HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ÉGYPTE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE II.

 

 

Navigation de la flotte. — Force de l'armée navale et de l'armée de terre. — Prise de Malte. — Organisation civile et militaire. — Mission de Lavalette auprès d'Ali-Pacha. — La flotte remet à la voile. — Mouvements des Anglais dans la Méditerranée.

 

L'armée était partie de Toulon au bruit répété du canon des batteries et de tous les vaisseaux. Le temps était superbe et le vent favorable. L'escadre rangea les côtes de Provence jusque vers Gènes, et rallia le convoi parti de cette ville. Elle tourna ensuite vers le Cap Corse, y fut rejointe par le convoi d'Ajaccio. Elle attendit inutilement plusieurs jours celui de Civita-Vecchia. On a vu quelle importance Bonaparte attachait à cette partie de l'armement, ses instructions à Desaix la route qu'il lui avait tracée. L'amiral Brueys expédia la frégate l'Arthémise à la recherche de ce convoi, et lassé d'attendre son retour, se dirigea sur l'île de Malte.

Pendant cette traversée, Bonaparte avait de fréquentes conférences avec les principaux officiers de l'état-major, les chefs de service et les savants attachés à l'expédition, dont une partie était à bord de l'Orient. Avant le départ de Toulon une bibliothèque avait été formée par les soins d'Arnault, pour l'usage du général Bonaparte. Outre les classiques et les ouvrages sérieux qu'il s'était réservés, on y avait compris des romans, pour aider les jeunes généraux ou officiers de l'état-major, Lannes, Junot, Eugène Beauharnais, à supporter l'ennui de la traversée. Le soir on se rassemblait chez le général Bonaparte pour faire une lecture, et l'on préludait dans cette réunion à ces séances de l'institut d'Égypte, qui ont jeté tant d'éclat sur cette glorieuse expédition. A peine la lecture était-elle commencée, que Bonaparte l'interrompait et donnait le signal de la discussion. Elle était vivement soutenue par Caffarelli-Dufalga et d'autres officiers, qui joignaient l'instruction aux talents militaires. La plus grande liberté régnait dans ces conversations, animées tout ii la fois par les souvenirs des belles campagnes d'Italie et les espérances d'un avenir non moins glorieux. Elles se prolongeaient fort avant dans la nuit, et quoiqu'elles n'eussent aucun but déterminé et qu'elles s'étendissent à tous les sujets, on peut croire qu'elles étaient pour Bonaparte, un moyen d'étudier de plus près les hommes qui l'entouraient.

Enfin, en approchant de Malte, on fut rejoint par l'Arthémise. Stanglet, qui la commandait, vint à bord de l'Orient rendre compte de sa mission à l'amiral. Brueys était alors avec Bonaparte et plusieurs officiers dans la salle du conseil. Stanglet fut introduit, et apprit à l'amiral qu'ayant rencontré le convoi, il l'avait escorté vers Malte. Brueys i, malgré son caractère indulgent, ne put s'empêcher d'adresser quelques reproches à Stanglet, et de lui dire qu'il s'était écarté de l'objet de sa mission, qui devait se borner à reconnaître le convoi et à venir lui en rendre compte ; qu'il avait fait perdre plusieurs jours à l'armée, pour laquelle le moindre retard pouvait avoir des suites si graves. Stanglet, brave officier, qui avait cru, en escortant un convoi auquel on attachait tant de prix, rester dans les limites de sa mission, répondit avec vivacité qu'il était bien pénible pour un officier qui avait fait son devoir et agi pour le mieux, de recevoir de semblables reproches, et qu'il en appelait à la justice du gênerai en chef lui-même.

A ces mots, Bonaparte, qui avait assisté à la discussion sans paraître y prendre part, se leva précipitamment, et, se grandissant de toute cette expression énergique qu'il savait imprimer à sa figure et à son corps dans les situations fortes : Gardez-vous, s'écria-t-il, d'en appeler à moi, car si j'étais l'amiral, vous seriez traduit sur-le-champ devant un conseil de guerre, pour avoir dépassé vos ordres et compromis le salut de l'armée.

Stanglet fut accablé de cette sortie, et Brueys qui savait apprécier les talents et le courage de cet officier, l'un des plus distingués de la flotte, fut obligé d'intercéder pour lui. Ce qui avait surtout indisposé le général, c'est que l'Arthémise avait été donner sur Malte, et que Murât qui était à bord, avait insisté pour qu'elle passât au vent d'un vaisseau de l'ordre, qui rentrait dans le port ; il s'était même fait descendre à terre.

Ce fut quelques heures après cette scène que l'on rallia sous Malte le convoi de Civita-Vecchia.

L'armée navale se trouva alors composée de treize vaisseaux de ligne, dont un de 120 — l'Orient —, deux de 80, et dix de 74 canons ; de deux vaisseaux vénitiens de 64 — le Causse et le Dubois —, armés en flûtes ; de huit frégates de 40 et 36 canons ; de six frégates vénitiennes armées en flûtes, deux bricks, des cutters, avisos, chaloupes canonnières et autres petits bâtiments de guerre au nombre de soixante-douze.

Il y avait, dans les trois convois, environ quatre cents bâtiments de transport ; et l'on évaluait à dix mille hommes, le total des gens de mer.

Cette armée navale était commandée par le vice-amiral Brueys, ayant sous ses ordres les contre-amiraux Villeneuve, Blanquet-Duchayla, Decrès ; pour chef d'état-major, le chef de division Gantheaume, et Dumanoir le Peley, commandant le convoi.

Elle portait l'armée de terre, composée de 32.000 hommes de toutes armes.

On y comptait onze généraux de division : Berthier, chef de l'état-major ; Caffarelli-Dufalga, commandant le génie ; Kléber, Desaix, Reynier, Dugua, Vaubois ; Bon, Dumuy, Menou et Baraguay-d'Hilliers.

Seize généraux de brigade : Lannes, Rampon, Damas, Murât, Lanusse, Andréossy, Dumas, Vial, Leclerc, Verdier, Fugières, Zayonschek, Davoust, Vaux, Belliard et Dommartin, commandant l'artillerie.

Sucy était commissaire-ordonnateur en chef. L'armée formait cinq divisions, commandées par Kléber, Desaix, Menou, Bon et Reynier.

Il y avait, dans le convoi, cent savants, artistes ou ingénieurs[1].

Soit que l'Égypte dût être la base d'une entreprise contre les Anglais dans l'Inde, soit qu'on en fût réduit à ne faire de ce pays qu'une colonie française, la conquête de Malte devait être le premier objet de l'expédition, afin d'avoir, à tout événement, une station intermédiaire, et un vaste entrepôt pour la marine militaire et la marine marchande de la République.

Cette île appartenait depuis 1530 à l'ordre religieux et militaire des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, auxquels Charles-Quint en avait fait don, sous le magistère de Philippe Villiers de l'Ile-Adam.

Elle avait été successivement fortifiée depuis cette époque, et passait universellement pour imprenable. La cité Valette, capitale de l'île, est assise sur une presqu'île qui occupe le milieu du port, protégé par une ligne d'ouvrages d'art extrêmement multipliés. La population de La Valette est évaluée à 30.000 âmes ; celle de l'île entière s'élève à 90.000. Le commerce d'entrepôt a été la source de la prospérité de Malte, qui est à peu près sans cultures et qui tire la majeure partie de ses subsistances de la Sicile, dont elle est voisine.

Avant d'avoir décidé l'expédition d'Egypte, le Directoire et Bonaparte avaient résolu de s'emparer de Malte pour l'empêcher au moins de tomber entre les mains d'une des trois grandes puissances auxquelles on supposait, non sans quelque raison, des vues sur cette île ; Bonaparte y avait en conséquence envoyé Poussielgue, qui avait toute sa confiance, avec une mission simulée, afin de préparer cette conquête : Poussielgue y avait travaillé dans le sens de ses instructions secrètes, avec un riche banquier de son nom, et Carnuson, consul de France.

Les dispositions de beaucoup de Maltais et d'une partie des chevaliers concouraient puissamment à favoriser les menées des Français. Les membres de l'ordre occupant seuls tous les emplois du gouvernement, cette distinction blessait l'orgueil de la plupart des familles puissantes de l'île, qui, comme sujets de l'ordre, ne pouvaient avoir que des fonctions subalternes. Les postes administratifs étaient expressément réservés à l'ordre par le droit de souveraineté. Aucun recours, autre que celui à l'autorité magistrale, n'était ouvert à un Maltais qui avait à se plaindre d'un chevalier, et cette autorité était devenue odieuse par sa partialité. D'ailleurs l'ordre était tombé dans la décadence depuis que les jouissances du luxe avaient amolli la plupart de ses membres, que ses chefs étaient devenus des princes opulents qui laissaient leurs favoris gouverner, et que les chevaliers avaient presque entièrement cessé de faire aux Barbaresques cette guerre d'extermination pour laquelle ils avaient été institués.

