HISTOIRE DES ÉTATS GÉNÉRAUX

TOME PREMIER

 

CHARLES VI.

 

 

A la mort de son père, Charles VI n'a pas encore douze ans. La minorité appelle une régence, calamité de la monarchie, fléau de la France. Pour surcroît de malheur, quatre princes, oncles du roi, se disputent son pouvoir. La guerre civile est sur le point d'éclater. Un grand conseil, ou une assemblée de notables, décide, contre la récente ordonnance de Charles V, que le roi sera déclaré majeur et sacré, et partage entre ses oncles le gouvernement. L'aîné, duc d'Anjou, a la part du lion, il est régent. L'autorité ne lui suffit pas, il s'approprie les meubles, l'argenterie, les joyaux de la couronne et le trésor, fruit des exactions et des économies de Charles V. (1380) Olivier de Clisson est nommé connétable. Le roi est sacré à Reims.

Une ordonnance supprime tous les impôts établis depuis Philippe le Bel. On a attribué cette victoire à une assemblée d'états généraux. Villaret est le seul historien qui en parle. Elle est cependant mentionnée dans trois ordonnances rapportées par Secousse. Il est difficile de concilier la convocation et la tenue de cette assemblée avec les circonstances et les dates. Le régent fait plus, il confirme, au nom du roi, la grande ordonnance du roi Jean, de 1355, pour la réformation du royaume (1381).

La suppression des impôts paralyse l'action du gouvernement. Ses dépenses ne diminuent pas ; ses revenus sont insuffisants. Sept fois, dit-on, en un an, les états ou les notables sont appelés, et refusent tout subside. On ne trouve aucune trace de ces assemblées. Le régent ordonne la perception dans les provinces des impôts supprimés. Il essaye de la rétablir à Paris. On y répond par la révolte des Maillotins. Elle se propage en Picardie, Normandie, Champagne. La sédition, dite de la harelle, éclate à Rouen. Le peuple se donne un marchand pour roi, le porte en triomphe et lui fait supprimer les impôts.

Les exactions et les cruautés du duc de Berri soulèvent le midi. La Langue d'oc se donne au comte de Foix, lève des hommes et de l'argent pour faire la guerre.

Le gouvernement oppose à la révolte les soldats, les exécutions militaires, les supplices. Rouen est soumis par les armes, perd ses privilèges et sa commune. Reste Paris. Le régent essaye en vain des négociations. Il convoque à Compiègne une assemblée (15 avril 1382). La chronique de Saint-Denis et Juvénal des Ursins lui donnent le nom d'états généraux ; la plupart des historiens n'en parlent pas.

Arnaud de Corbie, premier président du parlement, représente que le roi ne peut rien diminuer des dépenses faites sous le règne de son père ; qu'il a besoin des mêmes secours, du même revenu. Il déploie toute son éloquence pour engager les états à donner des preuves de leur zèle pour le roi et la patrie. Les députés des villes répondent qu'ils ont ordre seulement d'entendre les propositions, sans rien conclure ; qu'ils feront leur rapport à leurs commettants, et qu'ils ne négligeront rien pour les déterminer à remplir les intentions du roi. Les seuls députés de la province de Sens consentent à l'établissement d'un impôt. On congédie les états et on les ajourne à Meaux. Les députés, à leur retour, déclarent qu'on ne peut vaincre l'opposition générale des peuples au rétablissement de l'impôt, et qu'ils sont résolus à se porter plutôt aux dernières extrémités. Les députés de Sens sont désavoués. Partout on refuse l'impôt parce qu'il n'a pas été consenti par les états, et que toute aide est un don libre et volontaire.

Les troupes royales ravagent les environs de Paris. Les habitants ferment les portes, tendent les chaînes, et prennent les armes au nombre de trente mille hommes, équipés de manière à combattre les plus grands seigneurs ; du moins ils s'en vantent. Le régent est obligé de capituler moyennant 100.000 livres pour tout impôt. Au lieu de les employer au service public, il se les approprie, et part avec les dépouilles de la France pour Naples, où l'appelle la reine Jeanne. Le duc de Berri est retourné en Langue d'oc. Le due de Bourgogne reste seul maitre du roi.

La France n'est pas le seul pays où le peuple soit en mouvement. La fermentation est presque générale. On l'attribue, d'une part, aux souffrances matérielles, et de l'autre à l'anarchie que le grand schisme d'Occident à mise dans les esprits comme dans l'ordre social. Les doctrines de Wiclef étaient devenues populaires. Un de ses disciples, à la tête de cent mille ouvriers et paysans, avait proclamé à Londres l'égalité. La noblesse et la bourgeoisie les avaient massacrés. En Suisse, les montagnards avaient battu les soldats autrichiens. La Flandre est le théâtre le plus remarquable où s'agite le peuple ; c'est le foyer révolutionnaire où se trame un vaste complot pour l'extermination de la noblesse. Ce n'est pas une Jacquerie, ce sont les bourgeois de Londres, de Paris et de Gand qui correspondent pou' l'exécution de ce complot. Lorsque l'on considère les vices honteux qui, à cette époque, dégradent les gouvernants et les classes privilégiées, et la condition misérable à laquelle le peuple est réduit par leurs brigandages, on croit facilement à son exaspération. Cependant il y a loin de là à une conjuration, et surtout formée par la bourgeoisie pour exterminer la noblesse. Dans les soulèvements populaires, il n'y a ni plan, ni concert. On prétendait avoir trouvé à Courtrai la correspondance des Parisiens avec les Gantois, elle n'a jamais été publiée. L'existence du complot n'a pas d'autre autorité que l'assertion de Froissart. La royauté et l'aristocratie ont exagéré leur danger pour justifier les excès par elles commis contre le peuple, pour étouffer ses plaintes, et arrêter son essor. Elles avaient sur le cœur la défaite de la chevalerie par le peuple flamand. Le duc de Bourgogne disait : Ce n'est pas chose due que telle ribaudaille, comme ils sont ores en Flandre ; laisser gouverner un pays, et toute chevalerie et gentillesse pourrait en être bannie, et par conséquent sainte chrétienté. Outre l'intérêt de la chevalerie, le duc a un intérêt particulier à faire la guerre à la Flandre, c'est l'héritage de sa femme. Il y mène donc le roi avec une grande armée. Les Flamands sont défaits à Rosebeck (1382).

Pendant cette expédition, la révolte éclate dans plusieurs villes de France[1], toujours, dit Froissart, avec le projet d'exterminer les nobles, et pour couper la retraite au roi, s'il avait été battu ; mais réellement pour secouer le joug de l'impôt. Les Parisiens n'avaient pas bougé ; ils s'étaient seulement pourvus d'armes et de munitions. Pour compléter sa victoire sur le parti populaire, après avoir brûlé Courtrai, Charles VI ramène son armée en France. Il tombe sur les villes, et les châtie par les supplices, les proscriptions, les exactions, la révocation de leurs privilèges. Les Parisiens ne peuvent pas douter du sort qui les attend. Le peuple veut se mettre en état de défense ; la haute bourgeoisie fait décider qu'on s'en remettra à la clémence du roi. Les Parisiens sortent au nombre de trente mille en armes pour lui servir de cortège. Il passe à leur barbe sans dire mot ; il entre dans la ville, comme s'il la prenait d'assaut. Ses soldats renversent portes et barrières, se logent chez les bourgeois. Ils sont désarmés ; des forts sont bâtis pour les contenir. Les exécutions commencent. Lorsque princes et nobles ont assouvi leur vengeance sur la bourgeoisie, on prépare une comédie de clémence. On amène le peuple devant un trône où siège le roi. Le chancelier, Pierre d'Orgemont, lit un acte d'accusation ; le roi est furieux et menaçant. Des cris, des sanglots éclatent de toutes parts. Ses oncles se jettent à ses pieds, et obtiennent, par grâce, que la peine de mort soit commuée en amende. On lève militairement des contributions sur les gens riches ou aisés. On remet en vigueur les impôts, et même on les augmente. On abolit les magistratures et les libertés municipales.

