MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHOIX DE MES OPINIONS, DISCOURS ET RAPPORTS PRONONCÉS A LA CONVENTION.

 

 

RAPPORT SUR LA MARINE.

22 FLORÉAL AN II.

 

LES besoins réciproques des différents peuples, les avantages de la pêche, la commodité du transport par eau, la curiosité naturelle à l'homme, ont donné naissance à la navigation. Paisible et bienfaisante dans son origine, elle ne fut qu'un moyen plus facile de communication et d'échange. La navigation est une des ressources naturelles de l'homme ; il est marin sur les côtes, comme il est chasseur dans les forêts, pasteur sur les montagnes, agriculteur dans les plaines. Comme tous les arts, elle ne fut d'abord que le germe informe de quelques combinaisons grossières ; c'étaient alors des radeaux conduits par quelques rameurs qui voguaient presqu'au gré des flots, sans s'écarter des côtes. Le temps, le hasard, les périls, la pratique de la mer, l'étude, les observations de quelques hommes de génie, la guerre ont perfectionné lentement l'art de la navigation, et ont produit les vaisseaux, ces machines si compliquées et si merveilleuses qui ont soumis à l'homme le plus terrible, des éléments et lui ont ouvert les quatre parties du monde.

On voit par l'histoire que toutes les nations qui ont cultivé la marine ont développé une grande puissance. Tyr, devenue la reine des mers, s'enrichit des dépouilles de toute la terre et la peupla de ses colonies.

Les Rhodiens, resserrés dans leur île, exercèrent une espèce de domination sur la Méditerranée ; législateurs des mers, ils virent leurs institutions nautiques suivies par tous les peuples policés ; les rois les plus ambitieux n'osèrent tenter de les asservir ; les Romains même recherchèrent leur alliance.

Athènes a eu, par sa marine, la supériorité sur cette foule d'États qui composaient la Grèce.

Les Carthaginois subjuguèrent la Sicile, la Corse, la Sardaigne et les plus belles provinces de l'Afrique.

Rome n'étendit ses conquêtes que lorsqu'elle commença à équiper des flottes : avant qu'elle eût une marine, et lorsqu'elle en éprouvait le besoin, elle emprunta les navires de ses alliés.

Le hasard créa la marine des Romains ; leur sage prévoyance l'entretint. Un navire de Carthage fut jeté par la tempête à l'embouchure du Tibre ; ils en examinèrent la construction, et aussitôt ils firent cent trente galères sur ce modèle, battirent les Carthaginois, et détruisirent cette ville ambitieuse et puissante. La marine romaine fit de rapides progrès ; les flottes parties du Tibre pénétrèrent jusqu'aux extrémités du monde connu.

La marine resta ensuite, pendant plusieurs siècles, dans le néant où étaient tombés tous les autres arts. Les voyages étaient longs et pénibles ; on ne naviguait encore que le long des côtes ; l'invention de la boussole ouvrit une nouvelle carrière ; les Portugais, après quatre-vingts ans de combats et de travaux, doublèrent le cap de Bonne-Espérance, et donnèrent une direction plus courte et plus facile à la navigation dans l'Inde. On découvrit bientôt une partie de l'Asie et de l'Afrique, dont on ne connaissait que quelques côtes ; et Christophe Colomb, bravant les dédains de l'orgueil, les juge-mens de l'ignorance ; les écueils d'une mer inconnue, et les dangers d'une longue navigation, découvrit l'Amérique, et ajouta une quatrième partie à la terre.

Cortès fit la conquête du Mexique, Pizarro subjugua le Pérou.

L'aiguille aimantée, le perfectionnement de la géométrie et de l'astronomie, apprirent à mesurer les astres, à fixer les longitudes, à connaître les distances de la terre, les progrès de la navigation ; et toutes ces circonstances réunies firent éclore l'art de la guerre navale.

La plus fameuse bataille de la marine moderne fut celle de Lépante ; cependant l'art de la construction était dans l'enfance.

Le commerce florissait dans les républiques de Pise, de Gênes et de Florence ; celle de Venise, sortie des fanges d'un marais, fit trembler l'Orient par sa puissance, enrichit l'Occident par son industrie.

La Hollande, pauvre et esclave, resserrée dans un petit coin de terre, ne subsistant que de la pêche du hareng, trouva dans ses vaisseaux la richesse et la grandeur ; et, pendant que le reste de l'Europe était déchiré par les guerres du fanatisme, ses pavillons furent l'étendard de sa liberté. Elle devint une puissance formidable ; elle secoua le joug de ses oppresseurs, dépouilla les successeurs de Philippe II de leurs possessions dans les Indes orientales, finit par les protéger ; et porta son commerce et ses vaisseaux dans toutes les parties du monde.

