffa oublie mouillerait au large et avec précaution, afin de s'assurer si l'armée y était[2] ; et, si elle n'y était pas, elle se dirigerait sur Damiette. Enfin, si les évènements sur le continent n'y rendaient pas sa présence nécessaire, il était ordonné a Berthier de rejoindre l'armée à la prochaine mousson[3].

Quelle était sa mission ? Quelle cause grave avait pu décider à abandonner Bonaparte un homme qui semblait devoir jusqu'à la mort partager sa destinée ? Qui le croirait ? C'était l'amour. Il y avait en Égypte une faction, celle des amoureux à grands sentiments. Leur esprit était malade ; ils passaient les nuits à chercher dans la lune l'image réfléchie des idoles qu'ils avaient laissées au-delà de la mer. Berthier était a la tête de cette faction. Au moment où l'armée avait appareillé de Toulon, le cœur avait manqué au chef d'état-major, et il avait failli rester sur le rivage. En Égypte, il portait une espèce de culte à ses amours ; à côté de sa tente, il en avait toujours une autre aussi magnifiquement soignée que le boudoir le plus élégant, et consacrée au portrait de sa maîtresse, devant lequel il brûlait des parfums. L'ennui s'empara de lui ; il ne put résister aux tourments de l'absence, et demanda la permission de retourner aux pieds de la beauté qui l'enchaînait. Bonaparte, fort mécontenté, la lui donna. Berthier prit congé et fit ses adieux ; mais honteux de sa faiblesse, et cédant aux instances de ses amis, il revint, fondant en larmes, disant qu'il ne voulait pas se déshonorer en se séparant de son général, de son ami, et ne partit pas[4].

Dans ce moment même, 7 pluviôse (26 janvier), des nouvelles de France et d'Europe arrivaient enfin à Alexandrie, apportées par deux Français, Hamelin et Livron, venus sur un bâtiment ragusais, chargé, pour leur compte, de draps, de vins et de vinaigre. Ils étaient sortis de Trieste le 3 brumaire, avaient relâché le 13 à Ancône, étaient allés a Navarin et en étaient partis le 22 nivôse. Ils n avaient point de dépêches du gouvernement ni de France ; ils n'apportaient que des lettres de Gênes et de Livourne, une du consul d'Ancône à Bonaparte, annonçant pour toute nouvelle, que tout était tranquille en France et en Europe ; le Journal de Lugano, depuis le 17 fructidor jusqu'au 1er brumaire ; le Courrier de l'armée d'Italie, du 14 vendémiaire jusqu'au 6 brumaire, qui s'imprimait à Milan.

Toutes les troupes traversaient le désert, et Bonaparte était lui-même prêt à partir du Kaire lorsqu'il apprit l'arrivée de ce bâtiment. Il retarda son départ de quelques jours. Il interrogea Hamelin, trouva beaucoup de contradictions dans les nouvelles qu'il donna comme les ayant apprises dans sa route, et y ajouta peu de confiance. Voici cependant celles qu'il manda à divers de ses lieutenants, à Kléber et à Desaix, et parmi lesquelles la plupart étaient vraies :

En France, pour l'intérieur, les choses étaient absolument dans le même état que lorsque l'expédition en était partie. Dans l'allure du gouvernement, on ne remarquait d'autre changement que celui qu'avait pu y apporter le nouveau membre qui y était entré (Treilhard).

Le Corps législatif paraissait avoir pris un peu plus de dignité et de considération et avoir dans les affaires un peu plus d'influence. On avait adopté des mesures pour recruter l'armée, et fait une loi qui appelait au service tous les jeunes gens de 18 ans, appelés conscrits. On avait fait une levée de 200.000 hommes, qui paraissait s'effectuer.

Le congrès de Rastadt en était toujours au même point ; on y parlait beaucoup sans avancer à rien. Pour activer les négociations, on avait envoyé Jourdan commander l'armée du Rhin, Joubert celle d'Italie.

Pléville le Peley était parti pour Corfou, afin de réunir le reste de la marine. La place était bloquée par une escadre russe. Les habitants s'étaient réunis à la garnison forte de 4.000 hommes. Le blocus n'avait pas empêché la frégate la Brune d'y entrer le 30 brumaire.

Descorches était parti pour Constantinople, le 24 vendémiaire, comme ambassadeur extraordinaire. L'ambassadeur turc à Paris faisait toujours ses promenades comme à l'ordinaire. Passwan-Oglou avait entièrement détruit l'armée du capitan-pacha, et était maître d'Andrinople.

Les dignes alliés de la République, les Espagnols, avec 24 vaisseaux, se laissaient bloquer à Cadix par 16 voiles anglaises.

L'Angleterre avait déclaré la guerre à toutes les républiques italiennes.

Le général Humbert avait eu la bonté de doubler l'Écosse et de débarquer en Irlande avec un corps de 1.500 à 2.000 hommes et l'adjudant-général Sarrazin. Après avoir eu quelques avantages, il s'était laissé investir et avait été fait prisonnier. Bonaparte regrettait de voir le brave 3e de chasseurs dans une opération aussi ridicule.

Les Anglais bloquaient Malte ; mais plusieurs bâtiments chargés de vivres y étaient entrés.

L'escadre de Brest était très-belle.

On était très-indisposé à Paris contre le roi de Naples.

De tous côtés on armait en Europe, cependant on ne faisait encore que se regarder.

La situation de la France et de l'Europe jusqu'au 20 brumaire paraissait à Bonaparte assez satisfaisante[5].

Quoiqu'il crût qu'on était en paix avec Naples et l'empereur, il chargea Marmont de retarder, sous différents prétextes, le départ des bâtiments napolitains, impériaux et livournais, en attendant qu'on acquît des renseignements plus certains[6].

Ces nouvelles étaient les premières, les seules que Bonaparte eût reçues depuis sept à huit mois ; encore n'y en avait-il pas du gouvernement. Comment se faisait-il qu'aucun bâtiment ne fût parvenu en Égypte, tandis que ceux qui étaient expédiés d'Alexandrie arrivaient en France, malgré les croisières anglaises ? Était-ce insouciance du Directoire, inhabileté de ses agents ? L'armée française, sur laquelle se portaient tous les regards de l'Orient, était-elle donc oubliée dans sa patrie ?

En annonçant au Directoire l'arrivée de Hamelin et de Livron, Bonaparte lui écrivit[7] :

Il est nécessaire que vous nous fassiez passer des armes, et que vos opérations militaires et diplomatiques soient combinées de manière à ce que nous recevions des secours ; les évènements naturels font mourir du monde.

Nous avons eu bien des ennemis à combattre dans cette expédition : déserts, habitants du pays, Arabes, Mamlouks, Russes, Turcs, Anglais.

Si dans le courant de mars, le rapport du citoyen Hamelin m'était confirmé, et que la France fut en guerre contre les rois, je passerais en France.

Je ne me permets, dans cette lettre, aucune réflexion sur les affaires de la République, puisque depuis dix mois je n'ai plus aucune nouvelle.

Nous avons tous une entière confiance dans la sagesse et la vigueur des déterminations que vous prendrez.

 

On voit par la fin de cette lettre, que Bonaparte, ne regardant l'expédition d Égypte que comme un objet secondaire, ne perdait pas de vue la situation de l'Europe, bien plus importante a ses yeux ; qu'5en cas de guerre, il croyait sa présence nécessaire en France, et prenait lui-même ouvertement l'initiative de son retour ; ce qui ne permet pas de douter qu'il n'y eût été autorisé par le Directoire.

C'était chez lui une pensée toujours dominante comme on l'a vu ci-dessus ; il avait déjà écrit au Directoire :

Nous attendons des nouvelles de France et d'Europe. C'est un besoin vif pour nos âmes ; car si la gloire nationale avait besoin de nous, nous serions inconsolables de n'y pas être[8].

Bonaparte mettait une grande exactitude à instruire le Directoire et la France de ses progrès et de sa situation. Beaucoup de ses courriers et de ses dépêches y parvinrent malgré les croisières ennemies. Ainsi tous les principaux évènements qui s'étaient passés en Égypte, furent publiés par le Directoire. Malgré leur éclat, ils n'excitaient pas tout l'intérêt dont ils étaient dignes. L'attention publique se portait de préférence sur les armées continentales, que la guerre, de nouveau rallumée, faisait rentrer de toutes parts en campagne.