Justifier des soulèvements ! Aux yeux des cours, nous le savons, cela ne se peut pas. Ils sont toujours criminels, ils n'ont jamais d'excuse. Mais il est un tribunal supérieur, celui de l'humanité, de la justice, qui flétrit les princes faux, avides, cruels, insensés, et qui plaint au moins les peuples que la misère et le désespoir portent à la révolte contre leurs oppresseurs. Jamais la résistance à la levée des impôts en France ne fut plus légitime ou plus excusable. Le gouvernement, de son propre mouvement, les avait tous abolis. Sottise ou perfidie, il était seul coupable. A peine l'abolition est-elle prononcée, qu'il rétablit les impôts anciens, qu'il en crée de nouveaux, de sa propre autorité, sans le consentement des états généraux. Et à la tête de ce gouvernement était un prince qui avait volé à l'État le mobilier et les joyaux de la couronne, le produit des sueurs du peuple, l'épargne du feu roi, dix-huit millions d'écus ! Si les peuples se soulevèrent, n'était-ce pas la faute des princes et des grands qui déshonoraient le gouvernement, et qui le rendaient odieux par toutes sortes de déportements ? Le règne de Charles VI commence sous les plus funestes auspices. Il ne sera qu'une longue série de massacres, de ruines, de désolations et d'opprobres.

La rébellion, éteinte dans le royaume, prend de nouvelles forces en Flandre. L'Angleterre seconde les révoltés. Une armée française, qu'on dit de cent mille hommes, ce qui n'est pas croyable, marche au secours du comte. La guerre est suspendue par une trêve (1384). Le comte meurt. Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, oncle du roi, lui succède, du chef de sa femme, et devient un des plus puissants princes de l'Europe. On profite de la trêve pour faire des noces. Le duc marie sa fille et son fils. On déploie la plus grande somptuosité dans les fêtes ; ce sont des jeux, des tournois, des festins ; le roi y assiste avec ses oncles. On le marie lui-même avec Isabeau de Bavière ; mariage fatal à la France !

Jusqu'à nouvelle occasion, la bourgeoisie, si rudement maltraitée, reste tranquille, et ronge son frein. Mais pendant que la cour s'amuse au nord, des bandes de paysans se soulèvent au midi. Ils osent attaquer le maréchal de Sancerre, gouverneur de la Guienne ; il les défait et les taille en pièces. D'autres bandes parcourent le Poitou, le Berri et l'Auvergne ; on les appelle tuchins. Un nommé Pierre de la Bruyère les commande. Le duc de Berri marche sur eux, les disperse, fait prisonniers des chefs, et les met à mort. Que voulaient ces paysans ? on les a assimilés à ceux de la Jacquerie, et accusés de cruautés, de brigandages, et de tuer inhumainement tout ce qui n'avait pas des mains calleuses. Des brigands ! c'est bientôt dit ; c'est négliger le fond des choses et s'arrêter à la surface. Le soulèvement des habitants de la campagne, qui depuis plusieurs siècles se renouvelle contre les vexations des seigneurs et les excès du pouvoir royal, n'est qu'une imitation de celui qui vient d'éclater dans les villes. Elles puisent une certaine force dans leur organisation, leurs armes et leurs murailles ; les paysans du plat pays sont privés de ces moyens de défense, voilà la différence. Mais le peuple et la bourgeoisie, c'est la nation, ils ont un intérêt commun ; ils ont pour eux le nombre, leur progrès, leur immortalité. Sourdes à leurs plaintes, aveuglées sur leurs besoins, la noblesse et la royauté pourront longtemps encore les vaincre et les opprimer. Mais elles s'useront dans la lutte par leurs divisions ; le jour ne peut manquer de venir où la nation triomphera.

L'attention du gouvernement se porte vers la guerre avec les Anglais. Pour avoir de l'argent, on convoque les états généraux (1385) ; les députés du tiers état, encore sous l'impression des exécutions sanglantes exercées par la noblesse, n'y viennent qu'avec une extrême répugnance et en petit nombre. Ils refusent l'impôt, et s'ajournent à deux mois. Après ce délai, ils ne reviennent pas. Le roi s'adresse aux états provinciaux, et obtient une nouvelle taille pour la guerre ; laquelle taille, dit Juvénal des Ursins, fut cause qu'une grande partie du peuple s'en alla hors du royaume, et était pitié de l'exaction, car on prenait à peu près tout ce qu'on avait vaillant.

On fait, et en pure perte, un immense armement pour une descente en Angleterre (1386). Tantôt c'est le duc de Berri qui n'arrive pas à temps ; tantôt c'est le duc de Bourgogne qui, ennemi du connétable de Clisson, s'empare de sa personne, fait manquer l'expédition, et obtient de la faiblesse du roi qu'il mène contre le due de Gueldre une armée qui se fond sans combattre. Si les historiens ne sont pas coupables d'exagération, on a peine à comprendre comment, sans régularité, sans ordre dans les finances, l'administration et le gouvernement, on pouvait faire des armements aussi considérables. Quelle aurait donc été la puissance de la France, si ces immenses ressources avaient été entre les mains d'un gouvernement occupé avec intelligence et probité de la prospérité et de la grandeur de la nation

Fatigué comme elle de l'administration anarchique de ses oncles, Charles VI leur déclare qu'il veut gouverner lui-même. Ils se retirent dans leurs domaines. C'est le cardinal de Laon qui lui a donné ce conseil ; peu de temps après, le cardinal meurt empoisonné (1388).

Aidé des anciens ministres de son père et de son favori, le connétable de Clisson, le roi essaye d'entrer dans la voie des réformes et des améliorations. On rend aux villes, et notamment à Paris, les libertés et les privilèges dont elles avaient été privées par la réaction nobiliaire.

Le roi voyage dans le midi, et délivre la Langue d'oc de la tyrannie du duc de Berri. Ce n'est qu'une courte halte dans le mal. Ignorant, prodigue, débauché, Charles VI, incapable de gouverner dans le calme, ne peut résister aux princes ambitieux qui se disputent le pouvoir. Un instant écartés, les ducs de Berri et de Bourgogne le convoitent toujours. Un nouveau compétiteur parait sur la scène, c'est le duc d'Orléans, frère du roi. Le connétable de Clisson est eu butte aux jalousies et aux haines qui poursuivent les favoris. Il est assassiné et laissé pour mort. Craon, l'assassin, se réfugie chez le duc de Bretagne, qui refuse de le livrer. Accompagné de ses oncles, Charles VI marche avec une armée. Dans la forêt du Mans, un homme, un spectre, se jette au-devant de lui, criant : Ne chevauche pas plus avant, car tu es trahi. C'est évidemment un homme aposté ; on pouvait l'arrêter, on ne l'arrête pas. Quelques moments après, un page laisse tomber sa lance sur le casque de son voisin.

Au bruit du fer, le roi, déjà effrayé, perd tout à fait la tête ; furieux, il tire son épée, tombe sur ses gens, en criant : Avant, avant sur les traîtres ! et tue quatre hommes. Épuisé de fatigue, il est saisi par un chevalier vigoureux, et couché par terre. Décidément le roi est fou, complètement fou (1392).

On le ramène à Paris. Ses oncles s'emparent du gouvernement et écartent des affaires le duc d'Orléans ; Clisson se sauve en Bretagne ; les ministres sont emprisonnés. Les fous les plus fous ont quelques moments lucides, le roi en a un. La médecine prétend lui avoir redonné la raison ; il rend à Dieu de solennelles actions de grâces ; mais la fatalité le poursuit : il est d'une mascarade où cinq seigneurs, déguisés en sauvages, sont brûlés ; la duchesse de Berri le sauve en l'enveloppant dans sa robe. Il n'avait pas d'enfants ; s'il eût péri, le duc d'Orléans héritait de la couronne. On en conclut qu'il a voulu faire brûler le roi. Touché de son malheureux sort, le peuple accuse la duchesse d'Orléans, qui seule savait apaiser ses frénésies, de l'avoir ensorcelé, et, à la nouvelle du danger qu'il a couru, il se porte à l'hôtel Saint-Paul, menaçant les ducs et les chevaliers de les massacrer.

