Le dauphin est appelé au trône sous le nom de Charles VIII. Par son âge, sa complexion, son caractère, son éducation, il est hors d'état de gouverner. Il faut confier le gouvernement, à des mains plus capables, Louis XI y a pourvu. Mais à côté d'un roi enfant, il se garde bien de placer un prince, un grand, un homme qui peut abuser à son profit du pouvoir ; à la faiblesse de l'âge, il associe en apparence la faiblesse du sexe, et confie le gouvernement à sa fille Anne, épouse de Pierre de Bourbon, seigneur de Beaujeu, en tout véritable image de son père. Louis XI n'a pas établi de régence, parce que Charles Vin est dans sa quatorzième année, et qu'aux termes de l'ordonnance de Charles V, il a atteint sa majorité. Rarement les dernières volontés d'un roi sont respectées après sa mort ; celles de Louis XI sont contestées. Louis, duc d'Orléans, son gendre, et Jean, duc de Bourbon, son oncle, soutiennent que Charles VIII doit être censé mineur, vu la faiblesse de sa complexion et la négligence avec laquelle il a été élevé. D'Orléans prétend à la régence comme premier prince du sang, quoiqu'il ne soit pas majeur. Le duc de Bourbon aspire au gouvernement comme plus propre à régir l'État qu'une femme qui, d'après la loi fondamentale, n'est pas capable de régner ; il se fait nommer lieutenant général et connétable. On ne laisse à la dame de Beaujeu que le soin de l'éducation du jeune roi. Louis XI a gouverné par la terreur. Une réaction est inévitable. Les seigneurs renouvellent leurs prétentions, réclament contre les actes du feu roi ; si on les laisse faire, ils démoliront son ouvrage ; ils poursuivent ses ministres et ses confidents, ils s'emparent des emplois, ils ouvrent les prisons. Le pouvoir se relâche ; on licencie six mille Suisses ; on marche à l'anarchie ; on est dans une de ces crises, où le concours de la nation est jugé nécessaire. Les états généraux sont convoqués[1]. En attendant leur réunion, les princes établissent un conseil de quinze membres. Depuis près de deux siècles, les états généraux sont établis. On a vu fonctionner l'institution. Nous avons peu parlé de son mécanisme, les historiens ne s'en sont guère occupés, il est peu connu. Pour essayer de l'expliquer, nous avons attendu l'époque où il a subi une modification très-importante. Cette époque est arrivée, ce sont les états de 1483. Lorsque les grands du royaume formaient seuls l'assemblée nationale, elle se composait des archevêques, évêques et prélats, des grands vassaux et hauts barons, en un mot des seigneurs ecclésiastiques et laïques. Ils étaient convoqués directement par le roi. C'était un droit qu'ils avaient conquis, ou qu'il leur accordait comme possesseurs de fiefs, c'était un devoir qu'en cette qualité ils étaient tenus de rendre à la couronne dont ils relevaient. Quelle était la limite de ce droit ? La convocation embrassait-elle la totalité ou seulement une partie des possesseurs de fiefs ? Il est difficile de le savoir. On dit qu'ils étaient quatre cents aux états les plus nombreux, ceux de 1356. Sous Philippe le Bel, les seigneurs ecclésiastiques et laïques continuèrent d'être en leur qualité convoqués directement par le roi. Mais avec eux, il appela dans l'assemblée nationale des éléments nouveaux représentant les forces vives de la nation ; d'abord les églises cathédrales et les chapitres, les universités et collèges. Il écrivit directement à ces corps pour les sommer de faire trouver leurs députés à l'assemblée ; ensuite les villes et cités, il adressa ses lettres aux baillis ou sénéchaux, afin qu'ils fissent élire, par lesdites villes et cités, des syndics ou procureurs. Ainsi les seigneurs ecclésiastiques et laïques se représentaient eux-mêmes. Tous les autres corps convoqués, étant trop nombreux pour qu'on leur accordât cette faculté, nommaient des députés. En ce qui concerne les seigneurs, ce régime a duré jusqu'en 1483. L'état populaire, c'est-à-dire tout ce qui n'était pas appelé à l'assemblée pour possession de fiefs, comment était-il représenté ? Il règne à cet égard une grande obscurité. Il est probable que d'abord la représentation se borna aux principales villes, aux bonnes villes, et qu'elle fut successivement étendue. Cependant, aux états de 1468, sous Louis XI, on ne cite que soixante-quatre villes. Les avait-on toutes nommées ? Le nombre des députés variait ; il était pour chaque ville de deux ou trois, suivant une lettre de Philippe le Bel au sénéchal de Beaucaire ; de quatre, suivant une lettre de Philippe le Long aux habitants de Narbonne ; de trois aux états de 1468. D'un autre côté, il est dit aux états de 1356 qu'ils étaient composés de huit cents membres, dont quatre cents députés des bonnes villes ; et aux états de 1369, que les gens des bonnes villes étaient en si grand nombre, que la salle en était entièrement remplie. Il ne paraît pas que les campagnes, le plat pays fussent représentés. Comment se faisaient les élections ? On l'ignore, et, d'après ce qui se pratiqua plus tard, on ne peut, à cet égard, que former des conjectures. Le bailli ou sénéchal transmettait les lettres du roi aux consuls ou maires dans chaque ville. Tous les habitants étaient, le jour fixé pour leur réunion, convoqués à cri public, ou au son de la cloche ; s'ils étaient trop nombreux pour voter ensemble, ils se divisaient en plusieurs bureaux, ou par corporations ; ou bien ils 'choisissaient des électeurs. Dans tous les cas, les députés étaient nommés le plus souvent à haute voix sur l'appel fait des votants. Pour élire ou pour être élu, on n'exigeait pas de cens. Peut-être fallait-il payer une somme quelconque de contribution. Il suffisait d'être né Français ou naturalisé, majeur de vingt-cinq ans, et domicilié. Par le seul fait de sa nomination, le député avait-il des pouvoirs illimités ? Dans ses lettres aux baillis, le roi demande toujours qu'on lui envoie des députés avec des pouvoirs suffisants pour aviser sur l'objet de la convocation, lequel le plus souvent n'est pas formellement spécifié, et n'est au contraire exprimé qu'en termes généraux. Dans ce dernier cas, l'élection conférait au député les pouvoirs suffisants. Dans le premier, le pouvoir spécial était nécessaire. En matière d'impôt, il était indispensable, d'après le principe qu'il ne pouvait être établi sans le consentement des états. En général, chaque état délibérait séparément. Deux états ne pouvaient obliger le troisième. Une délibération n'était valable que par l'accord des trois états. Quel était le caractère des états généraux ? Était-ce un Fumoir politique, exerçant la souveraineté, ou la partageant avec le roi ? N'était-ce, au contraire, que le grand conseil national dont les délibérations n'étaient que consultatives, et n'obligeaient nullement la royauté ? A défaut de loi organique, la question ne peut être décidée que par les faits. Il s'en trouve de favorables aux deux systèmes. La force ou la faiblesse de la royauté était comme le thermomètre de la puissance des états. On ne peut contester qu'ils ont fait des actes de souveraineté, que les rois eux-mêmes les ont parfois convoqués pour s'occuper des plus hautes matières d'État, pour les associer au gouvernement, qu'ils se sont engagés à maintenir les délibérations des états et à leur donner force de loi. D'un autre côté, les états n'existaient pas par eux-mêmes. Excepté pour l'impôt, les rois n'étaient pas tenus de les assembler, les convoquaient à volonté, et le moins souvent qu'ils pouvaient. La formule habituelle de convocation était pour aviser, conseiller, remontrer, présenter les plaintes et doléances, c'était l'objet (les cahiers. Les rois ne se croyaient nullement obligés d'y faire droit, ils y avaient tel égard qu'ils voulaient. Aux états généraux de 1483, il s'établit, sans qu'on sache comment, un système nouveau ; il ne parait pas que les historiens l'aient remarqué. Les seigneurs ecclésiastiques et laïques ne se représentent plus eux-mêmes en personne ou par des fondés de procuration. Ils ne sont plus convoqués directement par le roi. Le clergé et la noblesse nomment des députés pour les représenter aux états. Les bonnes villes et cités ne sont plus directement appelées par les baillis à nommer des députés. C'est au peuple, sous le nom d'état plébéien, de troisième état, dont on a fait tiers état, qu'est attribué le droit d'élire ses représentants. Les élections se font par bailliages ou sénéchaussées. Chaque bailliage nomme un député du clergé, un de la noblesse, un de l'état plébéien. C'est la règle. Cependant, par exception, dit Masselin, suivant la grandeur et les privilèges de son ressort, un bailliage nomme deux on trois députés de chaque ordre ; quelquefois un bailliage de peu d'importance n'en compte pas moins de neuf. Les députés doivent venir en personne. Mais, dans chaque état, à qui appartient le droit d'élire ? Pour le clergé et la noblesse, il n'y a pas de difficulté, tous les possédants fief, ecclésiastiques et laïques, concourent aux élections. Pour le troisième état, les villes seules sont appelées à nommer des députés. En quel nombre, à quel titre, lesquelles ? On l'ignore. Dans les campagnes, le plat pays, il n'y a point d'élections. La masse du peuple n'est représentée que par les députés des villes. Comment se font les élections ? L'obscurité continue, on manque de documents ; on retombe dans les conjectures. Le roi adresse ses lettres de convocation aux baillis. Ils les transmettent directement, ou par leurs intermédiaires, aux prélats et aux corps religieux, aux nobles possesseurs de fiefs, aux magistrats municipaux. Pour les formes des élections, tout se passe à peu près comme avant l'innovation que nous venons de signaler. Mais par qui a-t-elle été conçue ? Dans quel but a-t-elle été introduite ? On ne cite pas une ordonnance royale. L'innovation ne profite qu'au peuple, elle anéantit le droit antique que les seigneurs tenaient du régime féodal, qu'ils faisaient remonter même à l'origine de la monarchie, et ils ne forment pas la moindre opposition, ils gardent le silence. Cependant les évêques réclamèrent, comme on le verra plus au long dans le récit de la session. Il y avait à la séance d'ouverture des prélats, qui n'étaient pas du corps des états. Ils n'assistèrent pas aux autres séances. Plus d'un mois après, ils se réveillèrent au sujet de délibérations des états qui touchaient le clergé. Ils avaient, disent-ils, toujours été appelés aux états et y avaient assisté ; ils se plaignaient de n'avoir reçu aucune citation. On leur répondit que le clergé était représenté aux états par ceux de ses membres qu'il avait élus ; que si tous les évêques (levaient y être appelés, pourquoi pas les archidiacres et les curés ? pourquoi pas tous les nobles et tout le peuple ? que l'usage était contraire à la prétention des évêques. L'usage ! il leur était plutôt favorable que contraire. En effet, les prélats avaient été tous, ainsi que les nobles, convoqués directement aux derniers états, ceux de 1468, il n'y avait pas plus de seize ans ; c'était donc le très-ancien usage qui était abrogé. Pourquoi les nobles ne réclamèrent-ils pas comme le clergé ? Leur zèle était-il refroidi ? Trouvèrent-ils plus commode et plus économique d'envoyer des députés aux états que d'y venir tous en personne ? Charles VIII habite la résidence chérie de son père, le château les Montils ou du Plessis-lez-Tours. Les députés vont lui présenter leurs hommages. On les range par nations et par compagnies. Le jeune roi les passe en revue ; ils lui font une révérence. Le sire de Beaujeu lui dit : Voici messieurs de Paris, voici messieurs de Normandie, ainsi des autres. Le roi fait une entrée solennelle à 'fours pour l'ouverture des états généraux, dans la grande salle de l'archevêché, le 15 janvier 1483[2]. Tout y était disposé, comme on l'a vu sous Louis XI, pour faire prédominer la majesté du trône, ressortir l'éclat de la cour, la supériorité des ecclésiastiques et des nobles, et constater l'infériorité et l'abaissement des députés de la roture. Au lieu dés trois parquets, élevés en 1468, il n'y en avait plus que deux ; sur le parquet supérieur, au fond de la salle, étaient le roi sur son trône, et répartis autour de lui, suivant les usages de l'étiquette, les princes, les grands officiers de la couronne, les cardinaux, les pairs, les principaux seigneurs, les chevaliers de Saint-Michel. Le parquet inférieur était couvert de trois rangées de bancs, disposées latéralement au trône et des deux côtés de la salle. Au milieu avait été ménagé un espace libre pour le passage. Derrière les bancs étaient des sièges, nommés fourmes, mis encore par triple rang. A la tête des différentes rangées latérales de bancs, et vis-à-vis de l'estrade, il y avait des bancs séparés. Ceux de droite étaient réservés aux grands de l'ordre royal, ceux de gauche aux prélats qui n'étaient pas du corps des états. La partie la plus haute du parquet contenait pêle-mêle les sièges des sénéchaux, baillis, barons, chevaliers, conseillers, secrétaires. Là prirent place aussi les prélats et les grands dignitaires membres des états. La partie inférieure appartenait au reste de la foule des députés. Au fait, ils ne représentaient que les dix-neuf vingtièmes de la nation. On appelle d'abord les provinces dans l'ordre assigné par leur importance ou l'usage. On fait, en suivant cet ordre et par bailliage, l'appel nominal des députés de l'Église, de la noblesse et de l'état plébéien ou tiers état ; ils sont au nombre d'environ trois cents[3]. Un héraut crie : Silence ! Le chancelier, Guillaume de Rochefort, s'inclinant au pied du trône, demande au roi permission de parler, et prononce une très-longue harangue, bardée d'images ampoulées, de traits empruntés aux histoires, bien ou mal appliqués, et de promesses annonçant l'âge d'or. Il appelle les députés très-illustres — clarissimi viri — ; le roi, leur dit-il, a jugé très-convenable que, représentant tous les régnicoles — regnicolares —, ils participent à ses charges comme à toutes ses joies. il a résolu de convoquer solennellement l'assemblée générale des états de son royaume, noble et savante réunion d'hommes sages, nécessaire au roi et au royaume, et qui a paru devoir produire de nombreux avantages que procureront six causes principales. 