HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ÉGYPTE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Importance de l'Égypte. — Divers projets de conquête. — Expédition des Français commandée par Bonaparte. — Préparatifs. — Départ.

 

Par sa situation, sa richesse, sa célébrité, l'Egypte est une des contrées de la terre les plus importantes. L'histoire du monde est gravée sur ses monuments ; le torrent des siècles ne l'a point effacée. Le Nil féconde son sol, et lie par le commerce l'Europe, l'Afrique et l'Asie. Elle a donc toujours été, dans l'antiquité comme dans les temps modernes, convoitée par les conquérants. Des peuples civilisés ou barbares se sont disputés sa possession, et y ont laissé des traces de leurs créations ou de leurs ravages.

Lorsque le mouvement religieux qui, au moyen âge, précipitait vers l'Orient les nations occidentales, se fût ralenti, l'Egypte ne cessa point d'exciter l'ambition des puissances de l'Europe, et la politique continua l'œuvre que la ferveur chrétienne avait commencée. Durant les quinzième et seizième sjècle3 l'Espagne, l'Angleterre et la république de è Venise, tentèrent à diverses reprises de fonder leur influence dans ce pays, soit à main armée, soit par la voie des traités. Dans le cours du dix-septième, Leibnitz jugea digne de ses méditations et des vues élevées de Louis XIV, un plan d'invasion et de colonisation de l'Égypte, projet le plus grand, suivant lui, de ceux qui peuvent être entrepris, et le plus facile de tous les grands projets. Cent ans plus tard le duc de Choiseul, prévoyant la prochaine émancipation des colonies anglo-américaines, et craignant que cette révolution n'entraînât la perte des établissements français, chercha à préparer, par des négociations, la cession de l'Égypte comme un dédommagement pour la France. Enfin, à l'époque où Joseph II et l'impératrice Catherine menaçaient de se partager la Turquie, plusieurs mémoires furent présentés à Louis XVI, sur les moyens de soumettre et de coloniser l'Egypte ; en 1781, M. le maréchal de Castries, ministre de la marine, en reçut un, fort détaillé, des mains d'un consul français qui avait résidé plusieurs années dans ce pays : un autre mémoire sur ce même sujet lui fut remis par le baron de Tott ; dans tous ces mémoires la conquête de l'Egypte était envisagée comme un moyen de ruiner les vastes établissements de l'Angleterre dans l'Inde, et par là, de mettre la France en possession de tout le commerce de l'Orient. Il était réservé à l'homme le plus étonnant de notre siècle de tenter cette grande entreprises.

Sous le gouvernement des beys, les négociants français furent, beaucoup plus que ceux des autres nations, exposés à 'des avanies dont les événements de la révolution avaient fourni le prétexte, mais dont les véritables causes étaient l'influence de l'Angleterre et de la Russie. Enfin le Directoire victorieux était parvenu en 1795 à faire recevoir Verninac envoyé extraordinaire près la Porte-Ottomane. Pendant qu'il était à Constantinople, le consul général Magallon, résidant au Kaire, reçut de lui l'ordre de descendre à Alexandrie, et d'inviter les négociants français, à l'y suivre. Ils y restèrent environ huit mois, jusqu'en 1796, au Verninac envoya Dubois Tainville en Égypte. Cet agent diplomatique avait été chargé de stipuler de nouveau avec les beys les intérêts du commerce, et de rappeler la stricte exécution des capitulations. Il obtint la promesse du remboursement des créances auxquelles les négociants avaient droit, celle du redressement des autres griefs, et d'une entière liberté pour l'avenir ; mais 1 après son départ, ces promesses furent oubliées, les choses reprirent leur cours accoutumé, les vexations recommencèrent, et Magallon reçut de nouveau l'ordre de retourner a Alexandrie, d'où i| fut définitivement obligé ¡de partir pour revenir en France.

De tous les Français qui avaient visité l'Egypte nul ne connaissait mieux que Magallon Tétât politique et topographique du pays et les ressources du gouvernement ; vingt années de résidence au Kaire, soit, comme négociant, soit comme agent diplomatique, et la considération personnelle dont il jouissait auprès des beys, l'avaient mis à même de fournir sur tous les points des renseignements positifs. Déjà, dans les années qui précédèrent la révolution, il avait été employé utilement à une négociation importante. Il s'agissait d'ouvrir en faveur de la France une navigation commerciale libre, entre la Méditerranée et la Mer-Rouge, par l'isthme de Suez, puis entre lai Mer-Rouge et les Indes Orientales. Magallon avait obtenu ce que la France demandait ; mais ce traité avantageux avait été annulé par la mauvaise foi des beys et des chefs arabes, par la rivalité du gouvernement anglais, et plus encore par la faveur marquée que M. de Calonne accordait à la compagnie des Indes dont il était le fondateur.

A son retour à Paris, Magallon renouvela l'idée d'une conquête dont il développa l'extrême facilité et les grands avantages dans un mémoire qui contenait les passages suivants :

La récolte se fait en Égypte en mars et avril ; tout est récolté et enfermé en mai.

Les vents étésiens soufflant constamment du nord au sud, depuis mai jusqu'au solstice d'été, produisent deux effets : le premier, de rafraîchir et de purifier l'atmosphère du Delta et de la haute Égypte ; le second, de porter et d'accumuler toutes les vapeurs vers le midi de cette région, et de les réunir au cœur de l'Ethiopie, aux sources mêmes du Nil. Les pluies abondantes qui en sont le résultat grossissent le Nil et portent ensuite l'inondation dans toute l'Égypte.

Cette région est submergée pendant les mois de juillet, août et septembre.

Il résulte de ces faits que l'on pourra, en entrant en Égypte dans le courant de mai, être assuré d'y trouver la récolte faite y et conséquemment tous les approvisionnerais nécessaires pour une année entière : donc, nulle inquiétude pour les subsistances et pour la conservation de l'armée.

Les mois de mai et juin sont plus que suffisants pour soumettre le Delta et la moyenne Égypte avant l'époque du débordement ; il est essentiel de brusquer cette opération, et, après le débarquement, de marcher droit au Kaire, en prenant toutes les précautions possibles pour la conservation des récoltes de riz et de grains, que l'on trouvera faites et serrées.

On remettra la conquête de la haute Égypte à l'hiver, après la retraite des eaux. On laboure et l'on ensemence en novembre ; en décembre et en janvier, le sol étant parfaitement raffermi, on peut entreprendre et achever la conquête de la haute Égypte.

Ainsi, en débarquant dans le courant de mai, la conquête de l'Egypte entière peut et doit être achevée en neuf mois, et l'on sera assuré de deux récoltes, l'une faite et fermée au moment du débarquement, et l'autre sur terre au moment où l'on marchera vers la haute Égypte.

Les trois mois d'inondation donneront le temps de fortifier Alexandrie, Damiette et Rosette, ainsi que l'isthme de Suez ; l'isthme doit être fortifié par une ligne serrée de redoutes bien garnies d'artillerie, seul moyen de le rendre inabordable aux Arabes.

On ne doit pas perdre de vue que l'Egypte ne peut être insultée par terre que sur deux points ; l'isthme de Suez qui confine à l'Arabie, et Syène ou Éléphantine qui confine à l'Éthiopie. Aussi les Romains ont-ils défendu et conservé l'Égypte pendant des siècles avec une seule légion.

La conquête de l'Égypte effectuée, qu'en résultera-t-il pour là France ? de deux choses l'une :

Ou l'on voudra sur-le-champ chasser de l'Inde les Anglais de vive force, ou l'on se contentera d'anéantir leur commerce avec l'Inde, et de le remplacer par l'avantage seul de notre position en Égypte. Dans le premier cas, rien de plus facile que de faire passer, en très-peu de temps, au moyen d'une escadre stationnée à Suez, tel nombre de troupes que l'on voudra i soit aux Marattes, soit à Tippo - Saïb, qui, bien sûrs d'être puissamment soutenus, du moment que nous serons maîtres de l'Égypte, et étant mortels ennemis des Anglais, s'empresseront de les attaquer, et leur feront une guerre d'extermination, jusqu'à ce qu'ils les aient expulsés du Bengale.

Pour nous, il nous suffira de prendre pour indemnité et de conserver dans l'Inde les ports de Trinquemale et de Bombay, où nous ferons stationner deux divisions de notre escadre de Suez, qui serviront à protéger et à faire respecter notre commerce sur les côtes du Malabar et de Coromandel, et depuis le Golfe Persique jusqu'au fond du golfe du Bengale. On n'aura rien à craindre des Indiens qui n'ont jamais eu et n'auront jamais de marine militaire ; leur système religieux s'y oppose.

Dans le second cas, celui d'anéantir le commerce anglais de l'Inde, il suffira d'établir des entrepôts au Kaire, à Alexandrie et à Marseille. Alors, d'après les ordres envoyés à Marseille, les marchandises des Indes arriveront à Paris et dans tous nos ports de l'Océan, en un mois ou six semaines, par la voie du roulage et par le canal de Languedoc, indépendamment de celles qui y viendront par mer.

Les Anglais sont dix-huit à vingt mois à attendre les retours. Sous peu d'années, le commerce anglais avec l'Inde ne pouvant, en aucune manière, soutenir une pareille concurrence, sera indubitablement anéanti, et la France sera seule en possession du commerce de l'Inde.

Magallon, comme nous l'avons dit, avait une grande connaissance du pays ; sa proposition, d'abord bien accueillie par le gouvernement français, fut cependant ajournée.

Celui-ci s'était toujours flatté que le concours des événements pourrait faire naître des circonstances favorables pour punir Mourad et Ibrahim beys, soit par lui-même, soit par la Porte, toute faible qu'elle était en Egypte. Les circonstances n'avaient point encore changé ; il fallait donc remettre à d'autres temps tout projet sur l'Égypte. Il n'y renonçait pas, car cette contrée fixait son attention d'une manière toute particulière. Il sentait le degré d'utilité dont elle pouvait être pour la République. Ses vues reposaient sur les bases contenues dans les mémoires de Magallon, dans lesquels il n'avait trouvé que des idées sages et grandes. Le ministre des affaires extérieures, Charles Delacroix, en informant Magallon de ces dispositions du Directoire, lui écrivit[1] : Je conférerai avec vous sur tous ces objets, lorsque vous serez en France ; car je ne doute pas qu'après avoir donné vos soins à vos affaires domestiques à Marseille, vous ne vous fassiez un plaisir de vous rendre à Paris pour y donner au gouvernement tous les éclaircissements qui pourront lui être utiles pour nos affaires en Égypte. Sous ce rapport, le congé d'une année que vous m'avez demandé et que je m'empresse de vous accorder, ne sera pas inutile au service de la République.

Le chef de bataillon Lazowsky, chargé par le Directoire de reconnaître l'empire ottoman, assura que la Porte était hors d'état d'opposer le moindre obstacle à une entreprise contre l'Égypte, et qu'une rupture avec cette puissance, dont tout présageait la chute prochaine, ne devait entraîner aucun malheur.