Cet accident aggrave la maladie du roi, il n'y a plus de remède, elle va toujours en empirant ; cependant il exerce les fonctions royales. Un conseil, composé des princes du sang et présidé par le duc de Bourgogne, gouverne réellement au nom et sous la signature du roi. Ce sera donc à qui se rendra maître de la personne d'un fou pour être le souverain de la France. Les choses traînent ainsi pendant les premières années de la folie du roi, mêlée de quelques moments lucides. Les suites du grand schisme, la marche de l'invasion asiatique vers l'Occident, les révolutions d'Angleterre et d'Allemagne occupent les esprits et semblent faire trêve aux dissensions intérieures.

Le duc d'Orléans et le duc de Bourgogne se disputent l'exercice du pouvoir. Ils rassemblent des troupes et sont près d'en venir aux' mains. Le duc de Berri les réconcilie. Pendant une absence du Bourguignon, d'Orléans s'empare du gouvernement. Une liaison scandaleuse l'unit avec la reine. Ils se livrent à tous les excès, à toutes les profusions. On accuse la reine d'envoyer de l'argent en Bavière. Les enfants royaux sont dans le plus triste équipage ; le roi manque de vêtements et de linge, on le laisse croupir dans l'ordure.

Le duc de Bourgogne revient à Paris. Par une ordonnance (1403), le gouvernement est confié à un conseil composé des oncles du roi, de la reine, de son frère, des princes du sang. Remède impuissant les deux rivaux ne peuvent s'accorder.

Philippe le Hardi meurt ; sa mort ne change rien à l'état des choses. Son fils, Jean sans Peur, hérite de la puissance et de l'ambition de son père (1404).

Le duc d'Orléans, qui avait lutté avec son oncle, agit plus cavalièrement envers son cousin, le nouveau duc de Bourgogne s'empare du gouvernement et en abuse, suivant son habitude : le Bourguignon, ne pouvant l'en empêcher, se retire dans ses États. A bout de ses exactions, d'Orléans fait convoquer un grand conseil pour avoir de l'argent (1405). Le Bourguignon s'y rend avec une petite armée. D'Orléans et la reine ont peur, et s'enfuient de Paris emmenant le dauphin. Le Bourguignon part à toute bride, traverse la ville, y ramène le dauphin et y est reçu avec enthousiasme. Il rassemble les princes et prélats qui s'y trouvaient, les membres de l'université et des bourgeois ; il dénonce la mauvaise administration du duc d'Orléans et se présente comme le défenseur des intérêts populaires. On n'est pas accoutumé à entendre un prince tenir ce langage. On le prie de prendre le gouvernement. A compter de ce moment les deux partis sont fortement tranchés. Orléans c'est la noblesse, l'aristocratie ; Bourgogne c'est la bourgeoisie, le peuple. En définitive, les deux ambitions rivales conduisent la nation à sa ruine.

Jusqu'à présent les deux partis se sont balancés, ont eu tour à tour le pouvoir ou se le sont partagé. Plusieurs fois on a réconcilié les chefs ; ces réconciliations ne sont que des trêves hypocrites. Par la médiation du duc de Berri, ils viennent encore de se promettre l'oubli du passé, de s'embrasser, de communier ensemble. Le lendemain, le duc de Bourgogne fait assassiner le duc d'Orléans, avoue, son crime et s'enfuit. Les Parisiens l'applaudissent. Personne ne se met en devoir de punir le coupable, de venger la victime (1407).

L'orage apaisé, le Bourguignon revient à Paris fortement escorté, y fait une entrée triomphante et se fortifie dans son hôtel. Le roi et la reine lui font un gracieux accueil, et désirent seulement qu'il n'avoue pas publiquement le meurtre du duc d'Orléans ; il persiste à se justifier. Un cordelier, Jean Petit, docteur en théologie, est son orateur. En présence de la cour et du conseil, il soutient que le duc d'Orléans était un tyran, et criminel de lèse-majesté divine et humaine ; qu'il avait ensorcelé le roi, conspiré de le tuer, de le faire déposer par le pape, partant que sa mort était nécessaire et juste (1408). Il n'y a qu'une voix dans l'histoire pour flétrir le prêtre apologiste de l'assassinat, comme si c'était le premier et le dernier assassinat politique, et si les princes observaient toujours entre eux les règles de la morale, de la justice ou de la chevalerie. Entre Orléans et Bourgogne c'était la guerre et un combat à mort. Qu'ils se tuent, qu'importe au peuple ? Orléans n'était qu'un misérable ambitieux faisant le plus honteux usage du pouvoir. Bourgogne, quoiqu'il gouvernât assez bien ses États, ne valait guère mieux pour la France. Ces princes n'avaient aucun souci de ses intérêts, et se disputaient à l'envi ses dépouilles. Le plus grand tort du Bourguignon est d'avoir abusé lâchement de l'infirmité de Charles VI, pour lui faire déclarer qu'il ne lui en voulait pas de la mort de son frère.

Maitre du gouvernement, le Bourguignon est obligé par une révolte des Liégeois de retourner en Flandre. La reine s'empare du

pouvoir. La duchesse d'Orléans obtient une enquête sur le meurtre de son mari. Victorieux des Liégeois, le duc revient à Paris. Les Orléanistes sont frappés d'épouvante. La reine et les princes s'enfuient emmenant le roi. Une réconciliation est encore négociée. La duchesse d'Orléans meurt de douleur et de colère. Bourgogne demande pardon au roi. Les princes d'Orléans déclarent qu'ils ne gardent aucune malveillance contre leur cousin de Bourgogne, et ils se jurent amitié. Cela n'empêche pas le Bourguignon de poursuivre les Orléanistes ; il les destitue et les dépouille ; il flatte, il caresse les Parisiens, et leur rend leurs armes. C'est là son point d'appui (1409).

Le duc de Berri, les princes d'Orléans, les ducs de Bourbon et de Bretagne se liguent. Un nouveau personnage paraît avec eux sur la scène (1410), c'est le comte d'Armagnac, Bernard VII, seigneur puissant dans le Midi, qui vient de marier sa fille avec le jeune duc d'Orléans. Il est le chef de la ligue, et donne son nom au parti. Désormais tout est Armagnac ou Bourguignon. Après des hostilités sans autre résultat que le pillage, les deux partis font la paix à Bicêtre. Les troupes sont licenciées ; les chefs se retirent dans leurs États. Le gouvernement est donné à des seigneurs autres que les princes.

Une assemblée est convoquée. Là se trouvent le dauphin, des princes du sang, de grands seigneurs et barons, les gens du grand conseil, du parlement, des comptes, les trésoriers, le recteur et plusieurs des plus notables clercs de l'université, le prévôt des marchands et plusieurs des plus notables bourgeois de Paris. Après mûre délibération, le roi, par une ordonnance, révoque tous les dons par lui faits de lieutenances et capitaineries générales de quelques provinces, et les pensions par lui accordées à des princes du sang et à d'autres personnes ; il ordonne que les deniers provenant des aides et du domaine seront employés aux dépenses de la guerre et aux autres affaires du royaume.

On prête au roi d'étranges aveux qui peignent l'état déplorable du royaume et l'insatiable avidité des grands ; le peuple est molesté, pillé, opprimé par les gens de guerre ; les revenus des aides, tailles, subventions sont mal dépensés et employés en dons et pensions excessifs aux princes, à leurs serviteurs et officiers, et à ceux du roi. En faisant les princes ses lieutenants et capitaines généraux, le roi leur a donné le gouvernement et l'administration, avec les profits des aides et du domaine ; il ne lui parvient rien des revenus. Il a été obligé de vendre ses joyaux ou de les engager pour emprunter à grande perte ; il ne peut subvenir aux dépenses de la guerre.

