MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE VIII. — ÉMIGRÉS.

 

 

DANS les lois révolutionnaires que le royalisme attaquait sans relâche, la législation sur les émigrés était au premier rang. En quittant le sol de la patrie pour aller se joindre à ses ennemis extérieurs, les émigrés s'étaient flattés que ce ne serait qu'une promenade, et qu'après six mois ils rentreraient triomphants ; mais ces illusions s'étaient depuis longtemps évanouies. Tour à tour accueillis et repoussés, soutenus et abandonnés, quelquefois joués et plus souvent humiliés par l'étranger, ils ne se dissimulaient pas que la coalition ne se battait plus ni pour eux ni pour la monarchie, et que la politique ne se faisait plus un scrupule de les sacrifier. Ils avaient pour la plupart épuisé leurs ressources ; et excepté quelques-uns d'entre eux, qui, distingués de la tourbe par leurs talents ou leur naissance, ou favorisés par la fortune, étaient parvenus à se faire une nouvelle existence à l'étranger, ils aspiraient à rentrer dans leur patrie, les uns pour y vivre tranquilles, les autres dans l'intention d'y conspirer plus facilement contre la République, ou de s'en accommoder s'ils ne pouvaient pas la renverser.

Parmi les représentants, quelques-uns leur tendaient la main par humanité, d'autres par esprit de parti ; mais la grande majorité les repoussait, et ceux-mêmes qui leur étaient favorables, non-seulement n'osaient pas l'avouer ouvertement, mais ils s'en défendaient, et des députés royalistes protestaient qu'il ne devait pas y avoir de grâce pour le plus grand de tous les crimes ; celui d'avoir pris les armes avec l'étranger pour asservir sa patrie[1] ; mais ils se récriaient sur l'abus qu'on avait fait des listes d'émigrés, ils s'apitoyaient sur des cultivateurs et des fabricants qui y avaient été portés ; ils s'indignaient d'y trouver jusqu'aux noms de deux ou trois généraux qui servaient dans les armées, et d'autant de députés qui siégeaient dans le Corps-Législatif.

De ces faits particuliers et d'abus réels, ils concluaient qu'il fallait, pour les éviter à l'avenir, et les réparer pour le passé, réviser la législation sur les émigrés, et déterminer un mode plus facile et plus expéditif de radiation. Ils voulaient enfin, sous prétexte de justice envers de simples fugitifs, renverser les barrières que la République avait élevées entre elle et les vrais émigrés.

D'un autre côté, des républicains se plaignaient au contraire de ce qu'après le 9 thermidor, dans les exceptions que la Convention avait faites à la rigueur des lois sur l'émigration en faveur des fugitifs, elle avait été trop indulgente, et avait fourni aux émigrés les moyens d'éluder ces lois, et de rentrer en France pour y conspirer. Ce reproche n'était pas sans fondement : à la faveur de ces exceptions, du relâchement qui, dans l'exécution des lois, avait succédé à une rigueur souvent atroce ; à la faveur des sentiments et des principes de justice et d'humanité que l'on professait à l'envi, pour se laver du soupçon d'avoir été complice de la terreur ; à la faveur du désir que la Convention avait eu d'en effacer autant que possible toutes les traces, il est certain que de véritables émigrés s'étaient introduits en France ; que la complaisance, la commisération, la cupidité et l'esprit de parti concouraient à fournir à un soldat de l'armée de Condé les pièces nécessaires pour le faire rayer comme cultivateur.

Avec de la bonne foi, on aurait pu se tenir clans un juste milieu ; mais en matière de délits politiques, il est reçu qu'on peut s'en dispenser. Il y a des fanatiques qui se font de la fraude une vertu, et de très-honnêtes gens qui se la croient permise.

Quelques jours après la formation des Conseils, Duhot demanda la création d'une Commission pour réviser les lois sur les émigrés dont l'obscurité favorisait la rentrée. Chénier s'y opposa.

Le Conseil, dis-je, doit avoir la plus grande circonspection lorsqu'il s'élève dans son sein des propositions tendantes à réviser les lois sur les émigrés ; elles sont nombreuses, je le sais, mais non pas inexécutables ; elles ne peuvent être trop sévères, et il faut se garder de les atténuer. Gardons-nous aussi de former des commissions à chaque proposition qui est faite ; nous renouvellerions les abus attachés à l'existence des comités de la Convention. Quand on demande une Commission, il faudrait bien préciser l'objet dont elle devra s'occuper, afin que le Conseil sache bien positivement sur quoi il prononce ; mais la proposition de la révision générale d'un code de lois aussi important que celui des émigrés me paraît inadmissible ; c'est au Directoire à exécuter les lois existantes ; s'il se présente des difficultés, qu'il les soumette au Conseil, il s'empressera de les aplanir. Au surplus, on ne doit pas s'étonner si le relâchement du gouvernement provisoire a pu faciliter la rentrée de quelques émigrés. Attendons de plus heureux effets de celui qui vient de s'organiser : laissons-lui le temps de faire le bien. Je demande l'ordre du jour.

