HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ÉGYPTE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE V.

 

 

Mesures pour la sûreté de la flotte. — Bataille navale d'Abouqyr. — Villeneuve se retire à Malte. — Situation de la marine française en Orient. — Situation de Malte.

 

Jusqu'ici les armes françaises en Égypte avaient été favorisées par la fortune. Mais tandis qu'elle faisait triompher l'armée de terre et Bonaparte, elle préparait le plus funeste revers à l'amiral Brueys et à la flotte. Avant de le décrire, il faut retourner en arrière et voir ce qui se passait dans la rade d'Abouqyr pendant que l'armée entrait au Kaire et chassait Ibrahim-Bey en Syrie.

D'après l'arrêté de Bonaparte, du 15 messidor, pour la sûreté de la flotte, on a vu qu'il y avait à choisir entre trois partis : 1° la faire entrer dans le Port-Vieux d'Alexandrie ; 2° si d'après les sondes cela ne se pouvait pas, examiner si elle pourrait se défendre embossée dans la rade d'Abouqyr, contre une escadre ennemie supérieure ; 3° dans le cas où aucun de ces deux partis ne serait praticable, emmener la flotte a Corfou.

La première opinion des marins fut que les vaisseaux de haut bord ne pouvaient sans danger entrer dans le Port-Vieux. Cependant l'amiral ordonna de sonder la passe, et jugea en attendant que le mouillage d'Abouqyr lui permettait de prendre une position militaire qui le mît en état de résister à l'attaque de l'ennemi.

Tel était l'état des choses, le 19 messidor, lorsque Bonaparte partit d'Alexandrie avec l'armée.

Le même jour, après midi, Brueys arriva dans la rade d'Abouqyr, forma une ligne de bataille à deux tiers d'encablure de distance ; le vaisseau de tête le plus près possible de l'écueil qui lui restait dans le nord-ouest, et le reste de la ligne formant une ligne courbe le long des hauts-fonds, de manière à ne pas être doublé dans le sud-ouest. Cette position lui parut la plus forte que l'on pût prendre dans une rade ouverte, où il n'était pas possible de s'approcher assez de terre pour y établir des batteries, et où deux escadres ennemies pouvaient rester à la distance qui leur convenait. Il écrivait au ministre de la marine en l'instruisant de cette manœuvre qu'il espérait cependant qu'on parviendrait à trouver un passage par lequel les vaisseaux de 74 pourraient entrer dans le Port-Vieux, mais que la sortie serait toujours très-difficile et très-longue, et que dès lors une escadre y serait mal placée[1].

Brueys eut connaissance par un bâtiment maltais qu'une escadre anglaise de 14 vaisseaux et un cutter avaient été vus dans les parages de la Sicile. Il ne douta pas que ce ne fût la même qui avait paru le 11 devant Alexandrie ; il était, écrivait-il à Bonaparte, en état de la recevoir. Il s'occupait à faire prendre à l'escadre une position formidable, dans le cas où il serait forcé de combattre à l'ancre ; ce travail se faisait lentement, à cause des vents du nord qui soufflaient avec force. Il avait demandé deux mortiers à Alexandrie pour les placer sur l'écueil ou îlot sur lequel il avait appuyé la tête de la ligne ; mais il craignait bien moins pour cette partie que pour la queue, sur laquelle les ennemis porteraient vraisemblablement tous leurs efforts. Cette rade était trop ouverte pour qu'une escadre pût y prendre une position militaire contre l'attaque d'un ennemi supérieur[2].

Quant aux sondes, Kléber écrivit au général en chef[3] : D'après le résultat de celles faites par le capitaine Barré, il paraît que l'escadre pourra entrer dans le port. C'est une des meilleures nouvelles, je pense, que je puisse vous annoncer. On va s'occuper du balisage et de l'établissement des signaux.

Moins affirmatif, l'amiral mandait de son côté : Nos sondeurs espèrent avoir trouvé une passe dans laquelle il n'y aura pas moins de cinq brasses et demie, ce qui fait 27 pieds 6 pouces. Si cela est, nos vaisseaux pourraient entrer avec un vent favorable et une belle mer ; mais il y aura toujours la sortie qui sera pénible et dangereuse[4].

Du reste, il se plaignait de ce que les garnisons de ses vaisseaux étaient très-faibles et composées de soldats valétudinaires, jeunes et insubordonnés ; il lui semblait qu'on n'avait fait un choix dans l'armée que pour donner ce qu'il y avait de plus mauvais ; il attendait des vivres de Rosette, sans quoi il se verrait bientôt forcé de réduire la ration ; il avait de la peine à se procurer de l'eau, et il manquait de bois.

Il annonçait l'arrivée à Alexandrie d'un convoi d'escorté par 3 avisos et une demi-galère, en tout 17 bâtiments restés en arrière. Il terminait ainsi sa dépêche[5] : J'attends de vos nouvelles avec bien de l'impatience, mes vœux vous accompagnent partout, et, s'ils sont exaucés, tous vos pas seront marqués par des succès.

Par cette lettre, on voit déjà que, dans l'opinion de l'amiral, sa position au mouillage d'Abouqyr ne répondait pas aux espérances qu'il avait d'abord manifestées dans ses lettres à Bonaparte, des 14 et 19 messidor ; et qu'en tout il montrait moins de confiance et plus d'incertitude.

Dans ce moment même, le capitaine Barré fit à l'amiral le rapport de ses sondes ; il se terminait ainsi[6] : Je désire, général, avoir rempli vos intentions, ainsi que celles du général en chef, et mon avis, en dernière analyse, est que les vaisseaux peuvent passer avec les précautions d'usage que vous connaissez mieux que moi.

Barré remit copie de ce rapport au chef de division Dumanoir, qui en approuva les conclusions et transmit son avis à l'amiral.

Brueys ne trouva point le rapport assez satisfaisant ; il en résultait qu'on était obligé de passer sur un fond de 25 pieds ; et les vaisseaux de 74 en tiraient au moins 22 ; il fallait par conséquent un vent fait exprès et une mer calme pour hasarder d'y passer sans courir le plus grand risque d'y perdre un vaisseau, d'autant que le passage était étroit et que l'effet du gouvernail était moins prompt, lorsqu'il y avait peu d'eau sous la quille. Il chargea donc le capitaine Barré de continuer ses recherches pour savoir s'il ne trouverait pas mieux dans l'espace compris entre la tour du Marabou et la côte de l'est, et d'envoyer son travail quand il serait fini au général en chef, ainsi que sa façon de penser sur la qualité des vaisseaux qu'on pouvait se permettre de faire entrer dans le Port-Vieux, avec certitude de ne pas les risquer[7]. Cette dernière phrase est remarquable de la part de l'amiral qui était sur les lieux et dont c'était le métier.

Barré envoya au général en chef son rapport et copie de la lettre de l'amiral sans aucune réflexion. La sécheresse de sa dépêche semblerait annoncer que l'extrême circonspection de Brueys lui donnait de l'humeur, et qu'il répugnait à faire le nouveau travail qui lui était prescrit.

La frégate l'Arthémise, qui avait porté Lavalette de Malte à Corfou pour remplir une mission de Bonaparte auprès d'Ali-Pacha, et escorte le grand-maître Hompesch jusque sur l'île Melada, rejoignit la flotte à Abouqyr le 1er thermidor. Elle confirma, d'après la déposition d'un bâtiment impérial, que l'escadre anglaise avait été vue à l'est du phare de Messine. Le lendemain un bâtiment turc déclara l'avoir rencontrée le 28 messidor à 30 lieues dans l'ouest de l'île de Candie. L'amiral ne pouvait s'expliquer la manœuvre des Anglais, et l'attribuait au défaut de vivres qui les avait forcés de retourner, sans combattre une escadre que sans doute ils avaient ordre de chercher.