Découvrir les plaies de la France, rien de plus facile. A quoi bon ? ce n'est pas un conseil éphémère de gouvernement qui trouvera le remède et qui pourra l'appliquer ; il n'a ni la puissance ni la force. Deux partis irréconciliables se les disputent. Le récit de leurs excès est déplorable et dégoûtant ; nous l'abrégeons. Ils reprennent les armes ; ils se disputent la capitale et le malheureux roi dont le pouvoir, intermittent comme sa raison, est l'instrument de toutes les fureurs. Ce ne sont que pillages, meurtres, proscriptions. Jusque-là du moins on ne s'égorgeait qu'en famille. Armagnacs et Bourguignons appellent l'étranger à leur secours. L'Anglais intervient dans leur querelle. La France se débat dans les calamités de la guerre civile et de la guerre étrangère. Enfin les partis font encore une fois la paix. Négociée et conclue à Bourges, elle est confirmée à Auxerre dans une assemblée que les princes du sang, les pairs, les députés des cours souveraines et des grandes villes contribuent à rendre aussi nombreuse que solennelle. De part et d'autre, on se promet un entier oubli du passé (1412).

Toutes ces dissensions épuisent la France et ne profitent qu'aux Anglais. N'importe ; la guerre civile a de l'attrait pour les grands. C'est comme un retour au système féodal ; ils bravent la royauté ; ils écrasent le peuple, et se déchirent entre eux. Les temps sont pourtant changés ; la bourgeoisie tient un rang dans l'État ; c'est dans son sein que sont les lumières et le patriotisme. L'université marche à sa tête. Le premier intérêt de la France est de s'opposer à l'étranger et de pourvoir aux besoins de la guerre. Comment y parvenir, si l'on ne réforme l'État ?

On invoque une autorité suprême qui impose aux partis. Maître dans Paris, le duc de Bourgogne y convoque, au nom du roi, une assemblée des princes, prélats, députés des chapitres, des bonnes villes, de l'université, afin d'avoir conseil et délibération sur plusieurs grandes affaires du royaume, et spécialement sur la réformation de tous les officiers du roi dont la plus grande partie s'est depuis longtemps mal conduite envers lui. Suivant quelques historiens, ce n'est qu'une assemblée de notables. D'après les termes de la convocation, elle a le caractère d'états généraux. Comment était-elle composée ? aucun document ne l'indique. On conjecture qu'elle fut peu nombreuse à cause de la rigueur de la saison, des mauvais chemins et des bandits dont le pays était infesté. Il est d'ailleurs probable que les Armagnacs n'y vinrent pas. L'assemblée s'ouvre, le 30 janvier 1413, en l'hôtel Saint-Paul, en présence du roi et de tous les princes, excepté le duc de Berri, alors malade. Jean de Nesle, chevalier de Guienne, vante dans une harangue les avantages de la nouvelle paix — d'Auxerre —, le dévouement généreux du roi qui, pour la procurer, a exposé sa personne et fait une dépense prodigieuse. Il parle de la guerre dont les Anglais menacent la France, et de la honte qu'il y aurait à ne pas faire un effort pour repousser un ennemi si acharné ; il conclut en disant que toutes les dépenses précédentes n'étaient rien en comparaison de celles qu'il faut faire, et dont le roi laisse aux états à apprécier la nécessité et la quotité ; il leur accorde six jours pour délibérer.

Au jour fixé, le député de Reims parle le premier. Il prodigue au roi et aux princes les louanges pour la conclusion de la paix, mais il n'en donne pas moins au zèle et à la fidélité des peuples qui ont soutenu, depuis tant d'années, des choses insupportables ; il conjure le roi, au nom de sa bonté naturelle et de sa tendresse connue pour ses sujets, d'avoir pitié de la misère commune, et de vouloir bien croire que la province qui l'avait envoyé était hors d'état de fournir la moindre somme d'argent. Le député de Rouen parle dans le même sens, et montre qu'il n'est pas difficile de trouver d'autres ressources à la décharge du peuple. L'abbé du Moutier-Saint-Jean, bien notable clerc, député de Bourgogne, ne garde aucun ménagement ; il attaque ceux qui avaient eu des dons excessifs du roi, les collecteurs des impôts et les ordonnateurs des dépenses ; il dépeint leur insatiable avidité, leurs rigueurs, leurs fourberies, les moyens qu'ils emploient pour piller les contribuables, et pour empêcher les deniers d'arriver dans les coffres du roi ; il prouve que le roi est en droit de reprendre ce qu'ils ont détourné à leur profit, et que ce recouvrement suffira aux dépenses. Le docteur Benoît Gentien, moine de Saint-Denis, parle au nom de Paris, et attaque aussi les financiers, mais avec ménagement, pour ne pas s'exposer à leur vengeance. Malgré cela, il ne satisfait personne ; il est même blâmé par le duc de Bourgogne, qui se croit désigné par quelques mots de l'orateur. Les députés de Sens et de Bourges appuient les plaintes de leurs collègues. Il n'y a qu'une voix coutre le gouvernement. Personne n'ose ni le justifier, ni le défendre.

Ensuite les états semblent s'effacer. Toutes ces attaques, tout ce bruit, viennent aboutir à de célèbres remontrances de l'université, sans qu'on sache comment, si les états l'en chargèrent, s'ils furent dissous, ou d'eux-mêmes s'en allèrent ; ou bien si l'université, de sa propre autorité, s'attribua le droit de parler au nom de la nation. Elle en était bien capable. C'était alors une formidable puissance, se mêlant de toutes les grandes affaires, même quand elle n'y était pas appelée, ne reconnaissant pas de pouvoir au-dessus d'elle, en faisant paf er cher aux rois les énormes privilèges que, dans des temps moins éclairés, elle en avait reçus. Nous croyons cependant que, dans cette circonstance, elle n'agit que par une délégation des états.

Avant d'en faire usage, elle crut devoir s'associer un autre corps dont le pouvoir était moins contestable, plus légal, et non moins imposant, le parlement. Mais il ne voyait pas sans une extrême jalousie la puissance tumultueuse de l'université qui luttait avec lui ; il refusa. Il ne convient pas, dit-il, à une cour établie pour rendre la justice au nom du roi, de se rendre partie plaignante pour la demander. Au surplus, le parlement est toujours prêt, toutes et quantes fois il plaira au roi de choisir quelques-uns de ses membres pour s'occuper des affaires du royaume. L'université et le corps de la ville sauront bien ne faire nulle chose qui ne soit à faire. L'université passa outre, agit toute seule, et rédigea les célèbres remontrances ainsi conçues :

Entretien de la paix. Les membres des états l'ont juré et promis. Mander les princes du sang et leurs principaux serviteurs pour le jurer aussi entre les mains du roi.

Finances. Celles du domaine royal sont destinées d'abord à payer les aumônes et la dépense du roi, de la reine et du duc d'Aquitaine, leur fils acné ; ensuite le salaire des serviteurs du roi, les réparations des ponts, moulins, fours, chaussées, ports, passages, châteaux, hosteux et autres édifices ; le restant est mis dans l'épargne du roi, comme on faisait anciennement.

Les trésoriers n'observent point cette distribution. Les aumônes sont peu ou point payées ; les églises tombent en ruine, le service divin est délaissé au préjudice des âmes des prédécesseurs du roi et à la- charge de sa conscience.

La dépense du roi et du duc d'Aquitaine est de 450.000 fr., elle n'était au temps passé que de 94.000, et les prédécesseurs du roi menaient un bel état, et les marchands et autres gens étaient payés de leurs denrées. Maintenant, malgré l'augmentation, les marchands ne sont pas payés, et souvent les hôtels du roi, de la reine et du duc d'Aquitaine sont rompus. La dépense de la reine, qui n'était que de 36.000 fr. est maintenant de 104.000. Plusieurs grosses sommes sont diverties de leur destination par les gouverneurs, trésoriers, argentiers, et appliquées à leur profit. On le voit par le grand état qu'ils mènent, leurs acquêts, leurs maisons, leurs châteaux, leurs édifices, aux champs et à la ville, leurs chevaux. Le salaire de leurs offices, ni leur fortune avant d'en être pourvus, ne peuvent y suffire.