L'expédition d'Égypte était faite pour donner une grande idée de la puissance de la France, attirer l'attention sur celui qui la commanderait, surprendre l'Europe par sa hardiesse : elle devait avoir pour résultats :

1°. D'établir sur le Nil une colonie française qui prospérât sans esclaves et qui tînt lieu à la République de Saint-Domingue et de toutes les îles à sucre ;

2°. D'ouvrir un débouché à nos manufactures dans l'Afrique, l'Arabie et la Syrie, et de fournir à notre commerce toutes les productions de ces vastes contrées ;

3°. De faire de l'Égypte comme une place d'armes d'où une armée de 60.000 hommes pourrait se porter sur l'Indus, soulever les Marattes et les peuples opprimés de l'Indoustan.

On comptait sur le secours de Tippo-Saïb. Ce prince avait envoyé des ambassadeurs au gouverneur général des Îles de France et de la Réunion (Malartic), avec des dépêches pour le Directoire ; il avait écrit des lettres particulières à l'assemblée coloniale et aux généraux employés dans ce gouvernement. Il demandait à faire une alliance offensive et défensive avec la France, et proposait d'entretenir à ses frais, aussi longtemps que la guerre durerait dans l'Inde, les troupes qu'elle pourrait y envoyer. Il n'attendait enfin que le moment où les Français viendraient à son secours, pour déclarer la guerre aux Anglais, n'ayant rien plus à cœur que de les chasser de l'Inde. Dans une proclamation[2]. Malartic informa ses administrés des dispositions de Tippo-Saïb, et comme il n'était pas en situation d'offrir des troupes de ligne à ce prince, il invitait les citoyens à s'enrôler volontairement dans leurs municipalités, pour servir sous les étendards de Tippo-Saïb.

Ce fut en l'an V (1797), durant les négociations de Campo-Formio, que, de son côté, Bonaparte conçut pour la première fois le projet de l'expédition d'Égypte. Souvent dans les jardins de Passeriano, ses amis l'entendirent développer avec chaleur cette belle et vaste idée. Il n'y a que dans l'Orient, disait-il, que se font les grandes réputations militaires. L'Europe est trop petite. Il fit venir de Milan tous les livres de la bibliothèque Ambrosienne relatifs à l'Orient, et on remarqua, lorsqu'il les rendit, qu'ils étaient tous marqués et notés aux pages qui traitaient spécialement de l'Égypte. Dès ce moment, il s'occupa sans relâche de tout ce qui se rattachait à ce projet.

Les temps ne sont pas éloignés, écrivait-il an Directoire, où nous sentirons que pour détruire véritablement l'Angleterre, il faut nous emparer de l'Égypte[3].

Plus tard, en envoyant, aux marins de l'escadre du contre-amiral Brueys, sa proclamation en faveur du 18 fructidor t il leur dit :

Sans vous, nous ne pourrions porter la gloire du nom français que dans un petit coin du continent ; avec vous, nous traverserons les mers, et la gloire nationale verra les régions les plus éloignées.

Le 17 fructidor, pendant qu'on négociait encore la paix à Lille, il écrivit à Talleyrand, qui avait remplacé Charles Delacroix, au ministère des affaires étrangères :

S'il arrivait qu'à notre paix avec l'Angleterre nous fussions obligés de céder le Cap de Bonne-Espérance, il faudrait alors nous emparer de l'Egypte. Ce pays n'a jamais appartenu à une nation européenne ; les Vénitiens seuls y ont eu une prépondérance précaire. On pourrait partir d'ici avec 20.000 hommes escortés par 8 ou 10 vaisseaux de ligne ou frégates vénitiennes, et s'en emparer.

L'Egypte n'appartient pas au grand seigneur.

Je désirerais que vous me fissiez connaître qu'elle réaction aurait sur la Porte notre expédition d'Egypte.

Pour des armées comme les nôtres, toutes les religions sont indifférentes, mahométane, cophte, arabe, etc.

Talleyrand avait hérité des vues de Charles Delacroix à l'égard de ce projet, et, dès le mois de messidor an V, dans un mémoire lu à l'Institut National, avait exposé quelques idées remarquables sur l'établissement de nouvelles colonies et l'importance de l'Egypte considérée sous ce rapport. Il répondit donc à Bonaparte :

Quant à l'Egypte, vos idées sont grandes, et l'utilité doit en être sentie : je vous écrirai sur ce sujet, au large. Aujourd'hui je me borne à vous dire que, si l'on en faisait la conquête, ce devrait être pour déjouer les intrigues russes et anglaises qui se renouvellent si souvent dans ce malheureux pays. Un si grand service rendu aux Turcs les engagerait aisément à nous y laisser toute la prépondérance et tous les avantages commerciaux dont nous avons besoin. L'Egypte, comme colonie, remplacerait bientôt les productions des Antilles, et, comme chemin, nous donnerait le commerce de l'Inde ; car tout, en matière de commerce, réside dans le temps, et le temps nous donnerait cinq voyages contre trois par la route ordinaire.

On a vu[4] toutes les dispositions sérieusement faites par le Directoire et Bonaparte pour la descente en Angleterre ; par un changement subit tous leurs efforts vont se diriger vers l'expédition d'Egypte. Comment et pourquoi l'une fut-elle substituée à l'autre ? C'est un point sur lequel le Directoire et Bonaparte ne se sont point expliqués ; on ne peut donc que former des conjectures. La paix arrêtait tout-a-coup Bonaparte au milieu de sa carrière. Il fallait un nouveau théâtre à son activité, à son génie. La descente en Angleterre le lui présentait ; mais rien n'était prêt, et la saison était trop avancée. Plus de six mois devaient s'écouler avant que les préparatifs fussent terminés et que les longues-nuits d hiver fussent venues. Restera-t-il en France, à Paris, pendant ce long intervalle, point de mire de tous les partis et du Directoire, spectateur tranquille de leurs débats, insensible à leurs attaques, sourd à leurs espérances ; dans un pays où s usent facilement les plus grandes renommées ? Laissera-t-il refroidir sa gloire au sein de l'oisiveté ? Ambitieux du pouvoir, prêtera-t-il une oreille favorable à ceux qui lui conseillent de s'en emparer ? Il l'oserait ; mais, pour réussir, les temps ne sont pas mûrs. Ils mûriront pendant une expédition lointaine. Ce parti concilie tous les intérêts, apaise toutes les inquiétudes ; l'Egypte revient a sa pensée, sa conquête est résolue. Le Directoire n'en avait point abandonné le projet ; Rewbell l'avait particulièrement étudié. On saisit avec empressement l'occasion d'éloigner un guerrier dont on envie, l'influence, dont on redoute le grand caractère, la gloire importune. Du reste y le gouvernement et le général ne renoncent point à attaquer corps à corps l'Angleterre ; mais conquérir l'Egypte c'est aussi porter un grand coup à l'éternelle rivale de la France.

L'attention du Directoire fut définitivement fixée sur cette expédition, par une note et des états que Bonaparte lui remit le 15 ventôse, et dans lesquels il indiquait les forces et les fonds nécessaires. Tels étaient ses calculs et ses combinaisons :

Il fallait, pour s'emparer de Malte et de l'Egypte, 20 à 25.000 hommes d'infanterie, et 2 à 3.000 hommes de cavalerie, sans chevaux.

Ces troupes s'embarqueraient en Italie et en France.

Elles seraient commandées par les généraux Belliard, Friand, Muireur, Baraguay-d'Hilliers, Vaux, Vial, Murât, Ménard, Bon, Brune, Rampon, Pigeon et Leclerc. Ces généraux et les troupes sous leurs ordres avaient en grande partie fait les guerres d'Italie.

La cavalerie s'embarquerait avec les harnais et sans chevaux, et chaque cavalier armé d'un fusil. Tous les corps avec leur dépôt, cent cartouches par homme ; de l'eau dans les bâtiments pour un mois, des vivres pour deux.

Il fallait joindre à ces troupes 60 pièces d'artillerie de campagne, 40 grosses bouches à feu de siège, 2 compagnies de mineurs, un bataillon d'artillerie, 2 compagnies d'ouvriers et un bataillon de pontonniers, et en outre les compagnies de canonniers des demi-brigades.

Ces troupes devaient être prêtes au commencement de floréal. Le rendez-vous général était dans le golfe d'Ajaccio, pour en partir à la fin de floréal.

Le général Masséna noliserait à Civita-Vecchia les plus grands bâtiments qu'il pourrait trouver dans ce port, y embarquerait les troupes et l''artillerie, et les ferait partir sur-le-champ pour se rendre et rester jusqu'à nouvel ordre à Ajaccio.

On pourrait prendre sur les contributions de Rome de quoi subvenir aux frais de cet embarquement ; on y affecterait spécialement celles des galères du pape qui seraient en état de tenir la mer.

Le général, commandant dans la Cisalpine, ferait à Gênes les mêmes dispositions ; mais on y enverrait les fonds nécessaires pour noliser les bâtiments de transport, et on demanderait au Directoire de la république cisalpine deux galères pour servir à conduire les troupes et escorter le convoi.

A Nice, Antibes et Marseille, le ministre de la marine fréterait les plus gros bâtiments de commerce en assez grand nombre pour porter les troupes et l'artillerie, et assurer les approvisionnements.

Le ministre de la guerre réunirait sur ces points les troupes, l'artillerie et les munitions nécessaires.

Il y avait à Toulon six vaisseaux de guerre, des frégates et des corvettes ; il fallait y joindre six tartanes canonnières.

Ces bâtiments réunis suffiraient pour porter la partie des troupes qui devait être embarquée à Toulon.

L'escadre, selon le rapport du ministre de la marine, serait prête à partir sous 15 jours. Mais elle manquait de matelots ; il proposait donc de mettre l'embargo sur les bâtiments nécessaires au transport de l'artillerie, et les noliser.

Sans compter les dépenses ordinaires, tant pour l'approvisionnement, l'armement et la solde de l'escadre, la solde, la nourriture et l'habillement des troupes, que pour l'artillerie et le génie, auxquelles il était indispensable de pourvoir en effectif, il faudrait une dépense extraordinaire : de 5 millions, par conséquent, 8 ou 9 en tout[5].

Pour remplir promptement le grand objet de l'armement de la Méditerranée, le Directoire prit une série d'arrêtés rédigés par Bonaparte et minutés de sa main. Le secrétaire général ne fut pas mis dans le secret ; ils furent expédiés, par Merlin qui venait d'être nommé président, aux ministres et à Bonaparte. Vous êtes chargé en chef de leur exécution, lui écrivit le Directoire[6], vous voudrez bien prendre les moyens les plus prompts et les plus sûrs. Les ministres de la guerre, de la marine et des finances sont prévenus de se conformer aux instructions que vous leur transmettrez, sur ce point important, dont votre patriotisme a le secret, et dont le Directoire ne pouvait pas mieux confier le succès qu'à votre génie et à votre amour pour la vraie gloire.

