MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE XVI. — ÉLECTIONS DE L'AN V. - TIRAGE AU SORT DES MEMBRES DU DIRECTOIRE.

 

 

La moitié des deux tiers de conventionnels. conservés dans les Conseils lors de leur formation devait sortir au 1er prairial an V, et être remplacée par un nouveau tiers de députés librement élus. Il était évident qu'à cette époque la majorité changerait dans les Conseils. Chaque parti avait donc les yeux fixés sur les prochaines élections, et se préparait à se les rendre favorables. Le résultat des élections faites, pour ainsi dire, sous le canon du 13 vendémiaire, l'état de l'opinion publique, telle qu'elle se manifestait de toutes parts en France, faisaient entrevoir assez clairement l'esprit qui régnerait dans les Assemblées électorales. Elle mettait hors de ligne les anarchistes et presque tous les conventionnels ; c'était un effet de causes toutes naturelles. On détestait toujours le joug sanglant des premiers ; on en avait assez des autres : on voulait des hommes nouveaux, et il n'en manquait pas qui désiraient arriver à leur tour au pouvoir, et entrer dans la représentation nationale.

Il avait été prouvé par une foule de documents authentiques, et notamment par des pièces produites dans le procès de Brottier, que le royalisme, n'espérant plus faire la contre-révolution par les armes, se proposait de la faire par la trahison. Il avait donc recommandé à ses agents, non-seulement de rallier à lui les membres des deux Conseils, du gouvernement et de l'administration, mais de travailler à assurer dans son sens le succès des nouvelles élections. Sur ce champ de bataille, le combat allait donc s'établir entre les royalistes et les constitutionnels.

Le Directoire prévoyait ce résultat, et en était justement effrayé. Il n'était composé que de conventionnels, et il sentait très-bien qu'il ne se trouverait plus, avec la représentation nationale, dans une harmonie aussi parfaite qu'il l'avait été avec les deux tiers conventionnels. Plus d'une fois il s'était montré irrité d'une opposition trop faible pour entraver sa marche et lui inspirer de l'effroi ; que serait-ce donc lorsque cette opposition aurait acquis des forces, et serait devenue réellement imposante ? Quoique dispensateur des emplois publics, il n'était pas assez solidement assis, il n'avait pas des racines assez profondes pour se flatter d'exercer sur les élections l'influence d'un gouvernement incontesté et consacré par le temps. Il ne pouvait tirer parti de celle que Sa position lui permettait d'espérer, qu'en l'employant en faveur d'un parti qui eût des chances de succès ; en faveur des constitutionnels : au lieu de les soutenir de tout son pouvoir, il mit en avant les conventionnels et des révolutionnaires plus ou moins exagérés ; il les opposa aux royalistes ; il effraya l'opinion et fit pencher la balance du côté de ces derniers.

Le ministre de la justice, Merlin, écrivit aux autorités de la Belgique une lettre dans laquelle il indiquait des conventionnels dont le choix serait agréable au Directoire. Le ministre de la police, Cochon, reçut l'ordre d'en écrire autant de son côté. Il fit quelques changements dans la liste des candidats, qui lui parut peu propre à faire fortune. Ces lettres furent publiées. Cochon en fut honteux. Des commissaires, parmi lesquels se trouvaient Léonard Bourdon et Mallarmé de la Meurthe, étaient en outre envoyés sur les lieux. Le ministre de l'intérieur demanda à la Trésorerie, par ordre du Directoire, une somme de 750.000 fr. pour assurer le calme pendant les élections, et sans vouloir autrement expliquer l'usage qu'on se proposait de faire de cette somme. Le Directoire arrêta que toute communication entre l'Angleterre et la France, notamment celle réservée par Dieppe et Calais, serait provisoirement interrompue, et jusqu'au Ier prairial. Dans ces moyens, la maladresse le disputait toujours à la petitesse des vues.

Le Directoire, dans un long message (23 ventôse, an V) instruisit le Conseil des Cinq-Cents du résultat qu'avait produit la loi qui imposait aux fonctionnaires publics le serment de haine à la royauté. Il y disait : Le royalisme et l'anarchie, opposés dans leurs moyens, mais réunis dans leur but, menacent encore la République. Le Directoire les surveille et les contient ; mais, il doit vous le dire, leur audace s'accroît en proportion de ses efforts, et il gémit souvent sur l'impuissance où le réduit le défaut de concours d'un grand nombre de fonctionnaires publics, qui entravent sa marche au lieu de la seconder.....