Il fut adopté.

J'étais assez heureusement organisé pour que mon âme ne pût s'ouvrir à la haine. Si j'avais eu quelques ennemis, je n'avais jamais pu les haïr. Je ne m'en connaissais pas dans l'émigration ; je n'avais point de haine personnelle contre un seul émigré. Encouragés par les principes que je professais et par la réputation que me faisaient les jacobins et même de très-honnêtes républicains de pencher vers la royauté, il y avait beaucoup de fugitifs et de véritables émigrés qui s'adressaient à moi pour obtenir leur radiation, et combien n'en est-il pas qui m'ont dû le bonheur de rentrer dans leur patrie ! Cependant, sur l'émigration en masse j'étais inexorable ; je la regardais comme essentiellement ennemie de la République et irréconciliable avec la Révolution. Je ne croyais pas que la France eût besoin de la rentrée des émigrés pour être toujours une grande nation ; et s'il avait été possible de traiter avec eux, je leur aurais volontiers donné la valeur de leurs biens pour prix d'une paix sincère ; mais les émigrés soupiraient sans cesse après la France. Éclairé par les exemples de l'histoire, je sentais bien que, malgré l'anathème éternel prononcé par la Constitution contre l'émigration, les arrêts de la justice humaine n'étaient point irrévocables, et qu'il arriverait un temps où la République serait assez consolidée pour être généreuse sans danger ; mais je voulais pour son salut qu'elle eût toujours la foudre dans ses mains pour tenir ses ennemis en respect, et que la législation, sur un cas aussi grave qu'extraordinaire, formât toujours une exception au droit commun.

L'attaque du nouveau tiers contre ces lois commença dans le Conseil des Cinq-Cents par celle du 9 floréal an III. La République s'était attribué, par anticipation, la portion héréditaire des émigrés dans la succession de leurs ascendants, et la loi en avait ordonné le partage. L'exécution en avait été suspendue ; il s'agissait de la remettre en vigueur, et de déterminer un nouveau mode d'exécution.

Noailles, regardé comme royaliste, monta le premier à la brèche, et parla en républicain de la révolution, de la liberté, de la République[2]. Dumolard lui succéda. Orateur dont la foi politique était assez difficile à définir, il avait une extrême démangeaison de parler, de la facilité, de la faconde, des périodes arrondies, de l'importance, et une grande solennité jusque dans les plus petites choses. Il ne se passait guère de séance qu'il ne montât à la tribune, et souvent plusieurs fois, Génissieu, son compatriote, l'emportait encore sur lui : c'était un débordement continuel de l'Isère. Lorsque Génissieu eut passé du Conseil au ministère de la justice, personne ne put disputer à Dumolard la palme de la loquacité : ceux qui parlaient le plus, et il n'en manquait pas, restaient toujours au-dessous de lui. Rien ne me dégoûtait autant de prendre la parole, et ne contribuait à me rendre sobre de discours. Je regardais le bavardage de nos assemblées comme une calamité pour le système représentatif, qui me semblait cependant le seul raisonnable. J'étais persuadé que, dans la marche habituelle des choses, il importait fort peu qu'elles fussent réglées d'une manière plutôt que d'une autre, et que très-souvent, sans dommage pour le public ou les particuliers, les représentants pouvaient bien adopter de confiance le parti proposé par une Commission composée d'hommes comme eux, et auxquels on ne refusait pas quelque sagacité.

Dumolard avait en outre une grande maladresse, et manquait entièrement de tact. Au lieu de flatter la Révolution comme le Languedocien Noailles, le député dauphinois fit une satire amère du passé dans un exorde terminé par ces mots : Toutes les idées de justice confondues et bouleversées, le brigandage des individus consacré par l'exemple du gouvernement..... Des cris, à l'ordre ! d l'Abbaye ! éclatèrent de toutes parts ; Chénier et Tallien s'élevèrent contre ce torrent d'injures, tendant à avilir la République. Dumolard s'excusa faiblement, et le Conseil arrêta que son nom serait inscrit au procès-verbal avec censure.

De semblables scènes auraient fait perdre les meilleures causes, et à plus forte raison devaient-elles nuire dans des causes perdues d'avance ; aussi, malgré les efforts de Boissy et d'André Dumont, qui votaient en général avec le nouveau tiers, le Conseil remit en vigueur la loi du 9 floréal, et adopta le mode d'exécution proposé par sa commission. Le Conseil des Anciens rejeta cette résolution, non parce qu'elle était contraire aux émigrés, mais attendu qu'elle était incomplète, et bientôt après il en approuva une nouvelle qui lui fut présentée.

