HISTOIRE DES ÉTATS GÉNÉRAUX

TOME PREMIER

 

PHILIPPE VI DE VALOIS.

 

 

Charles IV n'a pas d'enfant et laisse sa femme enceinte. Se voyant mourir, il déclare ses intentions. Si la reine accouche d'un fils, il veut que Philippe de Valois, son cousin germain, soit son tuteur et régent du royaume pendant la minorité du roi ; si la reine accouche d'une fille, que les douze pairs et les hauts barons de France tiennent conseil, et avisent entre eux pour disposer de la couronne. Philippe convoque à Paris (1328) une assemblée pour confirmer les dispositions faites par le feu roi. La mère d'Édouard III, roi d'Angleterre, gouvernant pendant sa minorité, y envoie une magnifique ambassade. Fils d'Isabelle, fille de Philippe IV, il se prétend plus proche parent que Philippe de Valois, neveu de ce roi, et réclame la garde de la grossesse de la reine et la régence. L'assemblée décide en faveur de Philippe. La reine accouche d'une fille. Ainsi s'éteint la descendance masculine de Philippe le Bel, la première branche des Capétiens. Le cas a été prévu par Philippe IV. La nation, dans la personne de ceux qui la représentent, est appelée à exercer son droit d'élection, à décerner la couronne. Deux candidats se présentent, Philippe de Valois et Édouard III. Édouard, de la maison Plantagenet, se dit aussi bien Français que le Valois, et en outre plus proche parent de la branche royale défaillante. Il représente les avantages que la France retirerait de la réunion des deux couronnes dans une seule famille. Pour gagner les seigneurs, il leur promet de leur rendre des droits qui leur ont été enlevés, et de partager avec eux le pouvoir. Un prince du sang, Robert d'Artois, renommé par son rang et son éloquence, défend le droit de Philippe de Valois, fondé sur la loi salique. Édouard convient que, vu la faiblesse de leur sexe, les filles ne peuvent posséder la couronne, mais il soutient que cette raison ne peut lui être opposée, à lui, mâle, issu d'une fille de sang royal. L'assemblée décide, en vertu de la loi salique, qu'Isabelle ne pouvait pas avoir transmis à son fils un droit qu'elle n'avait pas, que si le principe de la représentation était admis, le comte d'Évreux, fils de la fille de Louis X, était plus près du trône qu'Édouard. En conséquence, elle donne la couronne à Philippe ; il commence la branche de Valois, si désastreuse pour la France.

Par qui fut jugé ce différend, ou, en d'autres termes, qui disposa de la couronne ? Ce point de notre histoire est assez obscur ; nous ne chercherons pas à concilier Froissard, Nangis, Savaron, Boulainvilliers. Toutes les autorités sont d'accord que, par l'extinction de la branche régnante, la nation était rentrée dans son droit originaire d'élire un roi. Mais comment exerça-t-elle son droit ? A cet égard elles se contredisent. Suivant les unes, ce fut une assemblée des états généraux, composée des prélats, barons, députés des villes, devant laquelle la question fut plaidée et débattue par les deux concurrents ou leurs avocats ; suivant les autres, ce furent les princes, prélats et barons seuls qui, après avoir consulté des hommes savants en droit, prononcèrent. Nous pencherions assez pour cette dernière version. Pour avoir de l'argent, on daignait convoquer les députés du peuple ; on se passait d'eux pour disposer du trône.

Que serait-il arrivé, si la couronne de France eût été réunie à celle d'Angleterre sur la tète d'Édouard ? Cette question ouvre un vaste champ aux conjectures. En vain sa mère s'arrange avec Philippe, et le reconnaît, Édouard ne renonce pas à ses prétentions. Philippe le somme de lui rendre hommage pour la Guienne. Il traite insolemment les messagers du roi, vient pourtant à Amiens prêter foi à Philippe, s'en retourne irrité de la hauteur avec laquelle il a été reçu, et conservant dans son âme la rancune d'un prétendant ; il est entretenu dans ces dispositions par Robert, comte d'Artois, qui se réfugie en Angleterre pour échapper aux poursuites de Philippe.

Sous son règne, la dégénération de la pairie, commencée sous Philippe le Bel, continue. Des six anciennes pairies laïques, les rois s'en étaient approprié quatre. Pour les remplacer, Philippe VI en érige de nouvelles en faveur des princes du sang, et avec des terres moins importantes. Il en est des pairs comme des nobles, la fabrique en est établie ; les rois en font à volonté.