Après avoir provoqué un interprétation de la loi au sujet des fonctionnaires récalcitrants, le Directoire proposait, et c'était là le but principal de son message, d'assimiler les électeurs aux fonctionnaires, et de leur imposer le même serment ; et il n'hésitait pas à présenter cette mesure comme l'une des plus propres à sauver la République.

Cette proposition fut vivement appuyée et vivement combattue. Fabre de l'Aude prononça en sa faveur un discours écrit, et qui fut accueilli défavorablement, parce qu'il avait l'air d'avoir été concerté. Ennemi des serments, je parlai aussi contre l'extension que l'on voulait donner à celui-là. Boissy d'Anglas s'y opposa également. Camus s'éleva contre cette mesure avec toute la ferveur d'un janséniste. Elle fut soutenue non moins vaillamment par Hardy, J. Debry, Ludot, etc. Cette discussion dura pendant deux séances, qui, sur la manière de poser les questions, le renvoi, à une commission et l'urgence, furent extrêmement orageuses. Le discours de J. Debry fit une forte impression. Tandis qu'il le prononçait le général Augereau, avec son état-major, était à la barre du Conseil. L'orateur, tirant parti de cette circonstance, parla des défenseurs de la patrie, de la manière dont ils avaient rempli leur serment, à Fleurus, à Lodi, à Arcole. L'à-propos eût paru plus heureux si le discours n'eût pas été écrit ; mais une partie de l'Assemblée en tira la conséquence que cet effet théâtral avait été préparé, et qu'Augereau n'était venu à la séance que pour influencer la délibération. Enfin la proposition du Directoire fut adoptée.

De part et d'autre on s'échauffa sur cette affaire beaucoup plus qu'il ne le fallait. La Constitution ne prescrivait pas de serment aux électeurs ; mais elle ne s'opposait pas non plus à ce qu'on le leur imposât. On pouvait très-bien les assimiler aux fonctionnaires, car enfin ils remplissaient une fonction ; il était bien certain aussi que les .électeurs royalistes ne sacrifieraient pas à un vain scrupule leurs projets et leurs espérances, et' que le serment n'empêcherait pas les partis de voter chacun dans son propre intérêt. On était donc fondé à ne regarder cette mesure que comme une misérable tracasserie capable de choquer quelques esprits irritables, de produire du trouble dans les Assemblées, et dont le but était de fournir au Directoire le moyen d'attaquer la validité des élections, et de nommer provisoirement aux places.

Les Assemblées primaires furent à peine réunies que les réclamations affluèrent au Conseil des Cinq-Cents. Il y avait eu en effet sur quelques points de l'agitation, des rixes et jusqu'à des violences ; mais malgré ces petits incidents partiels, inévitables à une époque où l'on mettait toute la nation en mouvement, les opérations. furent en général calmes et régulières. Les électeurs avaient été pris indistinctement dans tous les partis : cependant le Directoire en montra un grand mécontentement, et on nous annonçait chaque matin un message pour proposer d'empêcher la réunion des assemblées électorales. On ne pouvait pas y croire ; mais on avait vu tant de prédictions moins absurdes se réaliser, qu'il était permis d'avoir quelque inquiétude.

On envoya de Paris dans les départements un placard intitulé Lettre de Thibaudeau à ses commettants. On m'y faisait tenir le langage, d'un contre-révolutionnaire, et proscrire les acquéreurs de biens nationaux. Je ne sais si le parti royaliste s'était servi de mon nom pour accréditer ses projets, ou si le parti opposé avait voulu me diffamer, et effrayer les électeurs acquéreurs des biens nationaux pour les attirer de son côté ; mais les principes et le style plus qu'incorrect de cet écrit en décelaient la fausseté. Ce furent deux députés frappés par la loi du 3 brumaire, et par conséquent suspects de royalisme, Polissard et Ferrand-Vaillant, qui, dans l'indignation qu'elle leur causa, me prévinrent de cette manœuvre : je désavouai ce placard à la tribune et dans les journaux.