Dès ce moment, Bonaparte eut la dictature de l'expédition, et donna l'impulsion la plus rapide à ses préparatifs. L'exécution en fut confiée sous ses ordres directs à une commission dite de l'armement des cotes de la Méditerranée, composée du contre-amiral Blanquet-Duchayla, nommé inspecteur de ces côtes, de l'ordonnateur de la marine Leroy, de l'ordonnateur en chef de l'armée de terre Sucy, et du général Dommartin, inspecteur de l'artillerie.

Les officiers civils et militaires de la marine, les commissaires du gouvernement près les administrations, les officiers commandant sur les différents points de la côte, devaient obtempérer aux, réquisitions qui leur seraient faites par la commission.

Il lui fut prescrit de prendre des mesures pour se procurer à Nice, Gênes, Antibes, Toulon 'et Marseille, tous les bâtiments nécessaires au transport des troupes et de l'artillerie, de pourvoir à l'approvisionnement de ces troupes en vivres pour deux mois et en eau pour un mois, de lever des matelots et d'achever l'armement de l'escadre, de manière à ce que tout fût près du 20 au 30 germinal (du 10 au 20 avril 1798.)

Le ministre des finances fut chargé de faire verser, sur les crédits des ministres de la guerre et de la marine, un million dans la caisse du payeur de la commission, avant le 20 ventôse (10 mars), et 500.000 francs par décade, à partir de cette époque.

Pour faire connaître les mesures commandées par Bonaparte dans une foule d'ordres et de dépêches, nous allons en donner une rapide analyse.

Il adressa, le 17 ventôse (7 mars), à la commission de l'armement des côtes, que nous appellerons de la Méditerranée, une instruction qui indiquait les mesures à prendre pour l'armement et l'approvisionnement des vaisseaux à Toulon, la solde des équipages et des troupes, rembarquement des hommes, de l'artillerie de siège et de campagne, des munitions et l'emploi des fonds. Il lui prescrivait de ne correspondre qu'avec lui seul, certain que le succès de son entreprise dépendait de la force et de l'unité de volonté.

Mais il ne s'en rapportait pas seulement au zèle de cette commission ; il adressait des instructions particulières aux différents chefs de service correspondait directement avec tout le monde, et tenait dans ses mains les fils multipliés par lesquels il faisait tout mouvoir. Il ne tolérait point de retard ; il ne connaissait point d'obstacle.

Les préparatifs faits par le général Dommartin, chargé de l'artillerie, traînaient en longueur. Il allait chercher bien loin ce qu'il avait sous la main. Voyez, lui mandait Bonaparte[7], à prendre à Toulon, Antibes, Nice et Marseille, ce qui vous serait nécessaire. Il y a à Nice toutes les pièces de 24 que vous pouvez désirer, et sur la côte de la Méditerranée plus de 60 mortiers à la Gomère. Il faut être prêt à partir pour les premiers jours de floréal ; vous sentez bien que les bombes que vous faites faire dans le Forez, ne peuvent pas être prêtes pour cette époque.

Les troupes, le matériel et le personnel, tout se dirigeait sur Civita-Vecchia, Gênes, Nice, Toulon, Marseille et la Corse. La plus grande activité régnait dans ces ports. Le rendez-vous général était donné à Ajaccio ; on y établissait un hôpital de 500 lits ; on y rassemblait des approvisionnements pour 25.000 hommes pendant 10 jours.

Baraguay-d'Hilliers avait le commandement de la division dont l'embarquement se préparait à Gênes, et celui de la division qui devait s'embarquer à Civita-Vecchia, fut donné à Desaix. Ils étaient chargés de presser les armements ; le général en chef de l'armée d'Italie les aidait de tous ses moyens. Ce fut d'abord Berthier, ensuite Brune, qui lui succéda. Dans une lettre à ce général, on voit la haute idée que Bonaparte avait de son expédition. Vous avez, lui mandait-il, beaucoup à faire dans le pays où vous êtes. J'espère que ce sera le passage d'où vous viendrez me rejoindre pour donner le dernier coup de main à la plus grande entreprise qui ait encore été exécutée parmi les hommes ; et l'esprit toujours occupé de cette Italie, sa glorieuse conquête, il ajoutait[8] : Entourez-vous d'hommes à talents et forts. Je vous recommande de protéger l'observatoire de Milan ; et entre autres Oriani, qui se plaint de la conduite qu'on tient à son égard ; c'est le meilleur géomètre qu'il y ait eu.

Toutes les troupes qui étaient dans le Midi se réunissaient à Marseille et Toulon.

Une division d'infanterie et de cavalerie, dans laquelle commandaient les généraux Rampon et Pigeon, et où le commandement de la cavalerie fut donné à Leclerc, fut détachée de l'armée d'Helvétie. Avant leur départ, les troupes furent averties qu'elles se rendaient à Toulon pour une expédition importante, sous les ordres du général Bonaparte. Arrivées à Lyon, elles devaient s'embarquer sur le Rhône jusqu'à Avignon, et de la continuer leur route par terre. Lannes fut envoyé à Lyon pour faire d'avance préparer les bateaux et distribuer aux troupes, suivant leurs besoins, des effets d'habillement et d'équipement. L'ordre fut donné de diriger sur Gênes la compagnie des guides de Bonaparte, qui était dans le département du Montblanc, ainsi que 25 guides qui étaient restés en Italie, aux hôpitaux ou auprès de Berthier.

Bonaparte mettait tous ses soins à assurer la solde des troupes, leur prêt, leur subsistance, à ce qu'elles eussent le vin ou l'eau-de-vie tous les jours, à ce qu'elles ne manquassent de rien. Il assignait le placement de la cavalerie, de l'infanterie, combinait la proximité des ports d'embarquement avec les moyens de faire subsister les hommes et les chevaux.

On n'embarquait de chevaux que ce qui était indispensable pour traîner l'artillerie et avoir au débarquement une poignée de cavalerie. Il emmenait 2500 cavaliers à pied avec l'équipement de leurs chevaux ; et comme il comptait trouver en Egypte 10 ou 12.000 bons chevaux, il demandait même au Directoire de lui donner plus de cavaliers. Bonaparte ordonna de compléter les musiques des différents corps, et de faire provision de tambours.

Il ne passait que 3 chevaux à un général de division, 2 à un général de brigade, 1 à un chef de brigade et à tous les officiers qui avaient droit à des chevaux ; 3 au commissaire-ordonnateur, 1 à un commissaire des guerres ; mais il donnait à chacun la liberté d'embarquer le nombre de selles et palefreniers pour les chevaux que la loi lui accordait.

Il voulait que les lieutenants et les sous-officiers d'infanterie légère, les sous-officiers de l'infanterie de bataille et les canonniers à pied, fussent armés de fusils.

Il désignait au ministre de la guerre les généraux et officiers supérieurs de toutes armes qu'il désirait employer dans l'expédition, et leur assignait des commandements ou des destinations.

Il demandait un millier de tentes, des armuriers, des serruriers ? des calfats, des charrons, toutes sortes d'ouvriers.

A la tête du service de santé étaient le médecin Desgenettes et le chirurgien Larrey. Outre les officiers de santé que l'on dirigeait de l'intérieur de la République dans les ports, Bonaparte, persuadé qu'on ne pouvait en avoir trop, écrivait d'en prendre le plus possible à l'armée d'Italie et dans le pays même, français ou italiens. Il déterminait le nombre nécessaire de directeurs d'hôpitaux, de pharmaciens, d'infirmiers. Il voulait une pharmacie à bord de chaque bâtiment pour ses malades pendant la traversée ; il recommandait de se pourvoir d'une quantité de médicaments proportionnée à la force de l'année, c'est-à-dire pour 30.000 hommes.

Il correspondait activement à Paris avec le ministre des finances et la trésorerie ; et non content de leur écrire, il allait lui-même les relancer pour accélérer les envois de fonds. Il écrivait aux payeurs et aux ordonnateurs dans les ports pour les leur annoncer, les encourager, et soutenir leur confiance. Cependant la commission de la Méditerranée se trouvant un moment embarrassée, envoya l'ordonnateur Sucy à Paris pour s'entendre avec Bonaparte : Il répondit : Vous ne devez avoir aucune inquiétude pour l'argent. Les dispositions sont faites depuis longtemps pour qu'il arrive dix millions dans les caisses du payeur de la marine. Et après avoir fait le relevé des envois, marchez hardiment, rassurez les fournisseurs. Je viens moi-même de la trésorerie, j'ai vérifié que ces fonds sont en pleine marche[9].

Dans l'intérieur de la République, presque tous les services étaient plus ou moins en souffrance. Pour les finances, le Directoire était souvent en guerre avec les conseils législatifs ; le trésor était dans la pénurie. Mais pour l'expédition d'Égypte ou trouvait de l'argent, on faisait des miracles. Rien n'était épargné, on réunissait toutes les ressources. Le trésor de Berne se trouva là fort à propos. A la demande de Bonaparte, le Directoire donna l'ordre d'en faire passer en poste trois millions à. Lyon. Bonaparte écrivit au général Schauenbourg d'en accélérer le plus possible l'envoi, ces fonds étant destinés à l'armée d'Angleterre[10].

On a imputé à Bonaparte d'avoir favorisé, provoqué même la révolution de la Suisse, dans la vue de s'emparer de ce trésor pour les frais de son expédition. Lorsqu'en frimaire de l'an 6, les troupes françaises entrèrent en Helvétie, on ne parlait en France que de la descente en Angleterre. L'expédition d'Égypte ne fut décidée que le 15 ventôse, et c'est ce jour là même que les Français entraient à Berne. Comment Bonaparte et le Directoire auraient-ils pu prévoir qu'on laisserait à leur disposition un trésor qu'il était si facile d'enlever avant l'invasion, et de mettre en sûreté ?

Général en chef de l'armée d'Italie, Bonaparte avait destiné au marquis de Gallo un présent en diamants valant 100.000 francs. Il écrivit à Berthier de le remettre à Belleville, ministre français à Gênes, à l'un et à l'autre de garder le secret le plus profond, afin que cela ne produisît pas un mauvais effet, et au dernier de vendre ce présent, d'en envoyer le produit à la caisse du payeur, et de n'en disposer que sur son ordre et pour des événements extraordinaires[11].

Sur la proposition de Bonaparte, Estève fut nommé payeur-général de l'armée d'expédition, et Poussielgue contrôleur.

L'expédition d'Égypte n'est pas une invasion de barbares qui vont y porter le pillage et la dévastation. Soit qu'elle devienne le point d'appui d'une expédition dans l'Inde, soit qu'on se borne à y fonder une colonie française, les éléments que Bonaparte a rassemblés pour en faire la conquête, ne lui suffisent pas pour la conserver : outre des généraux, des soldats, des canons, il lui faut des administrateurs, des savants, des artistes, des ouvriers. Pour établir et multiplier ses relations avec les habitans du pays, pour répandre parmi eux ses ordres, ses conseils, ses desseins, ses pensées, il lui faut d'habiles interprètes, des Européens qui aient vécu dans l'Orient.

