HISTOIRE DES ÉTATS GÉNÉRAUX

TOME PREMIER

 

PHILIPPE IV LE BEL.

 

 

Nous avons exposé les vicissitudes diverses qu'a subies, depuis sa fondation et pendant sept siècles, la monarchie française. Dans l'origine, la royauté ne s'est pas posée comme après douze siècles d'existence ; elle n'a pas dit : l'État, c'est moi ; elle a été plus modeste. L'esprit germain dont elle était imprégnée l'a longtemps retenue sur sa pente vers le despotisme romain. Elle n'a pas gouverné seule, en maitre absolu ; elle a reconnu la nécessité du suffrage et du consentement du peuple, et l'a appelé à délibérer sur ses intérêts. Il a été représenté d'abord par l'armée, les compagnons du roi ; ensuite par les grands laïques et ecclésiastiques. Mais le nom du peuple a été imprimé à la plupart des grandes assemblées pour légitimer leurs délibérations et consacrer leur puissance.

Après l'établissement du régime féodal, les assemblées nationales continuent plus ou moins fréquemment ; elles sont composées des mêmes éléments ; les seigneurs laïques et ecclésiastiques sont tout. Il n'est plus question du peuple ; son nom a disparu. Isolée de cet appui, la royauté se débat elle-même contre de puissants rivaux. La révolution communale éclate. Le peuple et la royauté se retrouvent et réagissent contre le régime féodal. Louis IX appelle les bonnes villes à l'assemblée nationale ; d'autres assemblées sont convoquées, les bonnes villes n'y figurent plus ; mais elles existent. C'est un élément nouveau qui ne tardera pas à jouer un grand rôle. Peu de temps avant sa mort, impatient du pouvoir du baronnage féodal, Louis IX rappelle les bonnes villes à son fils, et lui recommande de maintenir leurs franchises et libertés. Riches et puissantes, elles seront sa meilleure garantie contre les rois ses pareils, contre les barons ses rivaux. Sous Louis IX, la royauté, s'appuyant sur le peuple, fait à leur profit commun des conquêtes importantes sur la féodalité. Philippe le Hardi les continue. Évidemment la féodalité penche vers son déclin, une ère nouvelle va s'ouvrir pour la France.

Philippe le Bel passe pour un prince extrêmement libéral, restaurateur des libertés publiques, fondateur des états généraux ; il appela dans les assemblées nationales le tiers état avec le clergé et la noblesse : de lui datent les trois ordres. C'est lui faire beaucoup trop d'honneur. Philippe le Bel fut un roi despote, plus despote qu'aucun de ses prédécesseurs, mais en même temps un grand centralisateur par ses institutions et ses réunions territoriales. Il poursuit la révolution contre les grands vassaux, commencée par Philippe-Auguste et Louis IX ; il ne se sert de sa supériorité que pour exercer le pouvoir absolu ; il ne met que rarement le peuple en jeu, et, pour le pressurer plus facilement, et en faire l'instrument de sa politique, il publie beaucoup de lois ou règlements. On connaît de lui près de quatre cents ordonnances ; elles sont pour la première fois précédées de cette formule : En vertu de la plénitude de notre puissance et autorité royale. En conséquence, il s'applique à empiéter sur la puissance du clergé et de la noblesse. Éprouve-t-il des obstacles, il recule ; croit-il le moment favorable, il avance, il persiste, et, en définitive, marche vers son but. Sans mériter peut-être le renom d'un grand législateur, parmi ses nombreuses lois, il en est qui sont un progrès remarquable, surtout celles relatives à l'administration de la justice ; elle ne suffisait plus à l'expédition des procès. Leur nombre avait singulièrement augmenté, ainsi qu'on le voit par la peinture naïve et plaisante du roman contemporain de Rou et des ducs de Normandie. C'était le résultat du développement de l'industrie et des transactions qui avait contribué à la révolution communale, et qu'à son tour elle avait accru. Par sa grande ordonnance pour la réformation du royaume, (1302), Philippe complète l'organisation de la justice, commencée par Louis IX. Jusque-là ambulatoire, le parlement, cour purement judiciaire, est déclaré sédentaire à Paris. C'est le triomphe de l'ordre civil et des légistes. Quelquefois le roi le préside ; il y rend ses ordonnatices ; mais il ne reconnaît pas à des juges ou conseillers de son choix le droit de les discuter.

Les affranchissements dépendaient de la bonne volonté des seigneurs, Philippe donne aux serfs le droit de se racheter : il proclame que toute créature humaine formée à l'image de Dieu doit être libre par droit naturel ; que la servitude est odieuse ; que le serf, en son vivant, est réputé mort. Considérant, ajoute-t-il, que notre royaume est nommé le royaume de France, et voulant que la chose en vérité soit accordante au nom, avons ordonné que généralement, pour tout notre royaume, servitudes soient ramenées à franchises, pour que les autres seigneurs, qui ont hommes de corps, prennent exemple à nous. C'est un bienfait, mais il ne faut pas l'exagérer : il se réduit à vendre l'affranchissement à ceux qui se présentent pour l'acheter ; les rois font ce commerce dans leurs domaines, et les seigneurs aussi. Le pouvoir royal y gagne ce que le régime féodal y perd.

Philippe III a donné les premières lettres d'anoblissement (1271) à l'orfèvre Raoul. Tant que la noblesse aura des privilèges, le roturier cherchera à devenir noble. La planche est faite. Philippe le Bel a pour principaux conseillers des roturiers ; il les anoblit. Ses successeurs ne s'en feront pas faute. La noblesse n'a jamais pardonné à ces premiers faiseurs de nobles ; ils n'avaient pas le droit d'en faire. C'étaient des révolutionnaires. Les premiers nobles n'avaient pas reçu ce titre de la concession des rois ; c'est en usurpant ce droit qu'ils ont successivement fait partager à quatre mille familles, la plupart sortie de la servitude, les honneurs et les prérogatives autrefois réservés aux seuls conquérants de la Gaule. Un écrivain — Boulainvilliers — débite très-sérieusement ces bouffonneries. Nous ne défendons ni ne contestons le principe que le roi fait des nobles à volonté, consacré par l'usage, inscrit en toutes lettres dans la charte de 1814, et conservé dans celle de 1830, pas plus que la faculté de convertir, par son attouchement, des écrouelleux en hommes parfaitement sains. Les anoblissements, funestes, il est vrai, aux nobles pur sang, furent utiles à la noblesse, car si la bataille de Fontanet (841) fut le tombeau de la plus grande partie de cette noblesse primitive, tombée des nues, ou qui s'était faite elle-même, que serait-il avenu de l'institution, si les rois ne l'avaient pas recrutée par des vilains ? Si l'institution elle-même e décliné et péri, on ne peut en accuser que les progrès de l'esprit humain et les coups du destructeur inflexible, le temps.