Les élections de Paris et de quelques départements voisins n'étaient pas d'un heureux présage. Paris avait nommé pour députés Fleurieu, Murin ais, Dufresne, Quatremère, Desbonnières, Emmery et Boissy d'Anglas, cinq royalistes et deux républicains. Vauvilliers, inculpé dans la conspiration de Brottier, avait été élu à Versailles ; et Marmontel, Pavie, Saint-Aignan avaient obtenu à Évreux les suffrages des électeurs. On les disait royalistes. Emmery et Boissy d'Anglas étaient deux choix rassurants pour les amis de la République ; il était à désirer que le nouveau tiers fût tout composé d'hommes de ce noble caractère ; on y serait parvenu probablement si on n'en eût pas opposé d'autres au royalisme. Mais le Directoire, qui s'accommodait de ces deux choix après les élections, n'aurait pas voulu auparavant de ces deux hommes-là ; ils n'étaient pas à sa hauteur, et il les dédaignait comme des royalistes.

Le poignard sanglant de Lucrèce fonda la République romaine ; un incident malheureux, l'assassinat de Sieyès (22 germinal), faillit tout bouleverser. Il avait été blessé à la main et au côté d'un coup de pistolet par le prêtre Poule, son compatriote, neveu du célèbre prédicateur de ce nom. Un message du Directoire annonça en même temps aux Conseils ce crime et l'arrestation de l'assassin. Villers, en exprimant son horreur pour cet attentat, dit qu'on assurait que Poule avait été trouvé muni d'une liste de représentants du peuple, qui devaient tomber sous les coups des assassins. Hardy, qui, en qualité de collègue et de médecin, était accouru des premiers chez Sieyès, et lui avait porté des secours, donna sur l'état de ses blessures des détails tranquillisants ; mais il annonça qu'à Rouen on avait arrêté un coutelier muni de couteaux en forme de poignard : Les poignards, ajouta-t-il, vous ne pouvez en douter, étaient destinés à percer le sein des patriotes. Ainsi l'on voulait rattacher cet assassinat à un vaste plan combiné contre les républicains et les députés. Les uns en feignaient de l'effroi ; d'autres en étaient réellement épouvantés.

Le lendemain, après la lecture du bulletin de la santé de Sieyès, Lamarque prononça un discours écrit, dans lequel il ne mettait pas en doute qu'il n'existât un plan d'assassinat contre les représentants les plus dévoués à la République. Montrons, dit-il, par une indignation unanime, combien ces atroces complots nous révoltent, non pour nous, mais pour la chose publique, et ranimons par un acte législatif, par une grande et sage mesure, ranimons, il en est temps encore, le feu sacré de la liberté, qu'on peut couvrir un instant, mais qu'on n'éteindra jamais. Il demanda la création d'une commission chargée de faire un rapport sur la situation intérieure de la République, et de présenter une mesure législative, tendant à prévenir ou à réprimer les complots qui menaçaient les deux Conseils, le Directoire et le gouvernement républicain.

Darracq, député des Landes, et qui avait le secret d'être plaisant dans les choses les plus sérieuses, imputa l'assassinat de Sieyès à une association de prêtres même assermentés, qui voulaient relever l'église gallicane en appuyant ses fondements sur ceux de la royauté. Le Conseil ne le laissa pas achever, et lui retira la parole.

Dumolard et Boissy combattirent la proposition de Lamarque. Déjà le Conseil avait rejeté l'ordre du jour et l'ajournement ; on insistait pour que sa proposition fût mise aux voix. Il en donna lecture ; une grande agitation régnait dans le Conseil. J'emprunte ici le récit textuel du Moniteur :

Thibaudeau : Je demande la parole.

L'agitation continue.

Le président ne met point la proposition aux voix.

Thibaudeau s'avance vers la tribune.

Lamarque parle au président.

Thibaudeau monte....

Le président : J'annonce au Conseil que Lamarque vient de retirer sa proposition, puisque plusieurs membres paraissent y trouver des inconvénients.

L'agitation du Conseil continue.

Le président : Dubois des Vosges a la parole (sur un autre objet).

Lamarque et Thibaudeau descendent de la tribune.