La Turquie s'éleva au plus haut point de gloire, lorsque Dragut et Barberousse commandaient les flottes immenses de Soliman.

Les Anglais avaient depuis longtemps une marine considérable ; mais Cromwell lui donna de l'accroissement, en éveillant dans sa patrie l'émulation du commerce ; et le fameux acte de navigation jeta les fondements de la puissance de cette nation.

Sous la première race des rois, la France n'eut qu'une faible marine. Charlemagne fit construire un grand nombre de navires pour repousser l'invasion des peuples du Nord. Le fanatisme s'empara des flottes pour ravager l'Asie au nom du ciel, et l'inonder de sang. La découverte du Nouveau-Monde fit sentir la nécessité d'augmenter la marine ; mais la France, déchirée par les guerres étrangères et intestines, ne put faire de grands progrès. Quelques navigateurs audacieux apprirent à la nation ce qu'elle était capable de faire. Les braves Dieppois firent des établissements sur les bords du Niger, parcoururent la Guinée, et découvrirent le Brésil avant que les Portugais y eussent abordé. Les Bretons et les Basques, dans leurs expéditions maritimes, montrèrent que les Français étaient également propres à combattre sur les deux éléments.

Ce ne fut que dans le dernier siècle que la marine française acquit ce degré de splendeur qui lui assura les plus brillants succès. Ses forces navales châtièrent les Barbaresques, firent baisser pavillon à l'Espagne ; et, se mesurant avec les flottes, tantôt séparées, tantôt réunies de l'Angleterre et de la Hollande, elles emportèrent presque toujours l'honneur et l'avantage du combat. Mais depuis la fameuse bataille de La Hogue, où Louis XIV fut puni par une défaite d'avoir voulu donner à l'Angleterre un roi qu'elle ne voulait pas, la France vit décliner sa marine ; c'était la conséquence nécessaire du système qu'il avait adopté. Ce prince, plus par l'orgueil qui le dominait que pour l'intérêt de la nation, avait porté dans cette création le despotisme, le faste et les vaines idées qui signalèrent presque toutes les actions de son trop long règne. Il avait dédaigné de donner à la marine la seule base solide, une navigation marchande et étendue.

Cette erreur grossière, accréditée jusque sous le règne du dernier roi, causa de grands maux à la France, en la plongeant dans une inaction ruineuse et avilissante ; ensuite l'avarice, les prodigalités, l'indolence des ministres, les fausses vues, les petits-intérêts, les intrigues de cour, la faiblesse du gouvernement, une chaîne de vices et de' fautes, une foule de causes obscures et méprisables, empêchèrent la nation de devenir sur ruer ce qu'elle avait été sur le continent ; elle fit des pertes considérables pendant les hostilités commencées en 1756 ; il lui fallut dévorer des humiliations à la paix de 1763.

Une occasion favorable se présentait dans les dernières guerres pour saper la puissance des Anglais en interceptant leur commerce ; mais des amiraux se déshonorèrent par leur lâcheté et d'odieuses rivalités ; et les richesses que l'Angleterre attendait de toutes les parties du globe, entrèrent librement dans ses ports. Cependant la marine française fournit des secours aux insurgents, et protégea la liberté de l'Amérique.

La force maritime est devenue la plus intéressante depuis que l'art de la navigation a soumis, en quelque sorte, les autres parties du monde à l'Europe.

La France, favorisée par la nature, en a reçu tous les avantages qui peuvent assurer sa prospérité commerciale.

Telle est sa position topographique, qu'elle est baignée, presque dans tous ses contours, par les eaux des mers ou des fleuves qui lui ouvrent des communications faciles avec toute la terre. Cette situation, la température de son climat, des ports aussi sûrs que vastes et commodes, un nombre infini de havres et de chantiers, des manufactures de toute espèce, un peuple immense aussi actif qu'industrieux, des richesses territoriales incalculables, une constitution républicaine, lui assurent une influence générale sur toutes les affaires de l'Europe. Elle est le plus riche entrepôt de L'univers ; c'est en même temps le marché qui offre le plus de consommateurs et de débouchés à l'industrie des nations.

La nature appelle presque exclusivement la France à commercer et à naviguer sur la Méditerranée, à s'associer aux peuples italiques et aux États du Levant.