Non-seulement Philippe le Bel fait des nobles, il fait aussi des pairs, le duc de Bretagne, Robert comte d'Artois, Charles comte de Valois, sans respect pour ceux qui prétendent remonter à l'origine de la monarchie et être les égaux des ducs de France. Il dépouille les seigneurs du droit de faire la guerre et de battre monnaie ; mais il est le plus déhonté des faux monnayeurs. Avide et dépensier, dans ses besoins d'argent, il n'épargne personne. Tous les moyens lui sont bons ; il met en réquisition la vaisselle de ses officiers et de ses sujets ; il saisit des revenus ecclésiastiques ; il prélève des subventions sur les nobles et sur les vilains.

Philippe le Hardi n'a convoqué que deux assemblées ; Philippe le Bel règne depuis dix-sept ans, et n'en a pas convoqué une seule ; il a pourtant beaucoup gouverné ; il aime trop le pouvoir pour le partager. S'il y consent, ce ne sera que forcé par la nécessité. La guerre du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel la fait naître. Louis IX l'avait déjà soutenue avec honneur ; elle éclate plus violente. Dans les débats du pape Boniface et de Philippe, la religion n'est pour rien : ce n'est qu'une question d'argent, et d'intérêt mondain ; mais elle devient une question de pouvoir et de supériorité ; elle se résume dans ce début de la bulle du pape, Ausculta fili : Dieu nous a constitués, quoique indignes, au-dessus des rois et des royaumes. Nous ne relaterons point les griefs du roi et du pape, l'histoire en serait trop longue. Les lettres suivantes en donnent une idée ; ce sont les manifestes des parties belligérantes. Voici celui du pape :

Boniface, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Philippe, roi des Francs, crains Dieu et garde ses commandements. Tu dois savoir que tu nous es soumis tant dans le temporel que dans le spirituel ; que la collation des bénéfices et des prébendes ne t'appartient point ; que si tu as la garde des bénéfices vacants, c'est pour en réserver les fruits aux successeurs ; que si tu en as conféré quelqu'un, nous déclarons cette collation invalide, et nous la révoquons si elle a été exécutée, déclarant hérétiques tous ceux qui pensent autrement.

Le roi répond au pape :

Philippe, par la grâce de Dieu, roi des Français, à Boniface, qui se donne pour pape, peu ou point de salut. Que ta très-grande fatuité sache que nous ne sommes soumis à personne pour le temporel ; que la collation des églises et des prébendes vacantes nous appartient par le droit royal ; que les fruits en sont à nous ; que les collations faites et à faire par nous sont valides au passé et à l'avenir ; que nous maintiendrons leurs possesseurs de tout notre pouvoir, et que nous tenons pour fous et insensés ceux qui croiront autrement.

Cette correspondance aurait été, dit-on, fabriquée par le chancelier Pierre Flotte, pour soulever tout le monde contre Boniface. Vraie ou supposée, elle résumait clairement les prétentions du pape. La tiare insulte le sceptre, Philippe veut en tirer vengeance. Le 11 février 1302, en présence du roi et d'une foule de seigneurs et de chevaliers, devant le peuple, la lettre du pape est brûlée. Philippe n'en reste pas là. Le pape a convoqué les prélats à Rome pour le 1er novembre ; le roi convoque une assemblée nationale. La puissance de Rome n'est pas de celles dont triomphe facilement le glaive ; son empire est encore trop fort sur les esprits et les consciences. Elle a des auxiliaires et des complices dans l'église du royaume, dans toutes les classes. Philippe sent le besoin de réunir contre elle toutes les forces de la nation. Il appelle donc autour de lui, non plus seulement les nobles et les prêtres, mais aussi, sous le nom de députés des villes, la bourgeoisie, la roture, le peuple. Il les convoque à Paris au 10 avril (1302). Il adresse ses lettres aux barons, archevêques, évêques, prélats, aux églises cathédrales, aux universités, chapitres et collèges, pour les sommer d'y faire trouver leurs députés ; et aux baillis royaux pour faire élire, par les communautés des villes et des territoires, des syndics ou procureurs capables de délibérer sur les hautes matières qui doivent leur être proposées.

Il est loisible de venir en personne, ou de se faire représenter par des procureurs munis de pouvoirs suffisants, par le motif que les frais de voyage sont onéreux ; probablement les députés n'étaient pas encore indemnisés. On est si peu éclairé sur l'importance de la convocation, que l'on regarde la mission de se rendre à l'assemblée plutôt comme un devoir pénible que comme un droit ou une concession de l'autorité royale. Elle est obligée d'employer la contrainte. On frappe de saisie les communes qui n'envoient pas de députés. Philippe le Bel défend au sénéchal de Carcassonne d'en donner mainlevée.

Le point important, c'est la présence des députés des villes et communes, de l'élément roturier dans l'assemblée nationale. Il y parait aussi parmi les députés du clergé un autre élément nouveau, ce sont les universités. On fait remonter leur établissement à Charlemagne : la gloire d'avoir allumé ce flambeau n'appartient qu'au douzième siècle. Le clergé, qui, dans les temps d'ignorance, avait été le foyer des sciences, prend le premier rang dans les universités, les réglemente, les gouverne, et, par ce moyen, s'empare de l'instruction publique, objet de sa constante ambition. Il ne fait pas toujours un usage éclairé de sa suprématie ; l'esprit de l'Église contrarie souvent l'esprit humain, prétend régler son essor et lui imposer des barrières. Mais dans les universités, à côté du prêtre, de l'homme de Dieu, s'est introduit successivement le laïque, l'homme du monde.