Le brick le Rivoli arriva en France au mois de ventôse. Le Directoire fit publier en ces termes les nouvelles qu'il avait apportées d'Égypte :

La fortune continue de seconder le génie et la valeur. Tout ce que Bonaparte entreprend, lui réussit au-delà même de son espérance. L'Égypte Haute et Basse, cette vaste et fertile contrée, est non-seulement toute entière soumise aux armes de la République, mais encore défendue sur tous les points par des fortifications élevées avec là même célérité qui signale nos victoires. Les Grecs, bénissant les libérateurs qui les ont affranchis du joug des Mamlouks, s'enrôlent en foule, et se distinguent sous les drapeaux tricolores[9]. Les Turcs, forcés de reconnaître la justice d'un gouvernement qui protège, châtie, récompense avec la même impartialité, se montrent amis des vainqueurs. Les Druses, peuples qui habitent le Mont-Liban, sont en guerre ouverte avec Djezzar-Pacha, et n'attendent que les Français pour se joindre à eux. Pour la gloire de nos républicains, quelques misérables essayent encore de leur résister ; et ceux-là sont, ou des Arabes accoutumés à vivre de pillages et d'assassinats, ou le reste impuissant des beys tyrans de l'Égypte. C'est parmi ce rebut de l'humanité, que l'Angleterre a cherchent trouvé de dignes alliés.

Notre brillante position en Égypte est le fruit de vingt victoires successives de l'armée qui a repoussé le peu de Mamlouks, qui n'a pas péri, au-dessus des cataractes du Nil, ou dans les rochers de la Syrie, et qui ne nous ont coûté que deux ou trois cents braves. Aussi voit-on là ce que l'on n'a jamais vu ailleurs, une armée dont le nombre a doublé par les combats, dont la santé s'est fortifiée au milieu des fatigues des camps, et dont les armes et l'équipement, en temps de guerre, annoncent l'abondance de la paix.

Cette armée, forte de soixante mille hommes d'infanterie, de dix mille de cavalerie[10], montés sur des chevaux arabes, et d'une escadre de plusieurs vaisseaux, frégates et chaloupes canonnières, se fait tellement estimer par sa bravoure et sa bonne conduite, des habitants du pays, qu'un des principaux d'entre eux disait, en style oriental, à un général français : Sultan, tu ne devrais pas donner du pain, à tes soldats, ils méritent d'être nourris avec du sucre.

Mais si le héros qui commande cette armée, sait la faire aimer des peuples qu'elle a soumis, il ne la rend pas moins redoutable à ceux qui osent se déclarer contre elle. Des malheureux, que l'or de l'Angleterre avait soulevés au Kaire et dans quelques villages, ont fait la triste expérience que le bras tout-puissant de la République Français, qui élève et soutient ceux qui s'appuient sur lui, écrase ceux sur qui il pèse.

 

La situation de l'armée d'Égypte était assez belle pour n'avoir pas besoin de ces exagérations que n'autorisait point la correspondance du général en chef, dans laquelle, au contraire, la vérité était fidèlement représentée.

Bonaparte écrivit à Tippo-Saïb[11] :

Vous avez déjà été instruit de mon arrivée sur les bords de la Mer-Rouge, avec une armée innombrable et invincible, remplie du désir de vous délivrer du joug de fer de l'Angleterre. Je m'empresse de vous faire connaître le désir que j'ai, que vous me donniez, par la voie de Mascate et de Mokka, des nouvelles sur la situation politique dans laquelle vous vous trouvez. Je désirerais même que vous pussiez envoyer à Suez ou au grand Kaire, quelque homme adroit qui eût votre confiance, avec lequel je pusse conférer.

Il écrivit à l'iman de Mascate :

Je vous écris cette lettre pour vous faire connaître ce que vous avez déjà appris sans doute, l'arrivée de l'armée française en Égypte.

Comme vous avez été de tout temps notre ami, vous devez être convaincu du désir que j'ai de protéger tous les bâtiments de votre nation, et que vous les engagiez à venir à Suez, où ils trouveront protection pour leur commerce.

Je vous prie aussi de faire parvenir cette lettre à Tippo-Saïb, par la première occasion qui se trouvera pour les Indes[12].

Il paraît que les frégates de l'Ile-de-France reçurent trop tard les ordres du Directoire ; elles ne vinrent donc point dans la Mer-Rouge. D'ailleurs, la déclaration de guerre de la Porte ne permettait plus à Bonaparte d'envoyer des secours à Tippo-Saïb, et les évènements ultérieurs enlevèrent tout moyen de correspondance entre eux.

Aussitôt que l'expédition d'Égypte était sortie de Toulon, le ministère anglais avait envoyé des renforts dans l'Inde, et avait poussé vivement la guerre contre Tippo-Saïb, qui, trahi par ses alliés et par la fortune, battu, repoussé, renfermé dans sa capitale, trois mois après la lettre de Bonaparte, perdit la vie en combattant aux portes de son palais, le 14 floréal an VII (3 mai 1799).

Des trois buts qu'avait eus l'expédition d'Égypte, le troisième, celui d'attaquer la puissance anglaise dans l'Inde, paraissait, sinon manqué, du moins loin de s'accomplir ; mais les deux premiers semblaient faciles à remplir ; l'établissement d'une colonie française, et l'ouverture d'un grand débouché à son commerce.

En vain les Anglais et les ennemis de la France affectaient alors de tourner en ridicule l'expédition d'Égypte, et de prédire avec un air d'assurance la ruine de l'armée française. Des aveux un peu plus tardifs ont révélé les terreurs dont fut agité le cabinet britannique. M. Dundas dit, dans la séance du 8 juillet 1800, à la chambre des communes : Lorsque les Français envahirent l'Égypte, l'effroi fut général ; l'Europe et l'Orient tremblèrent ; nos possessions dans l'Inde ne couraient pas moins de dangers que l'empire Ottoman[13].

Bonaparte écrivit au sultan de la Mekke[14] :

J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite, et j'en ai compris le contenu. Je vous envoie le règlement que j'ai fait pour la douane de Suez, et mon intention est de le faire exécuter ponctuellement. Je ne doute pas que les négociants de l'Hedjas ne voient avec gratitude la diminution des droits que j'ai faite pour le plus grand avantage du commerce, et vous pouvez les assurer qu'ils jouiront ici de la plus ample protection.

Toutes les fois que vous aurez besoin de quelque chose en Égypte., vous n'avez qu'à me le faire savoir, et je me ferai un plaisir de vous donner des marques de mon estime.

 

A leur arrivée en Égypte, les Français avaient été frappés d'un grand étonnement, en trouvant le peuple privé des choses utiles ou agréables à la vie, et luttant, faute des instruments les plus simples, contre des difficultés de toute espèce.

Les Français, eux-mêmes, étaient loin d'avoir réuni, avant leur départ, tout ce qui était nécessaire pour transporter les arts de l'Europe en Égypte. La précipitation avec laquelle fut faite l'expédition, le voile politique qui en cachait le but, le désastre de la flotte à Abouqyr, concoururent à les priver d'une foule d'objets.

Heureusement, l'expédition avait des hommes dont le génie inventif et l'habileté étaient capables de réparer les pertes et de suppléer à tout. Une compagnie d'aérostiers, attachée à l'expédition, était composée, presque toute entière, d habiles artistes et d'ouvriers intelligents ; on les utilisa et on organisa, dès le 5e. jour complémentaire de l'an VI, différents ateliers, savoir :

Chefs :

ADNEZ.

— Des travaux de forges, du tour en fer et des fortes machines de ce genre.

AIMÉ.

— De la charpente, de la menuiserie et des mécaniques en bois.

HÉRAULT.

— Des machines de précision, de géométrie, d'horlogerie et d'orfèvrerie.

COUVREUR.

— Des armes précieuses et autres objets de ce genre.

CÉROT.

— Des instruments de géographie et de topographie.

LENOIR.

— Des instruments d'astronomie.

FOUQUET.

— De la gravure.

COLLIN.

— Du tour en bois et des machines de ce genre.

HOCHU.

— De l'imprimerie en taille-douce.