Cinq jeunes de langue, Raige, Belletête, Chézy, Laporte et Jaubert ; l'ancien consul français au Kaire, Magallon ; Venture, employé aux relations extérieures, et Panuzen, interprète, furent attachés à l'expédition ; il voulut avoir aussi Peyron, qui avait été longtemps agent du gouvernement royal auprès du sultan Tippo-Saïb, et qu'il espérait faire passer aux Indes pour y renouer les anciennes intelligences.

Il désigna des savants et des artistes pour l'accompagner. C'étaient Dangés, Duc-la-Chapelle, astronomes ; Costaz, Fourier, Monge, Molard, géomètres ; Conté, chef de bataillon des aérostiers ; Thouin, Geoffroy, Delille, naturalistes ; Dolomieu, minéralogiste ; Berthollet, chimiste, Dupuis, antiquaire ; Isnard, Lepère (Gratien), Lancret, Lefebvre, Chézy, ingénieurs des ponts et chaussées[12]. Leurs places en France leur étaient conservées ; il leur était alloué une indemnité de route et un traitement extraordinaire. Pour leur cacher leur véritable destination, on annonçait aux uns qu'ils iraient à Bordeaux, aux autres qu'ils iraient à Flessingue. Monge était à Rome ; Bonaparte, qui avait beaucoup d'amitié pour lui, lui écrivit : Nous avons un tiers de l'Institut et des instruments de toute espèce. Je compte sur l'imprimerie arabe de la Propagande et sur vous, dussé-je remonter le Tibre avec l'escadre pour vous prendre[13].

L'imprimerie nationale de la République était aussi appelée à fournir son contingent a l'expédition. Bonaparte demanda tous les caractères arabes et grecs qui y existaient, excepté les matrices, et des caractères français pour trois presses. Dubois-Laverne, directeur de l'imprimerie, et !e citoyen Langlès, montrèrent beaucoup de mauvaise volonté.

Bonaparte s'en plaignit au ministre de l'intérieur, et le pria de donner des ordres pour que ces caractères fussent emballés et que Langlès les suivit, la République ayant le droit de l'exiger puisqu'elle avait fait son éducation et qu'elle l'entretenait depuis longtemps. Quant aux caractères grecs, il y en a, écrivait-il[14], puisque l'on imprime en ce moment Xénophon ; et ce n'est pas un grand mal que le Xénophon soit retardé de trois mois, pendant lesquels on fera d'autres caractères, les matrices restant.

Dubois-Laverne et Langlès ne partirent point. Le premier fut remplacé dans l'expédition par Marcel, nommé directeur de l'imprimerie nationale, après la mort de Dubois-Laverne.

Baraguay-d'Hilliers eut l'ordre d'embarquer à Gênes les ingénieurs géographes et des ponts et chaussées attachés à l'armée d'Italie. Ce fut un recrutement important pour l'institut du Kaire, les travaux et les recherches scientifiques.

Ce fut seulement à la fin de germinal que 40 savants, artistes, ingénieurs, ouvriers, surent enfin que leur destination était, non pas l'Égypte, mais Rome, et qu'ils allaient se rendre à Toulon. Berthier, chef de l'état-major de l'armée d'Angleterre, leur délivra des passeports. Toutes les précautions furent prises pour que rien ne les arrêtât dans leur route, et qu'ils fussent, à leur arrivée à Toulon et à Marseille, reçus et logés convenablement.

Bonaparte avait fixé le départ de l'expédition vers le 1er floréal. Il se disposait donc à partir bientôt pour Toulon ; mais au moment de quitter la France, sa pensée se reporta vers cette descente en Angleterre qu'on a mal à propos traitée de projet imaginaire, et au commandement de laquelle il avait été réellement destiné. Il remit au Directoire, le 24 germinal (13 avril), une note renfermant des conseils sur les mesures à prendre pour exécuter l'hiver suivant cette descente dont le général regardait alors le succès comme presque certain ; il pensait même que cette grande entreprise serait facilitée par l'expédition d'Egypte, dont le résultat devait être de diviser les forces de l'Angleterre, et de l'obliger à un effort immense qui l'épuiserait[15].

Quoique le Directoire eut donné à Bonaparte le commandement de l'armée d'Egypte, et l'eût chargé d'ordonner tous les préparatifs de l'expédition, il ne reçut que le 23 germinal (12) l'arrêté en date de ce jour qui lui conférait ce commandement, et le pouvoir d'embarquer avec lui telle portion des troupes de terre et de mer alors stationnées dans les 8e et 23e divisions militaires qu'il jugerait convenable ; et qui l'autorisait à donner, dans le cours de l'expédition, de l'avancement aux militaires qui lui en paraîtraient dignes par leur zèle, leurs talents et leurs services.

Dans le principe on avait compté pour l''expédition, et surtout pour l'armement de Toulon, sur l'escadre du contre-amiral Brueys, composée de six vaisseaux et six frégates françaises, cinq vaisseaux et trois frégates vénitiennes, et deux cutters pris aux Anglais. Mais craignant que Brueys, qui était à Corfou, ne fut pas arrivé a temps à Toulon, Bonaparte était plutôt résolu à s'en passer qu'à retarder, pour l'attendre, le départ de l'expédition. Les six vaisseaux de guerre qui étaient en rade de Toulon, le Conquérant, que l'on armait, les frégates et les briks, lui paraissaient suffisants pour porter facilement 6.000 hommes ; il ne fallait donc plus que des bâtiments de transport pour les hommes restant du corps d'armée qui devait s'embarquer dans ce port, Bonaparte chargea la commission de la Méditerranée de se les procurer[16].

A peine venait-il d'expédier cet ordre, qu'il apprit que Brueys était parti de Corfou, le 6 ventôse, avec son escadre, et que le chef de division Perrée avait quitté Ancône, le 12, avec deux frégates françaises et deux vénitiennes. il les présumait déjà arrivés à Toulon, et il écrivit à la commission de s'occuper aussitôt de l'entier armement de ces bâtiments qu'il supposait capables de porter les 10.000 hommes à embarquer dans ce port. Il espérait qu'ils pourraient être prêts à partir dans quinze jours, c'est-à-dire du 20 au 25 germinal. A cette dépêche étaient joints des plans et l'ordre de la construction de 30 pontons ne devant pas peser chacun plus de 900 livres, de deux petits bateaux portant une pièce de 12, n'excédant pas l'un le poids de dix milliers, d'une petite corvette portant une pièce de 24 et plusieurs pièces de 6, qui se divisât en parties pour pouvoir être transportée sur huit diables ; ces différents bâtiments étant destinés à être transportés par terre, il recommandait donc de tout sacrifier à la légèreté[17].

Dès ce moment Bonaparte entra aussi en correspondance avec le contre-amiral Brueys. Vous aurez, lui écrivit-il[18], une des plus belles escadres qui soient sorties depuis longtemps de Toulon ; elle vous mettra à même de remplir la mission brillante qui vous est destinée. Je serai fort aise de vous revoir ; j espère que ce sera dans peu de temps.

Il lui annonça que le Directoire voulant récompenser les services qu'il avait rendus dans la Méditerranée, où il naviguait depuis quinze mois, lui avait conféré le grade de vice-amiral, et qu'il recevrait incessamment son brevet ; que les chefs de division Decrès, Thévenard, Gantheaume et le capitaine Casabianca partaient pour aller le rejoindre[19].

Il paraît qui Brueys fut l'objet de quelque dénonciation ; Bonaparte lui écrivit[20] : Le gouvernement a une entière confiance en vous, et ce ne seront pas quelques têtes folles, payées peut-être par nos ennemis pour semer le trouble dans nos escadres et nos armées, qui pourront le faire changer d'opinion.

Malgré l'étonnante activité portée dans les préparatifs de l'expédition, elle ne se trouva pas prête à la fin de germinal 7 comme l'avait espéré Bonaparte. Il fixa l'embarquement au 5 floréal pour partir du 6 au 7, et manda à Brueys : Dans la première décade de floréal je serai à votre bord. Je crois indispensable que nous montions l'Orient qui est le vaisseau à trois ponts. Comme vous êtes le seul auquel j'écris que je dois me rendre à Toulon, il est inutile de le dire. Vous sentez qu'il est essentiel que le vaisseau-amiral ne soit pas le plus mal équipagé. Faites-moi préparer un bon lit, comme pour un homme qui sera malade pendant toute la traversée. Faites de bonnes provisions. En effet, il emmenait sur le même bâtiment que lui, Berthier, chef de l'état-major, Caffarelli Dufalga, commandant du génie, Dommartin, commandant l'artillerie, l'ordonnateur Sucy, l'ordonnateur de la marine Leroy, le payeur général Estève, les médecins et chirurgiens en chef Desgenettes et Larrey, huit ou dix aides-de-camp, deux ou trois adjudants-généraux, et cinq ou six adjoints à l'état-major[21].

Cette lettre était accompagnée d'instructions pour l'ordonnateur Najac, auquel Bonaparte n'avait cessé de témoigner estime et confiance, et recommandait le plus grand secret. Répandez, lui mandait-il[22], le bruit que le ministre de la marine va se rendre à Toulon, et faites en conséquence préparer un logement qui sera pour moi. La flotte qui va partir est due au zèle que vous avez montré dans toutes les circonstances. Je renouvellerai votre connaissance avec un plaisir particulier, et je me ferai un devoir de faire connaître au gouvernement les obligations que l'on vous a.

Les détails infinis dans lesquels entrait Bonaparte, si on les rapportait tous, paraîtraient minutieux ; mais ils prouvent que rien ne lui échappait, et que son esprit prévoyant, infatigable, savait descendre aux plus petits objets, sans cesser de dominer l'ensemble. Ainsi on trouve dans sa correspondance la critique du prix des nolis pour les armements de Gênes et de Civita-Vecchia. Il recommandait à Desaix de ne payer les transports que par mois. Il se plaignait vivement de ce qu'à Gênes on avait nolisé 68 bâtiments jaugeant 12 à 13.000 tonneaux pour porter 6.000 hommes, lorsque, terme moyen, il suffisait d'un tonneau par homme, etc.