Le dernier grand-maître, Emmanuel de Rohan, vieillard sans ambition et sans énergie, avait laissé énerver son pouvoir et flotter au hasard les rênes de son gouvernement. Ferdinand de Hompesch, nouvellement élu, suivait avec indifférence cette funeste tradition. Dans toute l'Europe, et jusque parmi les habitants de Malte, cet ordre était frappé de mépris.

A ces motifs de déconsidération se joignait l'influence de plusieurs chevaliers des langues de France, qui professaient assez ouvertement des principes favorables à la cause de la République.

La seule mesure que l'ordre eût prise pour se retremper, au milieu de tant de périls imminents, avait été de chercher à se mettre sous la protection du czar Paul Ier ; mais, par un singulier hasard, le courrier que cet empereur envoyait à Malte porter son acceptation, avait été arrêté en Italie par un parti de Français, et conduit au gérai en chef Bonaparte.

La connaissance de cette intrigue justifiait aux yeux du Directoire les menées auxquelles ses agents se livraient dans Pile. Il avait ordonné à Brueys, lorsqu'il revint de Corfou, de croiser quelques jours devant Malte. L'escadre y avait en effet séjourné trois jours sous différents prétextes : tous les points favorables à un débarquement avaient été parfaitement reconnus et étudiés. Ce dernier fait prouvait incontestablement que les Français avaient des intelligences dans l'île. Elles avaient été sur le point de manquer leur effet, il y avait peu de jours, lorsque la frégate l'Arthémise qui escortait le convoi de Civita-Vecchia, s'était présentée inopinément devant Malte, ce qui pouvait précipiter le mouvement des partisans de la France et compromettre l'entreprise de Bonaparte.

Le 18 prairial (6 juin) au matin, l'avant-garde de l'armée navale parut au nord-ouest de Malte, où elle rallia le convoi de Civita-Vecchia, composé de 70 bâtiments, qui arrivèrent le même jour. La division resta trois jours en panne jusqu'à ce qu'elle eût été rejointe par le reste de l'escadre ; le 21, cette flotte immense fit un mouvement vers les côtes, s'étendant de l'île de Goze à Marsa-Siroco, et menaçant à la fois tous les points attaquables. Afin de sonder les dispositions des chevaliers et des Maltais, Bonaparte fit demander par un de ses aides-de-camp au grand-maître, Ferdinand de Hompesch, l'entrée des mouillages de l'île.

Le grand-maître, après avoir consulté le conseil de l'ordre, répondit : Que la demande du général Bonaparte devait être exposée par écrit ; qu'en tous cas les lois et les statuts de l'ordre ne permettaient pas à plus de quatre vaisseaux étrangers d'entrer à la fois dans les ports de Malte et de ses dépendances ; que l'ordre protestait de nouveau de son amitié envers la République Française.

Le consul Carnuson, chargé de porter à Bonaparte la réponse du conseil, se rendit à bord de l'Orient ; là il remit au général, outre la lettre du grand-maître, une liste des chevaliers et des habitants maltais qui avaient pris l'engagement secret de favoriser les tentatives de l'escadre. Ces partisans de la France ou de l'indépendance maltaise, s'élevaient, dit-on, à plus de 4.000. Carnuson passa la nuit à bord de la flotte ; le lendemain, au point du jour, il écrivit au grand-maître : Que la réponse du conseil de Malte était aux yeux du général Bonaparte une déclaration de guerre ; que les Français en avaient conçu d'autant plus de ressentiment, que personne n'ignorait la conduite partiale de l'ordre en faveur des Anglais[2] ; que l'escadre était résolue de recourir à la force. Sans perdre de temps, Bonaparte ordonna à Brueys de se préparer à l'attaque des forts qui protègent l'entrée du port La Valette, et fit commencer le débarquement sur sept points différents des îles de Malte et de Goze ; il était quatre heures du matin.

Dans l'intérieur de Malte, l'absence prolongée du consul Carnuson avait assez fait prévoir le résultat de sa mission. Aussi la nuit du 21 fut-elle employée en préparatifs de défense. Le grand-maître fit armer les milices, établir des palissades aux ouvrages avancés, transporter dans les murs de la ville les poudres qui se trouvaient dans les magasins extérieurs, opérations qui, dans des temps1 calmes, auraient exigé plusieurs jours. 7.000 hommes furent rassemblés, mais ces troupes n'étaient ni disciplinées, ni aguerries ; les canons étaient mal servis, leurs affûts pourris, les munitions mal réparties. Le grand-maître, enfermé dans son palais, ne paraissait pas ; les commandements étaient distribués au hasard à ceux qui se présentaient pour les remplir. On voyait des enfants de 16 ans occuper des postes importants qui réclamaient des officiers consommés ; et, à la tète des milices, un bailli qui n'avait servi que sur mer, et un vieillard plus que septuagénaire. Tels étaient les chefs que l'ordre de Malte opposait à des généraux jeunes, audacieux, accoutumés à la victoire.

Le désordre régnait dans les murs de La Valette et s'accroissait d'heure en heure. Les habitants de la campagne, accourus en foule, hommes, femmes, enfants, se répandaient tumultueusement dans les rues, sur les places publiques, dans l'intérieur des maisons ; le siège n'était pas commencé, les magasins regorgeaient de vivres et déjà la disette se faisait sentir. Les bruits de trahison, habilement propagés par les partisans de la France, circulaient au sein de cette multitude inquiète. On disait que les chevaliers des langues de France — ils formaient environ les deux tiers de l'ordre —, vendus de longue main au Directoire, avaient comploté de livrer Malte ; on donnait pour chefs à cette conspiration trois commandeurs dont un avait la direction de l'artillerie, un autre celle du génie : ce dernier, assurait-on, devait, en cas de résistance prolongée, intercepter l'eau de l'aqueduc qui alimentait la ville. De tels bruits, répandus dans les casernes et dans les postes militaires servaient aux milices de motif pour se révolter, ou de prétexte pour fuir. Les chevaliers français voyaient presque partout leur autorité méconnue : au cri de trahison, ils étaient abandonnés, poursuivis, massacrés : trois d'entre eux périrent sous la baïonnette de leurs soldats[3] ; un quatrième, soupçonné d'intelligence avec les assiégeants, fut percé d'une balle au milieu du poste qu'il commandait[4] ; un autre fut précipité du haut des remparts par les hommes de son poste ; cinquante environ furent blessés. La même confusion régnait dans les délibérations du conseil. La langue espagnole refusait de s'armer, prétextant l'alliance de sa nation avec la République Française. Plusieurs chevaliers des langues de France, et à leur tête le commandeur Bosredon de Ransijat, avaient exprimé un semblable refus. Nous avons prêté serment de combattre les Turcs, avaient-ils écrit au grand-maître, mais non point de porter les armes contre nos frères. Saisis par ordre du grand-maître, ils avaient été jetés dans les cachots.

Tandis que ces choses se passaient dans l'intérieur de Malte, le débarquement s'effectuait, et les troupes françaises faisaient des progrès rapides.

Desaix, ayant sous ses ordres le général Belliard et les troupes du convoi de Civita-Vecchia, s'emparait des batteries et des forts du côté de Marsa-Siroco ; les généraux Vaubois, Lannes et 'e chef de brigade Marmont, descendus près de la ville de Malte, s'avançaient sous le canon de la place. Ces diverses opérations eurent lieu sans aucune difficulté. Comme les forts n'étaient point approvisionnés, les Maltais ne voulurent pas s'y renfermer pour se défendre. Les soldats avaient à peine des cartouches, et les affûts des pièces étaient en si mauvais état, que, quand on voulut les tirer, la plupart se brisèrent.

Une compagnie, débarquée dans l'anse de Saint-Julien, dispersa, sans tirer un coup de fusil, un régiment entier de milice, fort de 1.200 hommes. Le bailli Tomasi voulut défendre le retranchement dit du Naiciar, contre un bataillon qui avait débarqué à la Mellecha et à Saint-Paul ; mais, tourné par quelques compagnies qui venaient de prendre terre à Saint-Georges et à Saint-Julien, le bailli fut abandonné par les milices qu'il avait sous ses ordres, et eut beaucoup de peine à se retirer jusqu'à la ville. Le général Vaubois avait marché sur la Cité-Vieille, qui n ayant ni troupes, ni canons, ni vivres, ni commandant, lui ouvrit ses portes à neuf heures du matin. A dix heures, toute la campagne, les petits forts de la côte, a l'exception de celui de Marsa-Siroco étaient au pouvoir des Français. La plupart des chevaliers qui étaient dans ces différents postes furent faits prisonniers et conduits à Bonaparte, qui leur dit : Comment pouviez-vous croire qu'il fût possible de vous défendre avec de misérables paysans, contre les troupes qui ont vaincu et soumis l'Europe ! Il se trouvait quelques Français parmi les chevaliers prisonniers ; Bonaparte les fit relâcher. Puisque vous avez pu prendre les armes contre votre patrie, leur dit-il, vous auriez du savoir mourir. Retournez à Malte tandis qu'elle ne m'appartient pas encore.