On rassembla dans l'enceinte même des grands édifices destinés aux sciences, tous les éléments qui pouvaient favoriser le développement de l'industrie. L'application des théories mécaniques et chimiques fit de grands progrès. Les ateliers étaient dirigés par Conté. Il joignait au zèle le plus désintéressé un talent ingénieux et fécond qui lui suggérait des ressources inattendues. Il avait déjà enrichi la France de plusieurs inventions, et donna bientôt à l'Égypte quelques-uns des arts les plus importants de l'Europe. Obligé de tout créer, jusqu'aux outils, il établit des moulins à vent, des machines pour la fabrication de la poudre, d'autres pour la monnaie du Kaire, l'imprimerie orientale, des fonderies pour les canons et mortiers ; il fit fabriquer dans ses ateliers, l'acier, le carton, les toiles vernissées, des draps, des armes pour les troupes, des ustensiles pour les hôpitaux, des instruments pour les ingénieurs, des lunettes pour les astronomes, des loupes pour les naturalistes, des crayons pour les dessinateurs, jusqu'à des tambours et des trompettes. Enfin, ces grands ateliers fournirent, pendant le cours de l'expédition, une multitude d'objets propres à contribuer au succès de la guerre et aux jouissances de la paix. Les indigènes ne tardèrent point a participer aux avantages qui résultaient de ces travaux. Conté observa leurs manufactures, dessina leurs métiers, leurs machines, leurs instruments, et perfectionna les procédés dont ils faisaient usage. Ils considéraient attentivement les productions de l'industrie française, et s'exerçaient à les imiter. Reconnaissant dans le vainqueur, tous les genres de supériorité, ils se soumettaient avec plus de confiance à l'influence protectrice du nouveau gouvernement.

La fabrication de la poudre fut l'objet d'une administration particulière. Le citoyen Champy, a qui elle fut confiée, justifia, par des services très-importants, toutes les espérances que ses lumières et sa longue expérience avaient fait concevoir.

Dutertre et Rigo, dessinateurs, faisaient les portraits des hommes du pays qui s'étaient dévoués à la cause de la France. Cette distinction les flattait beaucoup.

La plupart des peuples orientaux n'ont aucune idée de la peinture. On en fit l'expérience. Le peintre Rigo voulut peindre le nubien Abd-el-Kerim, conducteur d'une caravane ; il parut content de l'esquisse au crayon ; mais quand il fut peint et qu'il vit son portrait, il recula, poussa des hurlements, et s'enfuit en disant qu'on lui avait pris sa tête.

Tous les instruments nécessaires à l'imprimerie furent réunis dans un établissement considérable que le citoyen Marcel dirigea avec un zèle actif et éclairé. Cet art, presque entièrement inconnu aux Orientaux, excitait toute l'attention des Égyptiens. Il servait à multiplier les communications. soit entre les Français eux-mêmes, soit entre les habitants, et favorisait à la fois le succès de l'expédition et le progrès des sciences.

Les principaux membres du divan du Kaire, entre autres les scheyks El-Mohdy, El-Fayoumy, El-Saouy, etc., allèrent plusieurs fois visiter l'imprimerie nationale. Les différents procédés employés pour l'impression des différentes langues leur causaient, disaient-ils, un plaisir mêlé de surprise. Le cheyk Mohammed-el-Fahsy, qui avait vu l'imprimerie de Constantinople, et plusieurs Syriens qui connaissaient celle du couvent maronite de Kiesrouen, sur l'Anti-Liban, furent étonnés de la dextérité et de la promptitude des imprimeurs français. D'après leur témoignage, on ne procédait qu'avec beaucoup de maladresse et de lenteur dans les deux imprimeries dont nous venons de parler, seuls établissements typographiques de l'Orient.

Le cheyk El-Bekry alla aussi visiter l'imprimerie nationale dont il était très-curieux d'examiner les ateliers. Après les avoir parcourus, il fit diverses questions sur l'art de l'imprimerie. Il demanda si la France possédait beaucoup de ces établissements, s'il en existait un grand nombre dans les autres contrées de l'Europe, en quels pays ils étaient le plus multipliés, etc. Il demanda encore s'il y avait beaucoup d'imprimeries dans l'empire fusse, et parut fort étonné lorsqu'on lui répondit que cet État n'avait commencé à se policer réellement et à se civiliser que lorsque l'imprimerie y avait été introduite. Il se fit expliquer l'influence que pouvait avoir cet art sur la civilisation d'un peuple, et parut goûter les raisons qu'on lui en donna, surtout celles qui étaient tirées, 1° de la facilité de multiplier et répandre à un très-grand nombre d'exemplaires de bons ouvrages qui, manuscrits, ne pourraient être connus que d'un petit nombre de personnes ; 2° de l'impossibilité que tous les exemplaires pussent se perdre ou être supprimés totalement par aucune espèce d'événement, chose qui pouvait arriver aux meilleurs manuscrits. Il dit alors qu'il existait une grande quantité de bons livres arabes dont la publication serait infiniment utile à l'Égypte où ils étaient ignorés du plus grand nombre, et qu'il désirait sincèrement qu'ils pussent être répandus par la voie de l'imprimerie. Il ajouta, en se retirant, que toutes les sciences venaient de Dieu, et qu'avec sa volonté, il n'y avait aucune chose que les hommes ne pussent entreprendre, et dans laquelle ils ne pussent réussir.

Le général en chef fixa, ainsi qu'il suit, les traitements des membres de la commission des sciences et arts, à dater du 1er floréal an VI, et par mois.

liv.

s.

d.

Ceux de 1re classe

500

Ceux de 2e classe

416

13

4

Ceux de 3e classe

333

6

8

Ceux de 4e classe

250

Ceux de 5e classe

200

Ceux de 6e classe

166

13

4

Ceux de 7e classe

125

Ceux de 8e classe

100

Ceux de 9e classe

75

Ceux de 10e classe

50

Ce traitement fut acquitté par le payeur-général de l'armée, de la même manière que celui des officiers[15].

Le général en chef ordonna qu'il y aurait, le 15 vendémiaire, en présence des généraux d'artillerie et du génie, un examen public pour les jeunes gens de l'école polytechnique qui voudraient entrer dans ces deux armes, et qui seraient porteurs d'un ordre de l'état-major. Monge, examinateur de la marine, fut chargé de cet examen[16].

Les récits des anciens écrivains et de quelques voyageurs modernes portaient à croire que le Nil, dans des temps très-reculés, avait pénétré dans les déserts de la Libye. On avait cru reconnaître des traces de son cours dans une grande vallée située à l'ouest de la Basse-Égypte, désignée par les géographes sous le nom de Bahr-Belâ-mâ, ou le Fleuve-sans-Eau, et par les Égyptiens, sous celui de Bahr-el-Fârigh, ou Fleuve-Vide. On savait que cette vallée n'était pas éloignée des lacs Natron, et qu'il y avait dans le voisinage quelques couvents de religieux cophtes. Le général en chef jugeant qu'il était utile d'explorer cette partie de l'Égypte, y envoya une commission composée de Berthollet, Fourrier, Redouté jeune, Duchanoy et Regnault, et chargea le général Andreossi de les protéger contre les Arabes avec un détachement de troupes. Ils partirent de Terraneh le 4 pluviôse, et, après quatorze heures de marche sur un vaste plateau désert, ils aperçurent la vallée des lacs Natron. En y descendant, ils trouvèrent, à mi-côte, les ruines d'un quasr ou fort bâti en natron, ce qui prouva que les pluies étaient extrêmement rares dans cette contrée. Les lacs furent visités par la commission ; on fit l'analyse de leurs eaux, et on leva la carte de la vallée. Ces lacs étaient au nombre de six ; l'exploitation de leur sel faisait partie de la ferme de Terraneh, dont le canton, renfermant six villages, était compris dans les nouvelles limites de la province de Gizeh. Les caravanes s'assemblaient à Terraneh ; elles étaient ordinairement de cent cinquante chameaux et six cents ânes. Les hommes entraient nus dans l'eau, brisaient et arrachaient le natron avec une pince en fer, et négligeaient celui qui se trouvait en grande masse sur les bords des lacs. Chaque caravane transportait 600 qantar de natron de quarante-huit oqâh[17]. Terraneh en était l'entrepôt. Il était expédié par le Nil à Rosette, d'où on l'envoyait à Alexandrie et de là en Europe. La ferme du natron était une véritable gabelle. Les villages qui avaient des établissements où on l'employait, étaient obligés d'en acheter tous les ans, au fermier, une quantité déterminée. La tribu des sammâlou, Arabes pasteurs et hospitaliers, faisait la contrebande du natron, et allait, par le désert, le vendre il Alexandrie.