Voyant que l'escadre ne pourrait pas partir avant le 10 floréal, que la saison était déjà avancée, Bonaparte pensa que tout relâche occasionnerait un retard trop considérable, et renonça à réunir les divers armements en Corse, comme il en avait eu d'abord l'intention. Le 30 germinal (19 mars), il envoya donc l'ordre à Baraguay-d'Hilliers de lever l'ancre de Gênes, si le temps le permettait, le 6 floréal, ou au plus tard le 7, et de se diriger sur Toulon avec toute sa division : l'escadre devait mettre à la voile le 10 au plus tard et se diriger droit sur les îles Saint-Pierre. Il écrivit à Desaix de se tenir prêt à partir au premier ordre, que leur point de réunion serait sur Malte, et lui traça ainsi sa route : Côtoyez toutes les côtes de Naples, passez le phare de Messine, et mouillez à Syracuse, ou dans toute autre rade aux environs. Quoiqu'on n'eut aucun indice que les Anglais eussent passé ou voulussent passer le détroit, pour que Desaix ne s'aventurât pas, Bonaparte préférait qu'il filât côte à côte. Il lui recommandait cependant d'expédier un aviso aux îles Saint-Pierre, pour croiser entre la Sardaigne et l'Afrique, afin que si les. Anglais arrivaient aux îles Saint-Pierre avant l'escadre, il pût en être prévenu, et régler ses mouvements en conséquence. Quoiqu'il pensât que Desaix, dans un port du continent ou de la Sicile, n'avait rien à craindre des Anglais, il lui conseillait par prudence d'embarquer quatre pièces de 24 ? deux mortiers, deux grils à boulets rouges, 2 ou 300 coups par pièce, pour établir une bonne batterie[23].

Revenant le lendemain sur la route de Desaix, Bonaparte préférait de le voir aller à Syracuse plutôt qu'à Trapani, parce qu'il côtoierait toujours l'Italie et profiterait du vent de terre. Si pendant sa navigation, les vents devenaient contraires, s'opposaient à son passage par le détroit de Messine, et lui permettaient de se rendre promptement à Trapani, Bonaparte n'y voyait aucun inconvénient ; mais dans ce cas il fallait doubler le cap, et qu'il se mît dans une rade d'où il pût sortir avec le même vent qui était nécessaire à l'escadre pour se rendre des îles Saint-Pierre à Malte. Alors il serait encore plus nécessaire qu'il fit croiser un aviso entre la Sardaigne et le Cap-Blanc, afin d'avoir à temps des nouvelles des Anglais s'ils venaient à paraître. Dans tous les cas, dès que l'escadre aurait passé les îles Saint-Pierre, Bonaparte enverrait un aviso à Trapani pour avoir des nouvelles de Desaix. De son côté, il était à propos qu'il envoyât aussi dans la petite île de Pantelaria, où Bonaparte en ferait prendre[24].

Enfin il écrivit à Najac (3 floréal). Je pars demain dans la nuit, et je compte être le 8 à Toulon.

Depuis le 15 ventôse, époque où l'expédition d'Égypte fut définitivement arrêtée, on ne parla plus dans les journaux que de ses préparatifs, il n'y fut plus que faiblement question de la descente en Angleterre Était-ce pour mieux tromper encore le cabinet de Londres, et lui faire croire qu'on ne paraissait avoir abandonné une attaque directe contre la Grande -Bretagne, que pour mieux en assurer le succès ?

Quoi qu'il en soit, le gouvernement anglais rassembla sous sa main la plus grande partie de ses forces, et laissa la Méditerranée pour ainsi dire ouverte aux flottes françaises qui s'y trouvaient en armement. Les uns en ont conclu que l'Angleterre avait pris le change, et n'avait pas soupçonné le but réel de l'expédition ; d'autres ont prétendu[25] que le cabinet anglais l'avait lui-même fait conseiller au Directoire et à Bonaparte, pour détourner l'orage qui menaçait la Grande-Bretagne, brouiller la Porte avec la France, et disséminer ses forces au moment où une nouvelle coalition se préparait contre elle. C'est aussi faire trop d'honneur au génie de Pitt, et trop rabaisser celui de Bonaparte. Il suffit de se rappeler sa correspondance de Passériano, avant la paix avec l'Autriche, pour être convaincu que l'expédition d'Égypte avait pris naissance ailleurs que dans la tête du ministre anglais. Concluons donc que, dans toutes les hypothèses, le cabinet britannique agit très-sagement en prenant tous les moyens de se préserver du danger le plus, imminent pour son pays, plutôt que de s'y exposer en éparpillant ses forces pour être partout, et prévenir des périls éloignés.

Du reste, en France, des hommes du premier rang, dans le gouvernement et l'armée, et des généraux qui devaient être de l'expédition, furent longtemps sans en connaître la destination. Le ministre de la guerre, Scherer pria, dit-on, par un billet, le général Bonaparte de le mener au Directoire pour connaître enfin l'objet des immenses préparatifs qui se faisaient de toutes parts.

Le général Moreau, trompé comme tout le monde par les apparences, écrivit à Bonaparte, général en chef de l'armée d'Angleterre, 5 germinal (25 mars) :

Il est peu de Français qui depuis longtemps ne désirent une descente en Angleterre ; il en est peu qui ne soient persuadés de la réussite de cette expédition, depuis que vous vous êtes chargé de la commander.

Et il est du devoir de ceux qui aiment leur pays, à qui la guerre a donné quelque expérience, de vous faire part de tout ce qu'ils jugeront susceptible d'en assurer le succès ; à ce titre, j'ai pensé devoir vous communiquer quelques réflexions sur cette entreprise périlleuse.

Et il terminait ainsi sa lettre :

Je désire, citoyen général, que ces réflexions puissent vous être de quelque utilité. J'ai trop à cœur les succès de mon pays, pour ne pas me faire un devoir de vous communiquer tout ce que je croirai pouvoir contribuer à la réussite d'une expédition, qui, en assurant à la République une paix durable, mettra le comble à votre gloire particulière.

 

D'après les journaux, la levée des marins dans la Méditerranée était en grande activité. Six vaisseaux de ligne étaient déjà armés à Toulon, et plusieurs autres en armement.

Berthier était arrivé à Gênes, avait demandé au gouvernement de mettre à sa disposition tous les bâtiments en état de service pour une expédition importante et secrète. Soixante-dix vaisseaux lui avaient été aussitôt fournis et on travaillait à leur équipement.

Il se préparait une expédition à la fois savante et militaire, dont la destination était pour une autre partie du monde. Des hommes très-distingués dans toutes les sciences et dans tous les arts, en faisaient partie ; les combattants étaient au nombre de 20.000. On parlait de l'Égypte où les Français iraient descendre, disait-on, du consentement du grand seigneur. Peut-être était-on destiné à voir renouveler une expédition plus brillante que ne l'avait été celle d'Alexandre. Le fait était que l'on se perdait en conjectures et qu'on ne pouvait faire mieux 1 tant, le gouvernement gardait bien son secret.

En même temps les armements se pressaient dans les ports de l'Océan. Il y avait déjà huit vaisseaux en rade à Brest. Le contre-amiral Nielly avait le commandement des forces navales.

D'après les rapports qui lui avaient été adressés par le ministre de la marine pendant son voyage à Brest, et considérant que le défaut de concert entre les opérations de l'armée de terre et celles de l'armée navale, destinées à l'expédition contre l'Angleterre, apportait des obstacles à leur célérité, et pouvait en entraver les succès, le Directoire avait arrêté, 13 germinal (2 avril), que le général Bonaparte se rendrait à Brest dans le courant de la décade pour y prendre le commandement de l'armée d'Angleterre ; qu'il était chargé de la direction de toutes les forces de terre et de mer, destinées à l'expédition contre l'Angleterre.

On publiait la liste des savants qui feraient partie de la grande expédition que l'on préparait. Les instruments qui devaient leur servir étaient partis la veille de Paris. Ces savants allaient en Egypte, disait celui-ci ; ils allaient aux Indes, disait celui-là ; un troisième ajoutait : ils vont percer l'isthme de Suez.

Le général Bonaparte devait partir sous peu pour Toulon, et son épouse devait l'y suivre.

On répandit à Milan que Bonaparte se rendait à Toulon et de là à Gênes, pour y faire exécuter sous ses yeux l'embarquement qui s'y préparait. Les uns disaient que cette division de l'armée navale devait agir contre le Portugal, les autres qu'elle devait se réunir à la grande armée de Brest.

Des esprits, ou plus pénétrants ou plus romanesques, pensaient qu'elle devait porter jusqu'à l'isthme de Suez 20 ou 30.000 hommes d'élite qui passeraient de là dans l'Inde pour en chasser les Anglais.

A tous ces bruits quelques feuilles publiques ajoutèrent même que le général avait quitté Paris, mais cette nouvelle fut bientôt démentie et l'on apprit qu'au moment où il achevait ses préparatifs, des circonstances graves et imprévues étaient venues jeter de l'hésitation dans son esprit et inquiéter les directeurs ; c'étaient les révolutions de Suisse et de Rome, et l'insulte faite à Vienne à l'ambassadeur français, Bernadotte.

Le Directoire, dit-on, manda Bonaparte pour s'appuyer de son influence sur l'opinion, lui donna connaissance d'un message aux conseils pour déclarer la guerre à l'Autriche, et d'un décret qui lui conférait le commandement de l'armée d'Allemagne. Mais l'opinion du Directoire ne fut point partagée par Bonaparte. Suivant lui, le choix de Bernadotte était mauvais, son caractère était trop exalté pour un ambassadeur, sa tête n'était pas assez calme, il avait eu matériellement tort. Déclarer la guerre à l'Autriche c'était jouer le jeu de l'Angleterre. Croire que, si le cabinet de Vienne eût voulu la guerre, il eût insulté l'ambassadeur, c'était peu connaître sa politique. Il aurait au contraire caressé, endormi, tout en faisant marcher ses troupes. On pouvait être certain qu'il donnerait satisfaction. Se laisser entraîner ainsi par tous les événements, c'était ne point avoir de système politique[26]. L'avis de Bonaparte prévalut ; le Directoire attendit.

En arborant le drapeau tricolore à son hôtel, Bernadotte fut entraîné sans doute par un sentiment exalté de la dignité de la République. Mais le moment était mal choisi, et ce fut une faute.

On n'aurait pas trouvé bon, à Paris, lorsqu'on y fêtait les victoires de la République, qu'un ambassadeur d'Autriche y eût fêté celles de son pays, s'il en avait eu à célébrer ; mais la faute de Bernadotte, et le choix de sa personne, bon ou mauvais ou désagréable à l'Autriche, ne légitimaient point la violation de son caractère, suscitée ou au moins tolérée par un gouvernement dont la police est toujours prête a empêcher le rassemblement de quatre individus, dans une rue de la capitale. Le Directoire se serait dégradé en donnant tort à son ambassadeur et en supportant cette injure. Malgré cette affaire et la répugnance de Bernadotte pour les ambassades, le Directoire le nomma peu de temps après ministre plénipotentiaire près la République Batave. Il refusa, et dans sa fierté républicaine 7 répondit au Directoire qui avait approuvé sa conduite : Vous avez justement senti que la réputation d'un homme qui avait contribué à placer sur son piédestal la statue de la liberté, était une propriété nationale.

Au premier bruit de l'événement de Vienne y Bonaparte expédia, le 4 floréal (23 avril), des contre-ordres dans la Méditerranée. Il ordonna aux généraux Baraguay-d'Hilliers, à Gênes, et Desaix, à Civita-Vecchia ? de débarquer leurs troupes 7 si elles étaient embarquées ; de rentrer dans le port, si elles avaient mis à la voile ; et de les cantonner de manière à pouvoir les embarquer en 48 heures.