1° La pureté de leur foi envers le prince et leur infatigable activité d'obéissance par lesquelles les Français surpassent les autres nations. Et citant les Anglais : Regardez, dit le chancelier, les événements qui, après la mort du roi Édouard, sont arrivés dans ce pays. Contemplez ses enfants, déjà grands et braves, massacrés impunément, et la couronne transportée à l'assassin par la faveur des peuples ! Et si nous remontons plus haut, vers le passé de cette nation, il sera prouvé qu'à peine deux ou trois au plus de ses rois sont restés tranquilles et sont parvenus au trône sans révolutions, tant elle se complaît à changer les familles régnantes, en délaissant les héritiers légitimes ! Nous lisons même que, depuis que Guillaume Ier a conquis cette contrée, ils en sont au neuvième changement de dynastie, et à dater du commencement de leur monarchie, c'est le vingt-sixième. Personne ne reprochera aux Français fidèles une telle inconstance et une telle flétrissure de crimes. Le roi a encore beaucoup d'autres motifs de plaisir et de titres de renommée et de gloire. Là viennent une description pittoresque du sol de la France, un éloge pompeux des vertus brillantes de ses habitants, et des exploits des Gaulois. 2° Le roi a voulu voir ses sujets et se montrer à eux, lui
en qui seul résident le salut et la gloire de l'État, lui, le plus digne de
tous les rois comme le plus puissant. Considérez
donc avec joie son visage. De quelle beauté, de quelle sérénité il offre
l'image éclatante ! etc.[4] 3° Le roi ne se contente pas de montrer sa personne aux députés et de les faire jouir de sa présence. Il a aussi l'intention de leur communiquer ses affaires et de les admettre en participation de son gouvernement. Quels avantages la république retirera de l'accord parfait des grands ! Il n'a pas la volonté de mettre la main dans la bourse de ses sujets. Il commencera par employer son patrimoine à ses besoins et ensuite à ceux de l'État. Il ne demandera rien en sus, si l'avantage de la communauté et la nécessité ne l'exigent pas. Il a renvoyé les Suisses et licencié beaucoup de troupes. Le chancelier énumère d'autres réformes réellement faites ou projetées. 4° Le roi a résolu de s'enquérir par soi-même et par les siens des abus et des vices qui défigurent et offensent l'état général et particulier de la nation ; le roi veut qu'il présente toute perfection d'ordre et de police ; il prie les députés d'être ses coopérateurs dans une œuvre aussi utile. Qu'il ne vienne pas dans leur esprit que leurs remontrances seront inutiles et leurs avis de nulle considération. Le roi se prêtera et consentira à leurs conseils. Leurs propositions utiles à lui et à son royaume, il se plaira vivement et constamment à les suivre, à en maintenir l'effet, à les défendre. 5° Le roi promet la paix, la police, la justice. Il fera jouir chacun du sien en paix ; il se conformera aux lois et aux droits, et n'établira rien d'arbitraire ; il repoussera et chassera de sa cour les délateurs, occupés à tromper un roi et à perdre son royaume. 6° Combien sont nécessaires à la république l'union, l'amour et la sympathie ! Aucune république ne subsiste si elle n'est affermie an moyen de l'union. Le chancelier la recommande, et craignant qu'un discours trop diffus n'ennuie la majesté royale et, l'illustre assistance, le termine en traçant aux députés l'ordre de leurs délibérations. Ils traiteront d'abord les affaires générales, ensuite celles des provinces, des villes, des particuliers. Le roi entend et promet que toutes les fois qu'ils le demanderont, il donnera une audience publique, et qu'il ne repoussera personne, pas même le dernier de ses sujets. Dans ce discours, comme dans tous les autres, on emploie indifféremment le mot royaume ou celui de république, c'est-à-dire chose publique. D'après la latitude que le chancelier laisse aux états, ils sont appelés à délibérer sur toutes les affaires du royaume ; le roi les admet en participation de son gouvernement. Quel effet produit cette séance sur les députés ? font-ils éclater leur enthousiasme et retentir la salle des cris de vive le roi ? Probablement ce n'est pas l'usage. Le journal n'en dit rien. Le lendemain le roi, la cour, les députés assistent à une messe solennelle et au sermon. Le prédicateur recommande l'innocence du roi, semblable à une toile à peindre, blanche, propre et nette, qu'il faut préserver de tache ou de fausses couleurs ; car de même qu'une ordure suffit pour gâter un mur blanc, la moindre flétrissure du péché salit et détruit l'innocence. Il parle longtemps sur ce sujet. Le 17, les députés s'assemblent et n'admettent aucun étranger dans leur salle, preuve qu'ils en admettent quelquefois, ainsi qu'on l'a vu le jour de l'ouverture des états. La ville de Paris, ayant le premier rang, affecte la prééminence. Jean-Henri, chantre de la cathédrale, prend la parole au nom de ses collègues ; rappelle les promesses faites par le chancelier, que l'on écoutera avec une attention et un intérêt extrême les conseils et remontrances des états, et qu'on acquiescera à leurs délibérations. Une grande affaire a été mise entre leurs mains. Il s'agit de la personne du roi et de la disposition du gouvernement. Il faut procéder avec maturité et avec ordre ; mais cela sera difficile si tous les députés restent réunis. Il leur propose de se diviser en quatre ou six sections. Cette proposition fait naître une longue discussion et des avis opposés. On adopte la division en six sections : vu que l'étendue du royaume ne permet pas d'adopter une subdivision inférieure, et qu'il y a six grandes généralités pour les finances. A cette considération assez plausible s'en joint une beaucoup moins sérieuse : c'est que le discours du chancelier, étant divisé en six parties, semble exiger six réponses. Enfin beaucoup de députés veulent faire particulièrement l'exposé des calamités et des misères de leurs localités. Ces divisions sont : 1° Paris, l'Ile-de-France, la Picardie, la Champagne, la Brie, le Nivernais, le Mâconnais, l'Auxerrois et l'Orléanais ; 2° Les deux Bourgognes et le Charolais ; 3° La Normandie, Alençon et le Perche ; 4° L'Aquitaine avec l'Armagnac, le pays de Foix, l'Agenois, le Quercy, le Rouergue ; 5° La Langue d'oc, le Dauphiné, la Provence, le Roussillon ; 6° La Langue d'oïl, comprenant le Berri, le Poitou, l'Anjou, le Maine, le Touraine, le Limousin, l'Auvergne, le Bourbonnais, le Forez et le Beaujolais, l'Angoumois et la Saintonge. Dans cette nomenclature ne figure pas la Bretagne : le duc, ni personne de cette province ne sont venus aux états. Elle a toujours été le refuge ou l'alliées des princes mécontents. Le duc d'Orléans compte sur le Breton ; il peut apporter un grand poids dans les délibérations. La dame de Beaujeu gagne Landais. Ce ministre favori persuade à son maître de ne pas se rendre aux états. Chaque section a une salle particulière pour travailler séparément. La grande salle reste affectée aux assemblées générales. On procède à l'élection d'un président, qui aura le droit de parler à l'assemblée, de prendre l'initiative et de compter les voix. On nomme Jean Villiers de Groslaye, évêque de Lombez, abbé de Saint-Denis, premier député de Paris. On nomme aussi deux députés secrétaires ou notaires chargés de recevoir les actes : ce sont Jacques de Croismare, député de Normandie, et Jean de Reims, du Vermandois. Il est arrêté qu'on avisera à régler d'abord les affaires générales, ensuite les affaires particulières de chaque pays, qui présentera ses remontrances et requêtes, marche qu'a tracée le chancelier ; que chaque section rédigera ses articles ; que, quand ils seront achevés, ils seront rapportés et lus en commun, et, que la lecture terminée, on délibérera sur les mesures ultérieures à prendre. Jusqu'à présent, dans la plupart des états généraux, le clergé et la noblesse ne se sont pas confondus avec le tiers état. Chaque état a opéré séparément, a nommé son orateur, a rédigé et présenté son cahier. Ici les trois états restent réunis, car chaque section contient leurs députés, ils discutent et délibèrent ensemble. La délibération par ordres a l'inconvénient de les isoler, de mettre en présence et en lutte leurs intérêts très-souvent opposés, et d'empêcher les décisions, puisque chaque ordre a son veto, et que deux ne peuvent lier le troisième. La délibération par têtes, dans laquelle le tiers état est habituellement en nombre égal et parfois supérieur au clergé et à la noblesse, est un progrès. Les états envoient une députation à l'archevêque de Tours pour le prier d'ordonner dans la ville, tous les dimanches, des processions générales, et une prédication pour le succès de leurs travaux. Le 23, assemblée générale. Les députés de Paris lisent leurs articles sur les abus et la réformation de l'Église ; ceux de Bourgogne leur succèdent et les autres à leur rang. Ensuite on lit les chapitres qui concernent la noblesse. Le 24 on lit les griefs du peuple, les remèdes proposés, le chapitre de la police, de la justice, de la marchandise. Le 26, on nomme par chaque section deux députés de l'Église, deux de la noblesse, deux du tiers état, au total trente-six commissaires, pour examiner les cahiers particuliers, faire le cahier général, et le présenter à l'assemblée. Les princes commencent leur attaque contre la dame de Beaujeu et son conseil. L'évêque du Mans se présente devant les commissaires au nom des ducs d'Orléans et d'Alençon, des comtes d'Angoulême, de Foix, de Dunois et de plusieurs autres très-illustres seigneurs. Il encourage les commissaires à entrer hardiment dans la voie des réformes qu'exige la situation misérable du peuple, et surtout à frapper sur les pensions prodiguées par Louis XI. Ils renoncent les premiers à celles dont ils jouissent. lis demandent que l'on chasse du conseil les hommes décriés qui en font partie, et à ces conditions promettent leur appui aux états. Les commissaires ne sont pas dupes du patriotisme et du désintéressement de ces hauts personnages, et pour le moment se bornent à les remercier. Le 2 février, on lit aux états assemblés le cahier général. On commence par le chapitre de l'Église, qui pie assez, si ce n'est à quelques évêques. Il a pour but d'empêcher que presque tout l'argent du royaume ne soit porté à Rome, et de pourvoir au bien des écoles et des gens lettrés ; mais il semble retrancher un peu de la puissance apostolique, tout conforme qu'il est à la pragmatique sanction. Bien plus, on y demande le maintien de cette célèbre ordonnance dont, sous le règne de Louis XI, l'exécution a été suspendue. Quelques-uns des évêques protestent qu'ils ne diront, feront, consentiront à rien qui ait une apparence quelconque d'être opposé, ou de déroger légèrement au serment