La frégate la Junon s'échoua en entrant dans la baie d'Abouqyr, et faillit périr. Il fallut la mettre en état d'être envoyée à Alexandrie pour être virée en quille.

L'amiral ne reçut que le 2 thermidor deux mortiers qu'il avait demandés pour placer sur l'écueil où la tête de sa ligne était appuyée ; et comptait les faire placer le lendemain[8].

Le même jour, 3, on eut une alerte sur la flotte. A l'entrée de la nuit, on découvrit deux voiles anglaises, un vaisseau et une frégate ; ils se tinrent à trois lieues au vent. L'amiral les prit pour l'avant-garde de l'escadre ennemie ; il fit signal de se préparer à mettre sous voile ; mais ils virèrent de bord.

Brueys avait envoyé l'aviso le Chien-de-Chasse sur la côte de la Caramanie, auprès des îles de Chypre et de Rhodes pour s'informer près des agents français s'ils n'avaient pas connaissance de l'escadre anglaise, quelles étaient les forces navales des Turcs et si elles faisaient des mouvements, et pour inviter ces agents à lui dépêcher des bateaux dès qu'ils auraient quelques nouvelles importantes à lui apprendre. L'aviso cassa son mât à moitié chemin, et il rentra le 8 thermidor sans avoir touché aucune terre. S'il avait eu des vivres, disait l'amiral, il aurait détaché deux bonnes frégates qui auraient parfaitement rempli cette mission. Il aurait eu en outre une division de ses bons marcheurs toujours à la voile, pour empêcher les curieux de venir sur les côtes, a moins qu'ils ne fussent en bon nombre ; mais sans subsistances, ni moyens de remplacement en gréement, on restait paralysé 5 et cette inaction le rendait malade.

Telle était la position de la flotte. L'amiral n'avait encore obtenu aucun objet de remplacement, et il se trouvait hors d'état de rien entreprendre sans avoir reçu quelques approvisionnements. Il avait des transports à l'entrée de Bogaz, et espérait sous peu de jours recevoir du général Menou des subsistances. L'eau se faisait avec la plus grande difficulté. Il n'y avait qu'un seul puits au bord de la mer qui ne fournissait pas à la moitié de la consommation. Les Arabes attaquaient les hommes qui allaient à l'aiguade, ils en avaient massacré 11 et blessé 4. Les avisos ne pouvaient pas entrer dans le Nil à cause de leur tirant ; les chaloupes portaient peu d'eau et étaient quelquefois plusieurs jours sans pouvoir franchir le Bogaz. Si on ne lui procurait pas quelques djermes, l'amiral craignait de se trouver à la fin de son eau.

Le fort d'Abouqyr était presque sans défense. Une seule pièce de 36 était en état, mais, comme toutes les autres, sans affût. Brueys y envoya un affût de vaisseau et deux canons de 8 avec leur attirail, vingt coups à tirer à boulet rond et autant à mitraille. Les deux pièces furent placées pour battre la campagne et défendre l'entrée du fort.

Les deux mortiers étaient placés sur l'écueil, et quatre pièces de canons de 6 en défendaient l'approche. Du reste, écrivait l'amiral à Bonaparte, cette rade est entièrement ouverte, et n'est pas susceptible de protéger les vaisseaux contre un ennemi supérieur. On doit y être fort mal l'hiver.

Le nouveau travail de sondes qu'avait ordonné l'amiral, était fini ; il en attendait le plan, et, dès qu'il l'aurait reçu, il se proposait de l'envoyer au général en chef, afin qu'il se décidât sur les vaisseaux qu'il voudrait faire entrer dans le port. Du reste, il était toujours sans nouvelles de Bonaparte, et flottant entre la crainte et l'espérance[9].

La communication entre Alexandrie et l'armée, interrompue par les Arabes depuis son départ de cette ville, ne fut rétablie qu'après la bataille des Pyramides et la prise du Kaire. Alors les Arabes se soumirent, craignant le ressentiment des Français.

L'amiral Brueys reçut, le 10 thermidor, la nouvelle des victoires de Bonaparte, et fit célébrer des jeux nautiques en réjouissance. Le même jour, il reçut de Rosette, dix djermes chargées de vivres. Elles ne pouvaient arriver plus à propos, car il touchait à la fin de ses provisions[10].

Le surlendemain de son entrée au Kaire, le 9 thermidor, Bonaparte écrivit à l'amiral : Je suis instruit d'Alexandrie qu'enfin vous avez trouvé une passe telle qu'on pouvait la désirer, et qu'à l'heure qu'il est, vous êtes dans le port avec votre escadre. Vous ne devez avoir aucune inquiétude sur les vivres nécessaires à votre armée. J'imagine que demain, ou après, je recevrai de vos nouvelles et de celles de France ; je n'en ai point depuis mon départ. Dès que j'aurai une lettre de vous qui me fasse connaître ce que vous aurez fait et la position où vous êtes, je vous ferai passer des ordres sur ce que nous aurons encore à faire[11].

Ainsi qu'il l'avait prévu, Bonaparte reçut tout à la fois, le 12, les lettres de Brueys, depuis le 25 messidor jusqu'au 8 thermidor. Les nouvelles qu'il recevait d'Alexandrie, sur le succès des sondes, lui faisaient espérer que l'escadre serait entrée dans le port. Il pensait aussi que le Causse et le Dubois étaient armés en guerre, de manière à pouvoir se trouver en ligne si Brueys était attaqué, et que deux vaisseaux de plus n'étaient point à négliger. Il ne doutait pas que cinquante bateaux chargés de vivres, qu'il avait ordonné d'envoyer à Alexandrie, n'y fassent arrivés.

Nous avons ici, écrivait-il en outre à l'amiral, une besogne immense. C'est un chaos à débrouiller et à organiser qui n'eut jamais d'égal. Nous avons du blé, du riz, des légumes en abondance. Nous cherchons et nous commençons à trouver de l'argent ; mais tout cela est environné de travail, de peines et de difficultés. Vous trouverez ci-joint un ordre pour Damiette, envoyez-le par un aviso, qui, avant d'entrer, s'informera si nos troupes y sont ; envoyez-y un des sous-commissaires de l'escadre pour surveiller l'exécution de l'ordre. Je vais encore faire partir une trentaine de bâtiments chargés de blé pour votre escadre.

Toute la conduite des Anglais porte à croire qu'ils sont inférieurs en nombre, et qu'ils se contentent de bloquer Malte et d'empêcher les subsistances d'y arriver. Quoi qu'il en soit, il faut bien vite entrer dans le port d'Alexandrie, ou vous approvisionner promptement de riz, de blé, que je vous envoie, et vous transporter dans le port de Corfou ; car il est indispensable que jusqu'à ce que tout ceci se décide, vous vous trouviez dans une position à portée d'imposer à la Porte. Dans le second cas, vous aurez soin que tous les vaisseaux, frégates vénitiens et français qui peuvent nous servir, restent à Alexandrie[12].

 

Bonaparte expédia, du Kaire, son aide-de-camp Julien, pour porter cette lettre. Un parti d'Arabes arrêta sa barque sur le Nil, à Algam, et l'égorgea avec quinze hommes d'escorte.

Du reste, il faut répéter ici la remarque importante que la communication entre Alexandrie et l'armée ayant été interrompue depuis son départ de cette ville jusqu'à son entrée au Kaire, Brueys et Bonaparte ne purent recevoir, en temps utile, les lettres qu'ils s'écrivirent et que nous venons de rapporter ; elles n'eurent par conséquent aucune influence sur les déterminations de l'amiral, ni sur le sort de la flotte.

Le 14 thermidor (1er août), vers trois heures après midi, le vaisseau l'Heureux signala 12 voiles ; les vigies les aperçurent en même temps, et en comptèrent successivement jusqu'à seize. On ne tarda pas à les reconnaître pour une escadre ennemie, composée de quatorze vaisseaux de ligne et deux bricks. Elle s'avança sous toutes voiles vers le mouillage des Français ; et après avoir donné un grand tour aux brisants qui bordent l'îlot, elle tint le vent, diminua de voiles et annonça le dessein d'attaquer.