Il prévint le général Brune que ces troupes étaient mises à sa disposition, si des indices lui faisaient penser qu'il en avait besoin. Dans ces nouvelles mesures, lui mandait-il[27], vous voyez l'effet des événements qui viennent d'arriver à Vienne, sur lesquels cependant le gouvernement n'a encore rien de positif. Si jamais les affaires se brouillent, je crois que les principaux efforts des Autrichiens seraient tournés de Votre côté, et, dans ce cas, je sens bien que vous auriez besoin de beaucoup de moyens, et surtout de beaucoup d'argent.

Si l'on en croit Napoléon, il commença alors à craindre, qu'au milieu des orages qu'accumulaient chaque jour la marche incertaine du gouvernement et la nature des choses, une entreprise en Orient ne fût devenue contraire aux vrais intérêts de la patrie. L'Europe, dit-il au Directoire, n'est rien moins que tranquille ; le congrès de Rastadt ne se termine pas ; vous êtes obligés de garder vos troupes dans l'intérieur, pour assurer les élections ; il vous en faut pour comprimer les départements de l'Ouest. Ne convient-il pas de contremander l'expédition, et d'attendre des circonstances plus favorables ? Le Directoire alarmé, craignant qu'il ne voulût se mettre à la tête des affaires, n'en fut que plus ardent à presser l'expédition[28].

On va voir par la suite de la correspondance de Bonaparte, jusqu'à quel point cette assertion peut être fondée.

Comme il l'avait prévu, l'Autriche offrit satisfaction, et envoya le comte de Cobentzel à Rastadt. De son côté, le Directoire nomma Bonaparte pour s'y rendre. Le journal officiel — le Rédacteur —, du 8 floréal, annonça son départ. Le 9, il écrivit à Dufalga : Vous avez appris l'événement de Vienne. La nouvelle en est venue au moment où j'allais partir, et a dû nécessairement occasionner un retard ; j'espère cependant que cela ne dérangera rien. Peut-être serai-je obligé d'aller à Rastadt, pour avoir une entrevue avec le comte de Cobentzel ; et, si tout allait bien, je partirais de Rastadt pour Toulon.

Il donna contre-ordre au convoi de Gênes qui devait se rendre à Toulon ; et décida au contraire que l'escadre le prendrait en passant, et irait même à Civita-Vecchia.

Il donna les mêmes avis au vice-amiral Brueys, ajoutant que ce retard de quelques jours ne changerait rien à l'expédition, et que le convoi de Marseille, arrivé à Toulon, devait être tenu en grande rade et prêt à partir[29]. Le convoi se composait de trois divisions : celles des généraux Mesnard, Kléber et Reynier ; les deux derniers étaient de l'armée du Rhin. Tombé dans la disgrâce du Directoire, pour lequel il affichait le plus profond mépris, Kléber était sans activité, et vivait à Chaillot, dans l'obscurité, avec son ami Moreau.

Jaloux de se rattacher, Bonaparte lui proposa de faire partie de l'expédition contre l'Angleterre. — Je le voudrais bien, répondit-il ; mais si je le demande, les avocats (le Directoire) me le refuseront. — Je m'en charge. — Eh bien ! si vous jetez un brûlot sur la Tamise, mettez Kléber dedans, vous verrez ce qu'il sait faire[30]. Bonaparte le demanda au Directoire, qui saisit avec empressement l'occasion d'éloigner un général frondeur et difficile à réduire. Rempli d'admiration pour la gloire militaire de Bonaparte, mais peu confiant dans ses principes politiques, en quittant Paris, vers la fin de germinal, Kléber dit, dans son cynisme énergique : Je pars pour voir ce que ce petit b..... là a dans le ventre. Bonaparte lui donna, au moment de l'embarquement, une division de troupes, et le commandement supérieur de celles de Mesnard et Reynier qui composaient le convoi de Marseille[31].

Tel était l'ascendant de Bonaparte, que, de tous les partis, on accourait s'associer à la fortune d'un guerrier qui promettait aux armes françaises une nouvelle moisson de lauriers, et de gloire à la patrie. Deux généraux de l'ancienne armée vinrent se ranger sous son drapeau. Le plus ancien divisionnaire, Dumuy, quittait, pour l'Egypte, Paris et 100.000 livres de rente. Menou, en demandant du service en Orient, voulut justifier sa conduite au 13 vendémiaire an IV. J'ai vu, lui répondit Bonaparte, cette affaire de plus près que personne. Je sais que vous avez été victime de la lâcheté et de la perfidie de commissaires ridicules, qui s'étaient attribué tout le pouvoir, pour laisser peser toute la responsabilité sur les généraux. Et c'était sous les yeux du Directoire, où les conventionnels étaient en majorité, et en présence de Barras, l'un de ces commissaires, que Bonaparte s'exprimait ainsi.

Il n'alla point à Rastadt, soit que le Directoire fût entièrement revenu de ses craintes sur l'Autriche, soit que l'intervention du général dans négociation qui allait s'ouvrir à Seltz ne parût plus assez nécessaire pour l'emporter sur les inconvénients de toute espèce que pouvait présenter le retard de l'expédition.

Bonaparte écrivit alors au comte de Cobentzel, du moins plusieurs écrivains le disent, une lettre dans laquelle il parlait beaucoup moins de l'affaire de Bernadotte, que d'arrangements politiques propres à terminer les difficultés que le traité de Campo-Formio avait fait naître ou n'avait pas résolues. Cette lettre déplut singulièrement au Directoire ; on ne la trouve nulle part rapportée.

Le 13 floréal, l'obstacle apporté momentanément à son départ cessa, tout reprit son cours, et Bonaparte sa correspondance. Il écrivit à Baraguay-d'Hilliers, à Desaix, au vice-amiral Brueys, à la commission de la Méditerranée, d embarquer les troupes le plutôt possible ; donna de nouveau l'ordre à Baraguay-d'Hilliers d'amener son convoi à Toulon, et annonça à la commission que son départ de Paris était fixé au 14, a Brueys, qu'il serait à son bord le 19. Il prévint le général Brune de ces mesures ; et que pour remplacer les troupes des convois mises momentanément à sa disposition, on lui envoyait, par la Suisse, huit demi-brigades et deux régiments de cavalerie.

Malgré ces documents positifs, on prétend que Bonaparte hésitant à partir, le Directoire lui en intima l'ordre impérieux ; qu'il y eut à ce sujet une scène violente dans laquelle Bonaparte ayant menacé de sa démission, le directeur Rewbel, lui présenta une plume pour la donner par écrit, et que le général, en sortant, dit à une personne de sa confidence : La poire n'est pas mûre, partons ; nous reviendrons quand il en sera temps. Le fond de cette anecdote est vrai.

On a prétendu également que le soir du 16 floréal (5 mai), Bonaparte ne s'occupait encore que de son voyage à Rastadt, que le projet de l'expédition était tout-à-fait oublié, qu'il parlait même de la manière de vivre qu'il adopterait à son retour, lorsque Barras entra, l'air extraordinairement sombre, et eut une conversation particulière avec Bonaparte, qui partit, dans la nuit même, pour Toulon[32].

On en concluait que ce directeur était venu réitérer au général l'ordre formel de partir. Le 15 il était déjà en roule.

Malgré la notoriété des préparatifs, le public ignorait encore le but de l'expédition de la Méditerranée, quelle en était la force, quel était positivement le général qui la commanderait.

D'après les journaux qui continuaient à rapporter les divers bruits, 24.000 hommes allaient s'embarquer à Toulon le 1er prairial.

Le général Desaix était, depuis quelques jours, à Rome. Il devait commander l'expédition. On croyait généralement qu'elle allait aux Indes.

Sept cents marins, du quartier de Dieppe, s'étaient rendus au Havre, pour monter les vaisseaux de la République ; 1.600, du quartier de Granville, étaient partis pour Brest.

Dans l'opinion publique ces faits étaient considérés comme se rattachant essentiellement les uns aux autres. L'Angleterre elle-même, malgré son habileté à se mettre au fait des secrets de la politique étrangère, parut partager l'erreur générale.

Dans un message du roi d'Angleterre à la chambre des communes, 2 floréal (21 avril), il était dit que, les préparatifs d'embarquement de troupes et de munitions de guerre paraissaient se continuer avec un redoublement d'activité dans les ports de France, de Flandre et de Hollande, et que leur objet avoué était l'envahissement des dominations de Sa Majesté. Elle se reposait sur le courage de la nation. Il y eut, à ce sujet, une scène imposante et nouvelle dans les annales du parlement britannique ; l'opposition, dominée par son patriotisme, se réunit presque en totalité au parti ministériel, pour aviser avec lui aux moyens de sauver la patrie d'un aussi grand péril.

Cependant il continuait d arriver, à Civita-Vecchia, des troupes qui devaient s'embarquer sous les ordres du général Desaix ; il en arrivait aussi à Gênes. On donnait le nom d'aile gauche de l'armée d'Angleterre aux différentes troupes qui étaient à Civita-Vecchia, à Gênes, à Bastia et à Toulon.

On conjecturait, avec quelque apparence de réalité, qu'une partie de l'expédition qui se préparait, était destinée contre le dey d'Alger. Il s'agissait de venger la mort du consul-général Jean-Bon-Saint-André, à qui, disait-on, le dey avait fait couper la tête.

Enfin Bonaparte partit de Paris, le 15 floréal (4 mai), pour se rendre à Toulon.

On assure de tous côtés, dit le Moniteur, que le général Bonaparte, qui n'avait point quitté Paris, quoique des journaux qu'on devait croire bien informés, eussent annoncé son départ pour Rastadt, est parti, le 15, de très-grand matin, et que ce n'est point pour Rastadt.

On dit que c'est pour Toulon qu'est parti le général Bonaparte, disait le même journal du 25 ; que la flotte de ce port, jointe à la flotte ex-vénitienne, doit tâcher de débloquer l'escadre espagnole enfermée à Cadix, se réunir à elle pour se rendre a Brest, d'où elles partiront pour l'expédition d'Angleterre, avec la flotte de l'Océan, aussitôt que les troupes nécessaires à l'expédition auront été embarquées dans les différents ports.

Ce fut en effet la conjecture qui domina dans le cabinet anglais.

Bonaparte, en descendant rapidement vers Toulon, ne cessait de s'occuper des détails de l'embarquement. Dans ses courtes stations, il écrivit à la commission d'armement et à l'ordonnateur Najac, qui lui demandaient des explications.

Il tenait beaucoup à ce que sa compagnie des guides l'accompagnât en Egypte ; elle n'était pas encore à Lyon et n'y était attendue que le 20 ; il y donna l'ordre en passant qu'on la lui expédiât à Toulon par les moyens les plus prompts.

Lui-même arriva dans cette ville le 20 floréal (9 mai).