Le jour de l'assemblée étant venu, Philippe le Bel prend place ; Pierre Flotte chancelier, expose les bons desseins du roi pour la réformation des abus et la difficulté d'y réussir au milieu des traverses suscitées de toutes parts par les ennemis du royaume, et particulièrement par les attentats du pape. Non content d'accablerer l'église de France par des voies inusitées par lesquelles il tend à s'emparer des biens et des revenus de toutes les églises particulières, il a osé depuis peu attaquer la souveraineté du roi, et lui dénoncer par son nonce, l'archevêque de Narbonne, qu'il lui était soumis au temporel et au spirituel, et que, faute de reconnaître cette juridiction usurpée, il le déclarait excommunié nonobstant le privilège attaché de tout temps à la couronne de France. C'est une injure faite à ia nation entière, qui n'a jamais reconnu au temporel d'autre supérieur que le roi. Les entreprises de la cour de Rome sont opposées aux saints canons et ruinent la hiérarchie. Les métropolitains n'ont plus de juridiction sur les évêques de leurs provinces, ni ceux-ci sur le clergé de leurs diocèses. Tout le monde est également bien reçu à appeler en cour de Rome, pourvu qu'on y apporte de l'argent ; la faveur l'emporte sur la justice. Le clergé de France se plaint de quelques officiers du roi ; s'il y a des abus, il en est très-fâché et décidé à les corriger ; mais il ne veut pas donner au pape l'avantage de voir, à sa réquisition et à son commandement, rien changer dans l'administration du royaume. Le chancelier représente ensuite la nécessité de soumettre les Flamands ; et de dompter une bonne fois leur orgueil. Le roi s'attend à ce que dans cette occasion la noblesse fera les derniers efforts pour terminer une querelle que sa longueur rend honteuse à la France. L'état populaire n'est pas moins intéressé que la noblesse à ce que cette guerre soit terminée.

Le roi prend ensuite la parole, et demande que chaque corps prenne sa résolution, et la déclare publiquement par forme de conseil. On se retire pour délibérer, et on se remet bientôt en séance.

Au nom de la noblesse, le comte d'Artois remercie le roi de son zèle pour le bien de l'État, de sa résolution de réprimer les abus. La noblesse est inviolablement attachée à la personne des rois, et toujours prête à sacrifier ses biens et sa vie pour défendre leur dignité et leur gloire. Elle se fait honneur de ne tenir ses terres que de la couronne, et de ne reconnaître aucun autre supérieur temporel que le roi. La prétention du pape est si déraisonnable, que lorsque le roi voudrait dissimuler un tel outrage, la noblesse ne le ressentirait pas moins et le vengerait de tout son pouvoir.

Voulant ménager à la fois et le roi et le pape, le clergé demande un plus long délai pour délibérer. Mais Philippe le pousse dans ses derniers retranchements, et interpelle vivement les prélats de dire de qui ils croient tenir leurs biens. Ils répondent unanimement de lui et de sa couronne. Et quelles obligations leur étaient en conséquence imposées ? ajoute le roi. Ils avouent qu'ils doivent défendre sa personne, ses enfants, ses proches, et la liberté du royaume ; ils s'y sont engagés par leur serment en prenant possession des grands fiefs attachés à leurs bénéfices ; et ceux d'entre eux qui n'ont point de fiefs s'y croient également obligés par fidélité. Ils supplient cependant le roi de leur permettre de se rendre auprès du pape qui les a appelés pour un concile. Au nom de la noblesse, le comte d'Artois s'y oppose, parce que, d'après la bulle, le concile n'est convoqué que pour procéder contre le roi.

Les députés des villes et territoires s'expliquent par une requête. On dit qu'ils la présentèrent à genoux, en parvenus reçus pour la première fois, comme par grâce, dans la bonne compagnie et devant le roi. Quelle fut l'attitude du clergé et de la noblesse ? on ne le dit pas. Lorsqu'ils formaient seuls les assemblées, se prosternaient-ils devant le monarque ? quelques chroniqueurs le prétendent. Il est plus probable que cette humiliation fut d'abord infligée au tiers état, et qu'elle s'étendit aux deux ordres privilégiés, à mesure que la royauté abaissa leur puissance et augmenta la sienne. La requête des députés des villes était ainsi conçue :

A vous, très-noble prince notre sire, Philippe par la grâce de Dieu, roi des Français, supplie et requiert le peuple de votre royaume que vous en gardiez la souveraineté et franchise, qui est telle, que vous ne reconnaissiez de votre temporel souverain en terre que Dieu, et que vous fassiez déclarer, pour que tout le monde le sache que le pape Boniface erra manifestement, et fit péché mortel, notoirement en vous mandant par lettres bullées qu'il était souverain de votre temporel, et que vous ne pouviez prébendes donner, ni les fruits des églises cathédrales vacantes retenir, et que tous ceux qui croient le contraire, il tient pour hérétiques.

Ce qu'il y a de remarquable dans cette pièce, c'est la proclamation franche et nette de l'indépendance du pouvoir temporel ; c'est le nom de peuple que prennent les députés de la roture. Les oblige-t-on à le prendre, croyant les humilier ? Quel sens est attaché à ce nom ? Dans le fait, ils représentent la grande majorité de la nation.

L'histoire du temps et les actes fournissent très-peu de détails sur cette assemblée ; il parait qu'elle ne tint qu'une séance. Ce jour-là, fort de l'opinion des états, Philippe veut qu'ils l'expriment eux-mêmes au Saint-Siège. Les députés de la noblesse et du peuple écrivent au collège des cardinaux. Les lettres sont en langue vulgaire, nous n'en donnons qu'un résumé en français.

Le pape prétend, dit la noblesse, que le roi est son sujet, quant au temporel, et le doit tenir de lui. Les nobles et le peuple ne reconnaissent au temporel d'autre supérieur que le roi qui ne relève que de Dieu seul. Nous disons avec une extrême douleur que de tels excès ne peuvent plaire à aucun homme de bonne volonté ; que jamais ils ne sont venus en pensée à personne, et qu'on n'a pu les entendre que pour le temps de l'antéchrist ; et quoique le pape dise qu'il agit ainsi par votre conseil, nous ne pouvons croire que vous consentiez à de telles nouveautés, ni à de si folles entreprises. C'est pourquoi nous vous prions d'y apporter tels remèdes que l'union entre l'Église et le royaume soit maintenue, etc.