C'est donc vers l'accroissement de sa marine que la France doit porter ses regards pour agrandir son commerce, détruire la tyrannie de quelques puissances maritimes, repousser leurs attaques, et fonder son indépendance.

Sous le despotisme, l'armée navale était &venue comme l'armée de terre, la propriété des privilégiés et le patrimoine de l'intrigue et de la faveur. Les flottes étaient presque toujours commandées par des nobles ignorants ou inexpérimentés, rampant sous les caprices de la cour et des ministres.

Cassart qui s'était distingué longtemps par la quantité et la richesse des prises ; qui, à la tête d'une escadre, avait ravagé dans une seule campagne plusieurs colonies du Portugal, de la Hollande et de l'Angleterre ; Cassart, que Duguay-Trouin regardait comme 'le plus grand marin qu'eût la France, était abandonné dans les antichambres des ministres, avec tout l'extérieur de la misère, parce que la cour lui trouvait un caractère dur et une âme inflexible.

Il passa les dernières apnées de sa vie renfermé dans une prison d'État, victime de l'injustice et de la calomnie.

C'est surtout dans la marine que l'orgueil insolent, la vanité ridicule, les futiles distinctions avaient jeté leurs plus profondes racines.

Les lois de la monarchie violaient les droits les phis sacrés des Marins, gênaient la navigation, renchérissaient les produits de l'industrie maritime, entravaient les opérations du commerce, comprimaient l'énergie, l'indépendance et la fierté naturelle aux gens de mer.

Ce fut l'aristocratie qui inventa cette distinction absurde entre la marine militaire et la marine marchande. En temps de paix, les vaisseaux des armateurs et les vaisseaux de l'État doivent concourir ensemble à la prospérité du commerce, et en temps de guerre à la défense de la patrie. Chez un peuple libre, tous les citoyens en état de porter les armes forment l'armée de terre, et tous les marins sans distinction l'armée navale.

La nation, dont la marine n'a pas pour base le commerce, ne peut avoir que des succès éphémères. L'agriculture et les manufactures alimentent le commerce qui les encourage à son tour ; c'est lui qui soutient l'industrie, franchit toutes les mers, parcourt les deux hémisphères, satisfait aux besoins de tous les peuples, leur répartit les richesses de la terre, et réunit par son activité les nations les plus éloignées.

Quoiqu'il y ait de la différence entre un vaisseau de ligne et un vaisseau de commerce, les navigateurs marchands et les marins militaires ont le même élément, les, mêmes tempêtes à braver, les mêmes ennemis à combattre, la même immensité d'espace à franchir, les mêmes connaissances à acquérir. L'usage du canon et de tous les moyens militaires que la guerre a ajoutés aux moyens nautiques, est commun à tous les marins : partout il faut des capitaines, des pilotes, ides maîtres, des matelots, du courage et de l'intrépidité.

Presque tous les grands hommes de mer sont sortis de la marine marchande.

Jean Bart, de simple pêcheur, devint chef d'escadre.

Duquesne, Duguay-Trouin et Cassart, firent leur première campagne sur les vaisseaux du commerce, et les rois étaient obligés d'aller chercher dans la marine marchande les talents et les vertus guerrières qu'ils ne pouvaient trouver dans les castes privilégiées. Les Hollandais en avaient donné l'exemple : Ruyter, Obdam, Tromp s'élevèrent d'eux-mêmes aux premiers grades de la marine.

Mais le despotisme avait dénaturé les notions les plus simples de la justice et de la raison pour diviser les hommes afin de les mieux asservir.

Les marins n'avaient aucune liaison entre eux, il existait des rivalités d'un port à l'autre ; les naufrages de la Méditerranée étaient ignorés de ceux qui avaient essuyé les tempêtes de l'Océan. C'est cette aorte de fédéralisme maritime qui vendit Toulon taux Anglais, et tenta de leur livrer tous les ports de la république.

Une nouvelle carrière s'ouvre maintenant aux citoyens fiançais sur toutes les mers ; les marins sont appelés indistinctement par la patrie sur tous les vaisseaux, dans tous les ports, sur toutes les mers, pour la défendre et protéger son commerce, le pavillon de la république doit les réunir et devenir partout le signal de la victoire. La nation chez laquelle les talents et les belles actions sont les seuls titres à l'avancement et à l'estime publique, doit avoir la première marine du monde.

Que la France reprenne ses droits, qu'elle recouvre sa part légitime dans le domaine des mers ; qu'elle abatte les digues que des insulaires orgueilleux y ont posées ; que ses ennemis constants n'y soient plus privilégiés.