Les troupes de terre et de mer l'attendaient avec la plus vive impatience, car elles avaient craint qu'il ne commandât pas l'expédition. Les autres généraux étaient faits pour donner de la confiance, mais le vainqueur de l'Italie inspirait un dévouement sans bornes ; son nom seul fixait toutes les espérances ; sa présence excita l'enthousiasme. Il fut reçu aux cris de : Vive Bonaparte ! vive notre père à tous ! sous ses ordres, nous sommes sûrs de la victoire.

Il les passa sur-le-champ en revue, et leur parla ainsi :

Officiers et soldats !

Il y a deux ans que je vins vous commander. A cette époque vous étiez dans la rivière de Gênes, dans la plus grande misère, manquant de tout, ayant sacrifié jusqu'à vos montres pour votre subsistance. Je vous promis de faire cesser vos misères ; je vous conduisis en Italie ; là, tout vous fut accordé. Ne vous ai-je pas tenu parole ?

Eh bien ! apprenez que vous n'avez pas encore assez fait pour la patrie, et que la patrie n'a pas encore assez fait pour vous.

Je vais actuellement vous mener dans un pays où, par vos exploits futurs, vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd'hui vos admirateurs, et vous rendrez à la patrie les services qu'elle a droit d'attendre d'une armée d'invincibles.

Je promets à chaque soldat, qu'au retour de cette expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre.

Vous allez courir de nouveaux dangers, vous les partagerez avec nos frères les marins ; cette arme, jusqu'ici, ne s'est pas rendue redoutable à nos ennemis ; ses exploits n'ont point égalé les vôtres ; les occasions lui ont manqué, mais le courage des marins est égal au vôtre. Leur volonté est celle de triompher, ils y parviendront avec vous.

Communiquez-leur cet esprit invincible qui partout vous rendit victorieux ; secondez leurs efforts : vivez à bord dans cette bonne intelligence qui caractérise des hommes voués à la même cause. Ils ont, comme vous, acquis des droits à la reconnaissance nationale dans l'art difficile de la marine.

Habituez-vous aux manœuvres de bord ; devenez la terreur de nos ennemis de terre et de mer ; imitez en cela les soldats romains qui surent à la fois battre Carthage en plaine et les Carthaginois sur leurs flottes.

 

Le Moniteur, qui avait, le 2 prairial, donné cette allocution au public, éleva le lendemain des doutes sur son authenticité. Le Rédacteur, journal officiel, déclara, le 5, qu'elle était apocryphe.

Nous fîmes connaître, il y a quelques jours ? dit le Moniteur du 6, une proclamation que l'on attribuait au général Bonaparte, parce que nous la trouvâmes insérée dans plusieurs journaux. Ce n'est qu'à regret que nous nous décidâmes à la publier. Elle ne nous parut ni assez réfléchie, ni assez élevée pour être l'ouvrage du vainqueur de l'Italie. Nous avons aujourd'hui la preuve que cette harangue qui a tout le caractère de celles que les chefs de factieux, maîtres de la convention, faisaient du haut de la tribune à la foule égarée, dans la fameuse journée du 1er prairial an III ; nous avons, disons-nous, la preuve que cette harangue est 'fausse. Voici la véritable proclamation du général, qui fut mise à l'ordre, le 21 ; on jugera par celle-ci, si la première pouvait être l'œuvre de celui qui a fait la seconde[33].

Tout porte à croire, au contraire, que Bonaparte avait tenu à son armée cette allocution, qui certes, ne manquait ni de réflexion, ni d'éloquence ; mais le Directoire fut probablement mécontent de cette phrase : Je promets à chaque soldat, qu'au retour de l'expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre. Cette promesse semblait faire allusion au milliard qui avait été promis à l'armée, et que rappelaient toujours à la tribune des orateurs de bonne foi ou qui voulaient se populariser aux dépens du Directoire. Ainsi le général Jourdan, quelques jours auparavant, avait encore proposé au conseil des Cinq-Cents, un moyen d'acquitter cette dette envers l'armée.

Cependant l'instant du départ de l'expédition approchait. Bonaparte se hâta de donner avis, le 20 floréal (9 mai), au général Vaubois, commandant en Corse, d'approvisionner sur-le-champ le convoi qui devait, de cette île, rejoindre l'armée, avec les magasins qu'on y avait formés dans la supposition qu'elle y relâcherait. Il l'autorisait à laisser, pour la défense de la Corse, la 23e d'infanterie légère. Il ordonnait en même temps que le général Menard s'embarquât immédiatement avec la 4e d'infanterie légère et la 19e de bataille, pour se diriger au nord de la Sardaigne, vers les îles de la Magdelaine, où il devait recevoir, de l'amiral Brueys, de nouveaux ordres et un officier pour diriger tous ses mouvements.

Le 21 floréal, il annonça à Desaix son départ, qui devait avoir lieu dès l'arrivée de la division Reynier de Marseille ; qu'il partirait sur-le-champ pour aller à la rencontre de Baraguay-d'Hilliers ; qu'il passerait ensuite entre l'île d'Elbe et la Corse, faisant route vers la Sicile et la Sardaigne ; qu'il l'enverrait avertir par un aviso de venir le rejoindre.

Le même jour, il prit quelques mesures administratives pour assurer le paiement du traitement des officiers. Il donna ordre au commandant d'armes, à Toulon, de ne laisser sortir du port aucun bâtiment, à dater de ce jour même jusqu'au dixième jour après le départ de l'escadre[34] ; au général Dugua de faire mettre l'embargo sur tous les bâtiments du port de Marseille, jusqu'au cinquième jour après le départ de l'expédition ; de faire ramasser à Marseille, à la petite pointe du soir, tous les matelots qui pourraient s'y trouver, et de les envoyer à Toulon.

Il publia un ordre du jour pour ordonner aux officiers et soldats de la 2e et 4e d'infanterie légère ; 9e, 18e, 25e, 32e, 75e, 85e de ligne ; 3e, 15e, 18e de dragons, et 22e de chasseurs, qui étaient en permission, congé, convalescents ou absents de leurs corps, pour quelque raison que ce fût, de se rendre le plutôt possible à Toulon, où ils trouveraient des bâtiments et des ordres pour rejoindre leurs corps.

Il y invitait les autorités civiles à faire publier et signifier cet ordre à ceux qu'il concernait, afin que, s'ils ne participaient pas aux dangers et à la gloire qu'acquerraient leurs camarades, l'ignominie qui leur reviendrait fut sans excuse.

L'ordre se terminait ainsi : Ceux desdits officiers et soldats qui, après là- notification, ne rejoindraient pas, n'ayant pas contribué à nos victoires, ne peuvent être considérés comme faisant partie de ces braves auxquels l'Italie doit sa liberté, la France la paix, et la république sa gloire.

Le 23, Bonaparte ordonna, par un, arrêté, l'armement de deux vaisseaux vénitiens et deux vieilles frégates pour embarquer les soldats qui seraient rendus le 20 prairial au dépôt, et qu'il évaluait à mille ; d'armer douze avisos bon voiliers, portant au moins une pièce de huit, et commandés par de bons officiers pour servir de communication à l'expédition, et partir au moins deux par décade ; d'embarquer sur les bâtiments frétés à Marseille, le reste de l'artillerie les habillements, le vin et les soldats qui pourraient rejoindre ; de faire escorter ce convoi par la frégate la Badine ; de faire partir deux avisos qu'il laissait, savoir : le premier, quarante-huit heures après l'escadre, pour porter le courrier de l'armée, les officiers ou savants en retard ; le second, soixante-douze heures après le premier, escortant un bâtiment portant soixante guides, s'ils étaient arrivés.

Dans ces actes, Bonaparte prenait le titre de général en chef de l'armée d'Angleterre.

Il fit diverses promotions dans la marine. Il témoigna sa satisfaction aux administrateurs et employés des ports, du zèle qu'ils avaient mis a l'armement de l'escadre. On avait fait dans deux mois des choses prodigieuses.

Le 24, il prit des mesures pour qu'en l'absence de l'armée la garde nationale de Toulon fit provisoirement le service de la place.

Dans tous les cas, disait-il à l'administration municipale, la république ne doit avoir aucune sollicitude, les habitans de Toulon ayant toujours donné des preuves de leur attachement à la liberté.

Il invita l'administration du département du Var, qui lui avait envoyé une députation, à prendre des mesures pour réorganiser le service des postes dans le département, afin que les courriers portant des ordres, pussent aller à Paris et en revenir facilement.

Il fit encore rentrer au service et embarquer tous ceux des maîtres d'équipages, contremaîtres, matelots, novices, ouvriers de l'arsenal, qui avaient été mis en surveillance par ordre du gouvernement.

Le 25, Bonaparte alla à bord du vaisseau l'Orient. Le pavillon amiral y fut arboré et salué par toute la flotte. Les vaisseaux étaient tout pavoisés, et l'air retentit des cris de vive la République ! vive Bonaparte !

Il fut alors frappé de la nouvelle que des exécutions sanglantes avaient eu lieu dans la 8e division militaire ; il semblait que rien de ce qui se passait dans le rayon qu'il pouvait embrasser ne dut lui être étranger ; il écrivit aux commissions militaire de la 8r. division cette lettre, dictée par un sentiment d'humanité, mais remarquable par sa vigueur et surtout par son ton impératif.

J'ai appris, citoyens, avec la plus vive douleur, que des vieillards âgés de 70 à 80 ans avaient été fusillés comme prévenus d'émigration. La loi du 19 fructidor a été une mesure de salut public. Son intention n'a pas été d'atteindre de misérables femmes et des vieillards caducs.

Je vous exhorte donc, toutes les fois que la loi présentera à votre tribunal des vieillards de plus de 60 ans, de déclarer qu'au milieu des combats vous les avez respectés.

Le militaire qui signe une sentence de mort contre une personne incapable de porter les armes, est un lâche.

 

Deux arrêtés de Bonaparte, du 29 floréal, avaient pour objet de rallier à l'escadre les marins qui voulaient se soustraire à l'embarquement, et de réprimer les délits commis à bord de l'armée navale. Le premier de ces actes, après avoir réglé la diminution de salaire et la rétrogradation dans les fonctions de l'armée navale, comme punition du retard à s'embarquer, se terminait par ce bel article :

Art. X. Dans le temps que l'armée navale de la république, de concert avec l'armée de terre, se prépare à relever la gloire de la marine française, les marins dans le cas de servir et qui restent chez eux, méritent d'être traités sans aucun ménagement. Avant de sévir contre eux, le général en chef leur ordonne de se rendre a bord de la deuxième flottille qui est en armement. Ceux qui, quinze jours après la publication du présent ordre, ne se seront pas fait inscrire pour faire partie dudit armement, seront regardés comme des lâches. En conséquence, l'ordonnateur de la marine leur fera signifier individuellement l'ordre de se rendre au port de Toulon, et si, cinq jours après, ils n'ont point comparu, ils seront traités comme déserteurs. L'ordonnateur de la marine tiendra la main à l'exécution du présent règlement.