Brueys avait fait les signaux préparatoires du combat, et donné l'ordre aux frégates, corvettes et avisos de verser leurs équipages à bord des vaisseaux.

A cinq heures trois quarts, la galiote l'Hercule et la batterie de l'îlot commencèrent à jeter des bombes sur les vaisseaux avancés de l'escadre ennemie ; à six heures, les deux avant-gardes se canonnaient.

Une partie des vaisseaux anglais, sous petite voilure, doubla la tête de la ligne française, et vint prendre une position de mouillage et d'embossage de terre à ses vaisseaux, tandis que l'autre partie mouillait à une portée de pistolet de l'autre bord. Par cette manœuvre, l'avant-garde et le centre français, jusqu'au Tonnant, se trouvèrent enveloppés. En exécutant ce mouvement, deux vaisseaux ennemis échouèrent. On se battait des deux bords avec la plus grande opiniâtreté.

Depuis le commencement de l'action, Brueys était sur la dunette avec tout son état-major, l'ordonnateur de l'escadre et une vingtaine de personnes faisant la fusillade ; c'était tout ce qu'on avait pu rassembler pour la mousqueterie. Les personnes destinées à être sur le gaillard, avaient été envoyées, par l'amiral, dans la batterie de douze, où il manquait plus de la moitié de son armement.

Le combat durait depuis une heure. Brueys fut blessé par deux fois à la figure et à la main ; et peu après huit heures, il fut renversé par un boulet. Ayant entendu le contre-amiral Gantheaume donner l'ordre de le porter au poste des blessés, il eut encore le temps de lui dire d'une voix ferme et en lui serrant la main : Non, un amiral français doit mourir sur son banc de quart. Il mourut au bout d'un quart d'heure. Le capitaine de pavillon, Casabianca, peu de temps après grièvement blessé, ainsi que son capitaine de frégate, furent transportés au poste. Le feu des batteries de vingt-quatre et de trente-six continuait cependant avec la plus grande ardeur ; mais obligé à se battre des deux bords, on avait abandonné celle de douze. Les deux matelots d'avant et d'arrière, le Franklin et le Tonnant, étaient, comme l'Orient, pris des deux bords par la tranche et le bossoir. Sur le Franklin, le contre-amiral Blanquet Duchayla fut aussi, vers huit heures, dangereusement blessé.

Déjà le vaisseau anglais qui était par le travers de l'Orient, à tribord, avait ralenti son feu, et ne tirait plus qu'à de longs intervalles. Mais obligé à se défendre contre deux vaisseaux qui le combattaient par la tranche de bas bord et le bossoir de tribord, le contre-amiral Gantheaume venait de faire prendre à l'Orient une meilleure position en filant du câble, afin de diriger sa canonnade sur ceux qui l'inquiétaient le plus, lorsqu'il aperçut tout à coup une explosion et le feu sur la dunette. Il était neuf heures un quart.

Alors Gantheaume ordonna de cesser le feu des batteries, de faire monter tout le monde sur le pont pour éteindre le feu de la dunette ; mais les pompes étaient brisées par les balles, les seaux renversés et couverts de débris ; dans le tumulte, cet ordre ne fut qu'en partie exécuté. Peu de monde monta sur le pont ; on n'avait que de faibles moyens à opposer à l'incendie ; il fit, en peu de temps, des progrès désespérants. Les mats venaient de tomber ; le feu gagna tout le gaillard et la batterie de douze ; celle de trente-six, malgré les ordres de Gantheaume, continuait à tirer avec beaucoup de vivacité. Dans cette cruelle position, il renouvela l'ordre de cesser entièrement le feu, et donna au maître calfat celui d'ouvrir les robinets pour noyer les poudres. Alors tout l'équipage se jeta à la mer par les sabords sur les débris dont elle était couverte. Ayant voulu encore une fois remonter sur le pont, Ganteaume trouva le feu dans la batterie de vingt-quatre et tout le haut embrasé ; la batterie de trente-six était déserte et tout le monde à l'eau. Étant venu au sabord de retraite, il trouva le moyen de se jeter sur un grand débris de la galerie, au-dessous des flammes, et parvint à saisir un canot où étaient environ trente hommes qui ne pouvaient se dégager du vaisseau ; après quelques efforts, ils parvinrent enfin à isoler ce canot, et ils s'en allèrent au gré de la lame.

Une demi-heure après, à dix heures et demie, l'Orient, embrasé dans tous ses quartiers, sauta en l'air.

Le fils de Casabianca, âgé de neuf à dix ans donna, pendant tout le combat, des preuves de sang froid qui furent remarquées de tout l'équipage. Quand le feu eût gagné la deuxième batterie, il alla trouver son père au poste des blessés. Lorsque le vaisseau fut entièrement évacué, et que les flammes gagnaient la troisième batterie, un matelot, resté auprès du capitaine Casabianca, offrit en vain à cet enfant de le sauver ; il ne voulut pas abandonner son père. Ils périrent ensemble dans l'explosion[13].

Elle suspendit pendant un quart d'heure le combat. Sans se laisser abattre par ce cruel événement, les Français recommencèrent le feu. Le Franklin, le Tonnant, le Peuple Souverain, le Spartiate, l'Aquilon le soutinrent jusqu'à trois heures du matin. De trois à cinq heures il se ralentit de part et d'autre. Entre cinq et six il redoubla et devint terrible Le 15 thermidor (2 août), à midi, le combat durait encore ; il ne se termina qu'à deux heures, lorsque tous les vaisseaux français furent pris ou détruits.

Thévenard, commandant de l'Aquilon, était mort sur son banc de quart ; Du Petit-Thouart, capitaine du Tonnant, eut les deux cuisses emportées par un boulet. Il voulut rester sur son banc de quart, un autre boulet lui emporta un bras ; il demanda une pipe, fuma pendant quelques minutes, s'écria : Équipage du Tonnant, ne vous rendez jamais ! ordonna de jeter son corps à la mer plutôt que de le laisser tomber au pouvoir des Anglais, et expira.

Tout avait été décidé par l'explosion de l'Orient ; dès ce moment la bataille fut perdue, car la division du contre-amiral Villeneuve ne prit qu'une faible part au combat. A une heure après midi il coupa les câbles du Guillaume-Tell qu'il montait, et prit le large emmenant le Généreux et les frégates la Diane et la Justice. Les trois autres vaisseaux se jetèrent à la côte sans se battre. Les Anglais n'ayant pas deux vaisseaux en état de manœuvrer, ne purent poursuivre Villeneuve ; il gagna bientôt, le large. Leur perte fut considérable, mais ils la cachèrent. L'amiral Nelson fut blessé. Leurs vaisseaux éprouvèrent de grands dommages. La perte des Français fut immense, et leur escadre anéantie.

D'après un calcul assez vraisemblable, la totalité des hommes à bord des treize vaisseaux composant l'escadre française, était de 8.930.

A déduire :

Sur les deux vaisseaux emmenés par Villeneuve

1.300

5.005

Échappés du vaisseau le Timoléon

400

Renvoyés à terre par Nelson, en vertu d'un cartel, comme prisonniers de guerre, y compris 1.500 blessés

3.105

Officiers, charpentiers, calfats, par lui retenus

200

Il en avait donc péri dans le combat

3.925

 

Le tableau suivant fait connaître le sort de tous les vaisseaux qui composaient l'escadre au mouillage d'Abouqyr.