La vallée du Fleuve-sans-Eau est à l'ouest de celle des lacs Natron ; elles ne sont séparées que par une crête, et son bassin a près de trois lieues de développement d'un bord à l'autre. Aride et stérile comme tout ce qui l'entoure, cette vallée n'a point de sources. La commission la traversa dans toute sa largeur ; elle y trouva beaucoup de bois pétrifié, d'immenses troncs d'arbres agatisés, une vertèbre de gros poisson qui paraissait minéralisée, du quartz roulé, du silex et beaucoup de matières appartenant aux montagnes primitives de la Haute-Égypte. On en concluait que le Nil., ou une partie de ses eaux, avait dû couler dans les déserts de la Libye, par les vallées des lacs Natron et du Fleuve-sans-Eau.

L'opinion générale étant qu'en remontant le Bahr-Belà-mâ on arrivait dans le Fayoum, la commission conjectura que leur point d'attache devait être à l'endroit où se trouvait indiqué le lac Mœris, dont le trop-plein était sans doute autrefois réparti sur la vallée du Fleuve-sans-Eau, et se déchargeait ensuite dans le golfe des Arabes. Les circonstances ne lui permirent pas de faire là reconnaissance du point de jonction de ces deux vallées qu'elle regardait comme la clef de la géographie physique de l'Égypte, et qui est bien exprimé sur la carte de Danville. Mais vingt mois plus tard, l'ingénieur Martin, en parcourant la partie septentrionale du Fayoum, reconnut que l'ouverture n'existait pas, et que cette province était séparée de la vallée du Fleuve-sans-Eau par une chaîne de montagnes. Si sa reconnaissance a été exacte, il en résulte que le système hydrographique du lac Mœris, que l'on prétend avoir été appliqué autrefois à cette contrée, acquiert un nouveau degré d'invraisemblance.

Bonaparte écrivit au Directoire[18] : Le général Andréossy et le citoyen Berthollet sont de retour de leur tournée aux lacs Natron et aux couvents des cophtes. Ils ont fait des découvertes extrêmement intéressantes ; ils ont trouvé d'excellent natron que l'ignorance des exploiteurs empêchait de découvrir. Cette branche du commerce de l'Égypte deviendra encore par là plus importante.

Pour faire connaître l'état d'avilissement et de misère dans lequel sont tombés les moines chrétiens en Égypte, nous allons jeter un coup-d'œil sur leurs principaux établissements.

Les couvents cophtes de la vallée des lacs Natron ont été fondés dans le quatrième siècle, détruits et plusieurs fois reconstruits dans la suite. Trois de ces monastères ont la forme d'un carré long de 98 à mètres, large de 58 jusqu'à 68. Les murs d'enceinte, en bonne maçonnerie, sont hauts de 13 mètres et épais de 2 et demi à 3. Un trottoir d'un mètre règne à leur partie supérieure. Au-dessus du trottoir, le mur a des meurtrières, les unes dans le mur même, les autres inclinées et saillantes pour se défendre à coups de pierres contre les Arabes, la règle défendant aux moines l'usage des fermes à feu. Les meurtrières saillantes ont des masques pour garantir des coups de fusil.

Les couvents n'ont qu'une seule entrée basse et étroite, d'un mètre de haut et de deux tiers de mètre de large. Une porte très-épaisse, toute recouverte intérieurement par de larges bandes de fer, la ferme en dedans. Elle est contenue en haut par un loquet, au milieu par une forte serrure en bois, et en bas par une traverse. L'entrée est en outre hermétiquement fermée en dehors par deux meules ou tronçons de colonnes de granit posées de champ, qui se logent à la fois et de côté dans le cadre de la maçonnerie. La porte est défendue par une espèce de mâchicoulis. Lorsqu'on .veut se clore, un moine, resté en dehors, commence à rouler une des meules avec une pince, la cale et présente l'autre ; il se glisse ensuite en dedans, l'entraîne vers lui à sa place et ferme la porte.

La cloche du couvent est à côté du mâchicoulis avec une corde de dattier qui pend jusqu'à terre. La nuit, avant d'ouvrir la porte, même lorsqu'on reconnaît que les gens qui sonnent sont amis, un moine, suspendu à une corde, descend, à l'aide d'un moulinet, par le mâchicoulis, et vient vérifier de plus près s'il n'y a pas de surprise. Pendant qu'on ouvre la porte, un moine, en sentinelle au haut du mur, observe s'il n'y a point d'Arabes.

Chaque couvent a, dans son intérieur, une tour carrée où l'on n'entre que par un pont-levis, long de 5 mètres et élevé au dessus du sol de 6 mètres et demi. Elle est terminée par une plate-forme supérieure au mur d'enceinte.

Les trois couvents voisins des lacs Natron ont des puits profonds de l3 mètres, où il y a environ un mètre d'eau douce. Elle sert aux besoins des moines et à l'arrosage d'un petit jardin où il y a un peu de légumes et quelques arbres, tels que le dattier, l'olivier, le tamaris, l'henné et le sycomore.

Au quatrième couvent, dit de Saint-Macaire il n'y a que de l'eau salée ; mais en dehors, à 400 mètres, il y a un puits d'eau douce. On trouve de bonnes sources à quelque distance des trois couvents.

Les cellules des moines sont des réduits où le jour ne pénètre que par l'entrée, et où il règne une odeur infecte. Leurs meubles sont une natte, leurs ustensiles une jarre et un qolleh ou pot à rafraîchir l'eau. Les églises et chapelles sont assez bien tenues et décorées d'images grossièrement peintes ; des œufs d'autruche y servent de lampes. Hors de là, tout est en désordre, malpropre et dégoûtant.

Les moines sont la plupart boiteux, borgnes, aveugles. Ils ont un air hagard, triste, inquiet. Ils vivent de minces revenus et principalement d'aumônes ; ils se nourrissent d'un petit pain rond mal cuit, d'œufs, de fèves et de lentilles préparées à l'huile. Rien n'indique qu'ils occupent leur esprit et leurs mains ; leur temps se passe en prières ou dans l'oisiveté. Ils sont très-ignorants. Leurs uniques livres consistent en manuscrits ascétiques sur parchemin ou papier coton, les uns en arabe, les autres en cophte, avec la traduction arabe, qui paraissent avoir 600 ans de date. Il y avait 9 moines au couvent de Baramaïs ; 18 à celui des Syriens ; 12 à celui d'Ambabicoï, et 20 à celui de Saint-Macaire. Le patriarche du Kaire les entretient de sujets. Le supérieur porte le nom d'Aboû-y, qui veut dire mon père.

Les moines exercent forcément l'hospitalité envers les Arabes. Ils sont sans cesse sur leurs gardes, et ne communiquent que la nuit d'un couvent à l'autre. Les Arabes s'y arrêtent ordinairement dans leurs courses, pour manger et faire rafraîchir leurs chevaux. Les moines ne leur ouvrent jamais la porte ; une poulie, placée à l'un des angles de l'enceinte, est destinée à descendre par une corde, dans un panier, le pain, les légumes et l'orge qu'ils sont dans l'usage de donner pour n'être pas dépouillés ou assassinés lorsqu'ils sont rencontrés hors de leurs couvents.

Le tableau de ces tristes résidences qui, dans l'origine, servirent d'asile à des chrétiens, aux temps des persécutions de l'église, et l'aspect des moines qu'une stupide ferveur y tenait encore renfermés, étaient à peu près applicables aux autres établissements monastiques répandus dans l'Égypte.

Dans les tombeaux antiques et les grandes carrières creusés dans la chaîne libyque, non loin de Syout, de petites niches, des revêtissements en stuc, quelques croix peintes en rouge, des inscriptions cophtes, témoignaient que ces lieux avaient été habités par des chrétiens solitaires.

A une lieue de Philæ, au milieu du désert, dans une petite vallée entourée de roches décrépites et de sables produits par leur décomposition, s'élevait un ancien couvent de cénobites. Il n'était plus habité. De hautes murailles crénelées, des chemins couverts et des meurtrières, annonçaient que les moines s'y étaient fortifiés ou que cet édifice, enlevé à sa destination, avait servi de forteresse. Les constructions qui remontaient aux premiers temps de la chrétienté avaient de la grandeur et de la solidité. Ce que la guerre y avait ajouté, paraissait fait a la hâte et était moins bien conservé. Dans de longs corridors, des cellules ressemblaient à des cases de ménagerie ; un carré de sept pieds n'était éclairé que par une lucarne ; un enfoncement dans la muraille servait d'armoire ; un tour, placé à côté de la porte, annonçait que c'était par là que les solitaires recevaient leur manger. Quelques sentences tronquées étaient inscrites sur les murs.