 

Le second de ces actes introduisait des innovations dans l'administration de la justice militaire. C'était encore une de ces révolutions spéciales dans l'organisation des armées mises sous son commandement, par lesquelles Bonaparte semblait essayer ses forces et préluder à l'exercice du pouvoir suprême[35].

Le 30 floréal, le général en chef adressa cette proclamation à l'armée :

Soldats ! vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges ; il vous reste à faire la guerre maritime.

Les légions romaines que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette même mer, et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.

Soldats ! l'Europe a les yeux sur vous ! vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre ; vous ferez plus que vous n'avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes, et votre propre gloire..

Soldats, matelots, fantassins, canonniers, cavaliers, soyez unis ; souvenez-vous que, le jour d'une bataille, vous avez besoin les uns des autres.

Soldats, matelots, vous avez été jusqu'ici négligés ; aujourd'hui, la plus grande sollicitude de la république est pour vous : vous serez dignes de l'armée dont vous faites partie.

Le génie de la liberté, qui à rendu, dès sa naissance, la république l'arbitre de l'Europe, veut qu'elle le soit des mers et des nations les plus lointaines.

 

La flotte sortit le 30 (19 mai), à quatre heures après midi.

Bonaparte fit présent au vice-amiral Brueys d'tine paire de pistolets magnifiques qui avaient appartenu au prince Eugène de Savoie, et au citoyen Najac, d'un superbe portefeuille brodé en or et en argent, avec cette inscription : Donné par le général Bonaparte au citoyen Najac, commissaire-ordonnateur de la marine.

La flotte appareilla avec un vent tel qu'on pouvait le désirer. La frégate le Carrère alla à la côte. On craignit un moment le même sort pour l'Orient - il toucha et dut son salut à la force du vent. La flotte était composée de 13 vaisseaux de ligne, 7 frégates, 3 avisos, 5 bricks ; 4 bombardes, 4 tartannes et 6 chaloupes et felouques canonnières ; 2 vaisseaux et 7 frégates en flûtes, 141 transports, en tout 192 voiles, portant 19.000 hommes de troupes de débarquement, non compris 2.000 hommes employés, artistes, savants. Jamais flotte n'avait été si bien approvisionnée et en si peu de temps.

Au moment de son départ, le 29, Kléber faisant ses adieux au général Moreau, qui avait enfin appris le but de cet armement, lui écrivit :

Vous devez être au fait du secret de notre expédition. J'ai ouï dire que vous la désapprouviez ; j'en ai été fâché : j'aurais désiré que vous eussiez mis à cet égard moins de précipitation.

Baraguay-d’Hilliers avait fait à Gênes toutes ses dispositions pour mettre à la voile le 23 (12 mai) ; mais des vents violents empêchèrent le convoi de sortir du port. Il attendait un vent favorable ; quoique très-malade et forcé de garder le lit, il espérait être assez fort pour n'être pas -contraint de rester à terre ; mais pour vaincre ces obstacles, il lui fallait, écrivait-il le 26 à Bonaparte, son ardent désir de répondre à la confiance que le général en chef lui avait témoignée.

Desaix, à Civita-Vecchia, était inquiet de n'avoir point encore reçu l'aviso qui devait lui apporter l'ordre de mettre à la voile, et l'attendait avec impatience. Il avait expédié un brick pour explorer la Méditerranée. Il n'avait rien appris sur l'apparition des Anglais. S'il était au pouvoir de l'homme, écrivait-il à Bonaparte, 4 prairial (23 mai), de commander aux vents, croyez, mon général, que vous seriez bien vite à ma hauteur ; car je suis dans la plus vive impatience de me réunir à vous, et surtout dans un pays où, sous vos auspices, nous pourrons tant ajouter aux triomphes et à la gloire de la république.

Une lettre que Sotin, ministre de la république française à Gênes, écrivit à Bonaparte, 5 prairial (24 mai), contenait un aperçu assez juste de la situation de l'Europe, qui aurait été capable d'alarmer an autre homme que le vainqueur de l'Italie. Elle était ainsi conçue :

La République Ligurienne est en guerre avec le Piémont ; la République Cisalpine s'apprête probablement à se mêler de la querelle. Nous, nous prendrons le parti que notre gouvernement ordonnera. Il est sûr que le roi de Sardaigne s'est compromis envers nous, en ne répondant pas à une note que lui avait remise Ginguené, et en attaquant les Liguriens qui avaient bien quelques petits torts envers lui, mais pour la réparation desquels nous offrions notre intervention à des conditions raisonnables.

Naples ne cesse pas ses arméniens ; la Toscane fait de même ; les conférences de Rastadt traînent en longueur : celle de Seltz est si nouvelle et on sait si peu de quoi il s'y agit, qu'on ne peut prévoir la tournure qu'elle prendra, et cependant, vous, l'élite de l'armée d'Italie et des généraux, allez on ne sait où. Il est sûr que les Anglais vous suivent de très-près. Vous n'êtes pas, heureusement, facile à décourager, car si vous aviez la moitié des inquiétudes que vous nous inspirez, vous n'y résisteriez pas.

 

Que faisait, pendant ce temps-la, le gouvernement anglais ?

Toujours persuadé que les armements qui avaient lieu en Italie ne se faisaient que pour lui donner le change ; que la flotte de Toulon passerait le détroit, opérerait sa jonction avec la flotte espagnole à Cadix ; qu'elles arriveraient ensemble devant Brest, et conduiraient une armée en Angleterre et une autre en Irlande, il se contenta d'équiper en toute hâte une nouvelle escadre ; et aussitôt qu'elle apprit que Bonaparte était parti de T oui on, l'amirauté anglaise expédia l'amiral Roger avec dix vaisseaux de guerre pour renforcer l'escadre anglaise devant Cadix, où commandait l'amiral lord Saint-Vincent, qui, par ce renfort, se trouva avoir 28 à 30 vaisseaux. Une autre escadre d'égale force était devant Brest.

L'amiral Saint-Vincent tenait, dans la Méditerranée, une escadre légère de 3 vaisseaux, qui croisait entre les cotes d'Espagne, de Provence et de Sardaigne, afin de recueillir des renseignements et surveiller cette mer.

Nelson commandait ces trois vaisseaux, lorsque, dans la nuit du 19 mai, il essuya un coup de vent qui les endommagea et démâta celui qu'il montait ; il fut obligé de se faire remorquer. Il voulait mouiller dans le golfe d'Oristan, en Sardaigne ; mais il ne put y parvenir, et gagna la rade des îles Saint-Pierre, où il répara ses avaries. C'est dans cette même nuit que l'escadre française appareillait de Toulon.

La France allait-elle envahir une des provinces de la Porte, son ancienne alliée, sans son assentiment, ou du moins sans l'avoir rassurée sur le but de cette expédition ? On a vu que Talleyrand avait mandé à Bonaparte, 2 vendémiaire (23 septembre 1797) : Un si grand service rendu aux Turcs les engagerait aisément à nous laisser en Égypte toute la prépondérance et tous les avantages commerciaux dont nous avons besoin. Il paraît que, quelque hasardée qu'elle pût être, l'opinion de ce ministre fut partagée par le Directoire et par Bonaparte. Mais encore fallait-il prévenir les Turcs du grand service qu'on voulait leur rendre, s'assurer des dispositions qu'on leur supposait, et du moins, en même temps que l'expédition sortait des ports, envoyer un négociateur à Constantinople, où, depuis la mort d'Aubert Dubayet, la république n'avait point d'ambassadeur. Ce fut en effet un point convenu entre Bonaparte et le Directoire. Cette mission exigeait de l'habileté ; elle était de la plus haute importance ; elle fut confiée à Talleyrand auquel on accordait de grands tarons diplomatiques. Ce fut dans la confiance de voir les négociations seconder son entreprise que Bonaparte mit à la voile.

En attendant le départ de l'ambassadeur, pour imposer à la Porte, on envoya des agents et même un certain nombre d'officiers à Passwan-Oglou, qui avait, en Servie, levé l'étendard de la rébellion. Le général Chabot, commandant à Corfou, reçut l'ordre de s'aboucher avec Ali, pacha de Janina, et de sonder ses dispositions. Le moyen était-il bien choisi pour rendre la Porte favorable à l'expédition d'Egypte ?

Les journaux annoncèrent la nomination de Talleyrand à l'ambassade de Constantinople, et son remplacement au ministère par François de Neufchâteau, directeur sortant ; mais il ne partit pas. Peu curieux de changer son ministère contre une ambassade qui pouvait le mener aux Sept-Tours, il s'en déchargea sur Descorches qui avait été déjà ministre plénipotentiaire près la Porte Ottomane[36]. L'on verra plus tard que cette ambassade fut différée et n'eut aucun résultat.

 

 

 



[1] Lettre du 29 thermidor an IV (16 avril 1796.)

[2] 10 pluviôse an VI (29 janvier 1798).

[3] Lettre du 29 thermidor an V (16 août 1797).

[4] Voyez Campagne d'Italie, chapitre dernier.

[5] Note du 15 ventôse an VI (5 mars 1798).

[6] Lettre du 15 ventôse (5 mars 1798), signée La Réveillère-Lepaux, Merlin et Barras.

[7] Lettre du 16 germinal (5 avril).

[8] Lettre du 13 germinal (2 avril).

[9] Lettre du 8 germinal (28 mars).

[10] Lettre du 13 germinal (2 avril).

[11] Lettre du 13 germinal.

[12] Cette liste fut ensuite modifiée, mais surtout augmentée.

[13] Lettres des 13 et 16 germinal.

[14] Lettre du 6 germinal.

[15] Voyez, pièces justificatives, n° I. Nous aurons occasion, dans le cours de la campagne, de rappeler cette note.

[16] Lettre du 5 germinal.

[17] Lettre du 6 germinal (26 mars).

[18] Lettre du 10 (30).

[19] Lettre du 24 germinal (13 avril).

[20] Lettre du 28 (17).

[21] Lettre du 28 germinal.

[22] Lettre du 28 germinal.

[23] Lettre du 30 germinal (19 avril).

[24] Lettre du 1er floréal (20).

[25] Botta, Histoire d'Italie, tome III, page 165.

[26] Montholon, tome IV, page 295.

[27] Lettre du 4 floréal (23 avril).

[28] Montholon, tome IV, p. 297.

[29] Lettre du 9 floréal (28 avril).

[30] Antommarchi, tome II, page 65.

[31] Ordre du 9 floréal.

[32] Miot, introduction, page 20.

On a dit que Bonaparte, partant pour l'Égypte, prit le fils de Merlin comme otage. Il suffit de répondre que ce jeune homme, alors âgé de 18 ans, voulut être de l'expédition et en parla à son père. Le directeur alla le présenter à Bonaparte, qui le nomma son aide-de-camp.

[33] Cette pièce est rapportée plus bas, à la date du 30 floréal que lui donnent tous les écrits historiques.

[34] Lettre du 21 floréal.

[35] Voyez pièces justificatives, n° II.

[36] Moniteur, 4, 10 prairial, 17 fructidor an VI.