Les salaires des serviteurs du roi ne sont pas payés, ils en souffrent, sont mécontents, et ne peuvent se tenir aussi honnêtement qu'ils le devraient autour du roi. On ne répare pas ses fours, moulins et châteaux ; tout va en ruine et perdition. Quant à l'épargne du domaine, il n'y a pas un denier pour le présent.

Les officiers du roi, il faut le dire, ont administré les finances à leur profit particulier, et non à celui du roi et du royaume. Le nombre des trésoriers est excessif ; il n'y en avait ci-devant que deux, il y a en a maintenant jusqu'à sept. Plusieurs se sont efforcés d'entrer dans cette partie pour les lopins et larcins qu'ils y trouvent. Chaque trésorier profite de 4.000 ou 5.000 fr. Au lieu de payer les choses nécessaires, ils payent de grands et excessifs dons à ceux qui les soutiennent. Ils ont acquis d'innombrables et hautes possessions, entre autres Andrien Guiffard. Après avoir consommé son patrimoine, il est devenu trésorier par la protection du prévôt de Paris — des Essarts —, dont il est cousin par sa femme. Dans sa charge, il s'est tellement rempli de deniers, qu'il est maintenant plein de rubis, de diamants, de saphirs, et d'autres pierres précieuses, de vêtures, de chevaux, et qu'il tient un excessif état, rempli de vaisselle, à savoir de plats, écuelles, pots, tasses et hanaps.

Sur le fait de la justice du trésor, il n'y avait qu'un clerc conseiller ; maintenant il y a quatre conseillers qui emportent grandes finances : Pour le régime des aides, il y a des officiers, appelés généraux, qui ordonnancent les dépenses de la guerre. Ils gouvernent les trésoriers, et font des dons excessifs à leurs amis.

Chacun des généraux profite annuellement de 2.000 à 4.000 fr., et s'il est deux ans en charge il profitera en outre de 9.000 à 10.000 fr. par dons couverts.

Un autre office, qu'on appelle l'épargne, mal nommé, est occupé par Antoine des Essarts. On y verse la somme de 120.000 francs sous deux clefs, dont l'une est entre les mains du roi. Cependant ceux qui ont le gouvernement de l'épargne ont si bien fait, qu'il n'y a rien, qu'ils nagent dans l'abondance, et que le roi manque de tout.

Maurice de Ruilly a un office nommé la garde des coffres ; il reçoit chaque jour 10 écus d'or pour être remis au roi, qui en fait ce que bon lui semble. Maurice les dissipe à son bon plaisir, et à l'ombre de cet office sont dissipées plusieurs sommes dont on parlera en temps et lieu.

Il faut montrer comment le roi, la reine et le duc d'Aquitaine sont mangés et dérobés. Quand le roi a besoin urgent de finances pour la guerre ou pour tout autre grande affaire, on a recours à certains marchands d'argent, qui en fournissent par usure et rapine, et à qui on donne en gage la vaisselle du roi, ses joyaux d'or et d'argent à grandes et claires pertes. Ce qui ne vaut que 10.000 francs, en coûte 15.000 ou 16.000. Des serviteurs et officiers du roi sont complices, et participants de ces usures. Les autres seigneurs de sa lignée les subissent également.

Un receveur prête au roi par-dessus la recette 5.000 ou 6.000 écus, on le démet de son office afin qu'il ne puisse se rembourser sur sa recette. Un nouveau receveur la perçoit presque toute ; alors on rappelle le premier moyennant qu'il s'oblige pour une grande somme d'argent envers les généraux. Il ne peut être payé, ni payer ce qu'il doit ; ils font ainsi chevaucher une année sur l'autre. La finance est dégâtée avant que le terme soit venu. Ainsi le roi boit ses vins en verjus.

S'agit-il d'envoyer une ambassade, un simple chanoine au dehors, il faut emprunter de l'argent aux usuriers ; et souvent on ne peut l'expédier faute d'argent.

Il est nécessaire que le roi sache où est passé l'argent de son royaume de deux ou trois ans, provenant du domaine, des aides et d'une foule d'impositions, dans lesquels le prévôt de Paris s'est entremis sous le titre de souverain maitre des finances et gouverneur général.

Il ne faut pas oublier comment de grands officiers, tels que ledit prévôt et autres qui ont tenu la plupart des offices, ont vendu et reçu les deniers, les ont mis dans leurs sacs au préjudice du roi et de la chose publique.

Le prévôt de Paris a résigné entre les mains du seigneur d'Ivry l'office de général, maître et gouverneur des eaux et forêts, et pour cela on a levé une charge de 6.000 francs. Avec la prévôté de Paris, il tient la capitainerie de Cherbourg dont il a par an 6.000 francs, et celle de Nemours dont il a 2.000.

La plus grande partie des recettes étant absorbée par les receveurs et gens de finances, il en résulte que les dépenses les plus justes ne sont pas payées, notamment celles des chevaliers et écuyers. Maintenant c'est une règle générale que les gens d'armes vivent sur le pays parce qu'ils ne sont pas payés de leurs gages.

Les généraux des finances diront qu'ils sont prêts à rendre compte. Mais pour savoir qui mangea le lard, il suffit de rechercher quel était leur avoir en entrant en exercice, quels étaient leurs gages, ce qu'ils pouvaient dépenser raisonnablement, ce qu'ils on t maintenant, les grandes rentes et possessions qu'ils ont acquises, les grands édifices qu'ils font faire.

Il est notoire que les généraux, qui sont riches et larges, étaient pauvres quand ils sont entrés en charge, et tout loyal sujet doit être bien affligé de les voir pleins et garnis, et que, sans pitié pour le roi et le bien commun, ils le laissent dans la nécessité.

Le grand conseil, le parlement, la chambre des comptes, les !mitres des requêtes de l'hôtel du roi, la chancellerie, font autant d'articles séparés de remontrance. Les principaux abus signalés sont : leur mauvaise composition, leur nomination par faveur, amis, parents, de jeunes hommes ignorants et indignes de si hautes fonctions ; le retard dans l'expédition des affaires, l'abandon de celles des pauvres gens ; l'introduction à la cour des comptes, de comptables non acquittés ; le trop grand nombre des officiers de finances, élus et sergents ; les extorsions et déprédations de la chancellerie et du chancelier.

Plusieurs officiers du roi ont des offices incompatibles, et les font exercer par procureur.

La monnaie est grandement diminuée en poids et en valeur. Les changes et les Lombards recueillent tous le bon or et font leur payement en nouvelle monnaie. La commune renommée attribue cette diminution au prévôt de Paris et au prévôt des marchands, Michel L'huillier. En supposant qu'ils en rapportent quelque profit au roi, ce n'est pas en proportion de la perte qu'il en éprouve.

Il ne suffit pas d'avoir révélé ces abus ; le roi ayant demandé aide, confort et conseil aux nobles et bourgeois, ils regardent comme un devoir de lui indiquer le remède.

Démettre de leurs offices sans exception les gouverneurs des finances, saisir leurs biens, meubles et immeubles, s'assurer de leurs personnes jusqu'à ce qu'ils aient rendu compte de leur gestion ;

Annuler tous dons assignés et pensions extraordinaires ; ordonner à tous receveurs du domaine et des aides, sous peine de confiscation de corps et biens, de n'acquitter aucune assignation, et d'apporter tous leurs fonds au roi ;

Appliquer exclusivement à leur destination les aides ordonnées pour la guerre et la défense du royaume, à l'exemple du roi Charles V, qui les employa à chasser les Anglais, à recouvrer ses forteresses, à bien payer ses officiers, et qui a en outre laissé plusieurs beaux joyaux ;

Forcer à restitution plusieurs personnes qui seront nommées au nombre de seize cents, riches et puissantes, qui doivent soulager les pauvres, et dont mille peuvent, sans être grevées, payer l'une dans l'autre 100 francs ;

Confier les recettes à de notables personnes, prud'hommes, craignant Dieu, sans avarice, avec des gages licites, sans dons extraordinaires, qui distribuent les recettes selon ce qui est nécessaire, et mettent le reste en épargne ;

Examiner les états de dépenses du roi, de la reine et du duc d'Aquitaine, qui ne montent pas à 200.000 francs par an ;

Porter la réforme dans le personnel du parlement, de la chambre des comptes, des élus, de tous les agents de la finance ; nommer des personnes du sang royal avec d'autres bonnes personnes pour réformer les délinquants, et commander aux prélats et bourgeois des provinces, présents, de les désigner.