Gantheaume, échappé à l'incendie de l'Orient, après avoir vu successivement les derniers vaisseaux rendus ou détruits et Villeneuve gagner la haute mer, jugeant sa présence inutile sur la plage d'Abouqyr, se rendit à Alexandrie et rédigea son rapport Kléber, qui du haut du phare, avait été témoin du combat, expédia, le jour même, son aide-de-camp Loyer pour porter ce rapport à Bonaparte, et lui manda : Votre présence ici me semble nécessaire ; dans une telle circonstance vous ne sauriez être remplacé. Laide-de-camp se rendit par mer à Rosette, d'où le général Menou l'expédia, le 18, par un aviso sur le Nil.

Les communications étaient encore si difficiles, que Loyer fut onze jours en route, et n'arriva auprès de Bonaparte que le 26. Il revenait alors de son expédition contre Ibrahim-Bey ; il partait de Salhieh et n'en était pas éloigné de deux lieues. Il supporta ce malheur avec courage, et dut même affecter de la sécurité pour ne pas affaiblir, dans l'armée, la confiance qui lui devenait plus que jamais nécessaire. Il prit à part l'aide-de-camp de Kléber et s'entretint avec lui. Après avoir entendu son récit avec l'apparence de la plus grande impassibilité, il dit avec le même sang-froid : Nous n'avons plus de flotte : eh bien ! il faut rester dans ces contrées, ou en sortir grands comme les anciens[14].

Nouveau Cortez, ses vaisseaux étaient brûlés ; mais il n'en avait pas ordonné l'incendie, et tout autre que lui en eût été accablé. Comme on le verra bientôt, ce revers répandit un grand découragement dans l'armée. Avec tout autre général, dès ce moment, elle eût été perdue.

Tu dois bien croire, écrivait le commissaire des guerres Miot à son frère, 28 thermidor[15], combien cet événement rend notre situation embarrassante dans ce pays ; elle enlèverait l'espérance à toute l'armée, si l'on ne connaissait pas le génie du général en chef qui la dirige. En effet, Bonaparte mesurant hardiment sa situation, et persuadé qu'il pouvait sans vaisseaux conquérir encore l'Égypte et conserver sa conquête, écrivait au général Kléber, alarmé de la prépondérance maritime des Anglais : Ils nous obligeront peut-être el faire de plus grandes choses que nous n'en voulions faire ![16] A quoi ce général répondit : Oui, nous l'entreprendrons cette grande chose, et je prépare déjà toutes mes facultés[17].

Il restait dans le port d'Alexandrie :

Les équipages de tous ces bâtiments étaient de 4.948 hommes.

De retour au Kaire, Bonaparte écrivit à Gantheaume[18] : Le tableau de la situation dans laquelle vous vous êtes trouvé est horrible. Quand vous n'avez point péri dans cette circonstance, c'est que le sort vous destine à venger un jour notre marine et nos amis ; recevez-en mes félicitations ; c'est le seul sentiment agréable que j'aie éprouvé depuis avant hier J'ai reçu, à mon avant-garde, à trente lieues du Kaire, votre rapport qui m'a été apporté par l'aide-de-camp du général Kléber. Je brûle du désir de conférer avec vous ; mais avant de vous donner l'ordre de venir au Kaire, j'attendrai quelques jours, mon intention étant, s'il est possible, de me porter moi-même à Alexandrie.

Le général en chef nomma Gantheaume commandant des débris de la marine ; et le chargea de se concerter avec l'ordonnateur Leroy, pour l'armement et l'approvisionnement des frégates l'Alceste, la Junon, le Carrère, le Muiron, des vaisseaux le Dubois et le Causse, des bricks et avisos, en un mot, de tout ce qui restait ; de nommer tous les commandants, de faire tout ce qui serait possible pour retirer de la rade d'Abouqyr tout ce qui y était resté ; de lui envoyer l'état des officiers, des matelots et des bâtiments existants ; d'adresser au ministre de la marine une relation de l'affaire, telle qu'elle avait eu lieu ; de faire prévenir de suite Malte et Corfou de ce qu'aurait fait Villeneuve, afin qu'on s'y tînt en surveillance et à l'abri d'une surprise. Bonaparte lui envoya 15 000 fr. pour distribuer aux officiers de l'armée qui auraient le plus de besoins, après en avoir prélevé 3.000 pour ses besoins particuliers[19].

Dans ce moment même, Gantheaume envoyait a Bonaparte un second rapport, et lui disait[20] : Après avoir été acteur dans un aussi cruel événement, hors d'état de continuer mes services, dénué de tout, il est absolument urgent que je me présente en France, et j'attends vos ordres à cet égard.

Bonaparte envoya, à l'ordonnateur Leroy, 100.000 fr. pour les travaux les plus pressants ; lui annonça une pareille somme par décade, outre les fonds qui lui seraient remis des contributions frappées à Alexandrie et à Damiette.

Pour nourrir la grande quantité d'hommes qui se trouvaient réunis à Alexandrie, il donna l'ordre au général Menou d'y expédier, de Rosette, tous les blés et autres approvisionnements destinés pour l'escadre, et qui lui avaient été envoyés du Kaire.

Dans la lettre que Bonaparte écrivit au Directoire sur la perte de la flotte, on voit par le soin avec lequel il rapportait les ordres qu'il avait donnés à Brueys, le 15 messidor et postérieurement, combien il mettait d'importance à se laver de la moindre participation au parti qu'avait pris l'amiral de rester un mois au mouillage d'Abouqyr. Préoccupé de cette pensée, il s'exprime par fois dans des termes qui ne sont pas tout à fait conformes à ceux de ses ordres. Comme il désirait garder la flotte, il est permis de croire qu'il ne trouva pas mauvais que l'amiral restât dans la rade d'Abouqyr où il assurait pouvoir se défendre jusqu'à ce que le travail des sondes de la passe eut fait définitivement connaître si les vaisseaux pouvaient entrer dans le port. Mais ce devait être l'affaire de quelques jours.

Quoiqu'il en soit, il est certain que le 14 thermidor, jour de Ir, bataille navale, Brueys se trouvait toujours dans les termes de l'ordre du général en chef, du 15 messidor, auquel il n'avait rien changé ; qu'après le rapport du capitaine Barré constatant la possibilité de faire entrer les vaisseaux dans le port, l'amiral préféra et prit sur lui de rester au mouillage d'Abouqyr, disant tantôt qu'il pouvait s'y défendre, tantôt que sa position y était mauvaise ; qu'il répugnait à l'idée de se séparer de Bonaparte et d'abandonner l'Égypte avant d'avoir des nouvelles de l'année. Dans cette incertitude et cette attente, il consomma ses vivres et ne se trouva plus, même quand il l'aurait voulu, en état de partir pour Corfou, puisqu'il ne commença à recevoir des provisions par Rosette, qu'après la prise du Kaire, et le 11 thermidor, trois jours avant la bataille navale.

Dans le recueil des lettres interceptées par les Anglais, on en trouve dont la publication a eu pour but de reprocher à Bonaparte de s'être opposé au départ de la flotte pour Corfou, d'avoir voulu la garder malgré l'opinion des marins et de l'amiral, et d'avoir été par conséquent la cause de sa destruction. Que ces lettres aient été écrites ou supposées, la conséquence qu'on en tire s'anéantit devant l'arrêté du général en chef, du 15 messidor, qui, parmi les trois partis à prendre pour la sûreté de la flotte, indiquait son départ pour Corfou, et la correspondance de Brueys dans laquelle le mot de Corfou n'est pas même prononcé.

On lui a reproché d'avoir, dans la mauvaise position où il s'était placé, commis encore des fautes ; par exemple, de n'avoir pas eu un bâtiment à la voile pour empêcher l'ennemi de venir l'observer, et pour être instruit d'avance de son arrivée. Il est difficile de croire, comme il l'écrivait dans sa lettre du 8 thermidor à Bonaparte, qu'il fût dans une telle pénurie de subsistances et de remplacement en gréement, qu'il ne pût pas prendre cette précaution. Puisqu'il avait eu connaissance de la présence des Anglais par deux de leurs bâtiments qui étaient venus l'observer le 3, du moins aurait-il dû se tenir en état, à chaque instant, de combattre. Or il n'est que trop vrai que, lorsque, le 14, la flotte fut surprise, rien n'était prêt, qu'une partie des équipages était à terre, et que l'amiral envoya demander à Alexandrie les matelots du convoi. Mais disons avec Bonaparte dans sa lettre au Directoire : Si dans ce funeste événement Brueys fit des fautes, il les expia par une mort glorieuse[21].