Qui pourrait désormais arrêter les destinées du commerce et de la marine de la république française ? Quels obstacles a-t-elle à vaincre ? Le tyran de la mer, l'Anglais, a déjà donné la, mesure de son courage en fuyant à Dunkerque et à Toulon à l'approche des baïonnettes françaises.

Les Anglais sont, dit-on, maîtres des mers ; mais les Espagnols étaient les dieux de l'Océan sous Philippe II, comme les Anglais en sont les tyrans sous Georges III. Les Espagnols regorgeaient de l'or du Mexique et de l'argent du Pérou comme les Anglais sont couverts des richesses de l'Inde et des trésors du monde. Alors an ne connaissait que le pavillon espagnol sur les mers, comme on ne voit que le pavillon anglais sur l'Océan. Cependant la flotte invincible de Philippe fut vaincue ; l'Armada si célèbre fut défaite, et les anciens rois de la met et du Pérou ne sont plus que les bateliers de l'une et les exploiteurs de l'autre.

Anglais, voilà le sort qui vous est réservé ; les autres peuples imiteront bientôt la France, et vous serez alors violemment renversés de ce trône, maritime que vous avez trop longtemps usurpé.

L'empire de nos mers ne doit plus appartenir à un peuple de marchands qui, depuis si longtemps, scandalise l'Europe et l'univers par son insolence et sa cupidité. La mer doit être libre comme la terre, et l'un et l'autre doivent l'être par les Français.

Les Romains ne jurèrent pas en vain de détruire Carthage ; les républicains français ne demeureront pas au-dessous de leurs modèles. Si la marine n'existait pas, le peuple n'aurait qu'à vouloir, elle sortirait du néant. Que le peuple français veuille être victorieux sur la mer comme sur la terre, et la victoire est assurée, la liberté affermie.

Des vaisseaux, dei canons, des matelots, tel doit être. le cri de ralliement ; vengeance contre les agioteurs de Londres, contre les oppresseurs du Bengale, contre les perturbateurs de la paix publique en Europe ! Que les Français, comme les Athéniens, transportent leurs maisons sur leurs vaisseaux, leurs cités sur leurs escadres, et la liberté triomphante préparera l'affranchissement du monde.

Il faut donc que les citoyens qui vont venger la nation française de ses ennemis, et l'humanité de ses plus cruels oppresseurs, s'efforcent d'acquérir les connaissances nécessaires aux marins, à pratiquer les vertus civiques, et donnent au monde de nouveaux exemples de ce que peut le génie d'un grand peuple qui a juré la liberté.

Les marins, qui sont séparés du reste des hommes pendant de longs voyages, ont une langue particulière pour désigner les objets qui les environnent, se communiquer mutuellement et s'entendre dans leurs manœuvres. La connaissance de cette langue leur est indispensable, c'est moins dans les livres qu'ils peuvent l'acquérir que par une grande pratique sur les vaisseaux, au milieu des chantiers et dans les ports, en suivant les travaux des constructeurs, des charpentiers, des mâteurs et des voiliers, des calfats, des matelots et des manœuvriers, et en descendant jusqu'aux moindres 'détails de tous les travaux variés qui appartiennent à la marine.

Les marins doivent s'appliquer à l'étude des sciences .géométriques, mécaniques et physiques ; s'ils ne connaissent pas l'architecture navale, ils ne peuvent pas juger sainement des forces de leurs navires pour porter la voile, de ses qualités et de ses défauts pour profiter des unes et corriger les autres. Ils peuvent faire des manœuvres et compromettre les vaisseaux et les équipages.

C'est un système funeste qu'avait propagé l'orgueil des hommes appelés exclusivement par le despotisme au commandement des forces n'avales, que plusieurs 'brandies- de la marine, tel que l'art de la construction des vaisseaux devaient leur être étrangères.

Toutes les parties de la science nautique se tiennent par une foulé de rapports que l'on saisit dans les opérations maritimes ; il n'y a rien à dédaigner ou à négliger, et celui qui les connaît a toujours le plus d'avantages dans les occasions difficiles où il n'est plus temps de délibérer ou d'étudier, mais où il faut se décider et, agir promptement.

C'est donc d'abord sur les qualités des navires, leur solidité, leur proportion, leur vitesse ou leur lenteur, que les hommes appelés à commander les flottes, doivent régler leurs opérations pour l'attaque ou pour la défense, pour le combat ou pour la retraite.

Les vents, doivent être le second objet de l'étude des marins, ce sont eux qui décident presque toujours du succès des combats de mer. II faut les connaître pour triompher de leurs obstacles, mettre à profit leurs avantages, tirer d'eux le plus grand secours lorsqu'ils sont favorables, les forcer de servir lorsqu'ils sont contraires.

