MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE XVIII. — SESSION DE L'AN V. - PHYSIONOMIE DU CORPS-LÉGISLATIF.

 

 

LE Corps-Législatif, pendant sa dernière session, avait été divisé en deux partis qui avaient eu tour-à-tour la majorité ; les constitutionnels et les directoriaux.

A cette époque on vit naître un troisième parti ; c'était un dédoublement des constitutionnels. Il avait dirigé une grande partie des élections du nouveau tiers des Conseils, surtout celles de Paris. Il affectait une grande sévérité de principes, et la portait jusqu'au rigorisme. Exclusif comme les jacobins, il repoussait tous les hommes qui avaient pris quelque part à la révolution. Il était en opposition au Directoire, nullement par conscience, mais par système. Il annonçait hautement. qu'il fallait anéantir les terroristes, proscrire les conventionnels, et rapporter toutes les lois révolutionnaires. Ce parti dominait surtout dans le Conseil des Cinq-Cents ; on y remarquait Pastoret, Boissy-d'Anglas, Jourdan, des Bouches-du-Rhône, Henri Larivière, Lemérer, Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.

Le parti constitutionnel voulait faire marcher la constitution. Il ne s'opposait aux directeurs que lorsqu'ils s'écartaient de la loi fondamentale. Il respectait d'ailleurs leurs prérogatives et leur pouvoir. Ennemi des lois révolutionnaires, il se proposait de les réformer graduellement ; ennemi des factions, les proscriptions lui étaient odieuses. Ses principales forces étaient dans le Conseil des Anciens. On comptait dans ce parti Tronçon-Ducoudray, Siméon, Emmery, Portalis, Barbé-Marbois, Dumas (Mathieu), Bérenger, etc. Il y avait certainement des ambitieux et des intrigants dans chaque parti. Il y avait dans le parti constitutionnel d'honnêtes gens, qui y tenaient plus par devoir que par principes. Je dis un fait ; la nuance que je signale existait alors. J'étais (lu parti constitutionnel par principes et par devoir.

Le parti du Directoire tenait encore aux mesures extraordinaires et révolutionnaires. Les principaux étaient Bailleul, Boulay de la Meurthe, Jean Debry, Poulain-Grandpré, Chazal, Chénier, etc. Ce parti n'était peut-être pas le plus fort en talents, ni surtout en considération ; mais il avait de l'audace, et il était soutenu par les plus chauds patriotes, les armées et le Directoire.

Tant que les soi-disant purs du parti constitutionnel crurent n'être pas assez forts pour faire scission avec lui, ils lui restèrent fidèles. L'arrivée du nouveau tiers fut le signal de leur désertion. Ils formèrent avec lui ce troisième parti, qui marcha ensuite si ouvertement à la royauté, et qui était réellement un parti royaliste.

L'opinion, qui avait été travaillée dans ce sens par les contre-révolutionnaires de l'intérieur et les agents des princes et de l'étranger, lui paraissait alors favorable. Dès le 8 floréal Boissy-d'Anglas fit la motion de réviser la forme de procédure existante contre les émigrés, et de les faire juger par des jurés ; système qui tendait évidemment à les faire tous acquitter ! Une autre fois Madier proposa le rapport en masse des lois révolutionnaires ; motion extravagante qui rejetait dans l'anarchie, et déchaînait toutes les fureurs ! Ces deux faits caractérisaient ce parti. Les choses n'étaient pas encore assez mûres pour que de semblables propositions ne fussent pas repoussées. C'était cependant une semence de popularité royaliste, jetée en avant pour conquérir la confiance du nouveau tiers.

La réunion de Clichy était alors très-puissante, et se promit de le devenir davantage. Hors de son sein il n'y avait point d'honnêtes députés. Elle avait ses embaucheurs ; ils employaient la séduction et la menace pour attirer les nouveaux députés à mesure qu'ils arrivaient : il y en eut bien peu qui refusèrent les honneurs de l'affiliation. Là on réchauffait leurs préventions, par les déclamations les plus virulentes contre le Directoire, contre les députés qui n'étaient pas de la société, et contre toutes les institutions de la révolution. Cette réunion fixait plus que jamais l'attention publique. Elle était l'espoir des contre-révolutionnaires ; des hommes simples et amis de l'ordre en étaient dupes ; les constitutionnels s'en défiaient ; le Directoire l'exécrait. C'était un véritable club dans lequel on avait substitué au calme des discussions amicales la violence des passions, la tactique des assemblées et tout le charlatanisme oratoire de la tribune. C'étaient des jacobins blancs, mais de vrais jacobins. Quelques membres du parti constitutionnel furent forcés de s'en retirer ; d'autres continuaient à aller dans l'espérance de neutraliser ou de partager peut-être l'influence de cette société.

