HISTOIRE DES ÉTATS GÉNÉRAUX

TOME PREMIER

 

CHARLES V.

 

 

Dans les temps barbares, les premières qualités d'un chef étaient la force corporelle et l'aptitude à la guerre. Bien que la France fût depuis longtemps sortie de la barbarie, voilà l'idée qu'on se faisait encore du roi : guerrier, batailleur, à cheval, le casque en tête, l'épée au poing. Charles V est faible et maladif ; il n'a paru que sur le champ de bataille de Poitiers, et pour prendre la fuite. Renfermé dans ses palais, il administre et gouverne ; il dirige la guerre, il négocie, il intrigue ; il substitue la corruption, la ruse, et surtout la patience, à la fougue, à la force, à la violence. Charles V est un roi civil ; on l'a appelé le Sage, c'est-à-dire savant ; il était lettré, il n'était pas dépourvu de sagesse. Il parait d'autant plus sage, qu'il se trouve entre le roi Jean, qui ne l'était guère, et Charles VI, fou à lier.

L'épreuve faite par le roi Jean et par Charles V, lorsqu'il était lieutenant général du royaume et régent, les collisions survenues entre la royauté et les états généraux, n'étaient pas pour elle un encouragement à les assembler. Charles V tient de grands conseils en parlement, donne à cette cour judiciaire une grande influence dans les affaires d'État, et élève ainsi, probablement sans le prévoir, une autorité rivale du pouvoir royal. Plus habile, il est vrai, que son père, il corrompt les membres de cette cour avec le produit des impôts excessifs qu'il soumet à son enregistrement, et leur fait sanctionner les lois les plus favorables au pouvoir absolu. On peut pardonner à Charles V d'avoir eu peu de souci des libertés nationales. Son père lui avait laissé le royaume dans un état si déplorable ! Les plus belles provinces au pouvoir de l'Anglais ; le roi de Navarre, ennemi dangereux, dont les possessions s'étendaient jusqu'aux portes de Paris ; la Bretagne devenue comme un fief de l'Angleterre ; le roi Édouard tout-puissant dans le Hainaut et le Brabant ; dans l'intérieur les compagnies d'aventuriers français, anglais, bretons, gascons, commandées par des nobles, vendant leurs services à qui les payait le mieux, faisant la guerre pour leur compte, c'est-à-dire en brigands, pillant lès paysans, détroussant les voyageurs ; tous se fortifiant et prenant les armes pour attaquer ou se défendre ; tellement qu'il y avait dix mille villes ou villages murés, et cinquante mille châteaux ou maisons fortifiées. Il faut retirer la France de cet abîme, et avant tout venger l'opprobre du traité de Brétigny. La tâche est rude, mais grande et glorieuse. Un pauvre gentilhomme breton, Bertrand Duguesclin, l'accomplira.

Des traités terminent la guerre avec Charles de Navarre, et avec les Anglais pour les affaires de la Bretagne. Elle se rallume en Castille, où Henri de Transtamare dispute le trône à don Pedro. Cette guerre se fait avec les grandes compagnies d'aventuriers ; elles servent tour à tour sous Duguesclin, allié de Henri, et sous le Prince Noir, allié de Pedro. De retour à Bordeaux, et ne pouvant plus payer les aventuriers, le prince les congédie en leur disant de chercher leur vie ailleurs. Ils sortent de l'Aquitaine, et se jettent dans les provinces de France. Charles V n'avait pour ainsi dire entrepris l'expédition de Castille que pour délivrer le royaume de ces brigands.

Malgré sa haine des assemblées, il convoque à Chartres des prélats et gens d'église, des nobles de sang et autres, des gens des bonnes villes de Champagne, Bourgogne, Berry, Auvergne, Bourbonnais, Nivernais, pour des causes qui touchent la garde, la sûreté et l'utilité du royaume. L'assemblée est ensuite transférée à Sens. Le roi lui fait exposer le danger dont le royaume est menacé. Sur l'avis de l'assemblée et celui de son grand conseil, le roi adopte les règlements nécessaires pour la défense du territoire, et pour réprimer les abus dont on se plaignait dans la perception des droits d'aide et d'autres objets. Cette assemblée a échappé aux historiens, et n'est connue que par trois ordonnances rendues à Sens (juillet 1367). Ces états étaient incomplets, et composés seulement de députés des provinces menacées par les compagnies.