Plus loin, à deux journées de marche, au bord du désert, on trouvait deux établissements cophtes : l'un, appelé le couvent Blanc, à cause de la couleur des pierres dont il était bâti ; l'autre, nommé le couvent Rouge, parce qu'il était construit en briques, et dont on attribuait l'érection à Sainte-Hélène. Des vestiges anciens annonçaient qu'ils avaient été plusieurs fois incendiés. Au couvent Rouge, probablement à la suite d'un incendie, les moines s'étaient logés dans la galerie latérale d'une assez grande église où ils avaient pratique quelques huttes ; ils étaient couverts de haillons.

Non loin de Minieh était le monastère de la Poulie, posé à pic sur les rochers de la chaîne arabique. Les moines venaient il la nage demander l'aumône aux passants, et les dévalisaient même, dit-on, lorsqu'ils pouvaient le faire impunément. Ils étaient très-habiles nageurs, et remontaient le courant du fleuve comme des poissons. Séparés de toute culture par un désert, ils étaient dévorés de l'air qui le traversait, et brûlés de l'ardeur du soleil qui frappait sur le rocher nu qu'ils habitaient. Ils ne vivaient que d'aumônes, et ne s'approvisionnaient que par une poulie de l'eau et des autres objets nécessaires à leur misérable existence.

Telle était la vie monastique en Égypte.

Aboucheïr, fermier de Mourad-Bey, était dans le Menoufyeh un des hommes les plus influents et les plus prononcés contre les Français. Il avait trempé dans la révolte du village de Remerieh contre le général Fugières. Zayonschek lui avait envoyé un pardon et l'avait engagé à se rendre à Menouf ; il n'en fit rien. Ce général employa tous les moyens pour s'en emparer, et n'y réussit pas. \ Lanusse partit de Menouf dans la nuit du 29 vendémiaire avec 130 hommes de la 25e, se rendit à Qasr-Kaïr où demeurait Aboucheïr, et cerna ce village. Sa maison était une petite forteresse garnie de quelques pièces de canon et d'une trentaine de fusils de rempart. Aboucheïr, déjà à cheval avec plusieurs de ses gens, répondit par une fusillade aux propositions que lui faisait faire le général Lanusse. Alors il ordonna l'escalade de la maison ; Aboucheïr voulut fuir, et fut tué en traversant le canal qui en baignait les murailles. On trouva chez lui 3 pièces de canon, 40 fusils, 50 chevaux, 12.000 livres en espèces enterrées, quelques habits militaires français et des boutons d'état-major. La mort d'Aboucheïr rétablit la tranquillité dans la contrée. Il laissait un fils qui marchait sur les traces de son père. Le général en chef ordonna à Lanusse de le faire arrêter et de l'envoyer sous bonne escorte à la citadelle du Kaire, comme un otage qu'il était bon d'avoir, et de confisquer ses biens[19].

Deux tribus arabes, ennemies des Français, nommées Haydeh et Mâseh, étaient établies au village de Gemmazeli, dans la province d'Atfyh. Le général en chef ordonna à Murat de sortir du Kaire comme pour aller à Belbeïs, de gagner le Moqattam, de s'enfoncer deux lieues dans le désert, de se diriger sur Gemmazeli, de combiner sa marche de manière à se reposer pendant la nuit à 2 ou 3 lieues de ces Arabes, et à pouvoir, à la pointe du jour, tomber sur leur camp, prendre tous leurs chameaux, bestiaux, les femmes, les enfants, les vieillards et la partie de ces Arabes qui étaient à pied, de tuer les hommes qu'on ne pourrait pas prendre, et d'embarquer sa capture sur le Nil pour l'envoyer sous escorte au Kaire. Comme le point de retraite des fuyards était nécessairement le puits de Gandeli, dans la vallée de l'Égarement, et El-Touâreq sur la Mer-Rouge, à 3 lieues de Suez, Murat devait, en les poursuivant, aller jusqu'à ces deux positions, et écrire un mot au commandant de ce port. Il lui était recommande, pendant sa marche dans le désert, de pousser toujours, à une lieue sur sa droite et sur sa gauche, un officier avec 15 cavaliers, et de marcher sur tous les convois de chameaux qu'il rencontrerait : le général en chef comptait que cette course, qui devait durer 6 jours, en produirait plusieurs centaines[20].

Rampon occupait Berket-el-Haggi ; Bonaparte le chargea d'aller reconnaître la position de Geziret-Billys, ou camp des Arabes de ce nom, situé à 4 lieues de là, entre Belbeïs et la branche de Damiette, et, quand il en serait à une demi-lieue, de faire connaître à cette tribu qu'elle n'avait rien à craindre, qu'elle pouvait rester dans son camp, parce que le cheyk était venu voir le général en chef et en avait obtenu grâce ; Rampon devait tenir note des villages par où il passerait, et observer les différentes positions qu'occupaient les Arabes, afin que, si les circonstances exigeaient qu'il marchât contre eux, il sût comment s'y prendre ; veiller à ce que ses troupes ne fissent aucun mal ; recommander à tous les villages de payer exactement le miry, de ne pas cacher de Mamlouks, et de les déclarer s'il y en avait[21].

Le général Leclerc remplaça Murat dans le commandement du Qélioubeh. Bonaparte fait arrêter et détenir au secret dans la citadelle du Kaire, Cheraïbi, chef de cette province, pour avoir, malgré son serinent de fidélité, correspondu avec les Mamlouks, et, le jour de la révolte du Kaire, appelé les habitants des villages environnants à se joindre aux révoltés. Il chargea Leclerc de mettre à Qélioub le séquestre sur ses biens et d'en prévenir le divan de la province et les cheyks des Arabes, qui devaient d'autant plus sentir la justice de ces mesures qu'ils avaient été témoins de ses crimes et qu'on l'avait comblé de bienfaits[22].

On ne pouvait venir à bout des Arabes de Darne ; battus d'un côté, ils se représentaient de l'autre. Ils parurent à Mit-Asem, dans la province de Mansourah. Le général Verdier marcha sur ce village, dispersa les Arabes, y découvrit quelques Mamlouks et trois pièces de canon dont il s'empara. Le cheyk était d'intelligence avec eux. Le général en chef écrivit à Verdier de le menacer de coups de bâtons s'il ne désignait pas les endroits où il y aurait encore des Mamlouks et des canons cachés ; de se faire donner tous les renseignements possibles sur les bestiaux appartenant aux Arabes de Darne, qui pourraient être dans le village, après quoi de lui faire couper la tête et de la faire exposer avec une inscription qui désignerait que c'était pour avoir caché des canons ; de faire également couper la tête aux Mamlouks, et d envoyer les trois pièces de canon à Gizeh ; de publier une proclamation dans la province pour que les villages qui avaient des canons eussent à les remettre dans le plus court délai[23].

Les consuls étrangers, à Alexandrie, reçurent une lettre de l'amiral anglais et la publièrent sans la permission du général Marmont. Le général en chef lui en témoigna son étonnement. Faites-leur rendre compte, lui écrivit-il, qui leur a remis cette lettre, et faites-leur connaître que, si, à l'avenir, ils ne vous remettaient pas, toutes cachetées, les lettres qu'ils recevraient, vous les feriez fusiller. Si ce cas se présentait, vous m'enverriez la lettre toute cachetée.

Un nommé Jennovisch, capitaine impérial, vint à Alexandrie ; Bonaparte donna l'ordre à Marmont de mettre le scellé sur ses effets, et de l'envoyer sous bonne escorte au Kaire. Vous aurez soin, lui mandait-il[24], de le faire mettre nu, et de prendre tous ses habillements que vous ferez découdre pour vous assurer qu'il n'y a rien dedans. Vous lui ferez donner d'autres habits. L'envoi de cet homme à Alexandrie me paraît suspect : du reste, je suis fort aise qu'il y soit, puisqu'il nous donnera des nouvelles du continent ; mais qu'il ne parle à personne.

Jusqu'à ce moment, l'état sanitaire de l'armée avait été satisfaisant ; on n'y avait pas vu le moindre symptôme de peste ; vers la fin de frimaire, elle se déclara à Alexandrie dans l'hôpital de la marine. Il y eut beaucoup de lenteur dans les déclarations, et par conséquent dans les mesures de précaution et d'isolement nécessaires pour empêcher la maladie de se propager. Elle se communiqua aux troupes de terre.