L'université, qui se disait la tille du roi, lui faisant très-humblement cet exposé comme désirant, plus que toute chose au monde, son bien, son honneur, la conservation de sa couronne et de sa domination. Elle le faisait, non pour aucun intérêt temporel, mais par devoir. On savait bien qu'elle n'avait pas les offices et les profits, qu'elle se renfermait en son étude. Plusieurs fois elle a fait de semblables remontrances, on n'y a pas eu d'égard, et le royaume a été mis en grand danger. Cette fois-ci, elle requiert l'aide du fils ainé du roi, le duc d'Aquitaine, et du duc de Bourgogne, qui déjà ont commencé la besogne sans ménagement. Mais les gouverneurs ont réussi à les empêcher. Elle requiert aussi les très-redoutés seigneurs de Nevers, de Vertus, de Charolais, de Bar et de Lorraine, le connétable et maréchal de France, le grand maître de Rhodes, l'amiral, le maître des arbalétriers, et généralement toute la chevalerie et escuirie du royaume, établie pour la conservation de la couronne, les conseillers du roi et tous ses autres sujets, de vouloir s'acquitter envers chacun selon son état.

Quelques-uns des ci-dessus nommés ont dit publiquement que l'université faisait cet exposé par haine et sur le rapport de cinq ou six gens du roi ; ce n'est pas ainsi qu'elle a coutume de s'informer ; ce qu'elle a représenté est clair et notoire, et elle en a été informée par gens aimant le bien du roi. Elle conclut à ce qu'il donne suite à ses remontrances, elle s'y emploiera sans lui faire faute. Autrement elle ne s'acquitterait pas envers sa majesté royale.

Il résulte d'un article ci-dessus des remontrances que, lorsqu'elles furent faites, il y avait encore des députés des provinces présents à Paris. Les états généraux n'étaient donc pas dissous. Il paraît même qu'ils avouèrent tout ce que l'université avait dit pour le bien du roi, du royaume et de la chose publique, qu'ils déclarèrent être prêts à en poursuivre et appuyer l'exécution, et qu'ils nommèrent à cet effet douze commissaires des trois états. D'après les événements, il est probable qu'ils n'entrèrent pas en fonction. On ne voit plus figurer les états.

Les remontrances furent lues au roi par un carme, Eustache de Pavilly ; elles furent bien accueillies par le duc de Bourgogne. Il fit destituer les gens de finance. Le plus gravement inculpé, le prévôt des Essarts, s'enfuit, se déchargeant sur le duc même d'un déficit dans les recettes. Entouré de dilapidateurs, et incapable de se mettre à la tête d'une réforme, en définitive salutaire pour la royauté et le royaume, le dauphin lui était contraire. Quelle impertinence ! s'écriaient ses conseillers. Quoi ! l'université, qui fait trafic de doctrines, prétend étendre l'autorité de ses classes jusqu'au gouvernement de l'État ! Et nous le souffririons ! Les actes suivent de près les menaces. Des Essarts rentre dans Paris, et occupe la Bastille au nom du dauphin. Le peuple se soulève, et crie : À la Bastille ! Les bourgeois, les cinquanteniers, insouciants ou craintifs, se tiennent en dehors du mouvement, et s'efforcent en vain de l'arrêter. Le peuple assiège la forteresse. Ce sont ces fameux maîtres boucliers dont l'existence indépendante remontait à Louis IX, les Saint-Von, les Thibert, les Legoix, qui se transmettaient leurs étaux héréditairement. Ces hauts barons de la boucherie, riches, considérés par leurs mœurs et leur dévotion, commandent à une armée de garçons, de valets, tueurs, assommeurs, écorcheurs. Sans précisément fraterniser avec eux, le duc de Bourgogne y voit un appui. Il intervient comme médiateur, garantit à des Essarts sa vie, et le décide à sortir de la Bastille. Le peuple le conduit, sans lui faire aucun mal, au Louvre, où il est détenu en attendant qu'on lui fasse son procès.

Maîtres de Paris, que vont faire les bouchers, accoutumés au sang ? Tuer, massacrer les sommités de la société, princes, seigneurs, et s'emparer du gouvernement ? C'est dans l'intérêt public, lâchement déserté, qu'ils ont pris les armes. Ils n'entendent pas abandonner leurs étaux, et se transformer en financiers et en gentilshommes. Ils savent très-bien que leur fait n'est pas de gouverner. Ils respectent la royauté. Ils voudraient seulement qu'à côté de ce malheureux roi, dont ils déplorent le triste sort, le dauphin se mit en état de gouverner avec justice et sagesse. En un mot, ils voudraient un bon roi. Sont-ils trop exigeants et si déraisonnables ?

En même temps qu'ils assiègent la Bastille, les boucliers se portent à l'hôtel Saint-Paul. Ils mettent à leur tête un chirurgien, Jean de Troyes, que recommandent son âge, sa figure vénérable et son élocution. Escorté du duc de Bourgogne, qui joue son double jeu, le dauphin, peu rassuré, leur donne audience d'une fenêtre. Jean de Troyes, en très-bons termes et très-respectueux, lui exprime le déplaisir du peuple pour sa conduite, et son vœu pour qu'il purge sa maison des corrupteurs et des traîtres qui l'obsèdent, et qu'il les livre à sa vengeance. Le peuple appuie de ses cris son orateur. Le cas est embarrassant. Le dauphin refuse de livrer ses bons serviteurs, et renvoie les turbulents pétitionnaires à leurs métiers. Le chancelier, imprudemment, les somme de nommer les traîtres pour qu'il en soit fait justice. Vous, tout le premier, lui crie-t-on ; et on lui en remet une liste ; il est obligé d'en donner lecture. Voyant qu'il faut finir par céder, le dauphin fait jurer par le duc de Bourgogne qu'on ne maltraitera pas les individus qu'on va saisir.

Pendant qu'on parlemente ainsi, le peuple force les portes, fait irruption dans l'hôtel, arrête les officiers du dauphin, et les emmène à la tour du Louvre. Ils n'y arrivent pas tous ; chemin faisant, la justice populaire en expédie une partie.

Voilà le peuple, les boucliers maîtres ! C'est l'université qui, par ses remontrances, a provoqué le mouvement ; le parlement n'a pas voulu s'en mêler ; le corps de ville, les bourgeois, le duc de Bourgogne, ont laissé faire. On a violé la résidence royale, le sang a été versé, personne ne veut prendre la responsabilité de ces excès ; on craint la vengeance des princes ; les bouchers restent seuls. Les chefs, les maîtres, embarrassés de leur victoire, ne savent qu'en faire. Leur armée de tueurs et d'écorcheurs s'en empare. Les plus résolus d'entre eux prennent la direction, ce sont Denisot et Caboche. Le commandement est confié à un chevalier bourguignon, Hélion de Jacqueville. Les conseillers, les lumières de ce gouvernement révolutionnaire, sont le carme Pavilly et le chirurgien Jean de Troyes : l'un au nom du corps de ville, l'autre au nom de l'université, qui n'osent reculer et qu'ils traînent à la remorque. Excepté ces trois hommes, tout ce qui agit est peuple et boucher ; et au-dessus d'eux s'élève et domine Caboche. L'histoire assure l'immortalité à cet écorcheur en donnant son nom à cette courte révolution pour la flétrir. Par la faute des corps et des classes qui auraient pu la diriger et la rendre profitable la royauté et au royaume, tombée dans des mains incapables et violentes, elle ne peut que répandre l'effroi et succomber. En attendant, le carme Pavilly, qui s'est chargé de la réforme et de l'éducation du dauphin, le fatigue inutilement de ses remontrances et de ses leçons. Jean de Troyes se trouvant avec le corps de ville sur le passage du roi, qui allait avec un nombreux cortège à Notre-Dame remercier Dieu de quelque amélioration de sa santé, le supplie de prendre le chaperon blanc de Gand que portaient les Parisiens. Le roi l'accepte, et, à sou exemple, tout le monde, bon gré mal gré, s'en affuble. Ce signe révolutionnaire se propage dans toutes les villes.