A onze heures, on fit sortir du port une galère, une chaloupe canonnière et deux galiotes, pour tâcher d'inquiéter le débarquement des troupes, qui s'effectuait toujours a Saint-Julien. Quand ces bâtiments eurent épuisé le peu de munitions qu'ils avaient, ils rentrèrent dans le port. Une sortie fut tentée du côté de la Pieta, mais les troupes, composées du régiment de Malte et du bataillon des vaisseaux, ne purent tenir contre le détachement français que commandait le chef de brigade Marmont, qui s'empara, en cette occasion, du drapeau du régiment de Malte. Elles se sauvèrent dans les fortifications de la Floriane 5 mais, comme ces dernières étaient sans artillerie les soldats maltais furent obligés de se rendre.

A midi, il n'e restait au service de l'ordre que 4.000 hommes, la plupart de mauvaise volonté. Avec ce petit nombre, il fallait défendre la ville, les forts Manoel, Tignié, Ricazzoli, Saint-Ange, la Cotionère, le bourg et l'île de la Sangle.

La ville continuait à se remplir de fuyards, de femmes et d'enfants des habitants de la campagne. Pendant le reste de la journée les forts tirèrent sur les troupes françaises, mais sans leur faire éprouver de perte sensible.

Vers neuf heures du soir, une terreur panique s'empara du commandant et des soldats qui gardaient le poste de la Sangle ; ce détachement vint se réfugier dans la ville, et fut obligé de rester longtemps à la porte vers laquelle il s'était dirigé, jusqu'à ce que le grand-maître eût ordonné qu'elle lui fût ouverte. Il régnait une telle confusion dans Malte, que les patrouilles se fusillaient entre elles, et que les alertes étaient continuelles. A minuit, le tribunal de la Rote, les barons et les principaux habitants de la ville, craignant qu'une résistance, désormais inutile, n'amenât le bombardement de la place, et voyant tous les moyens de défense paralysés, par l'incapacité du grand-maître, dont l'indécision avait laissé de tous côtés gagner le désordre, se rendirent à son palais pour l'inviter à capituler. Sur leur demande, il fit assembler le conseil ; il y fut décidé qu'on enverrait au général Bonaparte le bailli de Souza et le consul de Hollande Fermosa, pour traiter de la capitulation. Le 23, à cinq heures du matin, les forts reçurent l'ordre de ne plus tirer sur les Français, qui n'avaient point encore riposte au feu de l'artillerie maltaise. On dit que Bonaparte ne fit point jeter de bombes ni tirer le canon contre la ville, parce que les Maltais conspirateurs étaient convenus de massacrer tous les chevaliers a ce signal, et que le général français ne voulut point tremper dans ce complot. Il est plus naturel de penser qu'il, ne jugea pas convenable de faire usage de son artillerie contre une place dont les défenseurs étaient si facilement désarmés, et pour épargner les habitants dont il désirait se concilier l'affection.

Le chevalier Dupin de la Guérivière commandait le fort de Marsa-Siroco et s'était défendu pendant vingt-quatre heures avec une très-grande résolution ; mais manquant de munitions et de vivres, il fut obligé d'accepter une capitulation honorable. Il rentrait dans Malte avec la garnison, lorsqu'il apprit avec le plus grand étonnement que la ville allait se rendre. Bonaparte répondit au bailli de Souza et au consul de Hollande qu''il entrerait dans Malte le 24 5 que pendant cet intervalle, il réglerait la manière dont il voulait traiter l'ordre avec la médiation du chargé d'affaire d'Espagne.

Le grand-maître désirant se rendre agréable au général français, choisit ses négociateurs parmi les chevaliers qui s'étaient plus particulièrement prononcés pour la France, et nomma le commandeur Bosredon-Ransijat, le chevalier Bardonnèche et l'ingénieur de l'ordre, Touzard. Bonaparte désigna pour régler les préliminaires de la capitulation, Poussielgue, et, sur la demande du grand-maître, l'ancien commandeur de l'ordre, Dolomieu, savant distingué, qu'il avait attaché à l'expédition.

Tandis que ces événements se passaient dans l'île de Malte, le général Reynier occupait avec non moins de facilité l'île de Goze, défendue par 2.000 hommes de milices, et garnie de forts et de batteries sur tous les points abordables de la côte.

Il avait cherché pour le débarquement un point gardé et choisi, le Redum-Kibir, entre la Tour-Neuve et la première batterie de la cale de Ramla. Dans cet endroit, la côte est très-escarpée, et les habitants la regardaient comme à l'abri de toute insulte. Un passage formé par l'écoulement des eaux à travers ces rochers pouvait servir à gravir les hauteurs.

 

Reynier employa toute la matinée du 22 à rallier le convoi, à distribuer des signaux et à se rapprocher de la côte ; la variation des vents et le calme le retardèrent beaucoup. A une heure après midi il était avec l'Alceste et le convoi, éloigné de huit à neuf cents toises du rivage. Pressé d'arriver à l'endroit qu'il avait choisi, avant que les ennemis eussent aperçu son dessein, il fit embarquer des troupes dans tous les canots et partit avec la 3e compagnie de grenadiers de la 85e demi-brigade ; les bombardes l'Etoile et le Pluvier s'approchèrent de terre avec les chaloupes ; aussitôt que les ennemis virent la direction qu'elles prenaient, ils coururent de tous côtés pour garnir les hauteurs. Espérant arriver comme eux, Reynier fit force de rames ; les rochers étaient garnis de paysans qui faisaient pleuvoir une grêle de balles sur les chaloupes.

Deux cents hommes occupaient la crête de ces rochers, et à chaque moment leur nombre augmentait. Les Français montèrent aussi vite qu'il était possible et presque sans tirer, malgré la pente rapide formée par des éboulements de terre et de rochers, malgré le feu des ennemis qui plongeait sur eux et les quartiers de pierre qu'ils jetaient. Étonnés cependant de l'audace des grenadiers qui s'avançaient toujours en dépit des obstacles, ils prirent la fuite. Ce combat fut décidé dans quelques minutes, et avant qu'aucune des chaloupes qui suivaient eût le temps d'arriver, quelques grenadiers prirent la première batterie de Ramla.

Reynier fit rassembler les troupes, à mesure qu'elles débarquèrent, sur la hauteur de Redum-Kibir, et de là se mit en marche avec une partie de la 85e demi-brigade vers la cité Chambray par Casal-Nadar, afin de s'emparer de ce fort et de couper la communication de Goze avec Malte par le fort Migiaro. Ce qui était débarqué de la 9e demi-brigade s'avança par Casal-Sciara sur le château de Goze.

Le fort de Chambray était rempli d'habitants qui s'y étaient réfugiés avec leurs bestiaux ; Reynier leur envoya une proclamation pour les informer de ses intentions et les empêcher de faire une vaine défense qui leur deviendrait funeste. Ayant laissé devant ce fort trois compagnies pour attendre leur réponse, il partit pour le château de Goze.

Aussitôt que les habitants de Rabato et du château de Goze virent arriver les troupes françaises, ils envoyèrent au-devant d'elles pour témoigner da leur soumission, et remettre les clefs du château. Le gouverneur ainsi que les autres chevaliers de Malte s'étaient sauvés ; les troupes françaises entrèrent le soir même dans le château.

La proclamation que Reynier avait envoyée à Chambray fit un très-bon effet ; les ponts-levis étant brisés, les habitants aidèrent les troupes. à entrer dans le fort, et retournèrent avec leurs bestiaux dans leurs habitations.

Les habitants qui avaient pris les armes n'ayant aucune marque distinctive et s'étant sauvés à l'approche des Français, on ne fit pas de prisonniers.

Le gouverneur et les autres chevaliers de Malte s'étaient cachés, mais les uns se présentèrent d'eux-mêmes, d'autres furent arrêtés. Reynier les laissa libres dans le bourg de Rabato, jusqu'à ce qu'on connût le sort des chevaliers de Malte.

Il conserva l'administration civile et judiciaire de l'île, afin d'avoir des autorités auxquelles il pût s'adresser pour tous les besoins des troupes.

Le 23 prairial (11 juin), à minuit, les négociateurs de l'ordre se rendirent à bord de Y Orient auprès du général Bonaparte, et signèrent la convention suivante :

 

CONVENTION arrêtée entre la République Française, représentée par le général en chef Bonaparte, d'une part ;

Et l'ordre des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, représenté par MM. : le bailli de Torino-Frisari, le commandeur Bosredon-Ransijat, le baron Mario Testa Ferrata, le docteur Nicolas Muscat, l'avocat Benédetto Scembri et le conseil.. ler Bonano, de l'autre part ;

Et sous la médiation de Sa Majesté catholique le roi d'Espagne, représenté par M. le chevalier Philippe Amati, son chargé d'affaires à Malte.

Art. I. Les chevaliers de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem remettront à l'armée française la ville et les forts de Malte. Ils renoncent, en faveur de la République Française, aux droits de souveraineté et de propriété qu'ils ont tant sur cette ville quérir les îles de Malte, de Goze et de Cumino.