L'ordonnateur des lazarets reçut l'ordre de Bonaparte de se concerter avec le médecin en chef, et lui demanda s'il fallait brûler les effets des pestiférés, ou se contenter de leur lavage et sérénage. Desgenettes répondit que leur brûlement était une mesure indispensable. Il fit cependant observer au général en chef que ce parti pourrait entraîner beaucoup de dépense, soit par la perte des fournitures appartenant à l'État 5 soit pour les indemnités qui seraient réclamées par les particuliers. Bonaparte répondit comme le héros du Tasse quand il rejette la rançon d'Altamore : Je suis venu ici pour fixer l'attention et reporter l'intérêt de l'Europe sur le centre de l'ancien monde, et non pour entasser des richesses. On brida donc les effets des pestiférés ou des malades suspects de la peste[25].

Le général en chef écrivit à Marmont[26] :

Faites faire tous les cinq jours une visite des hôpitaux par un officier supérieur de ronde qui prendra toutes les précautions nécessaires, qui visitera tous les malades, et fera fusiller sur-le-champ, dans la cour de l'hôpital, les infirmiers ou employés qui auraient refusé de fournir aux malades les secours et les vivres dont ils ont besoin. Cet officier, en sortant de l'hôpital, sera mis pour quelques jours en réserve dans un endroit particulier. Vous avez bien fait de faire donner du vinaigre et de l'eau-de-vie à la troupe. Épargnez l'un et l'autre ; il y a loin d'ici au mois de juin.

La peste étendit ses ravages ; plusieurs corps en furent atteints. Bonaparte envoya à Marmont une longue instruction faite pour servir de modèle à tout général d'armée. Ses recettes étaient simples et décisives, il ne puisait pas dans les pharmacies ; l'eau, l'air, la propreté formaient tout son formulaire. On y reconnaît ce coup-d'œil prompt à juger les choses, et cet esprit fécond en ressources que rien n'embarrassait y et qui trouvait remède à tout.

J'imagine, écrivit-il, que vous aurez changé la manière de faire le service d'Alexandrie. Vous aurez placé aux différentes batteries et aux forts de petits postes stables et permanents : ainsi, par exemple, à la hauteur du fort de l'Observation, à la batterie des bains, vous aurez placé 12 à 15 hommes qui ne devront pas en sortir, et que vous tiendrez là sans communication. Ces 12 à 15 hommes fourniront le factionnaire nécessaire pour garder le poste. L'état de la mer vous dispense d'avoir aujourd'hui une grande surveillance ; ainsi vous vous trouvez avoir besoin de fort peu de monde. Pourquoi avez-vous des grenadiers pour faire le service en ville ? Je ne conçois rien à l'obstination du commissaire des guerres Michaut à rester dans sa maison, puisque la peste y est. Pourquoi ne va-t-il pas se camper sur un monticule du côté de la colonne de Pompée ?

Tous vos bataillons sont, l'un de l'autre, au moins à une demi-lieue. Ne tenez que très-peu de chose dans la ville ; et, comme c'est le poste le plus dangereux, n'y tenez point de troupe d'élite. Mettez le bataillon de la 76e sous ces arbres où vous avez été longtemps avec la 4e d'infanterie légère. Qu'il se baraque là en s'interdisant toute communication avec la ville et l'Égypte. Mettez le bataillon de la 85e du côté du Marabou : vous pourrez facilement l'approvisionner par mer. Quanta la malheureuse demi-brigade d'infanterie légère, faites-la mettre nue comme la main, faites-lui prendre un bon bain de mer ; qu'elle se frotte de la tête aux pieds ; qu'elle lave bien ses habits, et que l'on veille à ce qu'elle se tienne propre. Qu'il n'y ait plus de parade ; qu'on ne monte plus de garde que chacun dans son camp. Faites faire une grande fosse de chaux vive pour y jeter les morts.

Dès l'instant que, dans une maison française, il y a la peste, que les individus se campent ou se baraquent ; mais qu'ils fuient cette maison avec précaution, et qu'ils soient mis en réserve en plein champ. Enfin, ordonnez qu'on se lave les pieds, les mains, le visage tous les jours y et qu'on se tienne propre.

Si vous ne pouvez pas garantir la totalité des corps où cette maladie s'est déclarée, garantissez au moins la majorité de votre garnison. Il me semble que vous n'avez encore pris aucune grande mesure proportionnée aux circonstances. Si je n'avais pas à Alexandrie des dépôts dont je ne puis me passer, je vous aurais déjà dit : partez avec votre garnison, et allez camper à 3 lieues dans le désert. Je sens que vous ne pouvez pas le faire. Approchez-en le plus près que vous pourrez. Pénétrez-vous de l'esprit des dispositions contenues dans la présente lettre ; exécutez-les autant que possible, et j'espère que vous vous en trouverez bien[27].

 

Les généraux Lagrange et Leclerc, plusieurs officiers de la division Reynier et ce général lui-même, désirant augmenter leur bien-être par des moyens que pût avouer leur délicatesse, avaient exprimé au général en chef le désir d'acquérir des terres confisquées sur les Mamlouks[28].

Ce fut sans doute sur cette demande que Bonaparte, généralisant plus tard cette idée, chargea, comme on l'a vu, le conseil de finances par lui créé le 26 nivôse, de proposer un plan pour donner aux soldats de l'armée une récompense qu'ils avaient si justement méritée. Le travail de ce conseil n'est point connu ; mais on va voir Bonaparte, comme les anciens conquérants, distribuer à ses lieutenants des terres de l'ennemi vaincu, et jeter sur un sol étranger le germe de ce système de dotations qui se développa dans l'empire français sous Napoléon.

Il donna en toute propriété, dans l'île de Roudah, au général Lannes, la maison qu'il occupait avec 20 feddams de terre ; aux généraux Murat et Dommartin, les maisons qu'ils habitaient avec les jardins. Il ordonna que la partie qui restait de cette île, excepté les lieux où étaient le Meqyas et une batterie, et l'île vis-à-vis Boulaq où était le lazaret, seraient partagées chacune en dix portions qu'il se réserva de donnera des officiers de l'armée. Le chef de l'état-major-général fut chargé d'annoncer à ces trois généraux que ces biens leur étaient donnés en gratification extraordinaire pour les services qu'ils avaient rendus dans la campagne, et les dépenses qu'elle leur avait occasionnées[29].

Il donna au même titre et par la même considération 12 actions de la compagnie d'Égypte, appartenant à la République, aux chefs de brigade Boyer de la 18e, Darmagnac de la 32e, Conroux de la 61e, Lejeune de la 22e, Delorgne de la 13e, Maugras de la 75e, Venoux de la 25e, au chef de brigade de la 9e, aux colonels Duvivier du 14e de dragons, Bron du 3e, Pinon du 15e, et à l'adjudant-général Grezieux[30].

Bonaparte écrivit à Marmont[31] : Vous ferez sortir un parlementaire pour prévenir le commandant anglais que plusieurs avisos de sa nation ont, à différentes époques, échoué sur la côte ; que nous avons sauvé les équipages ; qu'ils sont dans ce moment au Kaire où ils sont traités avec tous les égards possibles ; que ne les regardant pas comme prisonniers, je les lui enverrai incessamment.

Ils étaient en effet libres sur parole ; ils se mêlaient avec les troupes pour assister aux revues, et s approchaient de Bonaparte jusqu'à toucher son cheval. Un de ses officiers ayant cherché à lui inspirer quelque crainte, il répondit en souriant : Si vous craignez pour votre vie, moi je ne crains rien : les Anglais ne sont pas des assassins. Passant un jour auprès de leur logement, il aperçut la femme d'un matelot allaitant un enfant, lui envoya un pot de lait et du linge, et continua de lui faire remettre chaque jour quelque chose. Un bateau de comédiens qui venait d'Alexandrie, ayant chaviré sur le Nil tout près du Kaire, les officiers et matelots anglais se trouvant sur le rivage se jetèrent à l'eau et sauvèrent sept individus d'une mort certaine. Bonaparte les fit appeler, les loua de leur conduite, fit donner 200 fr. à chaque officier et 50 à chaque matelot, et leur fit délivrer des passeports pour retourner librement à bord de la croisière. Et, comme ils le remerciaient, il leur dit en souriant : Fortune de guerre ! Ces faits sont racontés par un des prisonniers même[32].