d'obéissance canonique prêté au Saint-Siège. Mais ces opposants sont rebutés et gourmandés par les gestes et les cris de la majorité, et peu s'en faut qu'ils ne sortent spontanément de l'assemblée, ou même qu'ils n'en soient chassés. Les articles concernant la noblesse sont agréés et adoptés avec une légère addition. Sur les griefs du peuple, les remèdes à y apporter, et sur la réformation de la justice, le rapport est attaqué et renvoyé à nouvelle rédaction. Des pétitionnaires se présentent à l'assemblée. Le seigneur de Croy demande qu'on appuie auprès du roi sa demande en restitution de plusieurs de ses domaines. L'évêque de Riez fait la même demande au nom de la famille d'Armagnac. Le président répond que l'assemblée en délibérera. Le 3 février, on revient sur les griefs du peuple ; un des principaux est la gabelle. Elle a servi de prétexte pour faire perdre à un grand nombre les biens et la vie. Ces faits sont attestés parle Maine, l'Anjou et le pays Chartrain. Dans ces contrées, plus de cinq cents personnes ont été suppliciées. Là, par le ministère d'hommes cupides et cruels, disant que c'est l'ordre du roi, innocents et coupables, sans distinction, ont péri. Aucun n'est admis à se justifier, nulle procédure légale n'est suivie. Louis XI a emprunté de l'argent à ces horribles ministres, à ces ennemis publics, et, pour le leur rendre, il leur a donné le revenu des gabelles et le produit des énormes amendes arbitraires auxquelles des commissaires impitoyables condamnaient des ecclésiastiques et des nobles. Les états auraient bien voulu la suppression de la gabelle ; mais, ne pouvant pas supprimer tous les impôts, ils préférèrent l'abolition de contributions qui leur semblent encore plus pesantes. Des envoyés du duc de Lorraine viennent réclamer la médiation des états pour la restitution du duché de Bar et de la Provence qui lui ont été enlevés par Louis XI. Les états renvoient ces affaires particulières après les affaires générales. Le roi est majeur, de cette majorité qui ne suppose pas pourtant la capacité de gouverner. La question la plus importante est la garde et l'éducation du roi, et le gouvernement du royaume jusqu'à ce qu'il puisse l'exercer. Les états paraissent disposés à écarter les prétentions personnelles des princes, et à ne se décider que d'après les principes et l'intérêt de l'État. Les princes, sans renoncer tout à fait à leurs brigues, mettent tout en œuvre pour empêcher les états de s'arroger le droit de constituer le gouvernement, et pour maintenir leur conseil des quinze qui cabale aussi pour sa conservation. Les princes protestent hautement contre le bruit de leurs divisions répandu par la malveillance, et de leur respect pour l'entière liberté des états et leur décision. En secret, ils travaillent à effrayer, à diviser, à séduire, à corrompre, et n'y réussissent que trop bien. Ils gagnent surtout les députés de Paris et, le président des états. Après beaucoup de pourparlers, il est conclu, sur la proposition des Normands, que le conseil sera composé de trente-six conseillers nommés par les états, douze pris dans le conseil actuel avec le consentement des princes, et les vingt-quatre autres élus à raison de quatre par section. Le 6 février on apporte, au nom du roi et des princes, une liste authentique des quinze membres du conseil. Les états chargent une députation de demander aux princes l'explication de cet envoi, et s'il a pour but le maintien de ce conseil. Leur réponse est évasive. La délibération est un instant interrompue par la réclamation des enfants du duc de Nemours, condamné à mort et dépouillé de ses biens. Le discours de leur avocat arrache des larmes de compassion à beaucoup de députés. La pétition est ajournée comme les autres après les affaires générales. En attendant la délibération sur la question du conseil qui s'embrouille de plus en plus, les états adoptent la rédaction de leur cahier général. Ensuite la discussion est reprise, elle conduit à examiner quel est le pouvoir des états. Cette question suscite des débats interminables. Suivant les uns, l'autorité suprême leur est échue ; ils ne doivent point recourir aux supplications, si ce n'est pour la forme, et parce que chaque député est estimé individuellement inférieur à un prince. Mais il faut plutôt décréter et commander, du moins jusqu'à ce que les états aient institué un conseil qui recevra d'eux la souveraine puissance. Suivant les autres, ce n'est pas aux états, mais aux princes du sang, comme à des tuteurs légitimes, que la loi remet le gouvernement. Dans la rigueur du droit, il n'est pas nécessaire de demander le consentement des états, sinon pour lever des impôts ; et si on leur accorde davantage, c'est pure faveur et complaisance des princes. Philippe Pot, seigneur de la Roche, grand sénéchal de Bourgogne. et député de cette province, prononce un discours extrêmement remarquable dont nous regrettons de ne donner qu'une courte analyse. Il commence par réfuter ceux qui veulent que l'administration du royaume soit déférée au parent le plus proche, et la tutelle à celui qui succède immédiatement après lui. Par cet arrangement, on livre le roi enfant aux complots et aux plus grands dangers. Il défie de dire où est écrite la loi qui établit un tel ordre de tutelle. Il combat ensuite ceux qui attribuent le gouvernement et la tutelle à tous les princes du sang, ce qui détruit l'unité d'action, et amène infailliblement les rivalités et le désaccord. Prenons garde, dit-il, de laisser flotter tout dans
le vague, ou d'abandonner entièrement le salut de la république à la pure
volonté et à l'arbitraire d'un petit nombre. Si entre les premiers princes du
sang la question reste encore indécise à qui l'administration de la chose
publique sera légitimement dévolue, qui ne voit que sur-le-champ on court aux
armes, et que l'on ne distingue plus ce qui est à Dieu ni ce qui est aux hommes.
Alors ces plaideurs d'un nouveau genre prendront enfin le parti de décider
leur procès par les armes, non par les arguments, et de combattre à coups
d'épée, non à coups de langue. Si une félonie est à commettre, c'est surtout
dans cette circonstance. Qui ne proclamerait audacieux et envahisseur l'homme
qui, sans un titre clair et incontestable, s'emparerait, de son chef, du
gouvernement ? La royauté est une dignité
et non une hérédité ; elle ne doit aucunement passer toujours aux tuteurs
naturels, aux proches parents. Quoi donc ! me dira-t-on, est-ce que la chose
publique restera dépourvue de directeur et exposée à l'anarchie ? Non certes
; car elle sera d'abord déférée à l'assemblée des états généraux, moins pour
l'exercer par eux-mêmes que pour mettre à sa tête les gens qu'ils jugeront
les plus dignes. Je veux vous rendre ma pensée évidente. Comme l'histoire le
raconte, et comme je l'ai appris de mes pères, dans l'origine le peuple souverain créa des rois par son suffrage,
et il préféra particulièrement les hommes qui surpassaient les autres en
vertu et en habileté. En effet, chaque peuple a élu un roi pour son utilité.
Oui, les princes sont tels, non afin de tirer un profit du, peuple et de
s'enrichir à ses dépens, mais pour, oubliant leurs intérêts, l'enrichir et le
conduire du bien au mieux. S'ils font quelquefois le contraire, certes, ils sont
tyrans et méchants pasteurs, qui, mangeant eux-mêmes leurs brebis, acquièrent
les mœurs et le nom de loups, plutôt que les mœurs et le nom de pasteurs. Il
importe donc extrêmement au peuple quelle loi, quel chef le dirige ; car si
son roi est très-bon, le peuple est très-bon ; si le roi est mauvais, le
peuple est dégradé et pauvre. N'avez-vous pas lu souvent que l'État est la chose du peuple ? Or, puisque
c'est sa chose, comment la négligera-t-il ou ne la soignera-t-il pas ?
Comment des flatteurs attribuent-ils la
souveraineté au prince qui n'existe que par le peuple ?...
Puisqu'il est constant que notre roi ne peut disposer lui-même de la chose
publique, il est nécessaire qu'elle soit régie par le soin et le ministère
d'autres personnes. Il faut qu'elle revienne au peuple, donateur de cette
chose, et qu'il la reprenne, au moins à titre de maître, surtout puisque les
maux causés par la vacance prolongée du gouvernement retombent toujours sur
le peuple et sur lui seul. Loin de moi pourtant l'intention de dire que la
capacité de régner ou la domination passe à tout autre qu'au roi ! Je me
borne à prétendre que l'administration du royaume et la tutelle, non le droit
ou la propriété, sont accordées légalement pour un temps au peuple ou à ses
élus. J'appelle peuple non-seulement la populace et ceux qui sont simplement
sujets de cette couronne, mais encore tous les hommes de chaque état,
tellement que sous la dénomination d'états généraux je comprends aussi les
princes... On m'objectera peut-être que, dès le début du nouveau règne, les
princes ont institué le conseil, réglé la chose publique, pourvu à tout, et
qu'on n'a pas besoin de nous consulter. Je réponds que ces mesures durent
être prises, pour ainsi dire, provisoirement, parce que dans le moment on ne
pouvait assembler les états. Mais aujourd'hui que les états à qui,
proclamons-le hardiment, la loi a remis la puissance, sont réunis, les
règlements qui ont été faits doivent être confirmés, et d'autres préparés. Le
passé n'acquiert de force que quand les états l'ont sanctionné ; aucune
institution ne subsiste saintement et solidement, si elle s'élève contre leur
gré, sans qu'on les ait consultés, et qu'on ait eu leur consentement. A l'appui de sa doctrine sur la souveraineté des états, l'orateur cite ce qui s'est passé au temps de Philippe de Valois, de la captivité du roi Jean, de Charles V et de Charles VI. Il cherche à rassurer les membres du conseil provisoire contre l'usage que les états feront de leur puissance, et les députés contre la crainte de s'attirer la haine de la cour. Ayez, leur dit-il en terminant, une grande confiance en vous-mêmes, de grandes espérances, une grande vertu ; et cette liberté des états que vos ancêtres mirent tant de zèle à défendre, ne souffrez point qu'elle soit ébranlée à cause de votre mollesse. Ne vous montrez pas plus petits et plus faibles que vos pères, de crainte que la postérité ne vous condamne pour avoir abusé de votre puissance à la perte de l'État, et qu'au lieu de la gloire qui serait due à vos travaux vous n'emportiez un opprobre éternel. L'orateur n'était pas un roturier, c'était un gentilhomme, chevalier de la Toison d'or et de Saint-Michel, chambellan, grand sénéchal ; il avait été gouverneur du comte de Charolais et de Charles VIII : II est à remarquer que le roi avait écrit aux électeurs de Bourgogne pour les prier de nommer députés le sieur de la Roche et l'abbé de Cîteaux, comme étant très-versés dans les affaires de leur pays. Les rois ne se faisaient aucun scrupule d'intervenir dans les élections. Louis XI corrompait électeurs et députés par des voies occultes. Charles VIII agit ouvertement. Si son conseil avait compté sur le dévouement du sieur de la Roche au pouvoir, il dut être bien désappointé. S'il y avait eu beaucoup de gentilshommes doués de cette hauteur de vues et de ce patriotisme, nul doute qu'ils auraient pu fonder le gouvernement parlementaire, et probablement une pairie aussi sérieuse que celle d'Angleterre. Heureusement pour les destinées futures de la nation, la noblesse ne comprit pas les intérêts généraux du pays et ne se mit pas à leur tête. Le discours du seigneur de la Roche, écouté de toute l'assemblée avec une grande attention, y produit des impressions bien différentes. Les uns applaudissent à ses principes, à son talent, à son courage ; les autres blâment son audace, et le regardent comme un perturbateur, un séditieux. Les Bourguignons et les Normands se sont mis d'accord et sont inébranlables sur le principe de l'élection du conseil par les états ; ils ont des adhérents dans les autres nations. Mais, de leur côté, les partisans du droit divin, soutenus par la cour, ne font pas de concession. Il est impossible d'obtenir une opinion commune. Le jour approche où les états vont présenter au roi leur cahier général ; il est convenu qu'on y ajoutera un article sur l'état de la grande question, et un autre, pour demander que le roi soit promptement sacré et couronné, ce qui est une émancipation. Le 10 février, le roi, en compagnie des princes et des grands, se rend à l'assemblée des états. Après qu'il s'est assis et qu'on a commandé le silence, tous les députés, un genou en terre, demandent, par un signe de tête, la permission de parler. Le chancelier prend l'ordre du roi, qui consent. Jean de Rely, chanoine et député de Paris, orateur choisi par les états, prend la parole. Sa harangue est comme un exposé des motifs du cahier délibéré par les états. Suivant l'usage de ce temps-là, elle est bardée de citations de l'Écriture sainte et des anciens auteurs, poètes ou historiens, tirées par les cheveux. Après une longue dissertation concernant les devoirs réciproques des peuples et des rois, il aborde son sujet, qu'il divise en cinq parties ou chapitres. 