En défendant l'indépendance de la couronne, la noblesse n'oublie pas ses intérêts. Si elle combat la prétention du pape de pourvoir aux bénéfices, c'est, dit-elle, parce que alors les prélats ne pourraient les donner aux nobles clercs et autres bien nés et bien lettrés de leurs diocèses dont les prédécesseurs ont fondé les églises.

La lettre des députés du clergé, adressée au pape, est modérée et filiale. Ils exposent les griefs du roi et se prononcent pour son indépendance au temporel. Ils auraient voulu se rendre à Rome, le roi et les barons ne le leur ont pas permis. Ils sont tenus au roi par leur serment de fidélité à la conservation de sa personne, de ses honneurs, libertés, à celle des droits du royaume ; d'autant plus que nombre d'entre eux tiennent des duchés, comtés, baronnies et autres fiefs. Dans cette nécessité extrême, ils ont recours à la providence de sa sainteté.

La lettre des députés des communes n'a pas été conservée, on ne la connaît que par la réponse des cardinaux adressée aux maires, échevins, jurats, consuls des communautés, villes, cités, bourgs du royaume. Ils reprochent aux députés d'avoir affecté de ne pas nommer le pape, d'en avoir parlé d'une manière peu respectueuse, et disent qu'il n'a pas l'intention de s'attribuer la supériorité sur le pouvoir temporel.

Cette correspondance directe avec la cour de Rome a été considérée comme un acte de suprématie de l'assemblée nationale sur le pouvoir royal. C'est une pure subtilité. Les trois lettres ne furent certainement écrites que par l'ordre du roi, ou avec son autorisation.

D'autres matières furent-elles traitées dans cette assemblée ? Accorda-t-elle un subside ? Tout ce qu'on sait, c'est que le roi profita du dévouement de la noblesse qui s'était offerte corps et biens, et l'envoya guerroyer en Flandre, pour venger la mort de trois ou quatre mille Français massacrés à Bruges. Guerre désastreuse pour la noblesse française, qui fut écrasée à la bataille de Courtrai (19 juin 1502) par une armée de peuple ; ce fut le présage des nombreuses défaites qui ruinèrent la renommée des armées féodales.

Sur le caractère de l'assemblée de 1302, les historiens sont unanimes. Ce sont des états généraux, et les premiers. On n'est pas d'accord sur le caractère de toutes les autres assemblées postérieures. On trouve des états généraux plus ou moins complets, des assemblées de notables, états généraux au petit pied, etc. Nous n'avons pas la prétention de mieux faire que les écrivains qui nous ont précédé. Pour rendre notre travail aussi complet que possible, nous relaterons toutes les assemblées qui nous ont paru avoir un caractère représentatif. Le lecteur jugera.

Il eût été pour nous plus facile et plus expéditif de nous borner à l'historique de chacune de ces assemblées, sans nous inquiéter des événements qui se sont passés dans les intervalles, souvent très-longs, qui les séparent. Il nous a paru utile, même nécessaire, de tracer un tableau rapide de ces événements, afin de faire mieux apprécier les circonstances où les assemblées sont convoquées, et la liaison qu'elles ont entre elles.

L'opposition que les états avaient manifestée aux prétentions du pape l'avait disposé à renoncer à ce qu'elles avaient d'exorbitant. La défaite de Courtrai change cette disposition ; à Rome on parle d'excommunier Philippe. Les prélats français l'abandonnent, il les laisse partir pour Rome au nombre de quarante-cinq. Tout annonce la, guerre avec le pape ; il s'allie avec Albert d'Autriche, empereur ; Philippe cède la Guienne aux Anglais (1303) pour faire la paix avec eux. Nogaret, successeur de Pierre Flotte, lance un manifeste foudroyant contre Boniface. Il envoie un légat à Paris. Le roi offre un arbitrage, le légat le refuse, et s'enfuit en laissant un bref du pape qui excommunie Philippe. Il convoque à Paris une assemblée des prélats, barons, communautés des villes et universités. Des nobles, parmi lesquels on cite les comtes d'Évreux, fils de France, de Saint-Pol, de Dreux, et Guillaume de Plassian, seigneur de Vezenobre, produisent un acte d'accusation contre Boniface. Ils l'accusent d'hérésie et de plusieurs cas si horribles, est-il dit, que, bien loin d'y croire, un chrétien ne peut pas les répéter. Plassian offre de poursuivre l'accusation par-devant le concile. Le roi promet d'en procurer la convocation, et fait lire son appel dans le jardin du palais à tout le clergé et au peuple — omni clero et populo. Les adresses, dont le pouvoir a de nos jours fait un scandaleux abus, c'est Philippe le Bel qui les invente. Craignant que les peuples, accablés d'impôts et mécontents de ses ministres, ne se soulèvent en faveur du pape, le roi prend la précaution d'écrire aux villes, corps, communautés, églises, maisons religieuses, prélats et seigneurs du royaume, de lui envoyer des lettres d'adhésion. Le vicomte de Narbonne et Plassian l'accusateur parcourent les provinces, pressent, menacent, et rapportent sept cents adhésions. Le clergé adhère comme tout le monde ; il y a très-peu de récalcitrants. Le roi et sa famille s'engagent en revanche à défendre les adhérents contre le pape. Boniface répond aux accusations. Nogaret était allé en Italie pour lui signifier l'appel du roi à Agnani, sa ville natale, où il s'était réfugié. La mort met un terme aux humiliations et aux outrages qu'eut à éprouver ce vieillard de quatre-vingt-six ans. Benoît XI lui succède, et paraît d'abord disposé à la conciliation : les affaires se brouillent encore ; Benoît XI meurt.

Philippe a quelque répit, il en profite pour pousser avec vigueur la guerre de Flandre. Depuis la défaite de Courtrai, il avait fallu faire de nouveaux armements. Les historiens disent qu'il convoqua une assemblée. Il paraît, au contraire, que, de sa seule autorité, il augmenta la valeur des monnaies, et qu'il établit un impôt du cinquième du revenu. Ce n'est qu'à son corps défendant, et pour avoir de l'argent, qu'il a recours aux états généraux. A l'exemple de ses devanciers, il pressure en détail les provinces. En demandant une aide à des seigneurs, il leur écrit : Nous vous requérons que ladite aide vous nous fassiez libéralement de vous-mêmes, et fassiez faire de vos sujets, tant nobles que non nobles en votre terre. Une autre fois, le roi traite d'un subside avec les nobles et les communes des sénéchaussées de Toulouse, Cahors, Rodez, Carcassonne, Beaucaire et Périgueux (1304).