Les historiens citent plusieurs assemblées tenues pendant le règne de Philippe VI (1332-1338), et les appellent états, sans énoncer leur composition. Dans une de ces assemblées, il déclara sa résolution de se croiser pour la terre sainte, nomme son fils pour gouverner en son 'absence, et fait prêter aux assistants serment de lui obéir. Il annonce en même temps qu'il ne partira que dans trois ans. Le lendemain, l'archevêque de Rouen, délégué par le pape, prêche la croisade dans le Pré-aux-Clercs. Philippe y prend la croix. L'ardeur des populations est bien refroidie ; cependant les seigneurs de sa cour imitent son exemple avec d'autant moins de répugnance qu'ils ont devant eux un délai de trois ans. En effet, ce n'est qu'une comédie dont voici tout le secret. Le pape a accordé au roi l'autorisation de lever, jusqu'à son départ, le dixième des revenus du clergé. Un historien dit à tort qu'on ruinait les églises de France pour rétablir celles de la Palestine. Les décimes sont gardées par le roi ; la noblesse en a sa part. L'expédition ne partit pas, soit qu'elle n'eût été qu'un prétexte pour procurer de l'argent au roi, soit que le pape ne voulût pas accéder aux exigences ambitieuses de Philippe, telles que la couronne impériale ; soit à cause de la guerre avec l'Angleterre, guerre interminable dont la Flandre fut le théâtre, et au début de laquelle Édouard renouvela ses prétentions à la couronne de France que ses successeurs feront longtemps valoir.

Comme si la guerre n'était pas déjà assez dispendieuse, la cour prodigue les ressources de l'État pour des dépenses de luxe et de faste. La noblesse imite la cour. Après avoir épuisé ses serfs, elle obtient du roi la réduction de ses dettes et l'emprisonnement de ses créanciers, prétendant qu'il y avait une conjuration des hommes de bas état pour la ruiner. Ainsi que ses devanciers, Philippe bat monnaie au gibet de Montfaucon. A peine un roi est mort, que son surintendant des finances est proscrit par le roi parvenu au trône. Voilà le troisième cas. Pierre Remy, sieur de Montigny, surintendant sous Charles IV, accusé d'avoir volé autant au moins que son prédécesseur la Guette, est jugé, condamné et pendu. C'est une pauvre ressource qui n'enrichit 'pas le trésor. Le roi impose donc les peuples, et de sa propre et seule autorité. Il se forme encore des associations de nobles pour refuser l'impôt. Le roi les accuse de trahison et d'intelligence avec Édouard. Dans plusieurs provinces, les bourgeois se révoltent. Philippe est effrayé, recule, et convoque, disent les chroniques, les états généraux (1339). Ils déclarent, lui présent, que le roi ne peut lever taille en France, sinon de l'octroi des gens des états. C'est la généralisation du principe consacré sous Louis le Mutin, dans la charte obtenue par les Normands, et que Philippe vient de confirmer. C'est tout ce qu'on sait de ces états ; mais leur décision est importante. En vain les rois s'en affranchissent, elle est sans cesse invoquée par les états comme loi fondamentale, imprescriptible. Philippe s'en dédommage par la plus scandaleuse altération des monnaies dont il est parvenu à concentrer presque toute la fabrication dans ses mains.

La fiscalité est portée à son comble, tout est pour elle matière imposable. Elle frappe sur les personnes et sur les produits qui leur sont le plus nécessaires, sur le sel et les boissons. Un juif imagine, dit-on, le monopole du sel, la mémoire de Philippe en reste chargée. Le peuple a toujours couvert cet impôt de ses malédictions. Édouard d'Angleterre fait à ce sujet un calembour ; il appelle Philippe l'auteur de la loi salique. Il établit un impôt encore plus désastreux et vexatoire, un droit de quatre deniers par livre à chaque vente de marchandise, et porte un coup funeste au commerce. On dit que des états généraux votèrent ces impôts, et seulement pendant la guerre (1343). On n'a à cet égard que des notions imparfaites. Boulainvilliers ajoute que ce furent les premiers états qui accordèrent des droits fixes, sans pourvoir à leur emploi. La déclaration de Louis le Hutin leur reconnaissait en effet le droit d'en faire l'emploi et même le recouvrement. C'était un système vicieux, mais qui témoignait de la déférence des rois pour la puissance des états en matière d'impôt. Il ne faut donc pas s'étonner si, sous le roi Jean, ce système sera suivi.