Pour soutenir son état militaire et les dépenses fastueuses de sa cour, le prince de Galles convoque les états d'Aquitaine, et leur demande des subsides extraordinaires. Ils font des représentations et réclament le maintien de leurs privilèges. Leprince les repousse durement ; il ulcère des âmes qui ne supportaient qu'avec peine le joug étranger. Les seigneurs appellent du prince au roi de France comme son suzerain.

Cette circonstance lui parait favorable pour prendre sa revanche du traité de Brétigny ; il entretient les bonnes dispositions des seigneurs gascons ; il s'assure de quelques princes allemands ; il embauche les compagnies ou bandes de brigands du prince de Galles, par le moyen de Duguesclin en qui elles ont confiance. Alors le roi reçoit l'appel des seigneurs, et fait sommer le prince de venir en personne à Paris, à la cour des pairs. Nous irons, répond-il, mais le bassinet en tête, et en compagnie de soixante mille hommes. Charles V ne brusque rien, prend patience, négocie, et fait tranquillement, ses préparatifs de guerre. Lorsqu'il est prêt, il envoie un défi au roi d'Angleterre. Prévoyant les conséquences de cette détermination, Charles veut avoir l'assentiment et l'appui de la nation. Malgré sa répugnance, il convoque à Paris les états généraux.

Le 4 mai 1369, ils s'assemblent au Palais. Le roi et la reine sont assis sous un dais. Autour d'eux siègent d'un côté le cardinal évêque de Beauvais, chancelier ; les archevêques, évêques, au nombre de quarante ; les prélats, abbés, dont la plupart sont assis par terre, faute de place ; de l'autre côté, la reine, veuve de Charles le Bel, les conseillers lais du parlement, les seigneurs des fleurs de lis, et quantité d'autres seigneurs et nobles. Hors de l'enceinte sont les gens des bonnes villes, en si grand nombre que la chambre en est entièrement remplie.

Le chancelier prend la parole, et choisit pour texte le verset du chapitre d'Esther, où il est dit qu'Assuérus interrogeait les sages, et qu'il faisait tout d'après le conseil de ceux qui connaissaient les lois anciennes ; il expose l'état des affaires et des négociations. La faiblesse de sa voix ne lui permettant pas de continuer, Guillaume de Dormans, son frère, achève la lecture de son discours.

Le roi parle ensuite. Si l'assemblée juge qu'il est allé trop loin, ou qu'il n'en ait pas assez fait, il trouve bon que chacun en dise librement son avis, parce qu'il est encore en état de corriger ce qu'on pourrait trouver à reprendre dans sa conduite. Un délai de deux jours est donné aux députés pour y penser mûrement et exprimer leur avis. On lui répond par des acclamations, des promesses de fidélité, et des offres de service.

L'assemblée s'étant de nouveau réunie, on entend les orateurs des trois états ; ils sont unanimement d'avis que le roi n'a rien fait que de juste ; qu'il n'a pu se dispenser de recevoir l'appel des seigneurs de Guienne, et que si le roi d'Angleterre prétend s'en venger en déclarant la guerre à la France, il agira contre toutes les règles de la justice. On lit ensuite une réponse à faire aux moyens produits par le roi d'Angleterre ; elle est approuvée par l'assemblée ; elle se sépare. Le roi se garde bien de demander de l'argent ; il lui suffit pour le moment de faire approuver la guerre ; il faudra bien que l'argent vienne après. Les états trouvent mauvais que la reine ait accompagné le roi dans un conseil général du royaume, comme à un spectacle.

Charles V se fait donner un arrêt de la cour des pairs pour confisquer l'Aquitaine. Il est dit dans cet acte que la suzeraineté et le droit d'appel ont été réservés par le traité de Brétigny ; ce n'était pas vrai.