1° Le fait des nobles. Trois désordres et trois fautes de bonne police : 1° oppression des sujets par les seigneurs ; 2° non-paiement par eux des anciennes fondations au détriment des pauvres Mues des fondateurs qui attendent en purgatoire la miséricorde de Dieu : les saints décrets disent qu'on doit mettre de telles gens hors de l'Église et les expulser de la communication des hommes, comme infidèles, non craignant le jugement de Dieu, et comme nécateurs et murdriers des pauvres indigents ; 3° cause des deux premiers désordres : l'excessive dépense des nobles en bâtiments, en vaisselle d'or, d'argent, habits et ceintures d'hommes et de femmes ; trop grande famille, et trop somptueux banquets et conviz ; car après prodigalité va rapine, sa nourrice, et la suit partout pied à pied. 2° Le fait des gens d'église. Dans les ordres de Cîteaux, de Saint-Benoît, Saint-Augustin, Saint-François et autres, les abbayes tenues en commende ; plus de règle, de dévotion, ni discipline religieuse. Quant au clergé en général, grande et importune ambition de ceux qui veulent être élevés, et n'en sont pas dignes. Inobservation des décrets des conciles et des ordonnances sur la hiérarchie. Promotions faites par faveur des princes, par argent et amis. Les laïques, meilleurs que les gens d'église ; grand scandale de ne point trouver au chef le sens, le régime et la conduite qui se trouvent en la plante du pied. Mal en prend aux rois qui ne font pas exécuter les décrets sur la collation des bénéfices. Témoin Théodoric, décapité à Cologne, et Théodebert, empoisonné par Brunichilde. Éloge des rois qui prirent soin de réformer l'état de l'Église, qui consiste plus en mœurs des gens d'église qu'en murs de moustiers. Nul doute que l'Église n'ait été instituée par Jésus-Christ pour édifier, enseigner, et tirer le peuple à Dieu par sainte doctrine et bon exemple ; à quoi font très-peu la grande somptuosité des grands édifices, la beauté des pierres et des marbres, l'or et l'argent des calices et des lampes, la richesse des chapes et parements d'autels, de draps d'or, de velours et de soie, sans élection de l'idonéité des ministres. 3° Du tiers état. En l'état du peuple, grand désordre, non pas principalement au fait de ce pauvre peuple, qui est rompu et cassé de charges importables qu'il lui a fallu porter ; mais le peuple dont veut parler l'orateur est une multitude de gens qui ne sont ni nobles, ni gens d'église, comme secrétaires, greffiers, sergents, collecteurs de tailles, quatremiers, commissaires au fait du sel, clercs-payeurs de gens d'armes, et gendarmes, qui ne sont point nobles, ni de maison aucune ; qui, sans nulle crainte ni révérence, jurent, parjurent et blasphèment le nom de Dieu, de la vierge Marie et des saints. Relativement aux gens oisifs qui ne sont d'aucune utilité à la chose publique, l'orateur cite saint Augustin, qui raconte de Quintus Cincinnatus, qu'après ses grandes victoires il retourna labourer ses quatre arpents de terre. Il fait cette citation à propos de gens d'armes de France qui ne sont de nulle maison et n'ont de quoi vivre, qui ont honte de retourner au labour quand ils sont cassés. Il cite aussi Denys le Tyran qui, dans un temple, dépouilla une idole d'un manteau d'or massif, en disant, par moquerie, qu'il était trop froid pour l'hiver, et trop pesant pour l'été ; que le drap de laine était léger pour l'été et chaud pour l'hiver. L'orateur dit cela parce que chacun est maintenant vêtu de velours et de drap de soie, chose fort dommageable à la richesse et aux mœurs du royaume ; car il n'y a ménétrier, varlet de chambre, barbier, gens d'armes — il ne parle pas des nobles —, qui ne soit vêtu de velours, qui n'ait collier et signet d'or aux doigts, comme les princes. Il n'y a pas de trahison et de mal qu'ils ne fassent pour continuer cet état. De quoi servent la soie et le velours au fait de la guerre, sinon à vivre sur le peuple et à mettre ses gages en bourse ? 4° La justice : corrompue, pervertie et désordonnée par trois choses : 1° par la vénalité des offices ; 2° par le faux rapport des imputeurs — accusateurs — ; 3° par les confiscations des biens des condamnés au profit des particuliers, qui devraient tourner à la bourse du roi, non de ceux qui sont autour de lui, ou à l'aumône et à la pitié des pauvres. 5° Les vexations, plaintes et doléances du peuple que le roi a, par la bouche de son chancelier, témoigné le désir de connaître pour y pourvoir. Les flatteurs disent au prince que tout va bien, et que le peuple n'a charge qu'il ne porte bien, et que encore la porterait-il plus grande. Et le pauvre peuple, qui meurt de faim et de malaise, en l'amertume de son âme, crie à Dieu vengeance. Les histoires divines et humaines sont pleines de tels flatteurs qui ont séduit les princes, et ont été cause de la perdition des rois et des royaumes. Après une foule d'exemples : Sire, dit l'orateur, n'écoutez point ces flatteurs ; informez-vous de la vérité. Écoutez les clameurs des pauvres, afin qu'elles ne soient écoutées par Dieu contre vous. Si le roi, par inadvertance ou autrement, les laisse opprimer et molester, il mésarrivera au roi et au royaume. Ceux qui ont porté, senti et vu les griefs et molestations, les ont rédigés par écrit en un beau cahier qu'ils vous font présenter. L'orateur a parlé pendant trois heures, et n'en est encore qu'à la moitié de sa harangue. Pour un roi de treize ans, qui n'y comprend rien et qui n'écoute guère, c'est une rude corvée. On interrompt l'exposé, on lit la moitié du cahier ; on ajourne tout le reste pour que le roi ne tombe pas malade d'ennui et de lassitude. Les états profitent de cet ajournement pour terminer la question de la garde du roi et du conseil ; ils ne peuvent y parvenir ; ils nomment par chaque section deux commissaires pour en finir. De guerre lasse, ils adoptent le projet suivant, au moment où le roi va se rendre à l'assemblée des états. Le roi, étant dans sa quatorzième année, et montrant une sagesse, une prudence et une discrétion au-dessus de son âge, expédiera lui-même toutes lettres patentes, règlements et ordonnances, d'après les délibérations de son conseil ; il ordonnera tout en son nom, et personne que lui n'aura le pouvoir de faire aucune ordonnance, en quelque genre que ce soit. Les états supplient le roi de présider lui-même son conseil, le plus souvent qu'il pourra, afin qu'il se forme de bonne heure aux affaires, et qu'il apprenne à bien gouverner. — En l'absence du roi, le duc d'Orléans, premier prince du sang, présidera le conseil, et conclura à la pluralité des voix. — Après le duc d'Orléans, et en son absence, le duc de Bourbon, connétable de France. — Enfin, le sire de Beaujeu, qui a déjà rendu des services importants à l'État, aura la troisième place, et présidera en l'absence des ducs d'Orléans et de Bourbon. — Les autres princes du sang auront ensuite séance et voix délibérative dans le conseil, suivant l'ordre de leur naissance. Et d'autant que les affaires dont le conseil doit prendre connaissance sont en grand nombre, et qu'il est utile que le conseil soit toujours rempli d'hommes intelligents et laborieux, les états pensent qu'il serait à propos que l'on tirât des six nations douze personnes recommandables par leur probité et leurs lumières, et qu'on les associât aux anciens conseillers d'État ; ils laissent au roi et aux princes le choix de ces douze nouveaux conseillers. — Enfin, les états, considérant avec quelle prudence le roi a été jusqu'ici élevé et nourri, souhaitent qu'il ait toujours autour de sa personne des gens sages, éclairés et vertueux, qui continuent de veiller sur sa santé et de lui inspirer des principes de modération et de vertu. Les états abdiquent leur puissance. De fait, la garde du roi et le gouvernement restent aux Beaujeu ; le conseil provisoire devient définitif. Le 12 février, le roi se rend à l'assemblée des états pour entendre la suite de l'exposé et du cahier général. Les états renvoient d'abord au roi les pétitions qui leur ont été présentées par des princes et seigneurs, comme affaires privées et qui n'intéressaient pas la généralité du royaume, excepté la réclamation des pauvres enfants de Nemours qui n'ont pas un pied de terre pour reposer leur tête ; ils sont recommandés chaudement à la justice du roi. Le frère Mué s'approche du trône, et, se mettant à genoux, présente sa supplique au roi en prononçant quelques paroles. Le roi la remet au chancelier. Il n'y a pas un seul assistant qui ne pleure en voyant un très-illustre jeune homme, de la famille royale, brillant de vertus, tombé du plus haut rang au dernier degré d'abaissement et de misère. L'orateur des états reprend ensuite le fil de son
discours. Il traite de la paix et de l'union recommandées par le chancelier
dans son discours d'ouverture de la session ; il fait un grand étalage
d'érudition, et finit par celte péroraison : Pour et
au nom de tout le peuple majeurs et mineurs d'âge, jusqu'aux enfants qui sont
pendants aux mamelles de leurs mères et enclos dedans leurs ventres, nous
tous ici assemblés, nous prosternons cordialement aux pieds de votre très-haute,
excellente et royale majesté, en vous suppliant en toute révérence, humilité
et subjection, très-affectueusement et très-instamment, que, en ce qui sera
trouvé bien avisé, délibéré et consulté pour le bien de vous et de votre
royaume, il vous plaise y pourvoir et conclure, sans aucune dissimulation,
dation ou transgression, car jamais cela ne se pourra mieux faire que
maintenant. Et si maintenant cela ne se fait, nous n'espérons pas que cela se
fasse jamais. L'issue de cette assemblée, où il y a tant de gens notables,
venus de bien loin, à grands labeurs et grands dépens, et laquelle a été
faite cl conduite avec si grande solennité, sera frustratoire et infructueuse,
etc. Jean de Reims, notaire, lit la fin du cahier, et y emploie plus d'une heure. On aurait cru qu'il avait la bouche pleine de bouillie, parce qu'il ne savait pas s'énoncer, et qu'il était bègue. Voici l'analyse du cahier : Chapitre de l'église. Avant que le roi Charles VII fût sacré et couronné, la plupart de ses sujets ne voulaient pas lui obéir, les ennemis envahirent le royaume ; plus aucune justice, force pilleries et oppression. Aussitôt qu'il fut couronné, il ne cessa de prospérer et remporter des victoires sur ses ennemis. Il est donc convenable et nécessaire que le roi soit sacré et couronné le plus tôt possible. Le maintien des libertés de l'église gallicane, contre les violations, empiétements et extorsions de la cour de Rome. La répression des abus commis par les gens du roi dans la saisie du temporel de l'église. Chapitre de la noblesse. Comme la noblesse est nécessaire à la garde et défense de la chose publique, car elle est le nerf et la force du royaume, il faut que ses droits et privilèges soient respectés. On a trop multiplié les bans et arrière-bans. Plusieurs nobles ont vendu leur patrimoine et sont tombés en grande pauvreté. Quand les nobles seront mandés, il faut qu'ils soient stipendiés, afin qu'ils n'aient de cause pour vivre sur le peuple ; il faut que les seigneurs mènent avec eux ceux qui sous eux tiennent fiefs, sans que les baillis ou sénéchaux puissent les contraindre à servir le roi ailleurs qu'en la compagnie de leurs seigneurs. A cause des guerres, plusieurs nobles ont vendu des rentes et hypothèques sur eux, rachetables à dix pour cent, espérant avoir de quoi les racheter dans les termes du rachat, ce qu'ils n'ont pu faire parce - qu'ils sont allés toujours en déclinant et qu'ils se sont appauvris, à cause desdites guerres et de la pauvreté de leurs hommes ; le roi devrait permettre à ces nobles de racheter, dans le terme de deux ans, les rentes vendues sur eux depuis la mort de Charles VII, en payant seulement le principal, les arrérages et loyaux coûts. Il était licite aux nobles de chasser à toutes bêtes sauvages dans leurs bois, hors de la gruerie