La mer est le troisième objet qui doit fixer l'attention du marin ; elle a des lames qui choquent continuellement le navire, il faut estimer leur action ; elle une surface toujours agitée, il faut obéir à ses différents mouvements ; elle a des courants, il faut connaître et mettre à profit leur direction ; elles a des marées, il faut calculer leur temps, leur force, leur effet.

Appelés par le commerce et la guerre à naviguer sur toutes les mers et à aborder dans tous les pays, il est essentiel que les marins en connaissent la position. L'hydrographie ne serait même que d'un faible secours pour eux sans gastronomie ; car il ne suffit pas au marin de trouver, à l'aide des cartes les plus sûres, la situation des ports, il faut encore qu'il s'élève dans les cieux pour y chercher des points fixes, déterminer les distances, aborder avec sûreté et éviter les écueils semés sur les côtes.

L'art du pilotage et de la manœuvre est également utile aux marins de tous les grades ; la manœuvre consiste à bien régler, par le moyen des voiles, le mouvement du navire, malgré l'agitation de la mer et la violence du vent. C'est elle qui fournit les plus sûres ressources dans les occasions pressantes, et qui décide presque toujours de la victoire ; c'est â elle que tous les grands marins durent la plus grande partie de leur réputation et de leurs succès.

Les marins ne doivent pas non plus négliger la tactique de terre ; ils ne sont pas toujours sur les eaux : ils sont quelquefois obligés de descendre sur le continent pour livrer des combats et faire des sièges, et dans les circonstances où se trouve la France, les marins doivent être toujours prêts à faire des descentes, à attaquer les citadelles, comme les vaisseaux dé ses ennemis.

La nature contribue sans doute à former un homme de mer, mais elle ne fait que commencer l'ouvrage ; c'est à l'étude à l'achever et à l'expérience à le perfectionner. Dans un métier où la disposition des courants, la force et la variété des vents, les fréquents accidents du feu, la rupture des voiles et des cordages multiplient les dangers et les combinaisons la pratique seule peut donner ce coup-d'œil sûr et rapide qui saisit les rapports, et qui inspire les résolutions les plus salutaires. L'expérience dans tous les arts et surtout dans la marine, est toujours préférable à la science purement théorique ; mais leur réunion assure les grands succès.

C'est l'oubli de ces principes, qui avait sous les rois exposé la marine française à une ruine totale et avilissante. Les hommes, appelés au commandement des forces navales, avaient quelquefois des connaissances théoriques, mais rarement de l'expérience.

Les marins marchands avaient la pratique et la connaissance de la mer ; mais ils négligeaient la science. C'était là l'effet pernicieux des lois absurdes qui ne leur permettaient pas d'entrer dans la marine militaire.

Mais aujourd'hui que les talents et les vertus sont les seuls titres pour aspirer aux places, et que la république a brisé les entraves qui s'opposaient au développement du génie des marins, ils doivent se livrer à l'étude de toutes les connaissances qui forment les grands hommes, et profiler des leçons qui leur sont offertes dans les ports et sur les vaisseaux.

La loi établit sur chaque vaisseau de 20 canons et au-dessus, un instituteur chargé de donner à tous les marins, mais principalement aux mousses et aux jeunes novices, des leçons de lecture, d'écriture, de calcul et d'hydrographie ; elle établit aussi une école de matelotage sur chaque vaisseau, et elle assure des récompenses et des encourage-mens au zèle (les maîtres et à l'application des élèves ; il était digne de la république de rendre cette justice aux marins.

L'instruction est le besoin de tous les hommes ; il fallait des écoles sur les vaisseaux comme dans les communes de la république ; car les vaisseaux sont le domicile presque habituel des marins ; quoique éloignés souvent de leur patrie, ils ne lui en sont pas moins chers, ces hommes intrépides et industrieux qui vont courir les hasards des mers ou des combats polir l'alimenter et la défendre.

Il est de grandes circonstances où un peuple attaqué de toutes parts se lève en masse, s'élance sur ses vaisseaux, se précipite sur ses frontières pour faire, une irruption subite et terrible sur ses ennemis, et assurer son indépendance. Tel est le spectacle imposant qu'offre la France attaquée par toute l'Europe. Alors tout change, tout s'agrandit ; le besoin de vaincre, le mépris de la mort ne connaissent plus de règle ; la tactique de terre, c'est la baïonnette ; celle de mer, l'abordage.