Bonaparte ordonna à l'aga des janissaires et aux agents de la police de publier au Kaire qu'on jouirait pendant la nuit du ramadan de toute la liberté d'usage. Il écrivit au divan pour qu'il fit tout ce qui dépendrait de lui, afin que cette fête fût célébrée avec plus de pompe et de ferveur que les autres années. Il assista à cette solennité le 21 pluviôse, et y remplit les fonctions qui appartenaient au pacha. Il en envoya à Marmont une relation avec une proclamation du divan pour les répandre non-seulement dans sa province, mais encore par tous les bâtiments qui partiraient[33].

Jetons un coup-d'œil rapide sur le système de fortification et de défense appliqué par Bonaparte à l'Égypte. Tout y avait été nouveau pour les Français, sol, climat, tactique des Mamlouks, mœurs des habitants. Ils avaient eu à combattre non-seulement la force armée du pays, les Mamlouks, mais encore les Arabes et les cultivateurs. Il avait fallu s'établir et se fortifier contre les ennemis intérieurs et extérieurs.

L'Égypte n'offrait point ces lignes naturelles de défense, ces grandes chaînes de montagnes ou ces rivières qui, en Europe, déterminent les systèmes de fortification, d'attaque et de défense d'un pays. Elle n'avait pas de ces postes dont la possession entraîne celle d'une province. La côte de la Méditerranée est plane et accessible. Excepté dans la saison de l'inondation, l'ennemi pouvait pénétrer facilement dans le pays. Tout était ouvert devant lui. Il ne pouvait être arrêté dans sa marche que par quelques corps d'armée occupant les points resserrés entre le Nil et les lacs. Des fortifications, pour défendre le passage des bouches du fleuve, pouvaient le gêner dans ses opérations ; mais elles n'étaient rien sans la protection d'une armée.

Du côté de la Syrie, les difficultés qu'offrait le passage du désert n'étaient pas insurmontables. Une fois vaincues, le pays était entièrement ouvert. Si les Turcs, seuls ennemis dont Bonaparte put, dans le principe, prévoir l'attaque, pénétraient dans l'intérieur du pays, c'était seulement avec une armée qu'on pouvait les combattre et contenir la population. Toutes ces considérations le déterminèrent donc à adopter pour principe que l'Égypte devait être défendue par une armée, plutôt que par des fortifications.

Cependant la difficulté des transports, le genre de nourriture des habitants, si différent de celui des Français, et le besoin de réunir d'avance des subsistances sur les points où l'armée aurait à s'assembler, exigeaient qu'on y formât des magasins de vivres et de munitions. Pour la sûreté des dépôts, il fallait les protéger par des postes fortifiés. Il convenait que ceux de ces postes qui étaient sur l'extrême frontière fussent en état de résister aux attaques de l'ennemi, en attendant la réunion de l'armée.

Le maintien de la tranquillité dans l'intérieur du pays exigeait aussi des postes fortifiés, capables d'imposer aux habitants, et de servir de retraite aux détachements français.

Bonaparte détermina d'après ces principes le centre des opérations et des dépôts de l'armée, les postes extrêmes et les postes intermédiaires ; il établit sur le Nil une marine capable de protéger les mouvements et les transports. Les travaux de fortification furent fort difficiles à organiser ; méthodes de construction, moyens d'exécution et de transport, tout était différent des usages européens. Il fallut fabriquer des outils ; les soldats pouvaient difficilement y être employés. Les Égyptiens y venaient avec peine. Cependant, malgré tous les obstacles, les fortifications s'élevèrent partout avec une rapidité qui les surprit, et fit une grande impression sur eux.

Considérée par les Égyptiens comme donnant à celui qui l'occupe la domination sur le pays, centre du gouvernement et du commerce, la ville du Kaire se présentait naturellement par sa position comme le centre de toutes les opérations militaires, et où la réserve, les hôpitaux, les magasins, les ateliers, les administrations générales pouvaient être en sûreté. On trouva les conditions nécessaires à une capitale militaire dans l'ensemble du Kaire, de Boulaq, du Vieux-Kaire, de Gizeh et de File de Roudah. Elle fut choisie pour être le lieu du rassemblement d'où l'armée pourrait se porter sur les points où sa présence serait nécessaire. Son étendue et sa population ne permettaient pas de penser à la fortifier. On occupa seulement les points qui la dominent. On tira le parti le plus ingénieux de l'ancien château ; et du chaos de ces vieilles constructions s'éleva une citadelle susceptible d'être défendue par un petit nombre de troupes, et de contenir les habitants. Les forts Dupuis, Sulkowsky, de l'Institut, Muireur et Camin furent construits autour de la ville, vers les quartiers éloignés de la citadelle, pour défendre, avec de petites garnisons, différents établissements contre l'ennemi extérieur et les soulèvements des habitants.

Le fort Camin, celui de l'Institut, et l'ouvrage à corne construit à la ferme d'Ibrahim-Bey, défendaient les avenues de Boulaq et le pont de communication avec l'île de Roudah, défendue elle-même naturellement par le fleuve, et en outre par des batteries. Gizeh, que Mourad-Bey avait fait environner de murs, fournit à peu de frais une bonne place forte pour les ateliers et magasins de l'artillerie, Ses tours furent remplies de terre et transformées en batteries. Un pont volant fut établi pour la communication avec le Vieux-Kaire. Des postes retranchés à 5 ou 6 lieues sud du Kaire, le fort de Torrah sur la rive droite du Nil et le couvent d'Aboû-Seïféni sur la rive gauche, protégèrent la navigation de ce fleuve.

Le point le plus intéressant peut-être, pour l'armée française, était le port de mer qui contenait sa marine, presque tous ses magasins, et par lequel elle pouvait recevoir des secours. L'influence militaire d'Alexandrie, comme place de guerre, était à peu près nulle. L'Égypte n'a pas absolument besoin de cette ville, tandis qu'Alexandrie ne peut que difficilement exister sans l'eau du Nil et les vivres de l'Égypte. Mais, comme port de mer, excellent sous le rapport des opérations maritimes et du commerce, c'était le seul qui existât sur la côte. Ces raisons déterminèrent donc à le fortifier. Ces fortifications exigeaient de grands travaux, beaucoup de temps et de main d'œuvre. La défense de la ville et du port embrassait un développement considérable ; tout le terrain environnant était couvert d'anciennes constructions et de montagnes de décombres.

On tira parti d'une portion de l'enceinte construite par les anciens Arabes, du Phare, etc., etc.

Une vieille mosquée, bâtie sur l'île ou rocher du Marabou, fut convertie en fort pour défendre l'anse où l'armée avait débarqué, et la passe occidentale du Port-Vieux.

Le vieux château d'Abouqyr fut réparé et armé, et servit de batterie de côte.

On s'occupa de la défense des deux bouches du Nil ; les villes de Rosette et de Damiette étaient trop grandes et trop peuplées pour être converties en postes militaires, et trop éloignées des embouchures pour en défendre l'entrée ; les bâtiments de guerre, situés en dedans du Bogaz, ne pouvaient non plus le défendre sans être protégés par des feux de terre. L'ancien château de Raschid, situé à une demi-lieue au-dessous de Rosette, fut réparé, armé et nommé fort Julien. Un ancien caravansérail, appelé la maison carrée, situé entre le fort Julien et Abouqyr, fut converti en position militaire pour protéger la communication avec Alexandrie, défendre la bouche du lac d'Edkou et augmenter la surveillance sur la côte la plus menacée.

Au-dessous de Damiette, dans l'endroit le plus resserré de la langue de terre qui sépare le Nil du lac Menzaleh, sur l'emplacement du village de Lesbeh, on construisit un fort, auquel on donna ce nom. Il commandait le Nil, et aurait arrêté l'ennemi, si après avoir débarqué sur la plage, à l'est de l'embouchure, il avait voulu marcher sur Damiette. Il était cependant trop éloigné du Bogaz pour protéger les bâtiments chargés d'en défendre l'entrée. Deux tours, anciennement construites sur les deux rives, furent réparées et armées.

Les lacs Madieh ou d'Abouqyr, Bourlos et Menzaleh furent occupés par des chaloupes canonnières.