du roi. Depuis la mort de Charles VII ils en ont été empêchés. Il a été fait contre eux et sur eux de merveilleuses exécutions par commissaires et gens de petit état. Il s'en est en suivi plusieurs maux, entre autres de grands dégâts de blé par les bêtes sauvages auxquelles on n'ose toucher, et les bêtes sont plus franches que les hommes. Les nobles demandent à être restitués dans leurs droits et privilèges. Dans plusieurs provinces, les grands veneurs du roi veulent chasser et prendre leurs ébats dans les bois et forêts des nobles et hauts justiciers, comme si le roi y était. Ils ne doivent le faire ni contraindre pour les aider les hommes des seigneurs, excepté lorsque le roi y est en personne, parce que sa puissance s'étend dans tout le royaume, ou qu'il soit assez près du lieu où se feront les chasses, pour que la venaison qui sera prise lui puisse être envoyée ou portée. Les châteaux, forteresses et places fortes, assis sur la mer, aux frontières et autres pays, sont entre les mains d'étrangers. Il peut en advenir des dangers au roi et au royaume ; car ces étrangers les ont livrés aux ennemis pendant les guerres des Anglais. Pour plus grande sûreté, ces places doivent être données à garder aux seigneurs et nobles hommes des pays où elles sont assises. Il en doit être ainsi pour les grands états et offices du royaume, comme capitaineries des gens d'armes, sénéchaussées, bailliages ; car les seigneurs et nobles seront plus curieux de faire garder l'ordre et la police aux gens d'armes, et plus attentifs à garder les châteaux. Ils ne molesteront pas le peuple pour les provisions des places et autres choses, comme ont fait et font les étrangers. Ils auront plus à cœur l'exercice des offices et de la justice. Le roi est requis et supplié de se servir, en sa maison et autour de sa personne, des seigneurs et gentilshommes de son royaume et de leurs enfants. Chapitre du commun. Le royaume est à présent comme un corps qui a été évacué de son sang par diverses saignées, et tellement que tous ses membres sont vidés. Et comme le sang est le soutenement de la vie corporelle, les finances du royaume sont le soutenement de la chose publique. Les membres sont le clergé, les nobles et les gens du tiers état qui sont évacués et dénués de finances ; et il n'y a plus d'or ni d'argent autour desdits membres, excepté ceux qui sont à l'entour du roi et qui participent à ses bienfaits. Pour entendre d'on procède l'extrême pauvreté du royaume, il faut savoir que depuis quatre-vingts ou cent ans l'on n'a guère cessé d'évacuer ce pauvre corps français par diverses et piteuses manières. La première est du temps des papes Alexandre et Martin qui évacuèrent tellement le royaume en quatre ans, qu'ils en tirèrent la somme de plus de deux millions de francs d'or. Pour étancher la merveilleuse évacuation des pécunes, on fit certains concordats avec le pape Martin, mais on ne sut si bien lier la plaie, que la subtilité romaine ne la rouvrit, tellement qu'une infinie somme d'argent se vida en cour de Rome, et serait aux guerres d'Italie entre les héritiers de cc pape. La seconde cause qui affaiblit tellement le royaume, qu'il pensa périr, fut la guerre et division, qui commença en 1407 et dura jusqu'en 1450. Pendant ces temps calamiteux l'argent fut évacué par courtisans, collecteurs de décimes, pensions apostoliques, et les sujets vexés et travaillés en cour de Rome, tellement que si Charles VI n'y eût pourvu par ses ordonnances de 1406 et 1418, par l'avis des gens des trois états, il ne serait rien resté dans le royaume. Chacun sait en quelle pauvreté était le royaume en 1450, lorsque le roi Charles réduisit tous ses pays en son obéissance ; et si la pragmatique qui fut reçue et accordée à Bourges en 1438 n'y eût remédié, et que le roi n'y eût pourvu, le royaume eût été à totale perdition sans pouvoir se relever. Mais, grâce à Dieu et au roi, on tint si bien la main à ce que les pécunes ne sortissent hors du royaume, et on le mit en telle paix, que la plaie fut close, et ne vida pas la finance en si grande abondance. A peine le royaume revint-il à un état de convalescence, et eut-il le temps de se renforcer, car au bout de dix ans que le roi trépassa, en 1461, le corps du royaume se reprit à perdre sa substance, sans espérance de jamais la recouvrer. Grande finance s'est aussi vidée du royaume et écoulée en cour de Rome par la grande plaie que fit le cardinal d'Alby, quand il porta la lettre du roi défunt, que Dieu absolve, obtenue par mauvaise suggestion, par laquelle le roi soumettait tout le fait de l'Église et ses biens à la volonté du Saint-Père, pour en user sans avoir égard aux libertés de l'Église gallicane, ce qui fit écouler un or et un argent infini à Rome. Car il y avait en France cent un évêchés ; ils avaient vaqué et plusieurs deux ou trois fois depuis la mort de Charles VII. Ils avaient l'un dans l'autre vidé 6.000 ducats, total 600.000 ; et les trois mille abbayes et prieurés conventuels, qui avaient presque tous vaqué, l'un portant l'autre 500 ducats. A cause des indulgences et décimes de dispenses et autres voyages en cour de Rome, il était parti une grande quantité d'or et d'argent. Également, depuis ce temps il était venu trois ou quatre légats qui en avaient donné de merveilleuses évacuations à ce pauvre royaume, et les avait-on vus emmener des mulets chargés d'or et d'argent. C'est pourquoi le roi ne devait recevoir le cardinal d'Angers — la Balue — ni permettre que lui ou autre légat entrât dans le royaume, car, Dieu merci, le royaume était en si bon état, union et disposition, qu'il n'avait pas besoin de légat. A cause des draps de soie, des foires de Lyon et du transport de billon, l'or et l'argent n'avaient cessé, depuis vingt ans, de s'écouler du royaume. En outre ils s'étaient écoulés en Angleterre et dans les guerres de Barcelone et pour la solde d'étrangers gens d'armes. Le royaume en était tellement dénué, qu'il n'y en avait presque plus qu'en chaînes d'or et dans les bourses de ceux qui prenaient les grandes pensions, les confiscations et profits, pour donner licence de tirer l'or et l'argent du royaume et par autres exquis moyens. Le marc d'or et d'argent était tellement haussé, que c'était pitié. Au lieu de donner de l'argent pour avoir la monnaie d'un écu, on faisait tout le contraire. Les gens d'Église et les nobles avaient ainsi perdu, par an, le cinquième et plus de leurs revenus, et avaient eu bien de la peine à être payés du reste, à cause de la pauvreté du peuple. Quant au menu peuple, l'on ne savait imaginer les persécutions, pauvretés et misères qu'il avait souffertes et qu'il souffrait en maintes manières. Il n'y avait pas de contrée où il n'y eût toujours eu des gens d'armes allants et venants, vivant sur le pauvre peuple, maintenant les gens d'armes d'ordonnances, les nobles de ban, les francs archers, autrefois les hallebardiers, et parfois les Suisses et piquiers, faisant des maux infinis. L'injustice et l'iniquité avec lesquelles on avait traité ce pauvre peuple étaient d'autant plus criantes, que les gens de guerre, soudoyés pour le défendre de l'oppression, étaient ceux qui l'opprimaient le plus. Il fallait que le pauvre laboureur payât ceux qui le battaient, qui le délogeaient de sa maison, qui le faisaient coucher sur la terre, qui lui ôtaient sa substance. Lorsque le pauvre laboureur avait toute la journée labouré, à grand'peine et sueur de son corps, et qu'il avait recueilli le fruit de son labeur, dont il comptait vivre, on venait lui en ôter une partie pour donner à tel qui peut-être avant la fin du mois battrait le pauvre laboureur et délogerait les chevaux qui auraient labouré la terre. Lorsque le pauvre homme avait payé à grand'peine sa cote de la taille, et qu'avec ce qui lui restait il espérait vivre et passer son année, ou semer, il venait des gens d'armes qui mangeaient et gaspillaient le reste. Et encore pis : l'homme de guerre ne se contentait pas de ce qu'il trouvait chez le laboureur, mais le contraignait, à grands coups de bâton, à aller à la ville chercher du vin, du pain blanc, du poisson, des épiceries et autres choses excessives. Si Dieu rie conseillait les pauvres, et ne leur donnait patience, ils se livreraient au désespoir. Le mal avait encore augmenté depuis le trépas du roi. Sans l'espoir du peuple dans le joyeux avènement de son successeur, il aurait abandonné le labour. Quant à la charge importable des tailles et subsides que le pauvre peuple avait non pas porté, car c'était impossible, mais sous le faix desquels il était mort et avait péri de faim et de pauvreté, la triste et la déplaisance innombrable, les larmes de pitié, les grands soupirs et gémissements de cœur désolé ne pourraient expliquer la gravité de cette charge, l'énormité des maux qui s'en étaient suivis, et les violences et rançonnements employés pour la levée des subsides. Pour revenir à cette charge qu'on pouvait appeler non-seulement charge importable, mais charge mortelle et pestifère, qui eût jamais pensé voir ainsi traiter le pauvre peuple, jadis nommé français ? Maintenant il était de condition pire que le serf ; car un serf était nourri, et ce peuple était assommé de gages, gabelles, impositions et tailles excessives. Les cotes de taille qui, au temps de Charles VII, étaient de 20, de 40, de 60 livres, furent après sa mort de 100, et depuis s'étaient élevées à 1.000. La Normandie, le Languedoc, et autres qui n'étaient qu'à milliers, se trouvaient maintenant à millions. En Normandie, les impôts s'étaient élevés de 250.000 livres à plus de 1.500.000 ; en Languedoc, de 50.000 à plus de 600.000, et en même proportion dan3 toutes les provinces. Il en était résulté de grands et piteux inconvénients ; les uns s'étaient enfuis et retirés en Angleterre, en Bretagne et ailleurs ; les autres, en quantité innombrable, étaient morts de faim ; d'autres, par désespoir, avaient tué femmes et enfants, et s'étaient tués eux-mêmes, voyant qu'ils n'avaient de quoi vivre. Plusieurs hommes, femmes et enfants, par faute de bêtes, étaient contraints à labourer, la charrue au cou ; d'autres labouraient de nuit, par crainte d'être le jour appréhendés pour les tailles. Ainsi partie des terres était restée inculte, parce que les laboureurs étaient soumis à la volonté de ceux qui voulaient s'enrichir de la substance du peuple, et sans le consentement et délibération des trois états. Pour la manière de lever des tailles et charges, il y avait de grandes pilleries et roberies, de grands abus et injustices. Ainsi, des particuliers d'une paroisse, qui avaient payé leurs cotes, étaient emprisonnés pour payer ce que leurs voisins devaient, et en outre, les sergent, geôlier et greffier. Le roi était donc supplié d'avoir pitié de son pauvre peuple, et de le décharger desdites tailles, ainsi qu'il l'avait fait déclarer. Un moyen d'opérer cette décharge était qu'il plût au roi de réunir à la couronne son ancien domaine, que le feu roi Louis avait presque tout aliéné par des dons faits à plusieurs églises ou personnes. Cela était raisonnable, car le domaine était le vrai patrimoine du roi et de la couronne, et il ne pouvait ni ne devait être aliéné. Lorsque le domaine serait rentré à la couronne, et qu'on aurait acquitté fiefs, aumônes, gages d'officiers, réparations, il pourrait fournir à l'état du roi. S'il donnait une partie de son domaine, il fallait prendre l'équivalent sur le pauvre peuple. A l'égard des pensions, que messeigneurs qui les prenaient se contentassent des revenus de leurs seigneuries, ou au moins que ces pensions fussent modérées, raisonnables et supportables ; car elles se prenaient, non sur le domaine du roi qui n'y pourrait fournir, mais toutes sur le tiers état. Il n'y avait si pauvre laboureur qui ne contribuât à payer ces pensions, et il était souvent arrivé que, pour y subvenir, il était mort de faim avec ses enfants. Telle pièce de monnaie employée à les payer était sortie de la bourse d'un laboureur, dont les enfants mendiaient aux portes de ceux qui avaient les pensions ; et souvent les chiens étaient nourris du pain acheté avec les deniers dont le pauvre laboureur devait vivre. Une autre manière de décharger le pauvre peuple était d'ôter la superfluité des étals qui étaient trop excessifs, diminuer la multitude des officiers et serviteurs, et de modérer leurs gages. Le roi, qui était la sûreté du royaume, ne pouvait se passer de gens d'armes. Le nombre existant sous Charles VII était suffisant ; c'était prouvé par