La réforme, demandée par l'université au nom des états, semblait oubliée. Cependant on avait préparé une ordonnance royale qui la consacrait ; mais, dans l'attente d'une réaction inévitable, on ne se pressait pas de la publier. Une nouvelle et forte secousse était nécessaire pour arracher cette concession. Le 22 mai, le carme Pavilly marche à l'hôtel Saint-Paul à la tête du corps de ville, de bon nombre de bourgeois, d'une foule de peuple. Cette fois on va droit au roi, c'est le pendant de l'expédition faite chez le dauphin. Pavilly prêche Charles VI. Il y a encore, dit-il, de mauvaises herbes au jardin du roi et de la reine ; il faut sarcler et nettoyer la bonne ville de Paris, comme un sage jardinier doit ôter ces herbes funestes, qui étoufferaient les lis. Ainsi que chez le dauphin, on marchande, on parlemente. La foule impatiente envahit l'hôtel. Le duc de Bourgogne représente en vain que par ce tumulte on compromet la santé du roi. Jean de Troyes présente une liste de traîtres, en tête de laquelle est Louis de Bavière, frère de la reine. Malgré les supplications et le, larmes, le capitaine Jacqueville et ses gens parcourent, fouillent les appartements, arrêtent les personnages désignés, et jusqu'à treize lames de la reine et de la dauphine.

Le lendemain, on mène au parlement le roi coiffé du chaperon, et on publie solennellement l'ordonnance de réforme ; elle est déclarée obligatoire et inviolable. Les princes et les prélats la jurent. Ensuite l'aumônier du roi, Jean Courte-Cuisse, prêche à Saint-Paul sur les bienfaits de l'ordonnance. D'après son préambule, elle est rendue pour la police générale du royaume, sur les plaintes et doléances des états de France faites au roi par l'université. Elle n'a pas moins de deux cent cinquante-huit articles ; c'est un code financier et judiciaire. Elle contient des dispositions très-remarquables de comptabilité, d'ordre, de hiérarchie, de centralisation. Tout aboutit, d'un côté à la cour des comptes, de l'autre au parlement. L'élection, dans l'ordre judiciaire, remplace la vénalité des offices ; la juridiction de l'hôtel du roi, les évocations, la charge de grand maître des eaux et forêts sont supprimées ; les dons et pensions sont suspendus pendant trois ans ; une foule de dispositions ont pour objet de régulariser l'administration de la justice, et de prévenir les abus dont sont accusés les juges ; la profession d'avocat est interdite aux prêtres ; le paysan peut tuer les loups et détruire les nouvelles garennes établies par les seigneurs ; les péages par eux perçus sans titre ou concession sont supprimés, etc., etc.

Cette ordonnance a cela de remarquable, que, produite par une révolution, elle n'a rien de révolutionnaire, rien de politique ; elle n'est empreinte d'aucun esprit de parti, les réformes atteignent également toutes les classes, et dans la seule vue de l'intérêt général. C'est un monument de haute sagesse ; ses auteurs sont inconnus ; leurs noms mériteraient une place honorable dans les fastes de la législation. Pour le succès de leur œuvre, il aurait fallu qu'ils se chargeassent de son exécution ; mais ils se tinrent à l'écart. Les cabochiens ne trouvèrent qu'opposition ou force d'inertie. Poussés à bout, ils retombèrent dans la violence. Ils pressèrent le jugement des prisonniers. Le prévôt des Essarts fut condamné et pendu. C'est le cinquième surintendant des finances qui va finir au gibet de Montfaucon.

Pendant ce temps, peu soucieux du supplice de ses partisans et nullement converti par les sermons du carme Pavilly, le dauphin continue de se divertir. Une nuit, il donne une fête. Les cabochiens scandalisés entrent chez lui ; il porte trois coups de poignard au capitaine Jacqueville qui lui faisait des reproches. Les coups glissent sur sa cotte de mailles. Heureusement le duc de Bourgogne empêche la représaille sur les compagnons du dauphin.

A compter de ce moment, la perte des cabochiens est irrévocablement décidée. Malgré eux, des conférences sont établies avec les princes pour faire la paix. Elle est conclue. Aussitôt la réaction commence et se déchaîne avec furie. On tombe sur les cabochiens ; on pille leurs maisons ; on les condamne, on les tue, on les met en fuite. Le duc de Bourgogne même ne fait rien pour eux, les abandonne lâchement, et sort de Paris sans rien dire. On conçoit qu'avec ces violences, le Parisien, de Bourguignon qu'il était, devient en un clin d'œil Armagnac.

Pour compléter la contre-révolution, on mène le roi au parlement, et on lui fait annuler solennellement l'ordonnance de réforme. Un historien du temps demande à des membres du conseil comment ils avaient consenti à l'abrogation d'une ordonnance qu'ils avaient vantée comme salutaire. Ils répondent : Nous voulons ce que veulent les princes. — A qui donc vous comparerai-je, répliqua-t-il, sinon à ces coqs de clocher qui tournent à tous les vents ?

La bourgeoisie reçoit le prix de sa lâcheté ou de son inconstance. Les princes traitent Paris en ville conquise. Voilà comment un homme célèbre, Gerson, prêchant devant le roi, parle du gouvernement populaire :

Tout le mal est venu de ce que le roi et la bonne bourgeoisie ont été en servitude par l'outrageuse entreprise de gens de petit état. Dieu l'a permis, afin que nous connussions la différence qui est entre la domination royale et celle d'aucuns populaires ; car la royale a communément et doit avoir douceur ; celle du vilain est domination tyrannique et qui se détruit elle-même. Aussi Aristote enseignait-il à Alexandre : N'élève pas ceux que la nature fait pour obéir. Le prédicateur reconnaît les trois ordres de l'État dans les métaux divers dont se composait la statue de Nabuchodonosor. L'état de bourgeoisie, des marchands et laboureurs est figuré par les jambes qui sont de fer, et partie de terre, pour leur labeur et humilité à servir et obéir... En leur état doit être le fer de labeur et la terre d'humilité. La doctrine de Gerson tombait tout à fait à faux ; le roi était fou et ne gouvernait pas.

On a écrasé les cabochiens, mutilé la bourgeoisie, et réduit Paris, sans aucun profit pour la royauté ni pour l'ordre. Le roi est toujours fou, et le dauphin un prince sans honneur, sans capacité. Débordé par les Armagnacs, et comme prisonnier au Louvre, il appelle à son secours le duc de Bourgogne. Il vient devant Paris avec une armée, est repoussé, déclaré traître et rebelle, poursuivi et forcé à demander la paix ; elle est conclue à Arras. Il jure de ne pas venir à Paris, sans l'ordre du roi, et de rompre son alliance avec les Anglais. Les Armagnacs restent les maîtres (1414).

Les Anglais débarquent à Harfleur. On fait tenir par le roi, dans la salle du parlement, une assemblée composée de la reine, du dauphin, des princes, des prélats, seigneurs, chevaliers, et d'une multitude d'autres gens. Ce n'est qu'une assemblée de notables. Il s'agit des moyens de poursuivre la guerre. Le premier est d'organiser le gouvernement. Il est décidé qu'à défaut du roi, il appartiendra à la reine avec les princes qu'elle appellera, et, en l'absence de la reine, au dauphin. C'est en effet lui qui gouverne. On fait de grands apprêts. Animée de la haine de l'étranger, la France va combattre avec une armée imposante. D'abord victorieux, les Anglais éprouvent des revers, se retirent sur Calais, et offrent une composition. On ne lei ; écoute pas ; or, veut livrer bataille ; il ne leur reste qu'à vaincre ou mourir. Orgueilleuse et ignorante, la noblesse renouvelle à Azincourt les fautes et les désastres de Crécy et de Poitiers (25 octobre 1415). Elle les paye cher et de son sang ; mais celui des vilains n'est pas épargné, et elle livre le royaume à l'Angleterre.

