MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE XXIV. — NÉGOCIATIONS DES CONSTITUTIONNELS AVEC LE DIRECTOIRE. - INFLUENCE DE MADAME DE STAËL, DE BENJAMIN CONSTANT ET DE TALLEYRAND. - SYMPTÔMES DE MOUVEMENTS.

 

 

AVANT que le Directoire n'eût, pour ainsi dire, brûlé ses vaisseaux, les constitutionnels avaient encore tenté, mais sans succès, la voie des négociations. Reubell et La Revellière, qui s'y étaient montrés assez disposés, le premier à Doulcet-Pontécoulant et Laquée, le second à Creuzé-Latouche et Crétet, avaient changé totalement d'opinion, et fini par repousser tout moyen de conciliation, répétant toujours que la majorité du Corps-Législatif voulait faire la contre-révolution, et décréter d'accusation le Directoire. Ses adhérents ne gardèrent plus de mesure après son fameux message. Benjamin Constant disait hautement dans le salon de madame de Staël, qu'il ne pouvait plus y avoir de 'rapprochement entre les deux pouvoirs ; que le Directoire s'était trop avancé pour reculer ; que les élections de l'an VI seraient encore plus détestables que les dernières ; qu'il fallait en finir, et laisser au Directoire le moyen de relever l'esprit public.

La diversité des opinions, qui dans les temps calmes fait le charme de la société, et qui dans l'es temps de révolution la rend insupportable, m'avait un peu éloigné de celle de madame de Staël ; elle me rechercha lorsqu'elle sut que la commission à laquelle le Conseil avait renvoyé le dernier message du Directoire m'avait nommé rapporteur. Elle m'écrivit qu'elle désirait me voir pour un service important que je pouvais lui rendre. J'allai chez elle ; elle me parla d'une pétition de M. Duportail qui savait été renvoyée à une commission dont j'étais membre. Il demandait une exception aux lois sur les émigrés. Madame de Staël prenait un vif intérêt à cette pétition ; mais je m'aperçus bientôt que ce n'était là qu'un prétexte ; en effet, après quelques circonlocutions, elle amena la conversation sur les dangers qui menaçaient la liberté, et me dit que j'étais l'homme qui pouvait clans ce moment rendre le plus de services à la République ; et qu'elle m'engageait instamment à avoir une entrevue avec Benjamin Constant. Il y a des antipathies qu'on ne peut trop s'expliquer ; j'en avais une déclarée contre lui, je lui trouvais un ton dogmatique et tranchant. Talleyrand m'apparaissait derrière le rideau, mettant en avant ses machines. Je n'avais nulle confiance dans le républicanisme dont il faisait parade, et je me sentais un grand dégoût pour ses intrigues. Cependant, comme cette avant-garde du Directoire avait de l'esprit et du talent, et que les circonstances étaient imminentes, je pensai qu'il pourrait étre utile de savoir ce qu'on voulait dans l'un des camps ennemis dont nous étions entourés ; je surmontai ma répugnance, et j'acceptai un dîner chez madame de Staël avec Benjamin Constant. Il eut lieu le 26 thermidor ; nous n'étions que tous trois ; ils me dirent : La majorité du Corps-Législatif est royaliste, il y a cent quatre-vingt-dix députés qui ont contracté l'engagement de rétablir le prétendant sur le trône ; la majorité du Conseil des Anciens veut transférer le Corps-Législatif à Rouen à cause de sa proximité du théâtre de la chouannerie, mais le Directoire ne quittera point Paris, et il y restera cent trente députés fidèles. Le Directoire doit être désormais le seul point de ralliement des républicains. Ce sont les attaques des royalistes qui ont inspiré de la frayeur au Directoire, et la frayeur a amené les mesures hostiles. On ne peut pas dans l'état actuel des choses attendre à l'année prochaine ; le nouveau tiers sera encore pire que le dernier nommé, il n'y aura plus de conventionnels, et la contre-révolution se fera toute seule. Portalis lui-même interrogé sur la question de savoir s'il voulait, l'an prochain, garantir de l'échafaud le Directoire, a répondu franchement : non. Le Directoire ne peut donc plus compter encore que sur la minorité des Conseils. S'il est obligé d'en venir à une attaque, elle tournera àu profit des terroristes. Pour éviter cette attaque, et ramener le Directoire, il faut donc former une majorité républicaine dans les Conseils ; pour celui des Cinq-Cents, cela dépend tout-à-fait de vous. Ralliez-vous avec vos amis à la minorité, à Debry, Chazal, Chénier, etc. Vous êtes dans une fausse position, vous donnez la majorité tantôt à un parti, tantôt à l'autre ; fixez cette majorité du côté du Directoire !