Art. II. La République Française emploiera son influence au congrès de Rastadt pour faire avoir au grand-maître, sa vie durant, une principauté équivalente à celle qu'il perd, et, en attendant, elle s'engage à lui faire une pension annuelle de trois cent mille francs. Il lui sera donné en outre la valeur de deux années de ladite pension, à titre d'indemnité pour son mobilier. Il conservera, pendant le temps qu'il restera à Malte, les honneurs militaires dont il jouissait.

Art. III. Les chevaliers de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem qui sont Français, actuellement à Malte, et dont l'état sera arrêté par le général en chef, pourront rentrer dans leur patrie ; et leur résidence à Malte leur sera comptée comme une résidence en France.

Art. IV. La République Française fera une pension de 700 francs aux chevaliers français actuellement à Malte, leur vie durant. Cette pension sera de 1.000 francs pour les chevaliers sexagénaires et au-dessus.

La République Française emploiera ses bons offices auprès des Républiques Cisalpine, Ligurienne, Romaine et Helvétique, pour qu'elles accordent la même pension aux chevaliers de ces différentes nations.

Art. V. La République Française emploiera ses bons offices auprès des autres puissances de l'Europe pour qu'elles conservent aux chevaliers de leur nation l'exercice de leurs droits sur les biens de l'ordre de Malte situés dans leurs états.

Art. VI. Les chevaliers conserveront les propriétés qu'ils possèdent dans les îles de Malte et de Goze, à titre de propriété particulière.

Art. VII. Les habitants des îles de Malte et de Goze continueront à jouir, comme par le passé, du libre exercice de la religion catholique, apostolique et romaine. Ils conserveront les privilèges qu'ils possèdent ; il ne sera mis sur eux aucune contribution extraordinaire.

 

En exécution des articles conclus entre la République et l'ordre de Malte, les dispositions suivantes furent arrêtées :

Art. I. Aujourd'hui, 24 prairial (12 juin), le fort Manoël, le fort Tignié, le château Saint-Ange, les ouvrages de la Bormola, de la Cotionère et de la cité Victoire, seront remis, a midi, aux troupes françaises.

Art. II. Demain, 25 prairial (13 juin), le fort de Ricazzoli, le château Saint-Elme, les ouvrages de la cité Valette, ceux de la Florianne et tous les Autres seront remis, à midi, aux troupes françaises.

Art. III. Des officiers français se rendront aujourd'hui, à dix heures du matin, chez le grand-maître, pour y prendre ses ordres pour les gouverneurs qui commandent dans les différents forts et ouvrages qui doivent être mis au pouvoir des Français. Ils seront accompagnés d'un officier maltais. Il y aura autant d'officiers qu'il sera remis de forts.

Art. IV. Il sera fait les mêmes dispositions que ci-dessus pour les forts et ouvrages qui doivent être mis au pouvoir des Français demain, 25 prairial.

Art. V. En même temps que l'on consignera les ouvrages de fortifications, l'on consignera l'artillerie, les magasins et papiers du génie.

Art. VI. Les troupes de l'ordre de Malte pourront rester dans les casernes qu'elles occupent, jusqu'à ce qu'il soit y autrement pourvu.

Art. VII. L'amiral commandant la flotte française nommera un officier pour prendre possession aujourd'hui des vaisseaux, galères, bâtiments, magasins et autres effets de marine appartenant à l'ordre de Malte.

 

Il s'y trouva deux vaisseaux de guerre, une frégate, quatre galères, 1.200 pièces de canon, 1.500 milliers de poudre, 40.000 fusils, etc.

Le jour où la convention fut passée, le général Bonaparte écrivit à l'évêque de Malte :

J'ai appris avec un véritable plaisir, monsieur l'évêque, la bonne conduite que vous avez tenue, et l'accueil que vous avez fait aux troupes françaises.

Vous pouvez assurer vos diocésains que la religion catholique, apostolique et romaine sera non-seulement respectée, mais que ses ministres seront spécialement protégés.

Je ne connais pas de caractère plus respectable et plus digne dé la vénération des hommes qu'un prêtre qui, plein du véritable esprit de l'évangile, est persuadé que ses devoirs lui ordonnent de prêter obéissance au pouvoir temporel et de maintenir la paix, la tranquillité et l'union au milieu d'un diocèse.

Je désire, M. l'évêque, que vous vous rendiez sur-le-champ dans la ville de Malte, et que, par votre influence, vous mainteniez le calme et la tranquillité parmi le peuple. Je m'y rendrai moi-même ce soir. Je désire que, dès mon arrivée, vous me présentiez tous les curés et autres chefs d'ordre de Malte et villages environnants.

Soyez persuadé, M. l'évêque, du désir que j'ai de vous donner des preuves de l'estime et de la considération que j'ai pour votre personne.

 

L'évêque répondit :

L'évêque de Malte a l'honneur de se présenter au citoyen Bonaparte, général en chef de l'armée d'Angleterre, et de l'assurer qu'il ne manquera pas de recommander expressément à ses ecclésiastiques, de maintenir le bon ordre, l'obéissance et la tranquillité ; il se flatte qu'il sera écouté et que ses avis seront exactement suivis. Il l'assure que son intention, dans laquelle il aura soin de persévérer, est de ne prendre aucune part a tout ce qui est étranger à son ministère de pasteur. Il a le plaisir de lui annoncer que l'entrée des troupes françaises dans cette ville s'est faite avec tranquillité et sans la moindre effusion de sang. Il se croit donc obligé d'en rendre grâce au Tout-Puissant par un Te Deum solennel qui sera chanté après une procession publique et pompeuse qui aura lieu dans ce jour.

 

Bonaparte organisa le gouvernement de l'île, par un ordre du 25, portant : que les îles de Malte et de Goze seraient administrées par une commission de gouvernement, composée de neuf personnes, à la nomination du général en chef, près de laquelle il y aurait un commissaire français ; que cette commission serait spécialement chargée de toute l'administration des îles de Malte et de Goze, de la surveillance de la perception des contributions directes et indirectes, et de prendre des mesures relatives à. l'approvisionnement de l'île ; que le commissaire-ordonnateur en chef ferait un abonnement avec la commission, pour établir ce qu'elle donnerait, par mois, à la caisse de l'armée ; que la commission s'occuperait incessamment de l'organisation des tribunaux civils et criminels, en la rapprochant, le plus possible, de l'organisation française ; qu'en attendant, la justice continuerait d'être administrée comme par le passé ; que les îles de Malte et de Goze, seraient divisées en cantons ; que chaque canton aurait une municipalité et un juge de paix ; que tous les biens du grand-maître de l'ordre de Malte et des différents couvents des chevaliers, appartiendraient à la République Française, et seraient administrés par une commission composée de trois membres ; que la police serait tout entière sous les ordres du général de division commandant et des différents officiers sous ses ordres.

Bosredon de Ransijat fut nommé président de la commission, et Regnaut de Saint-Jean-d’Angély, commissaire français.

Bonaparte chargea Bertholet, le contrôleur de l'armée et un commis du payeur, d'enlever l'or, l'argent et les pierres précieuses qui se trouvaient dans l'église de Saint-Jean et antres endroits dépendant de l'ordre de Malte, l'argenterie des Auberges et celle du grand-maître ; de faire fondre tout l'or en lingots, pour être transporté dans ¡a caisse du payeur de l'armée ; de dresser un inventaire de toutes les pierres précieuses pour cire mises sous le scellé dans la même caisse ; de vendre pour 25o à 300.000 francs d'argenterie à des négociants du pays, contre de la monnaie d'or et d'argent qui serait également remise au payeur ; il ordonna que le reste de l'argenterie serait laissé par le payeur de l'armée, à la monnaie de Malte, pour être fabriqué, et l'argent remis au payeur de la garnison pour sa subsistance ; qu'on laisserait, tant à l'église Saint-Jean qu'aux autres églises, ce qui serait nécessaire pour l'exercice du culte.

Bertholet, Poussielgue et Estève, vaquèrent à ces opérations, et ne purent partir de Malte, que trois jours après la flotte. Ils laissèrent, au payeur de l'île, pour le service de la garnison, une partie d'or et d'argent qui lui produisit la somme de 553.810 fr.

Le reste les suivit et rendit à t'armée, dans les ventes qui en furent faites, au Kaire, à l'encan ou à la monnaie : 671.120 fr.

Total : 1.224.930 fr.

 

Voilà à quoi se réduisit cet immense trésor qui, suivant certains écrivains, avait tant excité la cupidité du Directoire et de Bonaparte, et sur lequel ils avaient calculé pour subvenir aux frais de l'expédition.

Bonaparte excepta de l'ordre qu'il avait donne aux chevaliers d'évacuer l'île, ceux qui n'étaient pas profès et qui seraient mariés à Malte ; ceux qui auraient des possessions particulières dans l'île de Malte ; ceux qui y auraient établi des manufactures, des maisons de commerce ; enfin, ceux qui étant connus par leur attachement à la République, devaient être regardés comme citoyens de Malte.

Les chevaliers français étaient au nombre de trois cents. Il y en avait quatorze qui, un mois avant l'arrivée des Français, avaient fait des dons patriotiques pour les frais de la descente en Angleterre ; il en envoya la liste au Directoire. Il laissa la faculté à ceux qui avaient plus de 60 ans de rester à Malte, et emmena avec lui tout ce qui en avait moins de 30. Tous les autres se rendirent à Antibes, pour rentrer chez eux, conformément à la capitulation, pourvu qu'ils n'eussent pas porté les armes contre la France.