Philippe fait nommer un pape français Bertrand de Gott, archevêque de Bordeaux (1305). On prétend que cette nomination fut le prix d'un marché peu honorable, conclu auparavant entre eux. Il est certain que le roi fait tout ce qu'il veut du pape Clément V.

Pour se procurer de l'argent, Philippe a usé et abusé de tout, impôts, exactions de toutes sortes, altérations des monnaies, décimes du clergé, razzia sur les juifs, etc. Le peuple se soulève, le roi se sauve au Temple ; au lieu de le poursuivre, le peuple pille la maison d'un financier, Étienne Barbet. Des centaines d'hommes, pendus aux arbres des routes font justice de l'émeute (1306).

C'est pourtant une leçon pour le roi. Le peuple est irrité et exténué. L'émeute peut se renouveler, mais Philippe veut de l'argent ; les templiers ont de grandes richesses, leur proscription est décidée. Nous n'en parlerons que dans ses rapports avec notre sujet. Le roi fait arrêter les templiers à Paris et dans tout le royaume, saisit leurs biens, s'empare du Temple, de leur trésor, de leurs papiers. Le coup d'État est audacieux. Le roi recherche l'assentiment public. Le jour même de l'arrestation, il fait appeler les bourgeois par paroisses et par confréries dans son jardin de la Cité, et prêcher-par des moines endoctrinés sur les crimes des templiers. Une lettre royale, répandue dans toute la France, les voue à l'exécration.

L'ordre n'est justiciable que du Saint-Siège. Clément V entre en fureur et défend sa juridiction. Philippe la conteste. C'est une question à décider entre eux. Il se propose d'aller trouver le pape à Poitiers. Auparavant, non content de l'assentiment des bourgeois de Paris, il veut obtenir celui de la nation. Il convoque à Tours, à Pâques 1308, une assemblée de nobles et d'ignobles, de toutes les châtellenies et villes, pour recevoir leur conseil et avoir le jugement et l'assentiment des hommes de toute condition du royaume, non-seulement des nobles et lettrés, mais des bourgeois et laïques. Les lettres de convocation, écrites en latin, sont datées de Melun, le 25 mars ; elles sont un manifeste effroyable contre les templiers. Comme à l'assemblée de 1302, les députés doivent être munis de pouvoirs, et il leur est permis de se faire représenter. Nuit barons du Languedoc donnent procuration à Guillaume de Nogaret de s'y rendre cri leur nom. Vingt-deux pouvoirs, donnés à des députés de communes, sont au trésor des chartes. On y trouve aussi les réponses d'un grand nombre d'évêques. L'assemblée est très-nombreuse. Le roi et son chancelier exposent les accusations portées et les preuves recueillies contre les templiers. En réponse aux prétentions du pape, le roi se fait adresser ce singulier discours : Le peuple du royaume de France adresse au roi d'instantes supplications... Qu'il se rappelle que le prince des fils d'Israël, Moïse, l'ami de Dieu, voyant l'apostasie des adorateurs du veau d'or, dit : Que chacun prenne le glaive et tue son proche parent... Il n'alla pas pour cela demander le consentement de son frère Aaron, constitué grand prêtre par l'ordre de Dieu... Pourquoi donc le roi très-chrétien ne procéderait-il pas ainsi, même contre tout le clergé, si le clergé errait, ou soutenait ceux qui errent ? En lisant cette hardie menace, on doit croire qu'il n'y avait pas de députés du clergé aux états ; il n'est pas nommé dans les lettres de convocation. Il ne s'élève pas une seule voix en faveur des templiers, on laisse carte blanche au roi. Non-seulement la noblesse, à laquelle, en général, ils appartenaient, les abandonne, mais vingt-six princes et seigneurs se constituent accusateurs, et donnent procuration pour leur faire leur procès. L'université de Paris, et surtout les maîtres en théologie, sont requis de donner leur sentence de condamnation ; ils la prononcent. Un mémoire est envoyé au pape par le vicaire temporel de Dieu, porteur du vœu des prélats, chapitres, églises, clergé, barons, chevaliers, communes, et généralement de tous les fidèles de son royaume, qui supplient le vicaire spirituel de Jésus-Christ de détruire, comme un scandale public, un ordre devenu généralement odieux. Ensuite le roi va lui-même à Poitiers conférer avec le pape. Il résiste, marchande, cède ; les templiers sont condamnés et exécutés.

Une indemnité est allouée aux députés aux états. Chaque état paye les siens. Le clergé de Narbonne s'impose pour cette dépense.

Pour subvenir à ses dépenses personnelles et aux dépenses publiques, le roi avait son domaine ; il se composait d'abord du revenu des domaines réels : terre, bois, maisons, fermes, ce qu'au temps de Charlemagne on appelait villœ regiœ ; ensuite des droits fixes ou casuels perçus dans les seigneuries appartenant à la couronne ; des tributs ou dons volontaires qu'on lui apportait lors de la tenue des assemblées annuelles ; enfin, des droits de gîte de chevauchée, quand il voyageait dans le royaume. Lorsqu'il y avait une dépense extraordinaire, et que les revenus ordinaires ne suffisaient plus, le roi demandait à ses peuples une aide, un subside temporaire. C'est ainsi que fut votée la dîme saladine pour la troisième croisade.