l'expérience. Charles VII, avec cette force, avec les nobles sans arrière-ban, avait chassé les ennemis des deux plus grandes parties du royaume, la Guienne et la Normandie, et l'avait gardé en paix et sûreté. Mais il mettait principalement sa confiance en Dieu et dans les prières de l'Église, et pour cela il permettait que, par élection, elle fût pourvue de notables abbés et prélats ; il mettait aussi sa confiance, après Dieu, en l'amour de ses sujets de tous états qui l'aimèrent, parce qu'il gardait justice, se gouvernait par le conseil, et était bénin et clément. Au sujet des gens d'armes, il y avait à pourvoir à deux choses : d'abord les donner à des gens et capitaines dont on pût avoir raison et justice, en cas de faute ; ensuite que les gens d'armes gardassent les ordonnances ; et s'ils causaient des griefs au peuple, qu'ils fussent punis par les juges ordinaires ; qu'on y mit des gens nobles et disposés aux armes, et de préférence des pays frontières. Pour leurs vivres, aux lieux où les gens d'armes seraient logés, commettre deux gentilshommes du pays, bons, loyaux et d'autorité, aimant le roi et la chose publique, à qui les quartiers feraient les montres ; qui s'enquerraient des maléfices des gens d'armes, de ce qu'ils auraient pris sans payer, et les répareraient. L'état du roi et de la reine, des conseillers, de sa garde, des voyages -des ambassadeurs, les gages des officiers, et l'entretien des gens d'armes, exigeaient finance ; mais préalablement on devait y employer le revenu du domaine, et, en cas d'insuffisance, le peuple de France était prêt à y pourvoir, d'après ce qui serait décidé par les états, sur la communication qui leur serait faite des besoins, et moyennant que la levée des deniers nécessaires aurait lieu sans exactions et pilleries. Les impositions, gabelles, et équivalents ci-devant levés, outre le revenu du domaine, étaient, sans les tailles, plus que suffisants pour ces dépenses. Les états espéraient donc qu'on diminuerait ces impositions, et qu'on ne lèverait plus les tailles, suivant la naturelle franchise de la France, et la doctrine du roi saint Louis qui commanda à son fils de ne lever tailles sans grand besoin et nécessité, et sans le consentement des états. En se conduisant ainsi, le roi, messeigneurs de son sang et de son conseil pouvaient être assurés qu'ils seraient contents de la générosité des présents états. Le commun peuple, pour payer les tailles, avait été forcé de vendre et constituer, sur ses héritages, biens et villages, des rentes rachetables dans un terme qui était passé. Pour obvier à la misérable distraction des héritages et à la détention en prison, il devait être permis aux débiteurs de rentes de les racheter dans trois ans, en remboursant le principal, les arrérages et les loyaux coûts. Les gens du commun état n'étaient pas tenus d'aller ou d'envoyer aux arrière-bans, ni, pour s'en racheter, de payer aucune somme ; cependant on les y avait contraints par prise de corps et de biens, ce qui leur avait causé un grand dommage, et en avait détruit totalement plusieurs, quoiqu'ils eussent payé les tailles, finances et indemnités des fiefs par eux acquis. Les états requéraient que cela n'arrivât plus. Ils suppliaient le roi de confirmer les libertés, privilèges, franchises, provisions et juridictions des gens d'église, nobles, cités, pays et villes du royaume, et de les y entretenir et garder. Justice. Elle était dame et princesse des autres Vertus, sans laquelle nulle monarchie ni chose publique ne pouvait être entretenue en félicité et prospérité, ni parvenir au souverain bien qui était le bien du pays ; car c'était elle qui enseignait à vivre honnêtement, qui défendait d'offenser son prochain, et rendait à chacun ce qui était sien. Le roi devait faire administrer bonne et briève justice à ses sujets par gens clercs, notables et expérimentés, et par lui bien stipendiés, ainsi que tous princes et seigneurs étaient tenus de faire à leurs sujets, selon droit et raison, et tellement pourvoir et ordonner, que toutes violences, oppressions et voies de fait fussent défendues par tout le royaume. Comme le roi en personne ne pouvait exercer la justice, et qu'il avait besoin d'officiers de divers degrés, il devait bien aviser quels officiers il commettait, tant pour le péril de son âme, que pour les maux et dommages que ses sujets pouvaient éprouver ; car si, par suite de mauvais choix, le peuple était grevé ou endommagé, le roi serait tenu en conscience d'en répondre devant Dieu. Aussi les rois qui avaient eu la crainte de Dieu et amour à leur peuple, comme saint Louis, Philippe le Bel, le roi Jean, Charles V, Charles VII, avaient-ils ordonné que, lorsqu'un office de judicature vaquerait il serait, dans les cours souveraines, sièges royaux et subalternes, élu trois personnes suffisantes et capables pour l'exercice de l'office vacant, à l'une desquelles le roi le donnerait. Ainsi la conscience du roi était déchargée envers Dieu et le monde, et les offices étaient pourvus de personnes convenables. Depuis le trépas du roi Charles VII, cette ordonnance n'avait plus été gardée. Les offices avaient été donnés à des gens non experts qui les avaient achetés. En cas de vacance, on donnait les provisions en blanc à des facteurs pour y mettre le nom du plus offrant. Les vicomtés, vigueries, verderies, prévôtés, autres offices et les offices d'élus avaient été donnés à des gens de guerre ou à des veneurs, à des étrangers inconnus, et autres gens, non lettrés ni experts, qui faisaient exercer les offices par d'autres, et en prenant profit, outre les gages. Les états demandaient qu'il plût au roi de pourvoir par élection à tous les offices de judicature quelconques ; car justice ne pouvait être administrée, sinon par gens justes. Comme rien n'excitait autant un officier ou serviteur à loyalement et diligemment servir que d'être assuré de son état et de sa vie, il ne devait être privé de son office sans cause raisonnable, et après avoir été ouï en justice ; autrement il serait plus inventif à trouver exactions et pratiques, parce qu'il serait tous les jours exposé à perdre son office. Il avait été créé des offices extraordinaires à la grande charge du peuple ; car multiplication d'offices était augmentation de gages ; et s'ils n'étaient à gages, ils avaient des pratiques extraordinaires au détriment de la justice. Ils devaient donc être abolis. Plusieurs avaient tenu et occupé deux, trois, quatre offices royaux, tant de judicature que autres, et en avaient pris les gages et profits, sans desservir ni exercer ces offices, et avaient commis, pour les exercer, des gens ignorants. Pour obvier à ces inconvénients, le roi devait ordonner qu'à l'avenir nul ne pût tenir qu'un office royal, et que, par l'impétration du dernier, le premier fût vacant. Réclamations sur la composition du grand conseil, sur les exactions des secrétaires du sceau, sur leur ignorance des lettres d'ajournement, les évocations, les frais, les gages, les sergents, les épaves, les bâtards et aubaines, les saisies, les juridictions, les commissions, la vénalité des offices, les confiscations. En accomplissant ce qu'a ordonné le roi Charles VII, faire rédiger par écrit les coutumes. Pour le bien et réformation du royaume, et pour que bon ordre y fût tenu, le roi devait déclarer que les états seraient assemblés dans deux ans, et ainsi continués de deux ans en deux ans. La marchandise. Réclamations sur diverses gênes imposées aux marchands, et droits perçus sur les marchandises. Le conseil du roi. L'avis des états était que le roi, qui approchait de sa quatorzième année, commandât, à l'exclusion de tout autre, pour tout ce qui se ferait en conseil, et qu'il y assistât le plus souvent qu'il pourrait, pour connaître de plus en plus ses grandes affaires, et apprendre à bien gouverner son royaume ; qu'en l'absence du roi, la présidence appartînt au duc d'Orléans, la seconde personne du royaume, et, à son défaut, an duc de Bourbon, connétable. Monseigneur de Beaujeu, bien que, comme proche du sang, il pût assister au conseil quand il lui plairait, ayant été mis au nombre des douze premiers conseils, les états l'en louaient très-fort ; car il leur semblait qu'il avait beaucoup connu les affaires du royaume, qu'il avait bon vouloir, et qu'il s'y était bien conduit. Pourquoi ils le priaient d'assister au conseil continuellement, et de le présider en l'absence des ducs d'Orléans et de Bourbon. Quant aux autres princes et seigneurs du sang, comme c'étaient ceux à qui le roi devait avoir son principal recours en ses grandes et hautes affaires, ils pourraient venir au conseil toutes les fois que bon leur semblerait, chacun selon son degré. Les états ne voulaient et n'entendaient rien diminuer au rôle des conseillers qui leur avait été envoyé de la part du roi et des seigneurs, et s'en rapportaient à eux pour en disposer en conscience. Afin que le conseil fût complété, en égard aux grandes affaires du royaume, il semblait aux états que, outre le contenu audit rôle, il serait expédient de nommer, jusqu'au nombre de douze, des gens vertueux, sages, et de bonne conscience, qui seraient choisis dans chacune des six assemblées des états par le roi et messeigneurs du conseil. La lecture du cahier terminée, les députés baissent la tête et se mettent à genoux humblement comme pour demander que leurs délibérations soient approuvées. Le chancelier monte auprès du roi, et, après lui avoir dit quelques mots, descend à gauche, à côté du trône, où étaient les ducs d'Orléans, d'Angoulême, de Beaujeu et de Vendôme : ils vont avec lui au fauteuil du duc de Bourbon, connétable, assis à droite du trône, et perclus de goutte. Là, ils confèrent quelque temps ensemble, puis chacun retourne à sa place, et le chancelier prend la parole. Dans une courte allocution, il fait l'éloge des états et de leurs travaux. Parmi les nombreuses et hautes questions, soulevées, la principale, la formation du conseil, lui paraît pouvoir être traitée tout de suite. Il déclare donc que le roi et les princes approuvent la délibération des états à ce sujet ; que le roi choisira parmi les députéS douze nouveaux conseillers. Comme le chancelier finissait de parler, messire Charles d'Armagnac, qui se tenait sur l'estrade, au pied du trône, se jette à genoux devant le roi, et le prie de lui donner audience, ce qu'il octroie. Aussitôt, suivi de son avocat et de trois ou quatre personnes, il descend sur le carreau inférieur de la salle et se place en face du roi. Son avocat prononce un long plaidoyer. C'était une lamentable histoire que celle des malheurs de la famille d'Armagnac. Prison, tourments, assassinat, empoisonnement, confiscation, il n'y manquait rien. L'assemblée écoute avec une grande attention et pitié, excepté le comte de Dammartin, Robert de Balsac, le sénéchal d'Agenois, le seigneur de Castelnau, Philippe Luillier et maitre Olivier le Roux, attaqués par l'avocat comme auteurs des malheurs de son client. Aussi, tandis qu'il parlait, ils montrent leur mépris et leur colère par leurs gestes et par leurs mouvements de tête. A près avoir pris les ordres du roi et des princes, le chancelier répond au pétitionnaire qu'il viendra en conseil royal, et qu'il y entendra la décision qui sera prise. Il fait la même réponse aux enfants Nemours. La séance est levée. Plusieurs princes et seigneurs entrent dans la chambre du roi. Le comte de Dammartin dit : Tout ce qui a été fait dans cette occasion a été exécuté par ordre du roi. Je soutiens que cela a été fait justement, car d'Armagnac était coupable et traître. Le seigneur de Comminges et quelques autres du parti d'Armagnac répliquent que Dammartin a menti par sa gorge. Ils tirent leurs épées malgré la présence du roi et des princes. On se jette entre les deux partis, et on les sépare. Bien que le chancelier ait hautement approuvé la délibération des états sur la formation du conseil, les conseillers du roi n'en tiennent aucun compte. D'abord le roi ne nomme point un certain nombre de députés pour faire partie de son conseil. Quant aux députés que les états voulaient choisir pour discuter, avec le conseil, les articles du cahier, le roi prend les devants et les nomme au nombre de seize, quatre de l'Église, quatre de la noblesse, quatre de la finance, quatre de la marchandise, pris non à nombre égal, suivant l'usage, dans chacune (les généralités, mais dans l'assemblée entière des états et suivant le bon plaisir royal. La plupart de ces élus sont des subordonnés et des