Insensibles aux dangers de la patrie, Armagnacs et Bourguignons se ruent sur Paris. Le comte d'Armagnac y domine. Le dauphin meurt de débauche. Son frère Jean ne lui survit pas longtemps. Les Armagnacs l'ont, dit-on, empoisonné comme Bourguignon (1416).

De la nombreuse lignée du roi fou, il ne reste que Charles, enfant de quatorze ans ; il est Armagnac. Le connétable d'Armagnac exile la reine à Tours, règne sans partage et en tyran (1417).

Bourgogne entre en campagne, va délivrer la reine ; elle se déclare régente, et établit son gouvernement à Poitiers. La tyrannie des Armagnacs soulève les Parisiens ; ils ouvrent leurs portes aux Bourguignons (1418). Tanneguy Duchâtel emmène le dauphin Charles hors de Paris. La réaction est épouvantable. Les Armagnacs sont entassés dans les prisons, et massacrés au nombre de deux mille, parmi lesquels le connétable, le chancelier de Marie, cinq évêques, des nobles, des magistrats. Le duc de Bourgogne n'était pas à Paris ; il y entre avec la reine, au son des instruments et aux acclamations du peuple. Le carrosse de la reine roule pour ainsi dire dans le sang couvert de parfums et de fleurs. La réaction n'est pas assouvie ; elle continue.

Les Armagnacs sont vaincus ; mais il reste au duc de Bourgogne un ennemi dangereux, le dauphin. Il prend le titre de lieutenant du roi, et s'établit à Poitiers ; il y est suivi par une partie des grands corps de l'État et de nombreux partisans. Il y a en France deux gouvernements.

Les Anglais ont profité de ces divisions et continué leurs conquêtes ; ils sont aux portes de Paris. La reine et le Bourguignon ont une entrevue avec le roi d'Angleterre pour traiter de la paix. On ne peut s'entendre. Le duc de Bretagne ménage un rapprochement entre le dauphin et le Bourguignon ; ils se voient à Montereau, se réconcilient et font une trêve. L'Anglais surprend Pontoise. Le duc de Bourgogne emmène le roi et la reine à Troyes ; il va trouver le dauphin à Montereau ; il y est massacré par Tanneguy Duchâtel (1410). Philippe III, fils du duc, jure de venger la mort de son père, se jette dans les bras des Anglais, et accompagne le roi d'Angleterre à Troyes. La paix y est conclue ; Charles VI et la reine lui donnent leur tille Catherine en mariage (1420).

D'après le traité, Charles VI nomme et reconnaît Henri son héritier à la couronne de France. Henri ne portera point le nom de roi de France, tant que Charles VI vivra ; mais il aura la qualité de régent et le gouvernement des affaires. Les deux royaumes de France et d'Angleterre seront unis et tenus dans la même main, savoir de Henri et de ses hoirs ; ils ne dépendront pas l'un de l'antre, et seront gouvernés selon leurs lois. Les privilèges et droits seront gardés à tous états et à toutes personnes ; il ne sera fait aucun traité d'accommodement avec le dauphin que du consentement des deux rois, du duc de Bourgogne et des trois États du royaume. Par un traité secret, le duc est déclaré indépendant de la couronne.

Depuis l'assassinat de Montereau, le dauphin s'est retiré au delà de la Loire, où la plupart des provinces tiennent pour lui. Il y rassemble ses partisans, y organise ses forces, et combat pour le maintien de la nationalité française, honteusement aliénée à l'Anglais par le traité de Troyes.

Avant de venir à Paris, le roi d'Angleterre, aidé par le duc de Bourgogne, et traînant avec lui Charles VI, attaque et reprend plusieurs places qui tenaient pour le dauphin. Les deux rois font leur entrée dans la capitale. L'histoire accuse les Parisiens de s'être livrés aux plus honteuses folies pour célébrer l'asservissement de la France. Nous savons qu'en penser ; nous avons vu un pareil spectacle. En 1420 comme en 1814 la tête de la société rendit hommage aux étrangers, et entraîna par son exemple la lie du peuple. Trahis par leurs autorités et contenus par la soldatesque, les Français fidèles courbent la tête ou sont allés se ranger autour du dauphin. C'est là qu'est désormais la France.

Le Bourguignon, la reine et l'Anglais poursuivent la proscription de ce prince. Pour la forme, il est cité à la table de marbre, et à défaut de comparaître, par arrêt du parlement, il est déclaré convaincu de meurtre, banni à perpétuité du royaume, déclaré indigne de toutes successions, nommément de celle à la couronne de France. Le dauphin en appelle à Dieu et à son épée (1421).

Les deux rois de France et d'Angleterre convoquent les états généraux des provinces qui leur sont soumises, car plus de la moitié du royaume tient pour le dauphin. L'assemblée s'ouvre, le 6 décembre 1420, à l'hôtel de Saint-Paul, en présence des deux rois, par un discours du chancelier, Jean le Clerc, partisan outré de la faction de Bourgogne. Après avoir déploré le massacre du duc Jean, il vante le traité de Troyes et le bonheur qui a suivi l'union des deux rois. Il demande une aide pour continuer la guerre contre le dauphin. Il remontre que la monnaie est singulièrement affaiblie depuis le malheur des guerres, ce qui cause un grand dommage au public, et exige que les états y apportent un prompt remède.

Les députés se retirent un moment pour la forme. Rentrés en séance, ils font répondre par un d'eux, sans entrer dans aucun détail, qu'ils sont prêts à faire tout ce qu'il plaira au roi et à son conseil d'ordonner. Sur-le-champ il est expédié une ordonnance, au nom de Charles VI et de son cher fils, le roi d'Angleterre, régent et héritier de France, portant que, suivant la délibération des trois états, il sera fait une imposition de certaine quantité de marcs d'argent sur tous les gens aisés des bonnes villes et autres, de quelque condition qu'ils soient, lesquels seront portés à la monnaie et payés en espèces à raison de sept livres le marc. Ce fut, suivant le témoignage de Juvénal des Ursins, une très-grosse taille, à laquelle il n'y eut cependant d'opposition, parce que la force imposait. Sous prétexte que cette taxe, faite sous forme d'emprunt, n'a servi qu'à réparer l'affaiblissement de la monnaie, l'aide est établie par une autre ordonnance, comme si elle avait été délibérée par les états. L'université, ou du moins la partie qui était restée à Paris, l'autre était à Poitiers, réclame une exception en faveur des ecclésiastiques ; elle est très-mal accueillie et même menacée.

Le roi Henri met des garnisons anglaises dans les places qu'il a conquises, jusque dans le Louvre, la Bastille, la tour de Nesle, laisse à Paris son frère, duc de Clarence, comme son lieutenant et retourne en Angleterre. Le dauphin porte la guerre dans les provinces en deçà de la Loire. Leduc de Clarence est défait et tué à la bataille de Baugé. Henri revient d'Angleterre avec des renforts. Avant qu'il ait rien fait de considérable, il tombe malade. Sa femme, ayant accouché d'un fils, repasse en France et va le retrouver à Senlis. ils entrent en grande pompe à Paris. Henri se fait porter en litière pour une expédition contre le dauphin. Son mal empire ; on le ramène à Vincennes et il y meurt. Il laisse le gouvernement de l'Angleterre à son frère, le duc de Glocester, et celui de France à son autre frère le duc de Bedford (1422).

Charles VI ne survit pas deux mois à Henri. Âgé de cinquante-quatre ans, après quarante-deux ans du règne le plus calamiteux qui puisse affliger un pays, il termine sa déplorable vie dans son hôtel de Saint-Paul assisté seulement de son premier gentilhomme, de son confesseur, de son aumônier. Nul prince du sang n'assiste à ses funérailles. Le duc de Bourgogne fait proclamer roi de France Henri, roi enfant d'Angleterre.

 

 

 



[1] Rouen, Troyes, Orléans, Reims, Châlons, etc.