Bonaparte expédia un courrier au Directoire, pour l'informer de la prise de Malte et de ses opérations dans cette île, l'adressa à Garat, ambassadeur à Naples, et lui écrivit :

Je vous prie de donner, a la cour de Naples, une connaissance pure et simple de l'occupation de. Malte par les troupes françaises, et de la souveraineté et propriété que nous venons d'y acquérir. Vous devez en même temps faire connaître à S. M. le roi des Deux-Siciles, que nous comptons conserver les mêmes relations que par le passé pour notre approvisionnement, et que, si elle en agissait avec nous autrement qu'elle en agissait avec Malte, cela ne serait rien moins qu'amical.

Quant à la suzeraineté que le royaume de Sicile a sur Malte, nous ne devons pas nous y refuser, toutes les fois que Naples reconnaîtra la suzeraineté de la République Romaine[5].

Je m'arrête ici deux jours pour faire de l'eau, après lesquels je pars pour l'Orient.

Je ne sais pas si vous resterez encore longtemps à Naples ; je vous prie de me faire connaître ce que vous comptez faire, et de me donner, le plus souvent que vous pourrez, des nouvelles de l'Europe[6].

 

L'armée n'avait pas servi tout entière à la prise de Malte ; et c'était avec douleur qu'une foule de braves s'étaient vus réduits à l'inaction.

Je m'empresse, écrivait Kléber à Bonaparte[7], à bord du Francklin, de vous féliciter de la conquête importante que vous venez de faire à la République. Mais moi, puis-je me féliciter d'avoir été témoin aussi passif d'un événement si extraordinaire ?

 

Il lui demandait ensuite la permission pour les savants et artistes embarqués à bord du Francklin, de descendre à terre pour voir la ville de Malte.

Dès les premiers moments de sa victoire, Bonaparte s'empressa de charger tous les agents français d'en propager la nouvelle en Grèce, dans les Échelles du Levant, en Barbarie, et d'en profiter pour encourager les amis de la France, et en imposer à ses ennemis.

Je vous préviens, écrivait-il aux consuls de Tunis, Tripoli, Alger, que l'armée de la République est en possession, depuis deux jours, de la ville et des deux îles de Malte et de Goze. Le pavillon tricolore flotte sur tous les forts.

Vous voudrez bien faire part de la destruction de l'ordre de Malte, et de cette nouvelle possession de la République au bey près duquel vous vous trouvez, et lui faire connaître que désormais il doit respecter les Maltais, puisqu'ils se trouvent sujets de la France.

Je vous prie aussi de lui demander qu'il mette en liberté les différents esclaves maltais qu'il avait. J'ai donné l'ordre que l'on mît en liberté plus de 2.000 esclaves barbaresques et turcs que l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem tenait aux galères.

Laissez entrevoir au bey, que la puissance qui a pris Malte en deux ou trois jours, serait dans le cas de le punir, s'il s'écartait un moment des égards qu'il doit à la République[8].

 

A cette nouvelle le bey de Tunis rendit en effet à la liberté soixante-six esclaves maltais ou étrangers pris sous le pavillon de l'ordre, dont plusieurs étaient depuis quinze et vingt ans dans les fers. Bonaparte embarqua les esclaves turcs comme matelots.

En même temps il écrivit aussi dans les trois départements de la Mer Ionienne qui devaient tirer un avantage tout particulier de la conquête de Malte, et au général Chabot, commandant à Corfou, pour leur annoncer que le drapeau de la République flottait sur tous les forts, et que l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem était détruit ; de le faire connaître à tous les Grecs de la Morée et des autres pays, au ministre français a Constantinople, et aux pachas turcs. Il prévenait Chabot que sa division faisait partie de l'armée d'Orient ; lui demandait divers comptes et renseignements ; lui recommandait de se mettre en mesure contre l'attaque des Turcs, et de ne pas faire connaître la destination de l'armée[9].

Dans cette circonstance, Bonaparte n'oublia pas ce fameux Ali, pacha de Janina, que déjà, lors de l'expédition de Corfou, il avait voulu intéresser à ses desseins. On a vu les recommandations faites alors au général Gentili de caresser ce pacha, les lettres flatteuses que s'écrivirent le général de l'armée d'Italie et Ali-Tebelen, ainsi que le refroidissement qui succéda à toutes ces belles protestations d'amitié, lorsque tous deux virent s'évanouir les espérances qu'ils avaient fondées l'un sur l'autre. Cependant les rapports entre les Français de l'Archipel et le pacha étaient entretenus, et la France ménageait toujours Ali, qu'elle espérait maintenant opposer avec succès à la Porte. Mais on avait trop peu fait pour s'attacher sans retour ce chef aussi habile que rusé. Passwan-Oglou, pacha de Servie, s'était révolté contre le Grand-Seigneur. Il fut mis au ban de l'empire, et tous les pachas obligés de se rendre au camp ottoman devant Widdin, sur les bords du Danube, où il s'était enfermé. Ali reçut l'ordre de marcher contre lui avec dix mille Albanais. Il était désigné, dans le firman, par le surnom de Terrible. Il hésitait entre la crainte de désobéir à son souverain et celle de faire douter les Français son indépendance. Le général Chabot lui envoya le capitaine Scheffer, son aide-de-camp, sous prétexte de régler quelques confins en litige, mais réellement pour empêcher le pacha de se déclarer contre Passwan-Oglou. Ali se plaignit de ce que Gentili et Brueys l'avaient amusé par de vaines promesses ; que, loin de lui fournir des secours pour appuyer ses projets d'indépendance, on ne lui avait pas seulement fait payer les vivres fournis à l'escadre française ; et qu'il ne pouvait désobéir au divan, qu'autant qu'on lui donnerait dix mille hommes et 100.000 sequins. La négociation resta donc sans effet, et Ali partit pour Widdin, où d'ailleurs l'appelait le désir de juger par lui-même des véritables forces de l'empire ottoman, qu'il espérait démembrer un jour. Par l'éclat de son luxe et la vigueur de son caractère, il effaça tous ses rivaux et s'empara bientôt de la direction du siège.

Il partait pour cette expédition, au moment même où Bonaparte résolut de lui envoyer, de Malte, son aide-de-camp Lavalette. La lettre suivante, du 29 prairial (17 juin), contenait ses instructions.

L'Arthémise, citoyen, a ordre de vous faire mouiller sur la côte d'Albanie pour vous mettre à même de conférer avec Ali-Pacha. La lettre ci-jointe, que vous devrez lui remettre, ne contient rien autre chose que d'ajouter foi à ce que vous lui direz, et de l'inviter à vous donner un truchement sûr pour vous entretenir seul avec lui. Vous lui remettrez vous-même cette lettre, afin d'être assuré qu'il en prenne lecture.

Après quoi vous lui direz que, venant de m'emparer de Malte, et me trouvant dans ces mers avec 30 vaisseaux et 50.000 hommes, j'aurai des relations avec lui, et que je désire savoir si je peux compter sur lui ; que je désirerais aussi qu'il envoyât près de moi, en l'embarquant sur la frégate, un homme de marque et qui eût sa confiance ; que d'après les services qu'il a rendus aux Français, et sa bravoure et son courage, s'il me montre de la confiance, et qu'il veuille me seconder, je peux accroître de beaucoup sa gloire et sa destinée.

Vous prendrez, en général, note de ce que vous dira Ali-Pacha, et vous vous embarquerez sur la frégate pour venir me joindre, et me rendre compte de tout ce que vous aurez fait.

En passant à Corfou, vous direz au général Chabot qu'il nous envoie des bâtiments chargés de bois, et qu'il fasse une proclamation aux habitants des différentes îles pour qu'ils envoient à l'escadre du vin, des raisins secs, et qu'ils en seront bien payés.

 

La lettre pour Ali-Pacha était ainsi conçue :

Mon très-respectable ami, après vous avoir offert les vœux que je fais pour votre prospérité et la conservation de vos jours, j'ai l'honneur de vous informer que, depuis longtemps, je connais l'attachement que vous avez pour la République Française, ce qui me ferait désirer de trouver le moyen de vous donner des preuves de l'estime que je vous porte. L'occasion me paraissant aujourd'hui favorable, je me suis empressé de vous écrire cette lettre amicale, et j'ai chargé un de mes aides-de-camp de vous la porter, pour vous la remettre en main propre. Je l'ai chargé aussi de vous faire certaines ouvertures[10] de ma part y et y comme il ne sait point votre langue, veuillez bien faire choix d'un interprète fidèle et sûr, pour les entretiens qu'il aura avec vous. Je vous prie d'ajouter foi à tout ce qu'il vous dira de ma part, et de me le renvoyer promptement avec une réponse écrite en turc, de votre propre main. Veuillez agréer mes vœux et l'assurance de mon sincère dévouement.