serviteurs du pouvoir. Ce procédé du conseil excite de l'étonnement et des murmures. On veut se rassembler tout de suite pour délibérer. Les seize avaient accepté leur nomination, et étaient déjà allés aux Montils. On décide d'attendre leur retour et leur rapport sur la cause pour laquelle ils y ont été appelés. Pour apaiser le mécontentement des états, le conseil adjoint aux seize le député Masselin, très-expérimenté en finances, et qui a montré une grande liberté et sévérité de langage. Le 17, les états sont convoqués ; le chancelier vient à l'assemblée. Ils peuvent, leur dit-il, connaître par deux circonstances avec quelle liberté le roi leur a permis de s'assembler, de donner leur avis, et avec quelle bénignité il les a écoutés. D'abord, au commencement des séances, lorsqu'on avait offert des secrétaires du roi aux états, pour recevoir leurs actes, et qu'ils prirent la résolution de n'admettre dans leur assemblée personne qui ne frit de leur choix, le roi le leur octroya facilement. De plus, il leur avait donné deux grandes audiences, où tout ce qu'ils avaient voulu lui dire et lui représenter avait été entièrement écouté. On ne pouvait pas se moquer plus hardiment. Venant ensuite aux murmures qui s'étaient élevés au sujet de la nomination par le roi des seize députés, le chancelier dit que la plainte des états est injuste, parce que le roi, qui, sans les mander et sans leur présence, est libre de délibérer et de conclure avec son conseil sur les articles du cahier, n'a pas néanmoins cherché à le faire ; parce que, à l'égard de la nomination de ces députés, les actes des états semblaient l'avoir attribuée au roi. Cependant, pour donner pleine satisfaction à leur désir, le roi permettait que l'assemblée nommât, pour chacune de ses six sections, un député qui serait adjoint au seize et procéderait avec eux. Le président répond que les états délibéreront et feront connaître leur conclusion. Le chancelier étant sorti, les députés se rendent dans leurs sections ; les états prennent cette délibération : ils ont bien entendu que le roi choisira dans leur sein les douze membres à adjoindre au conseil, ce que, par parenthèse, il n'a pas fait, et ce qu'ils le prient de faire ; mais ils ont compris que les états éliraient les seize députés chargés de débattre les articles avec le conseil. Les états n'approuvent ni ne désapprouvent le choix du roi. Ils recevront volontiers le rapport des seize, sans leur reconnaître le droit d'agir ni de prendre des décisions au nom des états. Quant aux six adjoints qu'on leur propose d'élire, cette mesure, pour certaine raison, ne leur parait pas convenable ; cette raison, c'est que la nomination des six serait une approbation du choix des seize par le roi. En entrant dans leur salle, les députés avaient été très-étonnés de la trouver entièrement dépouillée. Après la dernière séance, où le roi avait assisté, on avait enlevé des murs les tapisseries et les ornements des bancs et des chaises. Les députés regardent cette spoliation comme une insulte, un acte de mépris, une preuve qu'on veut, au plus fort de leurs travaux, les renvoyer et éluder leur décision. Ils se lâchent et s'emportent en paroles. Mais il ne se trouve pas là un Mirabeau pour apostropher les agents de la cour et venger la dignité de la représentation nationale. Bien que les états aient refusé d'adjoindre six députés au seize choisis par la cour, et de reconnaître aux seize le droit de les représenter, ils entrent en conférence avec les princes et le conseil. Un des seize, l'abbé de Cîteaux, dit que ni lui ni aucun de ses collègues ne peuvent absolument rien accorder sans le consentement des états, et qu'il regarde cette assemblée comme nulle. Néanmoins les gens de finance exhibent des comptes, mais futiles, des deniers du royaume. Il y a un tel dissentiment entre le conseil et les seize, et entre les membres du conseil eux-mêmes, notamment sur la nature et le nombre des troupes, et sur les deniers à lever, qu'une assemblée générale des états est ordonnée pour le lendemain. Les seigneurs d'Orléans, de Bourbon, d'Angoulême, de Beaujeu, de Foix, de Dunois, d'Albret, les grands de l'ordre royal et le chancelier s'y trouvent. Le seigneur de Bourbon rend sommairement compte des débats qui ont eu lieu entre les seize et le conseil. On avait commencé par le fait du peuple, car il avait besoin le premier de commisération et de réforme, puisque lui seul entretenait et nourrissait la milice et les autres états de la nation. Ensuite on était arrivé à l'objet des armées ou de la guerre. On avait consulté les chefs ou capitaines. Après avoir entendu de longs raisonnements, il avait été jugé et décidé que le nombre de troupes, assigné dans le cahier des états, ne pouvait suffire à la défense du royaume. Cette partie ayant rapport à sa charge de connétable, le duc avait dû et voulu en faire un bref exposé. Mais les princes n'entendaient pas agir sans raison ni clandestinement, ils faisaient tout publiquement et sous les yeux des états. Alors le duc fait lire par le greffier une note rédigée par les capitaines. Ils partent de la supposition tout à fait fausse que les états ont offert deux mille lances. Ils établissent ensuite les besoins des places et des frontières du royaume, et concluent qu'il faut deux mille cinq cents lances — quinze mille cavaliers — avec leurs archers et varlets nécessaires et six mille hommes d'infanterie. Le président des états demande la permission d'en délibérer. Le seigneur de Bourbon réplique que les états ne peuvent être juges et parties, iii bien juger des matières qu'ils ne connaissent pas ; qu'il faut que les capitaines assistent à la délibération. Le président répond que l'on conférera volontiers avec les capitaines, quoique l'écrit qu'on vient de lire eût suffisamment expliqué leurs motifs, mais que les états délibéreront à part et sans eux. Les choses en restaient là, et on allait sortir de la salle, lorsque le seigneur de Castelnau et maître Olivier le Roux, inculpés dans l'affaire du seigneur d'Armagnac, se mettent à genoux : on leur commande de se lever. Leur avocat plaide pour leur justification, Castelnau était accusé d'avoir poignardé l'aîné d'Armagnac, et Olivier le Roux d'avoir forcé la femme enceinte de ce seigneur d'avaler un breuvage qui avait fait périr la mère et l'enfant. Leur défense se borne à une dénégation. Castelnau offre, s'il le faut, de prouver corps à corps contre un champion, quel qu'il soit, qu'il est innocent. Le comte d'Albret, parent de d'Armagnac, et le comte de Foix, frère de la comtesse empoisonnée, lui répondent qu'il est Lien facile de prouver le crime qui lui est imputé. Es échangent quelques propos qui ne durent pas longtemps. Un autre accusé, le sénéchal d'Agenois, s'agenouille et présente lui-même sa justification. On leur répond qu'on leur fera justice à tous. L'après-midi les états se rassemblent pour délibérer sur l'affaire du matin. Les conclusions de chaque section se trouvent assez d'accord. Le rapport en est remis au lendemain. Des ambassadeurs de Flandre viennent réclamer l'exécution des traités. On leur répond qu'on fera volontiers droit à leur demande. Les états délibèrent sur la question des troupes, et se réunissent, le 20, en présence des princes. Jehan Masselin est élu unanimement pour porter la parole. La question, dit-il, ne doit pas être traitée isolément, elle se lie étroitement à d'autres. 1° La dépense du roi pour l'état de sa maison et de sa famille ; 2° le nombre et les traitements des officiers ; 3° les frais nécessaires pour l'entretien des soldats et des gens d'armes ; 4° les pensions et les mises analogues. Il démontre la liaison de ces divers points. Il demande que d'abord messieurs des finances représentent les recettes du domaine royal, celles des aides, moins les tailles, car régulièrement la recette doit précéder la dépense. Le chancelier s'entretient quelque temps avec les princes, et ajourne la réponse à deux heures après dîner. Lorsqu'ils sont sortis, le président appelle l'attention des états sur les pétitions qui leur ont été présentées. On ne doit pas, dit-il, se jouer des suppliants. Il faut en parler aux princes, et ajouter au cahier un article pour demander que le roi, chaque semaine, destine un jour où lui-même, ou tout au moins son lieutenant, entendra publiquement les plaintes de ceux qui voudront en faire. Ces propositions sont adoptées. Masselin est chargé de faire le rapport des pétitions et de les recommander aux princes. Il est aussi chargé, dans le cas où le conseil insisterait pour décider d'abord le fait de la guerre, de persister dans la décision des états, insérée au cahier, savoir que le nombre des gens d'armes n'excède pas celui qui existait sous Charles VII. La lutte se trouve vivement engagée. La cour ne veut pas reconnaître aux états le doit de discuter les dépenses du roi, de sa maison, les traitements des officiers. D'un autre côté, si elle ne satisfait pas aux exigences des états, elle craint qu'ils n'accordent pas de subsides, et que les partisans du duc d'Orléans ne profitent de cette collision. Pour le moment, la cour croit donc prudent de céder. A deux heures après midi, les états rentrent en séance mec les princes, le conseil et toute leur suite. Le chancelier prend la parole. Les princes, dit-il, ont beaucoup de bienveillance pour les états et beaucoup d'amour pour le peuple. Ils n'ignorent pas de quelle pauvreté et de quelles misères il est tourmenté. Jamais ils n'ont refusé d'entendre les états, ni repoussé leurs demandes. Mais les états savent pour sûr qu'aujourd'hui le roi et le royaume ont un très-grand besoin de troupes, un besoin d'autant plus pressant que le roi est bien jeune, qu'il n'est pas encore assez fort d'esprit et de puissance, et que dans ce moment il est impossible de faire disparaître nombre d'abus qui se rencontrent dans le service militaire, ainsi que les périls qui menacent la nation... Combien l'état militaire est nécessaire au corps politique ! Il en est le bras droit, et sans lui ce corps resterait estropié et difforme. Cet état procure au prince la majesté et la splendeur royale : il fait la sûreté, la paix, la sécurité du roi et du royaume ; it imprime au dehors la terreur aux ennemis, et au dedans le respect aux pervers. En faveur de tous ces avantages, la discussion de l'état militaire ne peut être différée. Le chancelier défend ensuite la nécessité d'un état magnifique pour la maison du roi, du nombre des officiers, le taux de leurs traitements, celui des pensions. Le roi, voulant satisfaire aux justes désirs des états, ordonne qu'on leur communique les documents relatifs à ces dépenses, la recette de tous les revenus du royaume, non compris les tailles, les noms des pensionnaires, non les sommes, jusqu'à ce que les états aient pris sur les pensions un parti définitif. Masselin remercie le roi et les princes. Il fait ensuite le rapport de toutes les pétitions présentées aux états. Il recommande aux princes de les prendre en grande considération, parce que les pétitionnaires ont des grands pour amis, une noble parenté, que plusieurs même sont issus du sang royal ; que si leurs demandes sont repoussées, ils pourront causer du trouble dans l'État ; que si l'on dénie justice à des hommes très-élevés, aucun espoir ne sera permis aux gens de petite et obscure maison qui ont peu d'appui. Le chancelier répond qu'il est dans l'esprit du roi et des princes de prêter attention à ces affaires, et que personne ne doit désespérer d'obtenir justice. Le 21 au matin, les états étant assemblés, les gens de finance, six généraux et six trésoriers, leur apportent l'état des revenus et recettes, et six états de dépenses. 