La guerre est inévitable ; elle éclate. Nous n'en suivrons pas les phases diverses ; mais la nation s'y porte avec ardeur. Le clergé l'excite par ses prédications ; la noblesse montre du dévouement. Un grand nombre de villes chassent les garnisons anglaises ; le roi les récompense, les encourage, en confirmant, en augmentant leurs privilèges. Il ne maltraite pas les nobles, il paye bien leurs services, mais il caresse la bourgeoisie ; il accorde aux maires et échevins de Poitiers la noblesse héréditaire ; il permet aux bourgeois de Paris d'acquérir des fiefs au même titre que les nobles, et de porter les mêmes ornements que les chevaliers.

Huit mois sont à peine passés. On a besoin d'argent ; le roi n'en a pas demandé aux états du 4 mai. Il n'ose pas établir un impôt de sa seule autorité ; il convoque à Paris les prélats, les nobles, les bonnes villes de la Langue d'oïl, pour avoir leur avis sur le fait de la guerre et la défense du royaume. Sur ces états on manque de documents ; on en a encore moins sur ceux de la Langue d'oc qui se tenaient toujours séparément, et qui sans doute furent aussi convoqués. L'assemblée se tient au palais le 10 décembre.

Le roi expose pathétiquement ses besoins. On est charmé de son affabilité, de la raison et de la justice qui brillent dans sou discours. Son éloquence et ses promesses gagnent les députés. Il obtient un des subsides les plus considérables que des états eussent jamais accordés. Après plusieurs séances, on convient que l'imposition de 12 deniers pour livre sur la vente des denrées et marchandises, et du cinquième de la vente du sel, sera continuée sur le même pied qu'elle durait depuis le roi Jean, et sera affectée aux dépenses de la maison du roi et de la reine. On continue également le droit du treizième pour la vente du vin et autres boissons en gros, et du quatrième de la vente en détail. Les villes s'imposent un droit d'entrée sur les vins, à Paris de 12 sous par pièce de vin français, et de 24 par pièce de vin de Bourgogne. Comme les impôts qui ont été établis pour payer de terme en terme la rançon du roi Jean sont en quelque sorte ordinaires, on y ajoute un fouage ou imposition de 4 livres, c'est-à-dire 4 francs d'or à 20 sous pièce par feu dans les villes, et de 30 sous dans le plat pays. Ainsi la taille prend un rapide accroissement.

Dans ces deux assemblées, on ne voit, comme on en a vu dans les précédentes, ni plaintes contre le gouvernement, ni remontrances sur les abus. La réputation de justice du roi et sa conduite lui ont acquis confiance et autorité. On croit que si tout le bien ne s'est pas fait, il faut s'en prendre aux circonstances et aux malheurs du temps.

Pendant onze ans que Charles V règne encore, il n'est plus question d'états généraux ; il ne convoque plus que des états provinciaux, et se sert du parlement. Il ne ménage pas le peuple, et met de lourds impôts ; mais il rétablit un certain ordre dans les finances, dans l'armée, dans le royaume. Il reprend aux Anglais presque toutes les provinces aliénées par le traité de Brétigny, et triomphe de ses autres ennemis par les armes et des alliances.

C'est dans un grand conseil au parlement qu'il adopte une de ces dispositions fondamentales pour lesquelles les rois avaient recours aux états généraux. Pour assurer la couronne à son fils mineur, il rend la fameuse ordonnance d'août 1374, par laquelle il est statué que les fils aînés de France, dès qu'ils seront âgés de 14 ans, seront tenus pour majeurs et capables d'être sacrés.

Grand guerrier, grand citoyen, Duguesclin meurt, le 16 septembre 1380 ; Charles V le suit deux mois après. Le jour même de sa mort, il abolit tout impôt non consenti par les états. A son dernier moment, tout roi est généreux et repentant : cela ne lui coûte rien, et ne gène pas son successeur. Charles V laisse le peuple ruiné, et passe cependant pour économe. Il aimait l'argent et la bâtisse ; il fait construire des maisons de plaisance auprès de Paris ; dans cette ville, le Pont-Neuf, le vaste et magnifique hôtel de Saint-Paul où il résidait. Il ramasse un trésor de dix-huit millions qu'il tient caché dans l'épaisseur d'un mur de sa maison à Melun.