 

Dès le 20 germinal (9 avril), d'après les ordres du Directoire, concertés sans doute avec Bonaparte, qui était alors à Paris, le ministre de la marine avait chargé le général Chabot d'envoyer un de ses principaux officiers porter à Ali une lettre par laquelle on lui témoignait toute la satisfaction et la reconnaissance du gouvernement pour les secours qu'il avait donnés à l'escadre française, et son offre de les continuer.

L'absence d'Ali-Pacha ne permit pas à Lavalette j lorsqu'il fut arrivé à Corfou, de remplir sa mission. Le général Chabot cependant exprima son étonnement de ce qu'on l'envoyait au pacha sans présents et sans suite ; ne croyant pas devoir différer l'exécution des ordres qu'il avait précédemment reçus du ministre de la marine, et encouragé encore par la nouvelle de la prise de Malte, il envoya à Janina, auprès des deux fils d'Ali, Mouctar et Veli, qui étaient dans cette ville, l'adjudant-général Rose, déjà employé avec succès dans plusieurs missions auprès du pacha. Rose donna un grand éclat à sa mission, et fut reçu avec solennité, le 6 messidor (24 juin). Il leur remit la dépêche du ministre de la marine, une lettre du général Chabot, et leur dit qu'il avait reçu de Bonaparte l'ordre de leur annoncer la prise de Malte après un combat de quelques heures, l'entrée d'une escadre considérable dans les mers du Levant, et l'assurance qu'il donnait à Ali-Pacha et à ses fils, de la protection et de l'amitié de la République.

Je ne puis vous exprimer, écrivit Rose à Bonaparte, l'effet que cette nouvelle fit sur les deux jeunes pachas, la joie qu'ils en témoignèrent, et l'assurance de leur reconnaissance. Ils ajoutèrent qu'il n'y avait pas d'offres que ne vous ferait Ali-Pacha pour contribuer à la gloire de la grande nation. Nous étions convenus qu'il y aurait un tartare tout prêt, que nos lettres le seraient également, et qu'il partirait de suite pour porter ces nouvelles à Ali-Pacha, à son camp. Le tartare partit lorsque j'étais encore avec les pachas.

 

Rose, dans sa lettre, ne tarissait point sur le dévouement d'Ali-Pacha et de ses fils, sur la confiance qui leur était due, et sur le grand parti qu'on en tirerait, si la France dirigeait quelques troupes du côté de l'isthme de Corinthe.

Sur la nouvelle de la prise de Malte, que Rose avait fait passer dans les montagnes de Maïna, le bey de cette contrée le chargeait de faire ses compliments à Bonaparte, et de l'assurer de tout son dévouement à la République Française[11].

D'après l'accueil fait à Rose par les fils d'Ali, le général Chabot ne doutait pas que le pacha, dès qu'il serait informé du voisinage des forces françaises, ne quittât l'armée et ne se rendît à Janina. Il exaltait également la puissance, l'amitié, les talents d'Ali, et ne jugeait pas nécessaire de prendre de ce côté-là les précautions que Bonaparte lui avait recommandées. Il n'en était pas ainsi du pacha de la Morée, qui ne cessait d'accabler les Français de vexations. Le général Chabot croyait que les Grecs étaient pour la France, et que les Maïnotes surtout lui étaient dévoués.

Ainsi, comme on le verra dans la suite, les agents français étaient dupes de la fausseté et de la perfidie d'un brigand cruel, qui ne connaissait d'autre loi que ses intérêts. Il est vrai que la France ne dépensait pour se le rendre favorable y que de stériles protestations.

Du reste, à la nouvelle de la prise de Malte, l'allégresse fut générale dans les départements des Iles Ioniennes ; des fêtes publiques furent célébrées dans toutes les communes ; Corfou et Zante se distinguèrent par leur pompe et leur magnificence. Le président de l'administration du département de Corcyre, Teotoky et le secrétaire Loverdo[12], exprimaient à Bonaparte l'ardent désir de voir dans leur pays leur libérateur, de le connaître, et de lui témoigner leur reconnaissance.

Reprenons la suite des opérations de Bonaparte à Malte. Il écrivit au roi d'Espagne[13] :

La République Française a accepté la médiation de Votre Majesté pour la capitulation de la ville de Malte.

M. le chevalier d'Amati, votre résident dans cette ville, a su être à la fois agréable à la République Française et au grand-maître. Mais vu l'occupation du port de Malte par la République, la place de M. d'Amati se trouve supprimée. Je le recommande à Votre Majesté, pour qu'elle veuille bien ne pas l'oublier dans la distribution de ses grâces.

Je prie Votre Majesté de croire aux sentiments d'estime et à la très-haute considération que j'ai pour elle.

 

Pendant que la flotte française faisait de l'eau, Bonaparte acheva d'improviser, pour ainsi dire, en deux jours, l'organisation de toutes les branches de l'établissement public.

Par ses arrêtés des 28 et 29 prairial (16 et 17 juin), il ordonna la formation de la garde nationale, prescrivit le désarmement du reste des habitants de l'île, et fit approvisionner les forts. Il mit l'administration publique sous la direction du général commandant Malte 5 détermina la levée régulière des impôts, ainsi que leur emploi et celui du produit de la vente des domaines nationaux. Il les appliqua d'abord aux besoins des troupes de terre et de mer ; ensuite à l'établissement d'une école centrale et de différents cours publics à l'école et dans les hôpitaux ; enfin à l'entretien de la bibliothèque et des autres établissements publics. Il décida aussi qu'un certain nombre de jeunes Maltais seraient admis dans les collèges du France. Les distinctions nobiliaires et toute espèce de servitude furent abolies, plusieurs ordres religieux supprimés ; l'exclusion des religieux étrangers à l'île prononcée ; la liberté des cultes proclamée ; enfin l'exercice du ministère évangélique fut déclaré gratuit.

Il restait à payer au grand-maître Hompesch le prix de sa faiblesse et de sa lâcheté, les 600.000 fr. stipulés par la convention. Bonaparte lui en fit compter 300.000, savoir, 100.000 en argent, et le reste en quatre traites du payeur sur celui de Strasbourg, qu'il invita le Directoire à faire acquitter. 300.000 fr. furent laissés a Malte, du consentement du grand-maître, pour ses créanciers, il leur fit en outre une délégation annuelle de 100.000 fr. sur sa pension jusqu'à l'entière extinction de ses dettes.

Au moment de quitter l'île qu'il n'avait pas su défendre, ce chef obéré, plus moine que guerrier, ajouta encore à son déshonneur en baisant la main du conquérant qui le dépouillait de ses États.

J'eusse mis, écrivit-il à Bonaparte, un grand empressement à vous aller offrir l'expression de ma reconnaissance pour les constantes affections que vous avez eues pour moi, et de la manière infiniment prévenante avec laquelle vous avez accueilli les diverses demandes que j'ai cru pouvoir vous faire, si, par une délicatesse qui n'a pour objet que de ne rien faire qui puisse rappeler aux Maltais et ma personne et leur ancien attachement, je ne m'étais déterminé à éviter toute occasion de me montrer en public. Veuillez donc bien recevoir par écrit l'expression de ma sensibilité, mes adieux et mes vœux pour vous.

Désirant partir à l'heure la plus tranquille de la nuit, je vous prie, citoyen général, de donner les ordres nécessaires pour que les portes de la ville me soient ouvertes à deux heures du matin, et je me rendrai à bord, sous l'escorte de vos guides que vous avez eu l'attention de me destiner.

Recevez, citoyen général, l'hommage de ma haute estime et de mon sincère attachement.

Il quitta l'île pour se rendre à Trieste, sous l'escorte de l'Arthémise qui portait Lavalette à Corfou.

Cependant, ce même homme, qui se montrait plein d'un respect aussi obséquieux pour le général français, s'était mis, quelques jours auparavant, sous la protection de la Russie, et Bonaparte envoya au Directoire, l'original du traité que l'ordre venait de conclure avec cette puissance. Il n'y avait que cinq jours qu'il était ratifié ; et le courrier, le même que Bonaparte avait fait arrêter, deux ans auparavant à Ancône, n'était pas encore parti. Ainsi, écrivait-il[14], l'empereur de Russie nous doit des remercîments, puisque l'occupation de Malte épargne à son trésor 400.000 roubles. Nous avons mieux entendu que lui-même les intérêts de sa nation.

Cependant, si son but avait été de préparer les voies pour s'établir dans le port de Malte, Sa Majesté aurait dû, ce me semble, faire les choses un peu plus en secret, et ne pas mettre ses projets tant à découvert. Mais enfin, quoi qu'il en soit, nous avons, dans le centre de la Méditerranée, la place la plus forte de l'Europe, et il en coûtera cher à ceux qui nous en délogeront.

Par ce traité, l'empereur Paul, prenant le titre de protecteur de l'ordre de Malte, approuvait l'établissement dans ses États d'un grand prieuré, en remplacement de celui qui avait existé en Pologne, et lui accordait, en compensation des revenus qu'il y avait possédés, une fondation annuelle de 300.000 florins. L'empereur fondait de plus, dans ses Etats, en faveur de la noblesse grecque, un établissement qu'il dotait d'un revenu annuel de 200.000 roubles.