1° La table et garde-robe du roi, l'écurie et les gages des commensaux ; 2° Entretien des autres officiers de la maison, solde de cent gentilshommes, des archers, deux cents à la grande paye, deux cents à la petite, établis pour la garde du roi. Présents et largesses du roi, ses amusements ou menus plaisirs ; pâture, suivant l'expression de Masselin, sur laquelle mille oiseaux de proie étaient venus fondre comme pour se gorger d'or ; enfin la dépense des ambassades ; 3° Solde de deux mille cinq cents lances et de sept ou huit mille hommes de gens de pied ; 4° Gages et dépenses des cinq parlements, de l'échiquier de Normandie, etc., de toutes les cours souveraines ; gages des gens de finance ; 5° Frais extraordinaires : dépenses excessives et trop fortes, telles que pertes au jeu, faites par le feu roi et la reine, et même par le roi actuel ; mobilier de la maison royale dont Louis XI n'avait rien laissé à son fils, et avait disposé en mourant ; vases d'argent, tapisseries et autres meubles précieux ; l'exécution du testament de Louis XI et de sa femme ; le payement de plusieurs emprunts ou engagements par lui contractés ; 6° Noms des neuf cents personnes sollicitant pensions, parmi lesquelles étaient des femmes. A la seule lecture, l'état des revenus est reconnu pour être faux et mensonger. Il n'y a guère de discussion sur ces états avec messieurs des finances ; mais quelques députés à sang bouillant ne peuvent contenir leur colère et leurs paroles. Le président invite les gens de finances à se retirer. Les députés se rendent dans leurs sections. Cette inextricable affaire y suscite de nombreux débats. On nomme des députés qui en assemblée générale doivent relever les erreurs manifestes contenues dans les comptes, tandis que le reste des assistants. sera obligé, sous une certaine peine, de garder le silence. Mais comment finira cette discussion ? Toute l'assemblée est dans les angoisses. Heureusement inspiré, le juge de Forez, orateur pour la nation de la Langue d'oïl, prend la parole. Il ne conçoit pas l'embarras des états : leurs prédécesseurs ont laissé de bons exemples. En déroulant l'histoire des princes et des rois, on n'en trouve aucun qu'on pût préférer au glorieux Charles VII. Il fait un éloge pompeux de son règne, de son économie ; jamais les délateurs n'eurent accès auprès de lui, pas plus que les accapareurs de biens confisqués. L'Église brilla de beaucoup de sainteté et de dévotion ; la noblesse fut maintenue dans ses dignités, et ses privilèges. Le peuple eut de l'opulence et de la tranquillité. Tous les sujets étaient gouvernés au moyen d'une parfaite police ; tous goûtaient les plaisirs d'une paix profonde. Aussi dans chaque partie de leur cahier, les états avaient-ils exalté les mérites et les vertus de ce roi, proposé ses faits, ses ordonnances et ses mœurs comme des modèles à suivre, et renvoyé tout au temps de ce prince, excepté le chapitre des subsides, parce que le peuple, qui avait alors de l'aisance, était maintenant réduit à la dernière pauvreté... Du temps du roi — Louis XI —, l'état entier de l'Église avait été déshonoré, les élections avaient été cassées, les indignes promus aux 'épiscopats et aux bénéfices, les biens de l'Église envahis, les plus saintes personnes délaissées sans aucune dignité, abandonnées à une condition vile et ignominieuse. La noblesse n'avait pas souffert un moindre dommage elle s'était vue frustrée de récompenses, tourmentée par les bans et les expéditions militaires, privée de ses privilèges et de ses honneurs. Les délateurs et les calomniateurs de l'innocence admis partout à la cour, revêtus de titres honorables et des offices publics ; les gens avides de nouveaux profits, préposés de préférence à la levée des impôts, et placés souvent dans les plus hautes administrations ; car le plus méchant homme était le plus aimé, et l'on ne se contenta point de ne pas honorer la vertu et l'innocence, on alla jusqu'à leur faire subir, maintes fois, le supplice du crime. N'avait-on pas vu souvent des personnes non coupables, arrêtées et terne exécutées sans jugement, et leurs héritages et leurs biens devenus la propriété de leurs accusateurs ? Quelle n'avait pas été la prodigalité du feu roi quel n'avait pas été l'excès infini de ses dépenses ! Il donnait tout sans choix ni réflexion ; il prenait tout de la même manière. A l'égard du peuple, pendant la vie cruelle de ce roi, il avait été accablé et presque entièrement écrasé sous l'énorme poids des impôts... Vouloir guérir tout d'un coup les plaies nombreuses de l'État, c'est ce que l'orateur blâmait et croyait impossible. Une partie du gouvernement était encore entre les mains de ceux qui, à ces époques peu éloignées, avaient joui des plus fortes pensions, d'énormes traitements, de beaucoup d'offices et d'honneurs suprêmes. Les en priver entièrement, ce serait les irriter, les soulever contre les états, prendre une peine inutile, et perdre la chose publique au lieu de la réparer. Il valait mieux attendre encore un peu, et marcher à pas mesurés... Il fallait déclarer à la face des princes les inepties et les vices des comptes, montrer les difficultés excessives et inextricables qu'il y aurait à les liquider, et dire que pour les éviter on avait choisi cet expédient : offrir de payer à la majesté royale la somme que, sous le règne de Charles VII, toutes les parties du royaume à la fois avaient coutume de lui payer chaque année, à condition néanmoins que cette somme serait répartie également entre toutes les provinces, même celles nouvellement réunies à la couronne ; et que cet octroi n'aurait lieu que pour la durée de deux ans, époque où les états généraux seraient derechef assemblés. Ce parti est adopté, parce que beaucoup de députés ont le désir de revoir leurs familles et de retourner chez eux, et parce que la proposition parait pleine de raison et digne d'être acceptée sans réserve. Masselin est élu, à son corps défendant, pour la présenter en assemblée aux princes et au conseil ; ce qu'il fait à deux heures après-midi. Il commence par un examen des états de recettes et dépenses, où l'on présentait les faussetés les plus évidentes, et presque des contes pour des vérités, comme si l'on croyait, dit-il, les députés aveugles, stupides ou ridicules. Les produits du domaine en Normandie y étaient portés à 22.000 livres ; on en offrait 40.000. Les aides de cette province y étaient appréciées deux fois moins qu'elles ne valaient. Le domaine et les aides de la Bourgogne portés à 18.000 livres en rendaient plus de 80.000. Dans chaque province, les députés avaient découvert des faussetés non moins choquantes. Autant on avait diminué et abaissé les recettes, autant on avait exagéré les dépenses. Le premier état avait rapport à la table, à la garde-robe du roi, et autres dépenses de sa personne. Les états ne voulaient pas mettre une bride à la bouche du roi, ni des bornes à sa magnificence ; c'était pourquoi ils proposaient que la maison royale fût réglée comme celle de Charles VII. Ce roi, déjà devenu vieux et célèbre par ses guerres et ses triomphes, avait beaucoup moins de serviteurs, et les payait moins chèrement que le roi actuel, encore enfant. La quantité des gardes ou archers et des gentilshommes surpassait deux fois le nombre ancien ; ils étaient payés au double, au triple. Un seul homme, peut-être le moins digne, n'avait pas assez d'un office et en cumulait trois ou quatre. Ceux qui ne pouvaient en obtenir, obtenaient des pensions. En Bourgogne, du temps du duc Philippe, il y avait pour la perception un seul trésorier à 600 livres de gages, avec un serviteur ou clerc ayant 300 livres pour les écritures et les voyages. Maintenant cette province avait un trésorier et un général des finances, chacun à 2.800 livres ; un receveur général, à 1.200 ; un contrôleur, à 600. Ces employés absorbaient une grande moitié du produit de la Bourgogne entière qu'ils avaient livrée à l'abus des écritures. Quant à l'état militaire, la France avait toujours été assez riche de soldats et de braves ; elle n'en était pas encore dépourvue. Elle renfermait une armée puissante et magnifique, car elle avait des hommes illustres et issus d'un noble sang, dont le devoir était de garder et de défendre le roi et le royaume. Avec eux, l'État ne pouvait être réputé privé d'un bras, n'eût-il point des troupes stipendiées. Oui, souvent il se trouva heureux de n'avoir pour protecteurs que ces patriciens ou gentilshommes. Il ne seulement qu'il eût besoin de mercenaires, si ce n'est qu'un petit nombre bien discipliné. En effet, ce n'était pas dans ces gens que consistaient la force et le salut de la patrie, mais dans l'amour des sujets et dans un sage conseil ; et il n'était guère en sûreté le roi qui était craint plus qu'il n'était aimé ! D'ailleurs, on disait que les tyrans avaient multiplié ces armées à gages afin d'inspirer la terreur à leurs sujets, et d'exercer plus licencieusement leur puissance ; mais qu'on en vint à combattre contre l'ennemi, n'avait-on pas les nobles et un peuple fidèle, tous remplis d'énergie et de bonne volonté ? La coutume de payer des gens d'armes s'était tellement invétérée, qu'il n'était pas aisé de l'abolir sur-le-champ, et qu'il valait mieux, en se conformant aux habitudes des hommes de ce temps, la maintenir encore entière. Pourtant les états demandaient avec instance que le nombre des soudoyés n'excédât pas celui qui existait sous Charles VII ; ils croyaient cette quantité plus que suffisante pour protéger le roi et l'État. L'orateur le démontre en exposant la situation extérieure de la France, et en critiquant la destination et l'emploi abusif qu'on fait des troupes. Par exemple, des capitaines à la tour de Bourges et à celle de la Bastille, chacun à 1.200 livres de traitement, comme si les Anglais, ayant les ailes des anges, pouvaient, en une minute, y arriver au vol à travers le royaume entier. La réforme militaire faite sous Charles VII ne date pas de plus de quarante ans. Elle est vivement attaquée par l'orateur ; il en dit les dangers et les inconvénients ; il n'en voit pas les avantages et la nécessité. En vain il exalte l'armée noble et féodale, elle a, par beaucoup de défaites, prouvé son insuffisance ; elle a fait son temps, non-seulement en France, mais dans tous les États. L'orateur signale un article frauduleux de dépenses qui saute aux yeux ; c'est l'ameublement de la salle où siègent les états, porté à 1.200 livres, tandis que cet ameublement et celui d'une salle à Orléans, où les états avaient dû siéger, ne se sont élevés réellement qu'à 550 livres. Puisque sur un point de très-petite conséquence, et des plus clairs, l'imposture était si grande, quelle devait-elle être dans des objets plus importants, obscurs et cachés ? L'orateur ajoute qu'il ne dira rien des dépenses extraordinaires dont quelques-unes n'étaient guère plus croyables que les fables des Métamorphoses. L'état des pensions était effrayant, non pour les sommes, puisqu'on n'en avait mis aucune sur l'état, mais par le nombre des solliciteurs, tellement porté à l'excès, que, pour les satisfaire, il faudrait vider à fond les bourses du peuple. Il fallait donc rejeter la plupart des pensions, et les régler comme au temps de Charles VII ; il en était ainsi des impôts. Et qu'on n'opposât pas que le peuple les avait bien payés. Depuis deux ans, une partie de la population avait été détruite par la famine et les maladies ; une autre partie avait émigré dans les pays étrangers. Ceux que la vieillesse ou le sort avaient confinés chez eux étaient pauvres et presque réduits à la mendicité. Quand l'orateur a terminé son discours, beaucoup de ses collègues le félicitent de ce qu'il a parlé aussi librement, et sans ménagement pour qui que ce fût. Le chancelier, après avoir consulté les princes, dit que le roi tiendra conseil, et fera réponse. FIN DU PREMIER VOLUME |
[1] On a, sur les états de 1484, un document authentique, important et curieux, le journal de Jehan Masselin, un des membres les plus distingués de ces états. M. Bernier, chargé par le gouvernement de publier ce document, dit que c'est le premier journal connu de nos assemblées législatives. On avait déjà le procès-verbal des, états de Tours en 1468, rédigé par Jean le Prévôt.
[2] Bien que plusieurs historiens et l'éditeur du journal de Masselin aient adopté la date de 1484, nous maintenons celle de 1483, puisque l'année 1484 n'a commencé qu'à Pâques suivant.
[3] Pour soixante bailliages, Masselin ne donne une liste que de deux cent cinq députés. Il convient qu'elle ne contient pas les noms de tous les députés, ni les noms de tous les bailliages, Dans une autre liste, publiée par l'éditeur de Masselin, on trouve quatre-vingt-six bailliages et deux cent quarante-quatre députés ; ceux de quinze bailliages n'y sont pas nommés ; si on les ajoute, à raison du minimum ou trois par bailliage, on a un total de deux cent quatre-vingt-neuf. Dans les listes, on ne voit pas bien clairement la distinction des députés par ordres.
[4] On ne peut pas se moquer plus impunément des états et du roi. Son corps était débile et frêle. Il avait la tête grosse, le nez excessivement aquilin et grand, les lèvres aplaties, le menton rond, les yeux grands et saillants, le cou court, les cuisses et les jambes longues et très-grêles, etc.