On a vu avec quelle fermeté d'âme le général en chef en reçut la nouvelle ; on le voit dans la même lettre constamment supérieur aux coups de la fortune. Les destins, y disait-il, ont voulu, dans cette circonstance comme dans tant d'autres, prouver que s'ils nous accordent une grande prépondérance sur le continent, ils ont donné l'empire des mers à nos rivaux. Mais ce revers ne peut être attribué à l'inconstance de notre fortune ; elle ne nous abandonne pas encore : loin de là, elle nous a servis dans toute cette opération au-delà de tout ce qu'elle a jamais fait. Quand j'arrivai devant Alexandrie avec l'escadre, et que j'appris que les Anglais y étaient passés en forces supérieures quelques jours auparavant, malgré la tempête affreuse qui régnait, au risque de naufrager, je me jetai à terre. Je me souviens qu'à l'instant où les préparatifs du débarquement se faisaient, on signala dans l'éloignement, au vent, une voile de guerre : c'était la Justice. Je m'écriai : Fortune ! m'abandonneras-tu ? Quoi ! seulement cinq jours ! Je débarquai dans la journée ; je marchai toute la nuit ; j'attaquai Alexandrie à la pointe du jour, avec 3.000 hommes harassés, sans canons et presque pas de cartouches ; et dans les cinq jours j'étais maître de Rosette, de Damanhour, c'est-à-dire déjà établi en Égypte., Dans ces cinq jours l'escadre devait être à l'abri des forces des Anglais, quel que fût leur nombre. Bien loin de là, elle reste exposée pendant tout le reste de messidor. Les Anglais se laissent voir en nombre supérieur pendant dix jours dans ces parages. Le 11 thermidor, elle apprend la nouvelle de l'entière possession de l'Égypte et de notre entrée au Kaire ; et ce n'est que lorsque la fortune voit que toutes ses faveurs sont inutiles, qu'elle abandonne notre flotte a son destin[22].

Bonaparte adressa des consolations au vice-amiral Thévenard, père du capitaine de l'Aquilon, tué à la bataille d'Abouqyr.

Votre fils, lui écrivait-il, est mort d'un coup de canon sur son banc de quart : je remplis, citoyen général, un triste devoir en vous l'annonçant ; mais il est mort sans souffrir et avec honneur. C'est la seule consolation qui puisse adoucir la douleur d'un père. Nous sommes tous dévoués à la mort : quelques jours de vie valent-ils le bonheur de mourir pour son pays ? Compensent-ils la douleur de se voir sur un lit environné de l'égoïsme d'une nouvelle génération ? Valent-ils les dégoûts, les souffrances d'une longue maladie ? Heureux ceux qui meurent sur le champ de bataille ! Ils vivent éternellement dans le souvenir de la postérité. Ils n'ont jamais inspiré la compassion, ni la pitié que nous inspire la vieillesse caduque, ou l'homme tourmenté par les maladies aiguës. Vous avez blanchi, citoyen général, dans la carrière des armes ; vous regretterez un fils digne de vous et de la patrie : en accordant avec nous quelques larmes à sa mémoire, vous direz que sa mort est glorieuse et digne d'envie.

Croyez à la part que je prends à votre douleur, et ne doutez pas de l'estime que j'ai pour vous[23].

 

Ainsi parlait un guerrier à un père, à un homme, à un militaire. Pour être entendu d'une femme, d'une épouse, c'est un autre langage que tient Bonaparte à la veuve de l'amiral Brueys.

Votre mari, lui écrivit-il, a été tué d'un coup de canon en combattant à son bord. Il est mort sans souffrir et de la mort la plus douce, la plus enviée par les militaires.

Je sens vivement votre douleur. Le moment qui nous sépare de l'objet que nous aimons est terrible ; il nous isole de la terre ; il fait éprouver au corps les convulsions de l'agonie. Les facultés de l'âme sont anéanties, elle ne conserve de relations avec l'univers qu'au travers d'un cauchemar qui altère tout. Les hommes paraissent plus froids, plus égoïstes qu'ils ne le sont réellement. L'on sent dans cette situation que si rien ne nous obligeait a la vie, il vaudrait beaucoup mieux mourir. Mais, lorsqu'après cette première pensée, l'on presse ses enfants sur son cœur, des larmes, des sentiments tendres raniment la nature, et l'on vit pour ses enfants. Oui, madame, voyez dès ce premier moment qu'ils ouvrent votre cœur à la mélancolie. Vous pleurerez avec eux, vous élèverez leur enfance, vous cultiverez leur jeunesse. Vous leur parlerez de leur père, de votre douleur, de la perte qu'eux et la République ont faite.

Après avoir rattaché votre âme au monde par l'amour filial et l'amour maternel, appréciez pour quelque chose l'amitié et le vif intérêt que je prendrai toujours à la femme de mon ami : persuadez-vous qu'il est des hommes, en petit nombre, qui méritent d'être l'espoir de la douleur, parce qu'ils sentent avec chaleur les peines de l'âme[24].

 

En envoyant cette lettre à l'ordonnateur de la marine à Toulon, pour la remettre à la veuve Brueys avec tous les ménagements possibles, il lui écrivait[25] : Soyez assez aimable, je vous prie, pour faire connaître à ma femme, dans quelque lieu qu'elle se trouve, et à ma mère, en Corse, que je me porte bien. J'imagine que l'on m'aura dit, en Europe, tué une douzaine de fois.

Le brick la Salamine, qui avait appareillé de dessous le fort d'Abouqyr, le 15 thermidor, rallia, à dix lieues S. du cap Célidonia, le contre-amiral Villeneuve, qui l'expédia, le 20, à Alexandrie, pour informer de sa situation le général en chef et lui faire le rapport de sa conduite. Le 15 messidor, à deux heures du matin, se voyant seul avec le Généreux, les frégates la Diane et la Justice, en état de combattre et de faire voile, étant canon né par les vaisseaux auxquels il ne pouvait riposter et qui auraient fini par le réduire à la nécessité de faire côte, il avait préféré appareiller et essayer de sauver les débris de l'escadre en combattant sous voiles. Les ennemis avaient détaché trois vaisseaux pour le poursuivre ; mais ils avaient bientôt reviré dans leur escadre ; un seul avait donné et reçu une bordée, et il était sorti de la baie avec le Guillaume-Tell, suivi du Généreux, de la Diane et de la Justice. Il allait tâcher de gagner le port de Malte où il désirait recevoir des ordres. Il se proposait d'envoyer de cette île un extrait de son journal pour faire apprécier la nécessité absolue du parti qu'il avait pris. Néanmoins son cœur était navré de chagrin et de tristesse.

Cependant, tandis que l'amiral Brueys était aux prises avec les vaisseaux anglais, Villeneuve qui commandait l'aile droite, pouvait couper ses câbles et tomber sur la ligne anglaise avec les cinq vaisseaux qui étaient sous ses ordres. Au dire de Nelson et des Anglais, même après l'explosion de l'Orient, Villeneuve aurait pu décider la victoire. Il le pouvait encore à minuit, s'il eut appareillé et pris part au combat. Ce contre-amiral étant brave et bon marin, on se demande la raison de cette singulière inaction. Il attendait, dit-on, des ordres. On assure que l'amiral lui avait fait signal d'appareiller, mais que la fumée l'empêcha de l'apercevoir. Fallait-il un ordre pour prendre part au combat ? L'Orient sauta vers onze heures. On se battit ensuite pendant treize heures. Le commandement appartenait à Villeneuve. Pourquoi donc ne fit-il rien ? Il était d'un caractère irrésolu et sans vigueur[26].