Avec l'original de ce traité, Bonaparte envoya au Directoire plusieurs vues de l'île de Malte, une galère en argent, modèle de la première galère qu'avait eue l'ordre de Rhodes, objet curieux par son ancienneté ; un surtout de table venant de Chine, assez bien travaillé, qui servait au grand-maître, dans les grandes cérémonies.

A la suite du grand-maître, il fit déporter à Rome les consuls d'Angleterre et de Russie[15].

Un incident, quoiqu'étranger aux affaires de Malte, mérite de trouver ici sa place.

Après l'insurrection qui avait éclaté dans les troupes françaises, à Rome, contre le général Masséna, le Directoire avait manifesté l'intention de faire plutôt poursuivre les dilapidateurs qui avaient occasionné cette insurrection, que ceux qui s'en étaient rendus coupables. Bonaparte n'était pas homme à pactiser avec l'indiscipline, au moment surtout d'une expédition lointaine, au succès de laquelle l'obéissance passive du soldat était indispensable. Quelques-uns des promoteurs de l'insurrection de Rome se trouvaient dans son armée. Il écrivit au Directoire[16].

Du moment que le convoi de Civita-Vecchia nous a joints, j'ai été instruit que les ordres que vous aviez donnés pour arrêter les instigateurs des troubles de Rome, n'avaient pas été exécutés, et que tous les officiers avaient donné leur parole d'honneur de ne pas souffrir leur arrestation ; ce qui avait obligé le général Saint-Cyr à se relâcher de l'exécution de vos ordres. J'ai, sur-le-champ, fait arrêter quatre officiers du 7e de hussards et quatre de la 61e, qui sont désignés par les chefs comme les principaux meneurs. Je les ai destitués et renvoyés en France, comme indignes de servir dans les troupes de la République. N'ayant pas le temps de faire faire leur procès, j'ordonne qu'on les tienne au fort Lamalgue, jusqu'à ce qu'on ait reçu vos ordres.

 

Baraguay-d'Hilliers ne pouvant, à cause du mauvais état de sa santé, suivre l'expédition, Bonaparte le renvoya en France, sur la frégate la Sensible ; le chargea de porter au Directoire le grand drapeau de l'ordre et ceux de plusieurs régiments, et lui rendit le témoignage qu'il s'était toujours conduit avec distinction à l'armée d'Italie, et fort bien acquitté des différentes missions qui lui avaient été confiées[17].

La Sensible fut prise par la frégate anglaise le Cheval Marin. Baraguay-d'Hilliers fut fait prisonnier avec le poète Arnault, qui retournait aussi de Malte en France, et conduit à l'escadre de l'amiral Jervis, devant Cadix. Baraguay-d'Hilliers écrivit de cette ville au Directoire, pour obtenir son échange. Relâché peu de temps après, sur parole, il apprit, en rentrant en France, qu'il avait été destitué, comme prévenu d'avoir empêché la Sensible de se défendre, pour sauver ce qu'il avait à bord. Il demanda à être jugé, et fut honorablement acquitté.

Le 28 (16 juin), l'escadre commença à sortir de Malte. Bonaparte y laissa le général Vaubois avec une garnison de quatre mille hommes, et se renforça d'environ deux mille hommes de troupes maltaises. Le 1er messidor (19 juin), l'escadre mit à la voile et cingla vers sa destination.

Le 13 (1er juillet), le Directoire, par un message, instruisit les conseils de la prise de Malte et des griefs qui l'avaient motivée. C'étaient les dispositions hostiles manifestées par le grand-maître contre la République ; la permission accordée à l'Espagne et à l'Angleterre, et refusée à la France de recruter des matelots dans l'île ; la persécution des Français et des Maltais qui s'étaient montrés favorables à la cause française ; un manifeste du grand-maître, du 10 octobre 1793, par lequel il fermait les ports de Malte aux bâtiments français, et déclarait qu'il ne pouvait, ne voulait, ni ne devait reconnaître la République.

Le 21 prairial de cette année même, ajoutait le Directoire, la demande faite par le commandant des forces françaises dans ces mers, d'obtenir la faculté de faire de l'eau dans les différents mouillages de l'île, a été refusée avec cette forme ironique : Que le grand-maître ne pouvait laisser entrer plus deux bâtiments de transport à la fois ; ce qui aurait exigé plus de trois cents jours pour donner de l'eau aux troupes françaises. Oser ainsi insulter une armée de la République, commandée par le général Bonaparte !

Et cependant, il faut l'avouer, depuis le 10 octobre 1793 jusqu'au 21 prairial an VI, malgré quelques complaisances du grand-maître pour les ennemis de la France, on ne citait, de sa part, aucun acte d'hostilité ; car on ignorait encore le traité conclu entre lui et la Russie, qui, sans être positivement hostile contre la France, reconnaissait cependant l'empereur Paul, comme protecteur de l'ordre de Malte. La conduite du grand-maître, le 21 prairial, était un acte de prudence que justifiait assez la présence d'un armement formidable, auquel c'eût été livrer les ports de l'île, que de lui en permettre l'entrée.

Tous ces griefs n'étaient donc que des prétextes pour colorer une invasion résolue depuis longtemps, parce que, dans le fait, l'occupation de Malte importait essentiellement au succès de l'expédition d'Égypte, et que cette île serait infailliblement tombée au pouvoir des Anglais, si Bonaparte ne s'en était pas emparé d'avance. De toutes manières, c'en était fait de l'indépendance de Malte.

Les conseils législatifs déclarèrent que l'armée française de terre et de mer avait bien mérité de la patrie.

Quant au général, à en juger par les expressions de deux ministres, il était au-dessus de tous les éloges.

Une des places les plus fortes du monde, lui écrivit Schérer[18], ministre de la guerre, prise aussitôt qu'assiégée et presque sans effusion du sang français, est encore un de ces prodiges avec lesquels il n'appartient qu'à vous de nous familiariser.

La conquête d'une île, aussi importante sous tous les rapports, suffirait pour consommer une grande expédition ; mais pour votre armée, elle n'est que le début des événements qui vont continuer d'imprimer à vos travaux le sceau du génie, et leur donner ce caractère de grandeur que les siècles ne peuvent effacer.

 Quelque utile et brillante qu'ait été la carrière militaire et politique que vous avez parcourue jusqu'à ce jour, écrivit le ministre de la marine, Bruix, quelque immensité de gloire que vous vous soyez acquise, jamais, cependant, vous n'avez tenu dans vos mains de plus grands intérêts ; jamais vos destinées n'ont été plus étroitement liées aux destinées de votre patrie et gt celles du monde.

Comme marin, j'avais les plus vives inquiétudes sur vous et vos vaisseaux ; comme Français, je me reposais sur votre génie et sur la fortune qu'il a su enchaîner.

L'Europe incertaine et attentive, attendait impatiemment de vos nouvelles. Un revers eût ranimé toutes les haines et toutes les ambitions ; mais vous ne faites parler de vous que par la victoire.

Poursuivez, citoyen général ! Que la marine vous doive sa réhabilitation dans l'estime publique et sa part à la gloire nationale !

Je voudrais pouvoir vous aider plus efficacement ; je voudrais pouvoir faire passer des secours à ces précieux établissements de l'Adriatique et de la Mer Egée, utiles fondations par vous faites à la prospérité de vos armes et à l'accroissement de nos richesses commerciales. Mais c'est encore vous, citoyen général, qui suppléerez, par vos heureuses conceptions, à la pénurie de nos moyens. Vous avez vu de près les difficultés, et vous savez tenir compte des sentiments et de la bonne volonté.

 

Le ministre célébra, dans un banquet splendide, la prise de Malte.

Jusqu'ici la flotte française avait échappé à l'exploration des croisières anglaises. Au départ de l'expédition, Bonaparte avait donné ordre aux vaisseaux qui éclairaient la marche de l'escadre et du convoi, d'arrêter tous les bâtiments qui seraient trouvés dans la Méditerranée, afin de dérober sa marche aux Anglais.

Avant d'arriver à Malte, on rencontra six bâtiments suédois, destinés pour Naples. On amena les capitaines à bord de l'Orient. Bonaparte, au lieu de les retenir, se contenta de leur parole d'honneur, qu'ils entreraient à Cagliari, et qu'ils y resteraient quelques jours pour lui donner le temps de faire route. Ils tinrent leur promesse. Le gouvernement suédois fit afficher à la bourse le récit de ce trait de confiance d'une part et de loyauté de l'autre.

D'après les instructions que Bonaparte avait laissées aux agents français dans tous les ports de la Méditerranée, ils lui transmettaient exactement les nouvelles qui leur parvenaient sur les forces anglaises, et même sur les dispositions des puissances de l'Italie. Par les intrigues d'Acton et de lady Hamilton, l'influence de l'Angleterre dominait à Naples. Au moment de quitter son poste où il venait d'être remplacé, l'ambassadeur Garat, alors, comme tout le monde, sons le charme de Bonaparte, lui faisait des offres et lui donnait des conseils où l'on reconnaît le penseur plus propre à la philosophie spéculative qu'au maniement des affaires.