Les lois avaient attribué les radiations, d'abord au Conseil exécutif, ensuite au Comité de législation de la Convention. Il s'agissait de lever tous les doutes qui, depuis la mise en activité de la Constitution, s'étaient élevés sur le point de savoir à qui il convenait de donner cette attribution. De sa solution dépendait le maintien ou l'abolition de toute la législation relative aux émigrés. Les représentants qui voulaient la maintenir votaient pour que les radiations fussent attribuées au Directoire exécutif. Ceux qui voulaient la faire crouler proposaient de les confier aux tribunaux. Comparant les radiations à un procès ordinaire entre la République et les particuliers, ils argumentaient des principes de droit et de la division des pouvoirs, qui ne permettaient pas au pouvoir exécutif de juger. Suivant eux, l'émigration étant un crime, l'inscription sur la liste n'équivalait qu'à une prévention ou à une accusation qui rentrait, comme celle de tout autre crime, dans le domaine judiciaire. Sans se jeter dans une discussion de cette espèce, il y avait une réponse assez péremptoire à faire à tous ces arguments dignes du palais. Le ne sais si elle fut faite. Les émigrés n'étaient pas seulement coupables d'avoir enfreint la loi qui défendait l'émigration ; ils avaient pris les armes, ils formaient une armée, ils combattaient avec l'étranger contre les armées françaises. Or, c'était la première fois qu'on proposait de rendre les tribunaux juges, entre deux armées ennemies, d'une contestation qui ne pouvait se décider que par la force et la générosité du vainqueur. En vain disait-on qu'il ne s'agissait pas des émigrés, mais des gens injustement portés sur les listes ; cette distinction était illusoire. Les soldats de Condé auraient comparu, comme les fugitifs du Midi, à la barre des tribunaux, dont on n'invoquait la juridiction avec tant de chaleur que parce qu'on s'en promettait bonne composition. D'ailleurs, le gouvernement seul avait, par sa police et ses relations extérieures, les documents nécessaires pour prononcer en connaissance de cause. La loi attribua donc les radiations au Directoire.

Un an après, et vers la fin de la session, Boissy revint à la charge. Il fit plus que d'attaquer l'attribution donnée au Directoire ; après un discours d'apparat, dans lequel, tout en avouant l'énormité du crime de l'émigration, il critiquait amèrement les lois rendues contre elle, il proposa de faire juger les émigrés qui rompraient leur ban dans la même forme que les individus accusés de crimes ordinaires. Cette proposition fut presqu'unanimement rejetée sans discussion. Au fond, Boissy pouvait être égaré, par un sentiment exagéré de justice et d'humanité ; mais il n'ignorait pas que sa proposition était au moins intempestive, et ne passerait pas. On lui reprochait donc de déserter la cause de la République, et de vouloir se populariser auprès de ses ennemis.

 

 

 



[1] Une barrière insurmontable sépare les émigrés de nous ; ce n'est pas pour les émigrés que vous avez, ouvert cette discussion, mais bien pour les citoyens français qui, n'ayant jamais perdu ce titre, ont pourtant été inscrits sur les listes. Cadroy. Séance du 17 pluviôse an IV.

L'émigration a été prohibée par nos lois, elle a pu, elle a dû l'être. Nous savons que la terre est le partage des enfants des hommes, et que chacun peut librement y chercher un asile ; mais nous savons aussi qu'il est des circonstances où abandonner l'état c'est le trahir  Dans les moments de péril pour la chose publique, la sortie d'un citoyen n'est pas simplement une retraite ; elle dégénère en perfidie et en désertion. L'émigration est donc un crime Quand on parle de prévenus d'émigration, l'attention ne doit pas se fixer uniquement sur ces hommes qui ont lâchement abandonné leur patrie, ou qui ont armé leur bras parricide contre elle, et qu'une juste indignation poursuit. Portalis. Rapport, séance du 8 pluviôse.

[2] La plupart de ces députés du nouveau tiers, que l'on regardait comme royalistes, parce qu'ils n'étaient pas liés à là République comme les conventionnels, dans leurs discours cependant démentaient assez fortement le soupçon qu'on avait contre eux ; ainsi dans un autre discours sur l'interprétation de la loi d'amnistie, Noailles disait (séance du 11 fructidor) :

On parle sans cesse, pour justifier les mesures arbitraires des efforts du royalisme, de la tendance continuelle d'une portion de mécontents vers l'ancien régime. Oui sans doute, il existe des hommes assez fous, assez stupides pour croire que trente, deux millions d'hommes qui ont voulu la République, se dégoûteront de la liberté, et consentiront de nouveau à payer la dîme, les corvées, les droits seigneuriaux, à ramper devant les privilèges. Oui sans doute, il. existe des émigrés qui, malgré nos victoires, espèrent encore réaliser le ridicule roman de la contre-révolution. Mais, je vous le demande, cette classe est-elle assez nombreuse pour inspirer de justes alarmes ?