On s'occupait alors presque uniquement de nommer un nouveau directeur à la place de Letourneur, que le sort, arrangé exprès, avait fait sortir, et de gagner les voix du nouveau tiers. Le club de Clichy discutait les candidats, et faisait à ses protégés des réputations colossales avec autant de légèreté et de mauvaise foi qu'il en mettait à flétrir ceux qui lui déplaisaient ; il rejetait sans pudeur tous les hommes qui avaient servi la révolution, et jusqu'à ceux qui étaient dans la défaveur du Directoire. Cochon Lapparent, ministre de la police, fut impitoyablement écarté : on lui reprochait une circulaire qu'il avait écrite sur les élections dans les départements réunis. Bénezech eut le même honneur. On n'y voulait pas entendre parler des ministres. Henri Larivière s'écria avec son accent habituel de fureur que tout homme qui avait accepté une fonction du Directoire était exclus de droit, et en parlant contre le général Beurnonville, qu'il ne fallait pas aller chercher des candidats dans la fange de 1793. A cette sortie virulente, les propres amis du fougueux orateur l'accusèrent d'étourderie. Il est vrai que quelques-uns des nouveaux députés qui se trouvaient à cette séance, et qui avaient été commissaires du Directoire dans leurs départements témoignèrent assez vivement leur mécontentement. Les hommes raisonnables, car il y en avait à Clichy, supportaient avec impatience l'audace et l'insolence de certains orateurs qui prenaient toujours la parole, et la gardaient exclusivement. Mais au lieu de résister à cette tyrannie, ils se retirèrent ensuite de la société ; les meneurs restèrent maîtres du terrain, et le club n'en conserva pas moins la majorité dans la plupart des délibérations des Conseils.

Barthélemy fut le premier candidat adopté sans réclamation et pour ainsi dire à l'unanimité. Absent depuis longtemps, constamment étranger à la révolution et aux partis qu'elle avait fait naître, considéré au dehors, jouissant d'une réputation de probité et de modération, il ne trouva aucun contradicteur ostensible ; il y avait même des députés qui regardaient sa nomination comme un acheminement à la paix. D'autres représentèrent cependant que Barthélemy, étant d'un caractère faible, et n'ayant qu'une connaissance imparfaite des choses et des hommes en France, ne convenait point dans les circonstances actuelles aux fonctions difficiles de directeur. Cette observation judicieuse ne fut point écoutée. Jourdan, des Bouches-du-Rhône, son parent, lut même au club de Clichy une lettre par laquelle Barthélemy écrivait qu'il refuserait dans le cas où il serait nommé% Son frère l'abbé, qui avait fait exprès le voyage de Bâle, avait rapporté la même réponse. Mais c'était un parti pris. Les meneurs royalistes étaient à peu près assurés de vaincre la répugnance de Barthélemy ; ils espéraient gouverner le nouveau directeur, et le rendre favorable à leurs projets. Pour gagner les opposants ils disaient au contraire que, Barthélemy ne voulant pas accepter, on ne le nommait que pour rendre hommage au négociateur habile, à l'honnête homme qui était resté pur dans la révolution. Cette mauvaise comédie réussit parfaitement. La liste n'offrait aucun autre nom qui pût rivaliser avec ce candidat. La Millière, que portaient aussi les meneurs, se jugeant, et jugeant les circonstances, mieux que leur aveuglement ne leur permettait de le faire, leur déclara formellement et franchement que, pour rien au monde, il n'accepterait un poste si périlleux.

Il y avait aussi une autre réunion de députés, qui faisait une liste de candidats. Peu nombreuse et sans influence, elle donnait dans un excès contraire, et n'admettait sur sa liste que des hommes plus connus par leurs services révolutionnaires que par leurs talents. Cependant cette réunion, qui avait d'abord rejeté Cochon Lapparent, l'adopta lorsqu'il fut réprouvé par le club de Clichy. Elle nomma le général Beurnonville, quoique porté par le club, qui pour cela le raya ensuite de sa liste.

Quelques députés, dont la plupart étaient étrangers à ces réunions, indignés de toutes ces misérables intrigues, essayèrent de faire une liste composée de républicains, mais de noms honorables. Je pressentis à ce sujet Boissy-d'Anglas ; il se montra disposé à seconder ce projet : pour le faire réussir, il fallait convertir quelques-uns des principaux membres du club de Clichy. On leur en parla. Ils se rendirent à une réunion chez Pastoret ; elle était composée de Boissy-d'Anglas, Siméon, Dumolard, Vaublanc et moi. Il n'y eut que deux séances ; la première se passa à discuter quelques individus : dans la seconde les membres du club de Clichy parurent très-refroidis. Ils avaient été tancés par leurs collègues ; ils ne l'avouèrent pas, mais ils dirent que l'on prenait une peine inutile ; que l'on ne pourrait jamais faire passer dans ce club une liste arrêtée hors de son sein ; qu'ils y feraient en vain leurs efforts ; que les hommes les plus médiocres 's'y vengeaient bien de leur nullité dans les Conseils, et qu'ils étouffaient par leurs vociférations la voix des députés les plus distingués par leur sagesse et leurs talents.

Barthélemy fut donc nommé directeur, et le club de Clichy, fier de cette victoire, emporta de même toutes les élections dont les Conseils étaient chargés par la constitution.