Il paraît que Bonaparte jugea inutile de blâmer sa conduite ; il répondit au contraire à son rapport[27] : Si l'on pouvait vous faire un reproche, ce serait de n'avoir pas mis à la voile immédiatement après que l'Orient a sauté, puisque depuis trois heures, la position que l'amiral avait prise, avait été forcée et entourée de tous côtés par l'ennemi. Vous avez rendu dans cette circonstance, comme dans tant d'autres, un service essentiel à la République en sauvant une partie de l'escadre.

Le général en chef s'occupait sérieusement d'en réorganiser une autre. En réunissant pendant tout l'hiver ce qu'il y avait dans les différents ports de la Méditerranée à Corfou, Malte, Ancône et Alexandrie, elle se serait composée de dix vaisseaux, y compris deux vénitiens attendus de Toulon, avec un convoi, et de huit ou dix frégates. Son but était, avec cette escadre, de contenir les forces maritimes de la Porte, de favoriser le passage des convois qu'il espérait recevoir de la France et de seconder les opérations ultérieures de l'armée. Il écrivit donc à Villeneuve de travailler à cette réunion, et aux généraux Vaubois et Chabot, suivant que ce contre-amiral irait ii Malte ou à Corfou, de le seconder et de lui fournir tout ce qui lui serait nécessaire, en matelots, en garnisons et en approvisionnements[28]. Il se proposait, lorsque les Anglais auraient quitté les parages de l'Égypte, d'envoyer des matelots à Ancône et à Corfou, pour renforcer les équipages. Et revenant sur la question dont l'indécision avait causé la perte de la flotte, il fit au capitaine Barré cette demande laconique[29] : Si un bâtiment de 74 se présente devant le port d'Alexandrie, vous chargerez-vous de le faire entrer ? La réponse de Barré ne pouvait pas être douteuse ; mais l'occasion ne se présenta plus pour la marine française d'en faire l'expérience. Ce fût Sidney Smith qui résolut la question en faisant entrer plus tard, dans le port d'Alexandrie, deux vaisseaux anglais de 80, le Tigre et le Canopus.

Le contre-amiral Blanquet Duchayla avait aussi fait, à Bonaparte, un rapport sur la bataille navale jusqu'au moment où le Franklin, qu'il montait, s'était rendu, de dix à onze heures du soir ; mais principalement jusqu'à la blessure qui lui avait fait laisser le commandement à huit heures. Suivant lui, ce vaisseau était démâté de son grand mât et du mât d'artimon, l'équipage était anéanti, et il était entouré de six vaisseaux ennemis. Il prévenait le général en chef qu'il avait obtenu, de l'amiral anglais, d'être transporté sur les côtes de l'Italie, à bord de l'Alexander, avec son capitaine de pavillon, son chirurgien-major et son secrétaire[30].

Kléber mandait de son côté au général en chef : Le contre-amiral Blanquet, qui a le nez totalement emporté, est parti hier matin pour atteindre au large le bâtiment anglais qui doit le prendre a son bord et le conduire en Italie[31].

Cependant Bonaparte demandait à Gantheaume : Pourquoi le Franklin s'est-il rendu presque sans se battre ? Et à Kléber : Faites-moi connaître ce que l'opinion dit sur la conduite du Franklin ; il paraît qu'il ne s'est pas battu[32].

Par un ordre du jour du 7, il décerna de justes éloges aux marins qui, dans la fatale journée du 14 thermidor, avaient glorieusement soutenu l'honneur du pavillon français, et notamment a la mémoire du capitaine Du Petit-Thouars. Le Franklin y était maltraité. Kléber lui écrivit qu'il l'avait vu avec peine, ajoutant : Les justes éloges que vous donnez à la conduite du capitaine Du Petit-Thouars du Tonnant, devaient être partagés avec le capitaine Thévenard de l'Aquilon, qui a combattu avec le même dévouement et le même héroïsme. Ces deux hommes méritent un monument ; il me serait doux de l'ériger[33].

Tandis que Kléber formait ce vœu, Bonaparte le prévenait en partie ; il arrêtait que le nom de Du Petit-Thouars serait donné à une des principales rues du Kaire, et que le brick, appartenant aux Mamlouks, qu'on y avait trouvé, s'appellerait le Tonnant.

Gantheaume répondit que le lendemain du combat, il avait envoyé son aide-de-camp Daurac, avec le capitaine de la marine, chargé de la négociation relative aux prisonniers, sous prétexte d'offrir des secours aux officiers de terre ; mais dans le fait pour examiner un peu l'état des choses ; que son aide-de-camp lui avait rapporté que les batteries du Franklin étaient absolument hors de service, et le vaisseau en général dans un état pitoyable, n'ayant plus que son mat de misaine ; qu'il était d'ailleurs certain que la blessure qu'avait reçue, à 8 heures du soir, le contre-amiral Blanquet, avait dû le mettre hors de connaissance[34].

Bonaparte n'en conserva pas moins une opinion défavorable à cet officier, et ne lui pardonna pas surtout d'avoir demandé aux Anglais de le ramener en Italie. Ceux même qui pourraient trouver trop sévère la lettre suivante que le général en chef écrivit, à cet égard, à Kléber, ne pourront refuser à son auteur un sentiment délicat et profond de l'honneur militaire et de la dignité nationale.

Un vaisseau comme le Franklin, qui portait l'amiral, puisque l'Orient avait sauté, ne devait pas se rendre à Il heures du soir. Je pense d'ailleurs que celui qui a rendu ce vaisseau est extrêmement coupable, puisqu'il est constaté par son procès-verbal qu'il n'a rien fait pour l'échouer et pour le mettre hors d'état d'être emmené : voilà ce qui fera à jamais la honte de la marine française ! Il ne fallait pas être grand manœuvrier, ni un homme d'une grande tête pour couper un câble et échouer un bâtiment. Cette conduite est d'ailleurs spécialement ordonnée dans les ordonnances et instructions que l'on donne aux capitaines de vaisseau. Quant à la conduite du contre-amiral Duchayla, il eût été beau pour lui de mourir sur son banc de quart, comme Du Petit-Thouars.

Mais ce qui lui ôte toute espèce de retour à mon estime, c'est sa lâche conduite avec les Anglais depuis qu'il a été prisonnier. Il y a des hommes qui n'ont pas de sang dans les veines. Il entendra donc tous les soirs les Anglais, en se soûlant de punch, boire à la honte de la marine française ! Il sera débarqué à Naples pour être un trophée pour les lazzaronis : il valait beaucoup mieux, pour lui, rester à Alexandrie ou à bord des vaisseaux comme prisonnier, sans jamais souhaiter ni demander rien. O'Hara, qui d'ailleurs était un homme très-commun, lorsqu'il fut fait prisonnier à Toulon, sur ce que je lui demandais, de la part du général Dugommier, ce qu'il désirait, répondit : Être seul, et ne rien devoir à la pitié. La gentillesse et les traitements honnêtes n'honorent que le vainqueur ; ils déshonorent le vaincu, qui doit avoir de la réserve et de la fierté[35].

 

Après la bataille d'Abouqyr, la confusion et la stupeur avaient été telles à Alexandrie, que les chefs de la marine n'avaient fait au général en chef que des rapports très-incomplets. Il se plaignit vivement de ce qu'on lui avait laissé ignorer le nombre des morts, des blessés, des prisonniers et des matelots renvoyés par les Anglais ; celui des vaisseaux qu'ils avaient emmenés ou brûlés ; celui des principaux officiers sauvés, tués ou prisonniers ; quelle était la force de l'ennemi, s 'il avait des vaisseaux à trois ponts, combien de quatre-vingt. Il demandait au contre-amiral Gantheaume et a l'ordonnateur Leroy de vouloir bien enfin lui transmettre un compte très-détaillé de tout ce qui s'était passé et de l'état des choses, afin qu'il put en instruire le gouvernement[36].