Je vous avoue, général, écrivait-il, que l'idée d'une, révolution faite en Italie par des Italiens me fait horreur. On ne voit pas où, s'arrêteraient les bouleversements des passions et de l'ignorance : d'un autre côté, si les Français font les dévolutions et s'ils les font pour eux, ils violent leurs principes et les paroles qu'ils ont tant de fois données. La seule chose donc, qui serait bonne, et qui le serait extrêmement, serait de donner ici, à la France, une influence très-prépondérante ; elle détruirait celle des Anglais, qui est contre la nature des choses ; elle ouvrirait de nouvelles sources de biens et de richesses aux Français, et à la fois aux Italiens. Elle amènerait enfin, sans convulsion, l'époque où l'Italie pourra être heureusement constituée et gouvernée, non par nous, mais par nos principes. A mon arrivée à Paris, général, je vous écrirai encore sur cet objet ; il est d'une grande importance par lui-même, il touche par tous les points à l'exécution de toutes vos vues sur la Méditerranée et sur l'Orient.

Je pars demain pour Paris, et le plaisir que j'en ai n'est altéré que par le regret de m'éloigner du théâtre de vos belles opérations ; mais, si vous le désiriez général, j'en serais bientôt plus près encore, je serais bientôt avec vous. J'ai beaucoup médité dans ma vie sur les moyens de rendre, à toutes les institutions d'un peuple, les grands attributs de quelques législations anciennes et les principes rigoureusement démontrés de notre nouvel ordre social ; sur le moyen de rendre toutes les classes d'une nation capables d'exercer à la fois leurs bras et leur intelligence, de faire sortir des travaux même de la main les belles sensations et les pensées justes. Le résultat de toutes mes méditations a été de me persuader profondément qu'avec de la force et du pouvoir, en prenant l'espèce humaine telle qu'elle est, on pourrait en créer une autre, eh quelque sorte, dans laquelle on ne verrait presque rien de la stupidité et des folies de la première. Eh bien ! général, je vous demande une île ou deux, comme un peintre qui a des dessins dans la tête et un pinceau à la main, demande une toile et des couleurs. Vous allez avoir plusieurs îles et plusieurs peuplades à votre disposition, et toutes sont placées dans les climats les plus propres aux expériences sociales. Si on laisse tomber les révolutions dans les routines, il arrivera aux révolutions ce qu'il arrive toujours aux routines, elles deviendront stériles.

C'est à vous, général, à multiplier les essais, pour multiplier les méthodes, et à donner aux méthodes les plus mures et les plus hardies, le poids et l'autorité d'une expérience faite. Je vous le répète, j'ai assez réfléchi sur mes idées pour leur donner de la précision, et rapprocher mes théories de la pratique.

 

Malgré le sens profond de cette dernière phrase, il y a lieu de croire que Bonaparte, peu partisan d'expériences sociales, ne fut pas tenté, pour en faire, de donner une île à Garat.

Tandis que la flotte française voguait vers les côtes d'Égypte, le gouvernement espagnol écrivit à son ambassadeur à Paris que les Anglais, instruits des préparatifs et de la sortie de l'escadre de Toulon, avaient fait partir pour la Méditerranée 16 gros vaisseaux de leur escadre dans l'Océan, et qu'ils en avaient laissé 18 devant Cadix. L'ambassadeur en prévint le Directoire en l'assurant des vœux du roi pour que l'escadre française arrivât heureusement à sa destination ; car il regardait les vaisseaux français comme les siens parce que leur sort intéressait également les deux nations.

En effet, l'amiral Saint-Vincent avait envoyé 10 vaisseaux dans la Méditerranée avec ordre d'y réunir ceux qu'y commandait Nelson, et de lui former ainsi une escadre de 13 vaisseaux pour bloquer Toulon, ou suivre la ; flotte française si elle en était sortie. Dans ses instructions l'amiral prévoyait tout, excepté l'expédition d'Egypte.

Le 23 prairial, l'escadre de Nelson, forte de 12 vaisseaux, 2 frégates et un brick fut vue à 12 lieues au large de Toulon, faisant route vers l'est. Najac en envoya la nouvelle à Bonaparte par deux bateaux corses, bons voiliers, et lui manda que l'apparition de ces forces l'empêchait de faire partir un convoi de 26 gros bâtiments chargés d'artillerie, de munitions de guerre et de bouche, et d'ustensiles de toute espèce pour l'armée ; et que par la même raison Belleville n'osait faire sortir de Gênes un autre convoi de même nature, dans la crainte de l'exposer à une perte inévitable.

Le 27, Nelson reconnut la rade de Tagliamon sur les côtes de Toscane, supposant qu'elle pouvait être le rendez-vous de la flotte française. Le 2 messidor, il parut devant Naples. Il y apprit que les Français avaient débarqué à Malte, et que l'ambassadeur Garat avait laissé entendre que leur expédition se rendait en Egypte. Nelson arriva le 4 devant Messine ; il y acquit la certitude de la prise de Malte, et y apprit que les Français s'étaient dirigés sur Candie ; il passa aussitôt le détroit et se rendit devant Alexandrie où il arriva le 11 messidor.

Les avis expédiés à Bonaparte sur l'apparition d'une escadre anglaise dans la Méditerranée ne lui parvenaient pas. Cependant conformément à ses instructions Najac lui avait, jusqu'au 1er messidor, expédié 10 avisos de Toulon, et lui en expédiait encore. Depuis 22 jours, on n'avait dans ce port aucune nouvelle de l'expédition, on y était dans la plus grande anxiété.

Pendant ce temps là la flotte française poussée, en quittant les parages de Malte, par un vent fait de nord-ouest, continuait sa route directement à l'est, dans la grande mer qui sépare l'île de Malte de celle de Candie. Elle apprit par un bâtiment qu'elle rencontra à la hauteur du cap Bonara, la première nouvelle de l'apparition des Anglais. Elle ne lui fut confirmée que le 7 messidor, comme elle reconnaissait les côtes de Candie, par la frégate la Justice qui venait de croiser devant Naples.

Alors Bonaparte ordonna qu'au lieu de se rendre directement à Alexandrie, on manœuvrât pour attaquer l'Afrique au cap Durazza, a 23 lieues de cette ville. Le 11 on signala la côte et ce cap. Le même jour Nelson arrivait devant Alexandrie, mais n'y ayant appris aucune nouvelle de la flotte française, par le hasard le plus heureux pour elle, il lui tourna le dos, et, lui laissant le champ libre, se dirigea sur Alexandrette et Rhodes.

Ainsi l'expédition d'Égypte fut préparée et dirigée avec tant d'activité, de secret et de bonheur, qu'elle échappa à la vigilance inquiète des Anglais. Ils apprirent presque en même temps que ce grand projet avait été conçu, entrepris et exécuté.

 

 

 



[1] Voyez la liste aux pièces justificatives, n° III.

[2] On lit dans les pièces justificatives du Journal du siège et blocus de Malte, par le président Bosredon-Ransijat, que les Anglais avaient reçu du grand-maître la faculté de faire dans l'Ile une levée de matelots. Après la conquête delà Corse, ils avaient encore obtenu milliers de poudre du gouvernement maltais ; ce qui était d'autant plus hostile envers la France, que l'ordre ne possédant rien en Angleterre, pouvait, sans inconvénient pour ses intérêts, conserver une stricte neutralité. Lorsque l'Espagne s'unit a la coalition de l'Europe contre la France, Malte lui fournit 4.000 fusils et la faculté de se recruter de matelots dans l'île. Enfin plusieurs armements d'émigrés qui allaient combattre contre la France y avaient eu lieu publiquement.

[3] Ce furent MM. Montazet, Dormy et Vallin.

[4] M. d'Andelard.

[5] Le bailli de Torino Frisari, un des négociateurs de la convention, ne l'avait signée que sauf le droit de haute suzeraineté qui appartenait à son souverain le roi des Veux-Sicile. Bonaparte n'avait pas perdu son temps à contester cette réserve à laquelle, quoique sur le ton de la plaisanterie, il faisait, par sa lettre, une réponse péremptoire.

[6] Lettre du 25 prairial (13 juin).

[7] Lettre du 25.

[8] Lettre du 27 prairial (15 juin).

[9] Lettre du 27 prairial.

[10] Ces ouvertures consistaient, dit-on, à s'emparer de la Macédoine et a favoriser le soulèvement de la Grèce. Il n'y a que Lavalette qui puisse le dire. Il n'est pas douteux que la politique commandait a Bonaparte de mettre, a tout événement, dans sus intérêts, un homme tel qu'Ali-Pacha.

[11] Lettre du 24 messidor (12 juillet).

[12] Depuis, entré au service dans les armées de la République, général de brigade en 1813, et lieutenant-général en 1815.

[13] Lettre du 29 prairial (17 juin).

[14] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 29 prairial.

[15] Arrêté du 30 prairial (18 juin).

[16] Lettre du 29 prairial.

[17] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 30 prairial.

[18] Lettres des 16 et 17 messidor.