Soit que les impôts sur le sel, les boissons et les marchandises, eussent été établis par les états ou par le roi seul, il fut dit qu'ils l'étaient, non-seulement pour les frais de la guerre, mais encore pour rétablir les monnaies. Mais Philippe regarde leur altération comme un droit royal. Dans une ordonnance (1346), où il dit qu'à lui seul, dans tout le royaume, il appartient de battre monnaie, il ajoute, avec une rare impudence, de lui donner tel cours et tel prix qu'il lui plaira et que bon lui semblera. Aussi ne se gêne-t-il pas pour user et abuser de ce droit monstrueux. Cependant il n'a pas le courage d'avouer hautement ses fraudes. Il recommande à ses officiers d'exiger de leurs ouvriers et employés de garder le secret, et de le jurer sur l'Évangile, afin que l'on ne s'aperçoive pas du mauvais aloi et du faux poids.

Le produit de ces extorsions est dévoré par la guerre et les fêtes de la cour. C'est dans une de ces fêtes que Philippe fait décapiter, sans forme de procès, comme suspects d'intelligence avec le roi d'Angleterre, une douzaine de seigneurs bretons qu'il y avait invités. Voilà comment la justice était administrée par ces grands justiciers royaux, qu'on a tant loués de l'avoir eux-mêmes rendue. Les Valois ne le cèdent pas aux Mérovingiens.

Les impôts du sel et sur les marchandises n'ayant été établis qu'à temps, le roi assemble les états généraux de la Langue d'oi i à Paris, et de la Langue d'oc à Toulouse (1346). Les deux assemblées déclarent que ces deux impôts sont moult déplaisants au peuple, et néanmoins les prorogent. Ces ressources sont rapidement consommées. Le règne de Philippe est, plus qu'aucun de ceux qui l'ont précédé, ensanglanté par la guerre. Elle porte ses ravages en Flandre, en Normandie, en Bretagne, en Guienne. De grandes armées tiennent la campagne. Des flottes nombreuses combattent sur les mers. Beaucoup de sang répandu, quelque gloire pour la chevalerie de France et d'Angleterre ; beaucoup de souffrances pour les peuples ; pas de résultats décisifs. La fortune est favorable à Philippe. Édouard, dans la position la plus critique, demande à négocier. Philippe refuse, veut combattre. Édouard prend position près de Crécy. L'armée française éprouve la plus honteuse, la plus épouvantable défaite (1346). Elle est suivie du siège si dramatique de Calais, où l'héroïsme de la bourgeoisie lave, autant qu'il était en elle, la défaite de l'armée féodale. Une peste terrible, qui vient de l'Asie ravager l'Europe et la France, suspend les combats ; une trêve est conclue entre les deux rois. La France descend du rang où Philippe-Auguste l'avait élevée ; cependant elle n'a perdu que Calais, et elle gagne le Dauphiné. Philippe fait une nouvelle campagne contre les financiers. Son propre trésorier, Pierre des Essarts, est condamné à payer 100.000 florins d'or pour racheter sa vie. Les Italiens, marchands d'argent, qu'on appelait Lombards, sont chassés du royaume. Le roi confisque 400.000 livres qu'ils lui avaient prêtées, et fait remise de deux millions à leurs débiteurs. Moyen loyal de payer ses dettes, ingénieuse ressource pour avoir du crédit ! Voilà où en était la science financière.

Sur son lit de mort (1350), Philippe adresse à ses enfants et aux princes de sa famille la plus touchante allocution, et leur débite une foule de belles choses, que, suivant l'ingénieuse observation de Mézeray, les rois recommandent plus souvent à leurs successeurs en mourant, qu'ils ne les pratiquent de leur vivant. Dans ces temps-là, c'était comme un discours d'étiquette, et sans conséquence, souvent composé après coup par des historiens.

Sous ces quatre derniers règnes, pendant trente-quatre ans, les documents sur les états généraux sont si incomplets, qu'on ne peut articuler aucun progrès notable dans cette institution depuis Philippe le Bel. Cependant des assemblées représentatives jugent les prétentions de compétiteurs à la couronne, et en disposent. La nécessité du consentement de la nation à l'impôt est formellement reconnue.