Jusque vers le douzième siècle, les choses restent dans cet état. Mais l'augmentation du prix du numéraire,. en même temps que celle des dépenses, rend les revenus de la couronne insuffisants. Tendre la main au peuple, il en coûtait à l'orgueil du roi. Il cherche à s'affranchir tant qu'il peut de cette humiliation. De là prennent naissance la création d'offices pour les vendre et l'altération des monnaies. Quand cette ressource elle-même ne suffit plus, le génie fiscal invente des impôts, c'est-à-dire la préhension par le roi d'une partie de l'avoir des sujets. C'était toute une révolution dans le système financier de la monarchie. Seul juge de l'opportunité, de l'utilité, de la quotité, de la forme, de l'assiette de l'impôt, le roi puisera-t-il à son gré dans la bourse des particuliers ? Nul doute qu'il ne veuille s'attribuer cc droit. Mais il ne peut manquer de rencontrer des oppositions. Le clergé et la noblesse allégueront leurs privilèges, leurs franchises, et menaceront à la moindre atteinte qu'on voudra leur porter. Le peuple, sur lequel pèsera tout le fardeau, se plaindra, s'agitera ; la bourgeoisie, soumise aux mêmes charges que lui, prendra sa défense. Enfin toutes les classes, réunies dans un intérêt commun, prétendront, comme un droit naturel, que l'impôt ne peut être établi sans leur consentement. Ce sera le sujet des plus fréquentes, des plus graves collisions entre la nation et le roi. C'est surtout sous Philippe le Bel qu'elles commencent à éclater. Le principe sera cependant reconnu par les rois, mais ils le violeront quand ils pourront le faire impunément.

La guerre de Flandre dure toujours. Les dépenses et les dissipations prodigieuses de Philippe ont dévoré, outre les revenus de la couronne, les biens des templiers, 800.000 livres qu'il a tirées de Flandre, et les bénéfices scandaleux de la monnaie. Le roi a un favori, un ministre, Enguerrand de Marigny, qu'il a créé surintendant des finances. C'est un homme fécond en ressources, hardi, éminemment fiscal ; il établit un impôt, d'abord du centième des biens, ensuite du cinquantième ; il y soumet le clergé et la noblesse. Des oppositions et des révoltes éclatent de toutes parts. A Paris, à Rouen, à Orléans, le peuple met à mort les agents chargés de lever les deniers. A son retour d'une expédition contre les Flamands, le roi veut imposer six deniers pour livre sur chaque denrée vendue. Pour mettre fin aux émeutes et aplanir les obstacles, le roi, de l'avis d'Enguerrand de Marigny, convoque à Paris en assemblée les prélats, barons et députés des villes. Elle est ouverte, le 1er août 1313, dans la cour du palais. Le roi prend place sur un grand échafaud, et y fait asseoir les prélats et les barons ; les députés des villes sont au bas, probablement debout. Enguerrand de Marigny parle avec une grande véhémence pour prouver la justice de l'arrêt du parlement qui confisque le comté de Flandre au profit du roi ; il montre qu'il y aurait une honte infinie à négliger la punition des rebelles. Toutefois le roi ne peut pas l'entreprendre sans un nouveau secours qui ne sera point onéreux, parce que la conquête du pays le mettra bientôt en situation de rendre aux peuples ce qu'ils lui auront accordé. Il finit en disant que le roi va voir par lui-même quels sont ceux qui ont de l'affection pour sa personne et pour le bien de l'État. Cette harangue, que les chroniques appellent la complainte, ou plutôt la menace de Marigny, fait impression sur l'assemblée. A peine il l'a terminée, que Philippe se lève brusquement de son siège, s'avance au bord de l'échafaud pour provoquer, en se montrant, le dévouement des députés des villes, ou pour leur imposer. Étienne Barbet, prévôt des marchands de Paris, dit que tous ses concitoyens sont prêts à marcher contre les Flamands, et à leurs propres frais. Tous les députés des communes font la même déclaration. Le roi les remercie ; l'assemblée se sépare. Bien qu'elle n'eût pas voté formellement de subside, le roi rend une ordonnance pour la levée de six deniers par livre de toutes les marchandises vendues dans le royaume, payable par moitié entre le vendeur et l'acheteur, comme si les états y avaient consenti.

On a prétendu que les députés des communes jouèrent le premier rôle dans cette assemblée ; que Philippe ne s'adressa qu'à eux ; que les prélats et les barons ne furent que témoins et pour la parade. Cependant ils étaient assis autour du roi, et les députés des villes restèrent debout. On ne leur donna pas le temps de délibérer ; ils ne furent pas consultés. Le roi les provoqua et leur imposa. Le prévôt des marchands, gagné, donna le branle ; tout le reste suivit, et se borna à une démonstration. Des historiens ne disent pas moins que c'est la première assemblée qui accorde un impôt. Ce n'est pas que Philippe ménage plus le clergé et la noblesse. Il n'épargne personne ; il ne respecte aucun droit. Des taxes arbitraires pèsent sur toutes les classes. Le produit de ses exactions ne tourne guère à son honneur et profit, ni à ceux du royaume. Les plaintes, les oppositions se multiplient ; il les dédaigne et n'en tient aucun compte. Le scandale est porté à un tel point, que plusieurs provinces, Picardie, Champagne, Bourgogne, Forez, Artois, etc., les nobles, tant pour eux que pour les communes, et tous leurs alliés et adjoints, étant dans tous les points du royaume, se liguent ouvertement par serment, et forment des associations pour résister aux exactions royales, déclarant qu'ils ne peuvent les souffrir en bonne conscience, sous peine de perdre leurs honneurs, franchises et libertés, eux et leurs descendants ; et qu'ils n'en garderont pas moins le respect et la fidélité qu'ils doivent à la couronne (1314).

Ne sachant que répondre à ces nobles, ni comment vaincre leur coalition, Philippe leur opposa le peuple ; il appela les députés des villes pour aviser avec lui sur le fait des monnaies. Son dessein est d'interdire pendant onze ans aux barons de battre monnaie, pour qu'il en fabrique lui-même d'excellentes, sur lesquelles il ne gagnera rien. Ce projet est fait pour séduire les députés ; ils l'adoptent. Mais les barons laïques et ecclésiastiques résistent ; le roi se contente de leur prescrire l'aloi, le poids et la marque de leurs monnaies.

Comment Philippe serait-il sorti de cette collision avec les seigneurs ? La mort vint peut-être à propos le tirer d'embarras. Le grand maitre Molay, qu'il avait gardé pour clore la grande hécatombe des templiers, du haut de son bûcher ajourna, dit-on, à comparaître devant Dieu, le pape dans quarante jours, le roi dans l'année ; ils répondirent exactement à l'appel. A son dernier moment, Philippe se repent, fait cesser la levée de certains impôts, recommande à son fils de modérer les charges publiques, et d'apporter ses soins à la justice et à la bonne police de l'État. Il était bien temps.