Le général Kléber avait assisté au désastre de l'armée navale, et reçu, dans cette circonstance, des impressions peu favorables à la marine. Il écrivait à Bonaparte :

J'ai pris beaucoup d'humeur contre elle. Je l'ai vue sous les rapports les plus dégoûtants. L'énormité des bagages qu'on a déchargés a Alexandrie, la sorte d'élégance que les officiers de mer étalent encore dans les rues, font bien voir que peu d'entre eux ont essuyé des pertes particulières. D'ailleurs les Anglais ont eu le désintéressement de tout rendre aux prisonniers, et de ne point souffrir qu'il leur soit soustrait un iota. Il n'en a pas été de même à l'égard de nos officiers de terre ; personne n'a plaidé leur cause ; et trop fiers sans doute pour la plaider eux-mêmes, dans cette circonstance, ils arrivent ici nus ; et la plupart d'entre eux, plutôt que de se rendre, ont préféré de se jeter à la mer. J'ai signé leurs états de pertes, et je leur ai fait distribuer, en attendant, quelques effets du magasin. Je pense donc que ce ne serait pas sans provoquer des murmures, que l'on accorderait des dédommagements aux officiers de la marine, si l'on n'en donnait en même temps aux officiers de terre ; et je prends la liberté de retenir les 15.000 francs que vous aviez affectés au général Gantheaume, jusqu'à ce que vous ayez pris un arrêté général pour les souffrances des deux armes[37].

 

Parmi tous les motifs d'espérance que vous me donnez, il n'en est qu'un que mon cœur refuse d'admettre, c'est celui que vous fondez sur la marine. Je regrette le clou, la planche qu'on y emploie. Le pauvre Casabianca m'a dit une fois, en gémissant, et comme s'il avait pressenti ce qui devait lui arriver : Notre marine est un cadavre infect. C'est pis encore.

Le frère du général Reynier, qui était passager sur l'aviso le Léger, pourra vous rendre compte de l'insigne lâcheté de cet équipage ; le capitaine a été le premier à se coucher sur le ventre. Hier matin, deux heures avant le jour, les Anglais surprirent l'aviso la Torride, armé de trois pièces de dix-huit, sous le fort d'Abouqyr ; ils vinrent l'attaquer avec de simples canots, montèrent à l'abordage, et firent prisonnier tout l'équipage endormi ; le fort ne fut prévenu que par les coups de fusil que l'on tira dans le temps que les Anglais étaient déjà à bord ; le capitaine a été puni en recevant neuf blessures ; il a été rendu. Vous ne sauriez croire, citoyen général, combien ces récits pénètrent nos soldats d'indignation.

L'infanterie, qui se trouvait à bord de quelques bâtiments, m'a demandé, de la manière la plus pressante, à en être retirée pour rejoindre ses corps respectifs ; j'y ai d'autant plus facilement accédé, qu'il était aisé à la marine de remplacer ses garnisons par des marins même, et que je pouvais par là renforcer celle de Rosette, que le général Menou trouvait beaucoup trop faible.

Ne vous en prenez pas à l'ordonnateur seul de la marine, si vous n'avez pas encore reçu un état approximatif du personnel et du matériel qui se trouvent dans le port ; il aurait fallu qu'il eût été secondé par des hommes nerveux, et en quelque sorte identifiés avec la chose, et, j'ai beau observer, je n'en aperçois guère. Gantheaume qui, d'abord fort abattu, a repris son équilibre, est le seul qui paraisse se sentir, et dont vous puissiez tirer parti.

J'ignore la nature des blessures du capitaine de pavillon Gilet ; il est parti d'ici assez bien portant. Quant au capitaine de frégate Martinet, il est le seul qui m'ait offert ses services à son retour ; je lui ai donné le commandement de la légion nautique, dont deux compagnies se trouvent déjà à Abouqyr ; les quatre autres les suivront sous deux ou trois jours, c'est-à-dire lorsqu'on leur aura distribué leurs armes. Je suis sûr qu'il maintiendra la discipline dans ce corps ; il est de tournure et de volonté à cela. Sa légion sera composée de 606 hommes, y compris l'état-major et tous les officiers[38].

 

Bonaparte répondit à Kléber qu'il n'approuvait pas la mesure qu'il avait prise, de retenir les 15.000 fr. destinés au contre-amiral Gantheaume ; qu'il eut à les lui remettre ; que, du reste, les officiers de terre, en garnison sur les vaisseaux, qui devaient être peu nombreux, se trouvaient naturellement compris dans la répartition[39]. Kléber et Gantheaume s'entendirent pour faire participer à ce secours les officiers des deux armées qui avaient le plus souffert.

Le général en chef écrivit à l'ordonnateur Leroy[40] :

Il est extrêmement ridicule, citoyen ordonnateur, que vous vous amusiez à payer le traitement de table, quand la solde des matelots et le matériel sont dans une si grande souffrance. Je vous prie de vous conformer strictement à mon ordre, d'employer au matériel les trois quarts de l'argent que je vous ai envoyé, et le quart seulement au personnel de la marine. En faisant de si grands sacrifices pour elle, mon intention a été de mettre les trois frégates et les deux vaisseaux en état de sortir le plutôt possible.

On lisait dans le Courrier d'Égypte, du 20 fructidor, cet article remarquable[41] : Trois vaisseaux de guerre portugais et deux frégates croisent dans ce moment-ci devant Alexandrie. C'est le coup de pied de l'âne. Mais le lion n'est pas mort, et une année ne se passera pas sans que cette ridicule croisière ne coûte des larmes de sang à la reine et aux grands du Portugal. Pour aller de Paris à Lisbonne, il n'y a point d'Océan à traverser.

Il se passa plus d'un an. Mais cette prédiction, où l'on reconnaît les paroles de Bonaparte, s'accomplit.

Pendant que l'armée de terre triomphait en Égypte et que l'armée navale succombait à Abouqyr, les communications avec la France étaient interrompues, et l'importante conquête de Malte s'affermissait lentement dans les mains des vainqueurs.

Les approvisionnements de cette île éprouvaient des difficultés' à cause des croisières anglaises et des mauvaises dispositions de la cour de Naples, qui entravait le commerce avec la Sicile. On avait ouvert des communications avec les puissances barbaresques ; mais elles n'avaient encore rien produit qu'une lettre amicale du pacha de Tripoli.

Le peuple maltais, recommandable par sa douceur et sa bonté, semblait se rapprocher des Français, et avait même fait éclater son attachement, à la fête du 14 juillet ; mais il ne se pressait pas d'acheter des biens nationaux. Cette ressource, qu'avait indiquée le général en chef, paraissait donc devoir être encore nulle pour longtemps.

Vaubois, qui se flattait d'être généralement aimé dans File, voyait avec douleur que les militaires, pour lesquels il faisait tout ce qui était en son pouvoir, en usaient mal avec lui. Il assurait que, si la solde manquait pendant une seule décade, le soldat se porterait à des excès.

Tout va assez d'accord ici, écrivait ce général à Bonaparte[42]. Nous sommes cependant un peu en contradiction avec Regnault sur un seul point. Je crois qu'il a tort, car il est seul de son avis ; et s'il persiste, c'est affaire d'amour-propre. L'objet est de grande conséquence, car il est question de l'administration de l'université. Il voudrait mettre à la tête, un homme contre lequel il y a beaucoup à dire. Tous les capitalistes en meurent de peur. Une administration qui assure la subsistance de l'île et des troupes, qui tient dans ses mains la fortune de tant de particuliers, qui est en déficit, mais dont il est facile de remonter le crédit, et qui éprouvera des secousses extrêmement dangereuses, si la confiance est alarmée, tout cela est du plus grand intérêt. Mais nous ne nous brouillerons pas, j'espère, et tout ira bien.