 

Ainsi échoua la tentative faite pour tirer parti d'un événement, sans contredit, très-fâcheux, mais qui ne se rattachait à aucun complot. On savait déjà, par les interrogatoires de l'abbé Poule, comme cela fut bientôt clairement démontré par l'instruction, que c'était un prêtre, moine, soldat, fou, dans la misère, qui, s'étant présenté chez Sieyès pour Lui demander de l'argent, et n'en ayant pas été bien accueilli, s'en était vengé Par un assassinat. Il fut condamné à vingt ans de fers et à six heures l'exposition, et Sieyès se rétablit de ses blessures

Le Conseil des Cinq-Cents avait adopté à l'unanimité (1er nivôse an V) une résolution sur le renouvellement du Corps-Législatif, c'est-à-dire le mode d'après lequel un des deux tiers conventionnels devait sortir, et être remplacé par les Assemblées électorales. Pastoret demanda qu'on déterminât également par une loi le mode de renouvellement du Directoire, qui devait avoir lieu par cinquième. Hardy proposa d'examiner aussi s'il ne conviendrait pas de faire remplacer le directeur sortant par le Corps-Législatif non renouvelé, c'est. à-dire par les deux tiers conventionnels, et c'était son avis. Il n'était pas difficile d'en pénétrer la cause ; mais il était en opposition formelle à la Constitution, qui portait expressément que l'élection serait faite en prairial, et par conséquent par le Corps-Législatif renouvelé : c'est ce que je n'eus pas de peine à démontrer. La proposition de. Hardy n'eut donc pas de suite, et le Conseil créa une commission pour faire un rapport sur celle de Pastoret.

L'opinion de Hardy était du reste conforme aux intentions du Directoire ; il voulait enlever la nomination d'un de ses membres aux nouveaux députés. Pour y parvenir, voici l'escamotage qu'il imagina.

L'article 140 de la Constitution portait qu'en cas de vacance le nouveau membre n'était élu que pour le temps d'exercice qui restait à celui qu'il remplaçait ; que si néanmoins ce temps n'excédait pas six mois, celui qui était élu demeurait en fonctions jusqu'à la fin de la cinquième année suivante.

Le Directoire voulait donc procéder en secret au tirage au sort du membre sortant, et ce membre devait ensuite donner sa démission. Le Corps-Législatif le remplaçait ; et comme le temps d'exercice du membre sortant n'excédait pas six mois, le nouveau nommé restait en fonctions jusqu'à la fin de la cinquième année, et le Corps-Législatif renouvelé n'avait plus d'élection à faire pour le Directoire au mois de prairial. La Constitution favorisait ce subterfuge ; mais il échoua, parce que Carnot ne voulut pas s'y prêter.

Ce fut aussi la raison pour laquelle la Commission retarda son rapport sur le mode de tirage au sort du membre sortant du Directoire. On attachait d'autant plus d'importance à ce que ce tirage se fit avec solennité, que déjà, du moins le bruit s'en répandait, Letourneur s'était arrangé avec ses collègues pour avoir le billet sortant.

Lorsque ce rapport fut fait et discuté (floréal), les orateurs du Directoire prétendirent que le Corps-Législatif n'avait pas le droit de se mêler de cette opération.

Cependant le Conseil prit une résolution portant que le tirage au sort entre les membres du Directoire serait fait entre eux en audience publique, le 30 floréal, à midi. Le Conseil des Anciens l'approuva. Le Directoire répondit, par un message qui fut lu en comité secret, que cette loi était contraire à la Constitution, et qu'il ne pouvait ni la sceller ni la promulguer. Le Conseil répliqua au Directoire qu'il se trompait, et passa à l'ordre du jour.

La Constitution était muette sur la question : en raisonnant par analogie, il n'était point inconstitutionnel que le pouvoir législatif qui nommait le Directoire réglât le mode de tirage au sort d'un  membre sortant. Dans le doute, la prééminence du Corps-Législatif sur tous les autres pouvoirs semblait lui permettre de prescrire une mesure qui, au fond, ne portait atteinte à aucune prérogative du Directoire. Quel inconvénient y avait-il pour lui et pour la chose publique à ce qu'il se soumit à cette loi ? Sa résistance et son refus de l'exécuter n'étaient-ils pas au contraire un grand scandale, et du plus mauvais exemple ? Où s'arrêterait donc la licence qu'il prenait de juger les lois ? Qui ferait cesser ces sortes de conflits ? Le Directoire n'en persista pas moins dans son refus ; il fit le tirage au sort en séance secrète, le 30 floréal, et Letourneur eut le billet sortant.