Lorsque, pour avoir appelé les députés de la roture dans l'assemblée nationale, on représente Philippe le Bel comme épris d'un grand amour pour le peuple et les libertés publiques, on est dans une grande erreur. Cette révolution est plutôt l'ouvrage d'un pape. Sans ses démêlés avec Boniface, le roi n'aurait pas pensé à appeler à son aide les représentants de la nation, ni surtout les députés des communes. L'institution des états généraux eut aussi un motif beaucoup moins libéral qu'en général on le suppose, ainsi que le révèle naïvement Estienne Pasquier :

Les revenus du domaine de la couronne ne suffisant plus aux rois, il fallait y suppléer par des impôts. Toute la charge tombait sur le roturier. On l'appela avec les prélats et les seigneurs pour lui faire avaler avec plus de douceur la purgation et en tirer de l'argent. Honoré et chatouillé du vent de ce vain honneur, il se rendait plus hardi prometteur. Engagé par son concours dans l'assemblée, il n'avait plus de motif pour murmurer. Quelques bonnes ordonnances de réformation, rendues sur la demande des états, n'étaient que belles tapisseries servant seulement de parade. Après avoir ainsi flétri l'origine des états généraux, Pasquier dans son cynisme monarchique, ajoute que ce fut une invention grande, sage et politique de la part de la royauté, et dans son intérêt. L'écrivain n'a vu qu'une des faces de l'institution. Elle introduisit la roture sur la scène politique, la mit en évidence, de pair avec le clergé et la noblesse, et lui donna la parole. La royauté fut forcée de compter avec elle et d'entendre de dures vérités. Ces bonnes ordonnances, ouvrage des états, et surtout du tiers état, qui l'emportait sur les autres ordres en science et en talent, loin de n'être qu'une vaine parade, mettaient au grand jour les plaies de la société, et leur appliquaient des remèdes puisés dans les plus saines doctrines de la législation. Les états généraux furent une conquête immense pour le peuple français. Après une lutte de cinq siècles, ce fut une des plus grandes révolutions des temps modernes.

On ne saurait trop le répéter pour confondre les prétentions des parlementaires, si le parlement et l'assemblée de la nation eussent été une seule et même chose, pourquoi Philippe le Bel ne venait-il pas déférer au parlement ses démêlés avec le pape ? pourquoi convoquait-il les états généraux ? pourquoi, dans les occasions solennelles, furent-ils convoqués par ses successeurs, en présence du même parlement ?

Un écrivain[1] a parfaitement distingué et caractérisé les deux institutions.

Le pouvoir du parlement, dit-il, est pour juger les causes des particuliers, et pour recevoir, faire publier et enregistrer les lois que fait le roi. Il est vrai qu'il y tient son lit de justice ; mais en cela il ne reconnaît pas son concours. L'ancien style portait lu, publié et enregistré ; ensuite on a ajouté vérifié. Ainsi le parlement modifiait les lois, exerçait un contrôle. L'édit de Roussillon lui dénia ce droit, lui défendit d'en user, et ne lui permit que la voie des remontrances.

Le pouvoir des états est au fait des coutumes, vrai droit civil des provinces, en l'accordance desquelles coutumes est représentée l'ancienne liberté du peuple français, en tant qu'il avait et qu'il a encore aujourd'hui droit de faire loi sur soi-même. En certains cas, les états sont appelés, non comme simples conseillers, mais comme ayant plein et entier pouvoir : par exemple, si la couronne est disputée par deux prétendants, comme elle le fut, à la mort de Charles IV, entre Philippe de Valois et Édouard d'Angleterre. De même, si le roi veut, de son vivant, faire reconnaître son successeur ; s'il convient de faire une loi fondamentale, comme celle qui fut jurée aux états de Blois (18 octobre 1588). Aussi l'ancienneté le pouvoir des états était tel, qu'il n'était loisible au roi de lever de nouveaux subsides sans leur consentement.

Legendre — Traité de l'Opinion — admet la nécessité des états dans le cas des lois fondamentales, quoiqu'il professe que l'autorité du roi est générale.

L'introduction sur la scène politique de l'élément roturier et populaire est, nous le répétons, une révolution. On a essayé d'en diminuer l'importance en distinguant le tiers état et les communes. Ainsi, dit M. Guizot, en arrivant à la fin de l'époque féodale et au commencement du quatorzième siècle, on s'aperçoit avec surprise que les communes proprement dites sont en décadence, et que cependant le tiers état, considéré comme classe sociale, est en progrès ; que la bourgeoisie est plus nombreuse, plus puissante, quoique les communes aient perdu beaucoup de leurs libertés et de leur pouvoir[2].

Des mouvements populaires dans les campagnes précédèrent la révolution communale, et en furent comme le signal. Dans les villes où elle éclata, elle ne fut pas l'œuvre de l'autorité locale, ni du pouvoir central ; elle partit de la population. Elle n'eut point d'ensemble, d'uniformité, de généralité ; elle procéda par efforts partiels, successifs, isolés ; elle obtint des résultats divers ; elle eut à combattre, à demander protection, à transiger, à subir des jugements. Dans l'existence des communes, il y eut modification de formes plutôt que décadence. Quelques-unes, mal administrées, renoncèrent à une indépendance onéreuse, mais en très-petit nombre ; à d'autres, qui furent obligées de retourner sous l'administration royale, les rois conservèrent expressément leurs libertés et franchises. Louis IX en recommanda le maintien à son fils ; Philippe le Bel les consacra solennellement en appelant aux assemblées nationales les villes, les cités, les territoires. On ne voit pas qu'il abolit des communes.