La commission, chargée d'organiser le gouvernement, poursuivait ses travaux. Le peuple maltais, quoique plongé dans la superstition et l'ignorance, montrait les plus heureuses dispositions pour se plier aux institutions nouvelles. Les habitans de la ville les goûtaient d'autant plus, qu'ayant plus de lumières, ils étaient plus exposés aux vexations des ci-devant chevaliers qu'ils avaient vu partir, en général, avec une extrême joie. Bosredon Ransijat remerciait le général en chef d'avoir laissé à Malte, un homme conciliant, brave et loyal, tel que le général Vaubois[43].

Il ne venait rien de Sicile. Naples était ouvertement déclaré pour les Anglais, et, de concert avec eux, voulait affamer Malte. On y manquait de charbon et de bois, le vin devenait rare ; on avait besoin de chemises et d'argent, la solde était arriérée. On répandait des écrits pour soulever la garnison contre le général ; cependant elle restait tranquille. Vaubois craignait que les réformes trop brusques, produites dans l'île, par le changement de gouvernement, ne causassent des mouvements. J'avoue, écrivait-il à Bonaparte[44], que la chaleur de Regnault m'ôte le temps de réfléchir.

Les douze municipalités étaient en pleine activité, les juges de paix en exercice, et leur ministère rendait plus de services que celui des prêtres ; les tribunaux civils et criminels installés. La garde civique faisait son service. Les couvents étaient réduits à un de chaque ordre ; les juridictions abusives de l'évêque et de l'inquisiteur abolies. Un journal allait paraître, ajoutait à tous ces détails, Bosredon-Ransijat[45], pour remplir le double but de célébrer dignement vos ultérieures et glorieuses entreprises, et d'éclairer le peuple maltais sur les avantages de sa réunion à la France.

Mais ces lettres étaient sans doute interceptées par les croisières anglaises, car Bonaparte, en écrivant, le 4 fructidor (21 août), au général Vaubois de fournir au contre-amiral Villeneuve les moyens de se ravitailler, lui mandait n'avoir pas reçu de lettres de lui.

A Malte, on était aussi sans nouvelles directes de l'Égypte. On y avait du pain et des armes ; tout le reste allait bientôt manquer. Tous les bâtiments expédiés pour la côte de la République romaine, avaient été pris ou forcés de relâcher. Personne ne voulait plus partir. On ne trouvait pas à assurer même à vingt pour cent. On ne pouvait rien obtenir de la Sicile ; une rupture avec Naples était imminente. On avait reçu quelques provisions de la Barbarie ; malgré cela on était gêné pour le présent, et, inquiet sur l'avenir.

Si vous étiez en Italie, écrivait Regnault à Bonaparte[46], votre pensée aurait rapidement jeté un pont sur le détroit de Messine, et sur le canal qui nous sépare de la Sicile ; mais vous n'êtes pas là pour pacifier ou vaincre, pour donner des ressources ou apprendre à s'en passer. Du moins, général, écrivez-nous ; mes lettres de Paris annoncent le maintien du système établi à notre départ, et, au premier Moniteur que vous avez lu, vous avez dû voir qu'il n'est pas changé, malgré la querelle sur le toast, au 22 floréal[47]. On publie hautement la paix de Rastadt ; moi, je n'y crois pas encore, et mes dernières lettres de Paris la présagent sans la garantir. On a publié, en dernier lieu, la mort de Pitt. Si cela est vrai, il aura fait comme Mirabeau, qui s'en est allé au bon moment.

Bonaparte répondit à Regnault[48] :

C'est avec un véritable plaisir que j'apprends la bonne conduite que vous tenez à Malte, et les services que vous rendez à la République, en lui organisant ce poste important.

Les affaires, ici, vont parfaitement bien ; tous les jours notre établissement se consolide ; la richesse de ce pays en blé, riz, légumes, coton, sucre, indigo, est égale à la barbarie du peuple qui l'habite. Mais il s'opère déjà un changement dans ses mœurs, et deux ou trois ans ne seront pas passés, que tout aura pris une face bien différente.

Vous avez sans doute reçu les différentes lettres que je vous ai écrites, et les relations des différents événements militaires qui se sont passés. Ne négligez rien pour faire passer en France, par des spronades, toutes les nouvelles que vous avez de nous, ne fut-ce même que les rapports des neutres, pour détruire les mille et un faux bruits que les curieux d'une grande ville accueillent avec tant d'imbécillité.

 

 

 



[1] Lettre du 20 messidor (8 juillet).

[2] Lettre du 25 messidor (13 juillet).

[3] Lettre du 21 (9).

[4] Lettre du 25 (13).

[5] Lettre du 25 messidor (13 juillet).

[6] Rapport du 15 messidor. Voyez Pièces Justificatives, n° VII.

[7] Lettre du 2 thermidor (20 juillet).

[8] Lettre de Brueys à Bonaparte, du 2 thermidor (20 juillet).

[9] Lettre de Brueys à Bonaparte, du 8 thermidor (26 juillet).

[10] Lettre de Brueys à Bonaparte, du 11 thermidor (29 juillet).

[11] Lettre du 9 thermidor (27).

[12] Lettre du 12 thermidor (30 juillet).

[13] Courrier d'Égypte, du 16 fructidor.

[14] D'après Miot, Expédition en Égypte, page 79, ce serait à l'ordonnateur en chef que Bonaparte, de retour au Kaire, aurait adressé ces mots.

[15] Correspondance interceptée, tome II, page 115.

[16] Lettre du 4 fructidor (21 août).

[17] Lettre du 9 (26).

[18] Lettre du 28 thermidor (15 août).

[19] Lettre du 28 thermidor (15 août).

[20] Lettre du 29 thermidor (16 août).

[21] Lettre du 2 fructidor (19 août).

[22] Lettre du 2 fructidor (19 août).

[23] Lettre du 18 fructidor (4 septembre).

[24] Lettre du 2 fructidor (19 août).

[25] Lettre du 2 fructidor (19 août).

[26] Gourgaud, tome II, page 183.

[27] Lettre du 4 fructidor (21 août).

[28] Lettres du 30 thermidor et 4 fructidor (17 et 21 août).

[29] Lettre du 26 vendémiaire an VII (17 octobre).

[30] Lettre du 25 thermidor (12 août).

[31] Lettre du 29 thermidor (16 août).

[32] Lettres du 4 fructidor (21 août).

[33] Lettre du 13 (30).

[34] Lettre à Bonaparte, du 9 fructidor (26 août).

[35] Lettre du fructidor (10 septembre).

Le contre-amiral Perrée annonça, le 18 ventôse an 7, au ministre de la marine, qu'un rapport infidèle avait provoqué l'ordre du jour du général en chef, dans lequel le contre-amiral Blanquet-Duchayla était inculpé, et que la marine avait appris avec satisfaction que le Directoire avait rendu justice à cet officier. (Moniteur, 26 germinal an VII.)

[36] Lettres du 4 fructidor (21 août).

[37] Lettre du 5 fructidor (22 août).

[38] Lettre du 9 fructidor (26 août).

[39] Lettre du 13 (30).

[40] Lettre du 29 (15 septembre).

[41] N° 3.

[42] Lettre du 27 messidor.

[43] Lettre de Bosredon-Ransijat à Bonaparte, du 29 messidor.

[44] Lettre du 11 messidor.

[45] Lettre à Bonaparte, du 13 thermidor.

[46] Lettre du 8 fructidor.

[47] Au banquet que se donnèrent, au jardin de Biron, 600 représentants, et où la loi du 22 floréal sur les élections était devenue une occasion de discorde et de scandale.

[48] Lettre du 24 fructidor.