Je leur répondis : Je ne peux pas contester qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils, mais je suis loin de croire qu'il y soit en majorité, et vous ne pouvez sérieusement le penser vous-mêmes ; car dans ce cas comment espéreriez-vous qu'on parvînt à y former une majorité républicaine ? Si l'on compare nos discours actuels à ceux de 1793 ou même de l'an III, on trouve qu'en effet nous avons changé de langage. Mais les temps sont aussi changés, et toutes les habitudes révolutionnaires doivent céder peu à peu au régime constitutionnel. La nature des choses et l'opinion nous le commandent. Lorsque le Corps-Législatif s'y soumet par honneur et par devoir, le Directoire s'obstine à rester stationnaire. Il ne veut pas avancer avec nous, et nous ne pouvons pas reculer vers lui. C'est cette mésintelligence qui fait toute l'importance du parti royaliste. Si le peuple le craint plus que le retour de la terreur, il n'en est pas ainsi des propriétaires. Voilà ce qui donne à la France une couleur de royalisme, que réellement elle n'a pas. Il faut pour attacher la nation à la République, qu'elle se présente avec les formes d'un gouvernement régulier. Nous ne voulons point de clergé, mais nous ne voulons pas persécuter les prêtres ni tourmenter les consciences. Nous ne voulons point rappeler les émigrés qui ont armé l'Europe contre leur patrie, mais nous ne voulons pas prolonger l'injuste proscription des fabricants, ouvriers et cultivateurs, que la terreur a chassés des départements du Midi, du Rhin et de Lyon. Nous ne nous opposons point aux victoires des armées, mais nous désirons savoir où s'arrêteront les conquêtes, et nous ne pouvons consentir à la continuation d'une guerre dont on n'aperçoit ni le terme ni le but. Si nous nous traînions dans cet état de division intestine jusqu'aux prochaines élections, il est certain qu'elles seraient mauvaises. Mais si les hommes qui sont faits pour s'entendre, voulaient se réunir de bonne foi, les royalistes seraient conspués. Le Directoire a tort de s'alarmer d'avance de la sortie du dernier tiers des conventionnels, car s'il en est beaucoup de fidèles à la République, il y en a aussi que la haine aveugle assez sur leurs propres intérêts, pour les jeter du côté du royalisme. J'ai plus de confiance en Portalis, Siméon, Tronçon-Ducoudray, Emmery, etc., qu'en Henri Larivière, Delahaye et même Boissy d'Anglas, etc. Les conventionnels ne peuvent pas toujours régner exclusivement, et il faut bien se préparer à voir le gouvernement passer dans d'autres mains. S'il y a cent quatre-vingt-dix députés qui ont trahi la République, qu'on m'en donne la preuve, je me charge de les accuser, et je m'engage à les faire arrêter séance tenante. La peur est un mauvais conseiller, il y en a encore plus à Clichy qu'au petit Luxembourg. Les choses ne me paraissent pas désespérées, mais il faut y apporter un prompt remède. Si le Directoire veut adopter un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je lui réponds d'une immense majorité dans les Conseils, Je ne me jetterai point avec lui dans une nouvelle révolution, j'aime mieux être victime de mon respect pour la constitution. Je ne me dissimule point les dangers de ma propre situation, cependant je la trouve la seule honorable. Le Directoire peut décimer la représentation nationale, mais il portera un coup mortel à la République et à lui-même.

Mais enfin, dit madame de Staël, si la majorité des Conseils transfère ses séances hors de Paris, que ferez-vous ?

Je suivrai la majorité.

Et si la majorité arbore le drapeau blanc ?

Je me réunirai aux députés fidèles.

Ils ne vous recevront plus.

Je saurai mourir.

Tel fut le résultat de notre conversation. Il m'était facile de voir qu'il n'y avait point de transaction à espérer, que c'était un parti pris, et qu'on n'avait d'autre but en cherchant à m'attirer dans le parti du Directoire que d'augmenter ses forces, et de diminuer la résistance dans les Conseils.

On me proposa une autre entrevue chez Benjamin Constant avec Jean Debry et Riouffe. Talleyrand, qui entra dans ce moment, comme s'il eût été aposté exprès, offrit de nous réunir à dîner chez lui le 28 ; j'acceptai son invitation ; je m'y trouvai avec Jean Debry, Poulain Grandpré et Benjamin Constant. Ils commencèrent par exalter mon influence dans le Conseil, et les services que je pouvais rendre à la chose publique. Poulain Grandpré tira de sa poche un papier où il avait noté que, sur douze fois que j'avais parlé depuis le Ier prairial, dans des discussions importantes, j'avais onze fois entraîné la majorité. Passant à notre situation, ils me répétèrent absolument les mêmes choses que madame de Staël, et sur le royalisme du -nouveau tiers, et sur la nécessité de se concerter pour faire une majorité républicaine. Ils ajoutèrent que cela était d'autant plus pressant, que les exagérés de leur parti étaient extrêmement exaspérés, et ne voyaient plus de milieu entre une explosion et la contre-révolution ; qu'eux-mêmes passaient pour modérés, parce qu'ils annonçaient encore des espérances de conciliation ; ils se plaignirent de l'outrage fait à cent trente membres du Conseil qui étaient exclus de toutes les commissions, et par conséquent de toute participation aux affaires. Je remarquai que ce nombre coïncidait parfaitement avec celui des députés que madame de Staël m'avait dit être déterminés à rester à Paris, en cas de translation du Corps-Législatif. C'était par conséquent tout ce qu'avait pu recruter le Directoire. Nous étions d'accord sur plusieurs points, sur notre situation, et sur les causes qui l'avaient amenée ; mais lorsque je leur demandais quels moyens ils proposaient pour y remédier, ils divaguaient comme des hommes qui ont une arrière-pensée, qui n'osent pas la communiquer. Quoiqu'ils convinssent que le Directoire avait commis de grandes fautes, c'était, suivant eux, le Conseil des Cinq-Cents qui avait seul tort, et qui devait faire des réparations. Ils m'engagèrent beaucoup à ne point me charger de faire, le rapport sur le dernier message, du Directoire, à moins que ce ne fût pour proposer de passer à l'ordre du jour. Je leur représentai qu'une semblable condescendance ne pourrait être que le prix d'un rapprochement sincère, mais que s'il n'avait pas lieu, le Corps-Législatif s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour ; que les adresses des armées nous conduisaient à la tyrannie militaire, etc., etc. Talleyrand était en tout point de leur avis ; cette conférence n'eut aucun autre résultat, que de me convaincre de plus en plus des violences auxquelles le Directoire était résolu de se porter.