Les affranchissements, la bourgeoisie, et surtout la révolution communale, ont commencé l'émancipation du peuple, et du peuple est sorti le tiers état. M. Guizot conteste cette origine ; elle l'incommode et le blesse. Suivant lui, le tiers état est, et à lui seul, une classe qui s'est formée entre le peuple d'une part, le clergé et la noblesse de l'autre. C'est un effet de la préoccupation de l'écrivain. Ennemi de la démocratie, jaloux des nobles et des prêtres, il rêve une aristocratie bourgeoise, tenant le juste milieu. Pourrait-il dire à quel titre on est de cette nouvelle classe, où elle commence, on elle finit ? En conséquence, il ravale la révolution communale. et représente les communistes comme gens grossiers, emportés, barbares, les communes comme des foyers d'anarchie, succombant ou s'affaiblissant par leur isolement, le dégoût, la lassitude des citoyens, l'intervention des rois et des grands suzerains. M. Guizot peut-il ignorer que, dans les villes, le mouvement communal fut unanime, et que les citadins les plus notables étaient à la tête du peuple ? Certes, ayant à lutter contre tout ce qui s'opposa à son développement, la révolution communale ne fut ni pacifique, ni polie. Une lutte aussi acharnée ne pouvait pas être exempte de violences et d'excès. Les rois et les seigneurs en commirent, sans aucun doute, plus que les sujets. Sans fouiller dans l'histoire de la lutte des communes, il suffit de citer les grandes hécatombes des paysans de Normandie, de Bretagne, et les atroces croisades contre les Albigeois où furent abîmées les villes les plus florissantes du Midi. Malgré ses taches, la révolution communale ne fut pas moins la résurrection du peuple, qu'auparavant on ne comptait pour rien, et d'où sortit le tiers état.

C'est, poursuit M. Guizot, dans les villes gouvernées par les officiers du roi, et non dans les villes érigées en communes, que s'est développé l'esprit qui a été longtemps le caractère dominant de la bourgeoisie, et qui a joué un si grand rôle dans notre histoire. Cet esprit, il le définit ainsi : Peu ambitieux, peu entreprenant, timide même, et n'abordant guère les pensées d'une résistance définitive et violente, mais honnête, ami de l'ordre, de la règle, persévérant, attaché à ses droits, et assez habile à les faire tôt ou tard respecter. Ainsi, comme source du tiers état, même de la bourgeoisie, toutes les villes qui avaient le régime municipal romain et celles qui conquirent le droit de commune, sont rayées d'un trait de plume, apparemment parce qu'elles ne contenaient que des esprits turbulents et de la populace. Cependant c'étaient les villes les plus considérables où il y avait au moins autant d'hommes éclairés, industrieux, riches, que dans les villes purement royales. Que par la suite ces dernières villes aient contribué à la formation du tiers état, on ne le conteste pas. Mais ne pas reconnaître qu'il prit naissance principalement dans les villes municipalisées, ou qui conquirent le droit de commune, c'est fermer les yeux à un des plus clairs enseignements de l'histoire.

Suivant le mème écrivain, une autre source a aussi concouru puissamment à former le tiers état et à lui faire conquérir la prépondérance sociale. Ce sont les juges, les baillis, les prévôts, les sénéchaux, tous ces officiers du roi et des grands suzerains, la plupart bourgeois, qui devinrent bientôt une classe nombreuse et puissante. /1 aurait dû ajouter les universités, ayant le monopole de l'instruction et des lumières et dont l'influence et l'autorité étaient alors considérables. Du reste, c'est prendre un effet pour la cause et réduire le tiers état à de bien mesquines proportions. Ces officiers de justice, dont les principaux furent longtemps encore des nobles, ces-officiers d'enseignement n'étaient pas tombés des nues, formant une classe distincte, comme la noblesse, ayant ainsi que les nobles son cachet propre, ses droits, ses privilèges. Ils sortaient de la roture, du peuple dans son acception la plus étendue. Ils n'avaient pas d'autre origine, d'autre source. Députés aux assemblées nationales, ils ne se posaient pas comme le clergé et la noblesse, et ne prétendaient pas représenter une classe. Ils se disaient représentants du peuple ; ils défendaient ses intérêts, car ils partageaient ses charges. En un mot, le tiers état était tout le monde, excepté les nobles et les prêtres. Les légistes, les officiers de justice n'eurent d'autre prépondérance que celle de l'instruction sur l'ignorance. Elle diminua à mesure que les lumières se répandirent dans les autres professions. Leur influence fut peut-être plus funeste qu'utile. Leur doctrine était tout empreinte du droit romain. Ils professaient l'unité, la suprématie du pouvoir royal sur toute seigneurie. En cela, ils minaient le régime féodal, et travaillaient à la force et à la grandeur de la France. mais en même temps ils professaient cet axiome : Si veut le roi, si veut la loi ; ils poussaient le fanatisme de la royauté jusqu'à appeler sacrilège toute infraction à ses ordonnances, ils fondaient le despotisme. La féodalité, la royauté, le tiers état ont été, dit-on, les trois grands éléments de la civilisation française. Nous répondons : Le régime féodal en a été le contre-pied ; parmi lei rois, les uns l'ont favorisée, les antres l'ont contrariée. Le tiers état, c'est-à-dire le peuple, lui a donné la plus grande impulsion.

Les croisades, les guerres, les modifications du régime féodal ont épuisé, affaibli les nobles. La roture a grandi par la science, les arts, l'industrie, le commerce et les libertés qu'elle a obtenues ou conquises. Elle a acquis des richesses ; c'est sur elle que pèse la plus grande partie de l'impôt ; on daigne l'admettre à servir avec les nobles et à fournir an moins des soldats. Désormais il faut bien compter avec elle comme avec les classes privilégiées. Son refuge contre leur oppression est dans la royauté, et la royauté neutralise ou balance leur influence par celle de la roture. Sans être de niveau avec les ecclésiastiques et les nobles, habituellement conseillers du prince et qui forment sa cour, dans les grandes occasions la roture siège avec eux. Du reste, la tenue des assemblées politiques n'est ni périodique, 'ni régulière comme elle l'a été sous la deuxième race. Philippe le Bel les convoque rarement, lorsque cela lui plan ; il s'en passe tarit qu'il peut, et, dans ses besoins d'argent, il s'adresse à des assemblées provinciales trop faibles pour opposer de la résistance. Ses prédécesseurs lui ont fourni l'exemple, ses successeurs ne le négligeront pas.

Sur le nombre des députés, ecclésiastiques, nobles, des communes, et les bases d'après lesquelles il était fixé, sur la forme des élections, la nature des pouvoirs, le régime intérieur de l'assemblée nationale, la discussion, la délibération, on n'a que peu de documents et que des données incertaines. L'institution des états généraux était naissante. Les formalités, simples d'abord, se compliquèrent à mesure que le besoin s'en fit sentir. Nous reviendrons sur ce sujet.

 

 

 



[1] Coquille, tome I, page 519.

[2] Essai de civilisation, tome IV, page 278.