Rahmanieh fut choisi comme centre d'action pour les opérations de l'armée sur la côte et pour dépôt de vivres et de munitions. On y construisit une redoute, et on y forma des magasins. Cette fortification et quelques travaux faits à Damanhour protégeaient en outre le canal d'Alexandrie contre les incursions des Arabes.

Sur la frontière de Syrie, Belbeïs et Salhieh furent choisis pour postes extrêmes : on voulut d'abord en faire de grandes places ; mais la difficulté d'exécuter des travaux aussi considérables y fit renoncer. On en forma des postes de dépôts.

Dans l'intérieur, à Menouf, Mit-Gamar, Mansourah, Alqam, on construisit des postes pour protéger la navigation du Nil, contenir les habitants du pays, et servir de dépôts.

Quant au poste établi à Suez, la difficulté des transports par le désert ne permit pas d'exécuter tous les travaux projetés. Les fortifications de Suez suffirent pour protéger contre les Arabes les établissements qu'on voulait y former.

On aurait une idée très-fausse de ces fortifications, si on les assimilait à celles de l'Europe. On dut créer un système applicable au pays, aux matériaux, et approprié aux diverses attaques dont on pouvait être menacé ; des maisons ou d'anciennes constructions armées de quelques pièces de canon et crénelées ; de petites tours aussi crénelées et surmontées d'une terrasse avec une ou deux pièces de canon, tels étaient la plupart des postes où une vingtaine de Français attendait sans crainte et repoussait toutes les attaques de la cavalerie ennemie ou d'une multitude soulevée, et n'y redoutait pas même une vingtaine de pièces d'artillerie mal servies. Les vivres et les munitions pour la garnison et en dépôt pour l'armée étaient dans des magasins construits dans l'intérieur ou bien adossés extérieurement à ces forts.

Afin de les mettre un peu à l'abri du feu de l'artillerie s on éleva autour de quelques-uns de ces postes des parapets ou des chemins couverts.

Ces fortifications étaient bonnes contre des armées turques, inhabiles aux attaques régulières, et qui Savent à peine se servir de leur artillerie ; elles n'auraient opposé qu'une faible résistance aux attaques de troupes européennes. Mais, considérées comme dépôt, destinées à fournir aux besoins de l'armée dans tous les lieux où elle pouvait se porter, elles remplissaient leur but. C'était sur l'armée que reposait la défense de l'Égypte ; elle devait toujours être prête à marcher à l'ennemi.

Après avoir assuré les moyens de la nourrir sur tous les points, des routes étaient nécessaires pour faciliter ses marches dans toutes les saisons. Les communications par eau furent organisées sur le Nil, et protégées par des barques armées. Des reconnaissances furent ordonnées pour les communications par terre. Les routes qu'il importait particulièrement d'établir étaient celles d'Alexandrie à Damiette, en suivant la côte, de Rahmanieh à Damiette, de Rahmanieh à Salhieh, de Damiette à Salhieh, du Kaire à Damiette, du Kaire à Alexandrie et Rosette par Rahmanieh, du. Kaire à Belbeïs et Salhieh.

Pour être praticables pendant l'inondation, ces routes devaient être élevées au-dessus du niveau des eaux ; on pouvait profiter de plusieurs digues et ponts qui existaient déjà. Les nouvelles levées et les ponts à faire devaient se rattacher au système général d'irrigation, et concourir à son perfectionnement. Ce travail indispensable pour compléter le système de défense, exigeait de grandes dépenses et plusieurs années. Les ingénieurs militaires et des ponts et chaussées firent des reconnaissances très-précieuses ; mais ce travail ne fut point exécuté.

Le nouveau genre de guerre que faisait Bonaparte lui suggéra quelques innovations utiles pour l'attaque et la défense.

Grâce à la vitesse de leurs chevaux, a l'habileté avec laquelle ils savaient les manier, a leur habitude de la vie du désert, les Arabes échappaient le plus souvent à la cavalerie française qui se ruinait à leur poursuite. Le général en chef, a son retour d'Asie à Suez, avait rencontré des Arabes montés, sur des dromadaires et escortant une caravane. Les voyant conduire ces animaux avec adresse, il avait ordonné à Eugène Beauharnais et à Edouard Colbert, aujourd'hui lieutenant-général, d'essayer de monter et de conduire des dromadaires. Ces officiers ayant exécuté avec facilité les ordres du général en chef, qui les suivait au galop sans pouvoir les atteindre, Bonaparte annonça qu'avant un mois il aurait un régiment de dromadaires pour faire la police de l'Égypte. En arrivant à Suez, il en parla à Reynier et prit un arrêté pour la formation de ce corps. Dans le même temps, le général Desaix faisait la même chose dans la Haute-Égypte pour se mettre à la poursuite de Mourad-Bey. Le dromadaire, très-leste à la course, pouvait au trot suivre un cheval au petit galop, porter en même temps deux hommes adossés, les vivres, les munitions, supporter facilement la fatigue, la faim et la soif. Il était donc très-propre à faire des marches dans le désert. Sa docilité se prêtait à toutes les manœuvres ; il les exécutait avec une rare précision. Au signal de halte, il fléchissait les jambes, se reposait sur le ventre et restait immobile. Alors les soldats mettaient pied à terre, se formaient en bataillon, faisaient la loi à la tribu d'Arabes qu'ils poursuivaient. Ce moyen fut le plus efficace pour réprimer leurs brigandages et les forcer a se soumettre. Le corps des dromadaires rendit des services signalés dans toutes les campagnes.

Pour défendre l'infanterie contre les surprises delà cavalerie ennemie, lui permettre surtout de combattre sur deux rangs et de tirer parti du troisième, toujours faible et souvent nuisible aux hommes du premier, Bonaparte ordonna que chaque soldat serait muni d'un pieu ferré par les deux bouts, comme faisant partie de son armement. Ces pieux, destinés à être plantés en terre sous un angle incliné à l'horizon, la pointe tournée contre l'ennemi, devaient défendre contre la cavalerie le front de l'infanterie pendant le combat, et garnir son enceinte lorsqu'elle était campée. Les pieux étaient alors liés les uns aux autres par des chaînettes qui les assujettissaient et en faisaient un tout unique impossible à déplacer en masse. On ne voit pas cependant que ce moyen défensif ait été employé.

 

 

 



[1] Lettre du 18 nivôse (7 janvier 1799).

[2] Bonaparte méditait alors de porter la guerre en Syrie.

[3] Lettre de Bonaparte, du 6 pluviôse (25 janvier).

[4] Las Cases, tome I, page 261.

[5] Lettres de Bonaparte à Kléber, à Marmont et à Desaix, des 17, 21 et 22 pluviôse (5, 9 et 10 février).

[6] Lettre du 21 pluviôse.

[7] Lettre du 22 pluviôse.

[8] Lettre du 27 frimaire.

[9] Les Grecs étaient tout au plus 200 ; les Cophtes, très-nombreux, ne voulaient pas du service militaire ; les Druses ne firent rien pour les Français.

[10] L'armée comptait alors 20.000 hommes d'infanterie et 2.000 de cavalerie.

[11] Lettre du 6 pluviôse.

[12] Lettre du 6 pluviôse.

[13] Moniteur du 5 pluviôse an IX.

[14] Lettre du 6 pluviôse.

[15] Arrêté du 25 vendémiaire an VII.

[16] Arrêté du 29 fructidor an VI.

[17] L'oqâh est de 2 livres et demie, poids de marc (720 quintaux).

[18] Lettre du 22 pluviôse.

[19] Lettres de Bonaparte, des 26 brumaire et 23 nivôse.

[20] Lettre du 22 nivôse.

[21] Lettre du 18 frimaire.

[22] Lettre de Bonaparte, du 25 frimaire.

[23] Lettre du 29 nivôse.

[24] Lettre du 27 nivôse.

[25] Desgenettes, Histoire médicale de l'armée d'Orient, page 25.

[26] Lettre du 27 nivôse.

[27] Lettre du 9 pluviôse (28 janvier).

[28] Lettre de Reynier, du 20 vendémiaire.

[29] Ordre de Bonaparte, du 3 pluviôse.

[30] Lettre au payeur-général, du 10 pluviôse (29 janvier).

[31] Lettre du 17 pluviôse.

[32] Jean Monkhouse, officier de marine. Relation des six dernières semaines de la vie de Napoléon.

[33] Lettres de Bonaparte au divan, au Directoire, à Marmont, des 11, 21 et 22 pluviôse.