MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE XVI. — JOURNÉE DU 13 VENDÉMIAIRE. - LES THERMIDORIENS RETOURNENT À LA MONTAGNE.

 

 

LE 11 vendémiaire, la Convention rassemblée allait célébrer une fête funèbre en l'honneur des défenseurs de la liberté morts victimes de la tyrannie. Des pétitionnaires de Valenciennes vinrent se plaindre de ce qu'on laissait usurper la souveraineté par trois mille faquins composant les sections de Paris. Le président énonça le commencement de la fête.

La Convention, dis-je, ne peut se dissimuler que les dangers de la patrie vont en croissant, et nous serions la risée de l'Europe, si, au lieu de les écarter, nous célébrions une fête. J'en demande l'ajournement. Nous nous occuperons des morts quand nous aurons sauvé les vivants.

Mais Tallien répondit que les préparatifs étant faits, il voulait pleurer sur les mânes de Vergniaud, etc., et combattre ensuite la nouvelle horde de Charette.

La Convention se déclara en permanence.

La séance fie remplie par des hymnes et des discours funèbres, des rapports et des décrets relatifs à la révolte des sections.

Elles avaient une attitude militaire, elles étaient en hostilité déclarée. La nuit leurs factionnaires se correspondaient et poussaient les mêmes cris que dans une place de guerre. Elles n'avaient encore nommé qu'une partie des électeurs ; ils se constituèrent en collège électoral au nombre de cent, sous la présidence du vieux duc de Nivernais, qui, lorsqu'on alla le chercher chez lui pour le conduire à cette assemblée, dit : Vous me menez à la mort. Cette réunion prématurée et illégale n'avait pour but que de donner aux collèges, électoraux des départements l'exemple de la désobéissance aux décrets des 5 et 13 fructidor, et d'opposer à la représentation nationale une sorte de représentation des sections.

La Convention, rendit un décret pour casser cette assemblée et faire cesser la permanence des assemblées primaires. La proclamation en fut faite le soir même dans les rues, accueillie et interrompue sur quelques points par les huées et les violences des sectionnaires en révolte ouverte.

Les comités de gouvernement firent marcher la force armée contre les perturbateurs et le collège électoral. Mais les électeurs n'attendirent point. Pour leur donner le temps de se disperser d'eux-mêmes, on mit exprès de la lenteur dans les dispositions.

Jusqu'au dernier instant l'agitation était concentrée dans l'intérieur des sections ; on ne s'en apercevait pas pour ainsi dire extérieurement. On allait et venait dans les rues, aux spectacles, à ses plaisirs à ses affaires comme à l'ordinaire ; le peuple se livrait à ses travaux habituels et ne prenait aucune part à ces discussions ; aucun des partis n'osait s'en servir parce qu'ils craignaient de n'en are plus maîtres, si une fois ils le déchaînaient, et que d'ailleurs il n'était pas du tout disposé à servir le royalisme. La Convention, pour laquelle le peuple inclinait toujours, n'osait pas non plus l'employer par une sorte de pudeur, et parce qu'elle venait de le désarmer après les journées de floréal. et de prairial. Les comités de gouvernement donnaient des armes seulement à quelques individus expulsés des assemblées primaires, à Paris ou dans les départements, à quelques hommes incarcérés comme terroristes et récemment mis en liberté, parmi lesquels il y avait aussi des patriotes victimes de la réaction. Encore on n'accepta leurs secours qu'à la dernière extrémité (11 vendémiaire) : on ne pouvait pas éviter le combat ; il n'y, avait plus de scrupule sur les moyens de se défendre ; il fallait vaincre. Les restes de la montagne se ralliaient. On parlait hautement de toutes les mesures révolutionnaires connues, telles que la clôture des barrières, les visites domiciliaires, etc.

La force des sections se composait des compagnies de grenadiers et chasseurs de la garde nationale formées de propriétaires, de marchands, en un mot de citoyens en état de s'habiller et de s'équiper, au nombre d'environ vingt mille hommes ; tout le reste formait ce qu'on appelait les basses compagnies, n'était guère organisé que sur le papier, et n'avait pas l'honneur d'être appelé au service. Cette armée, car c'en était une du moins par le nombre, était commandée par le général Danican, qui, après avoir servi la république contre les Vendéens, avait pris parti pour le royalisme ; esprit inquiet et remuant ; caractère inconstant et qui n'était pas de force à jouer un premier rôle.

La Convention avait pour sa défense quelques bataillons de ligne, forts de trois à' quatre mille hommes, et quinze cents patriotes. Elle avait des canons, même ceux des sections, qu'elles lui avaient elles-mêmes remis après les événements de prairial, comme un trophée conquis sur les terroristes ; et c'était la section Lepelletier, la Plus audacieuse dans sa révolte, qui avait la première donné cet exemple.

Menou, général en chef de l'armée de l'intérieur, dont le quartier-général était à Paris, se trouva investi du commandement. Républicain, mais modéré et naturellement temporiseur, personne n'était moins propre que lui à ce genre de guerre qui exigeait plus de résolution et d'audace que de science. Il n'effrayait point les sectionnaires qui le trompaient par leurs protestations pacifiques, l'endormaient par leurs flatteries, et le nommèrent même, à la vérité sans son aveu, leur général. La Convention avait peu de confiance en lui ; il n'en inspirait aucune aux patriotes. Une lettre qu'il m'écrivit, le 11 vendémiaire, peint son caractère et son système.

Mon brave et loyal représentant : L'assemblée se réunit aujourd'hui à neuf heures. Il paraît qu'on y fera un rapport sur les sections. Trouvez-vous-y, afin qu'avec votre sagacité et fermeté ordinaires, vous empêchiez qu'on ne prenne des mesures qui pourraient amener la guerre civile. Sagesse et fermeté. Tâchons d'arriver au but sans qu'il en coûte de sang : en gagnant du temps ; on gagné tout, et j'espère que nous fonderons la république en dépit des malveillants et des intrigants.

Des représentants du peuple, chargés de la direction dé la force armée, ne faisaient qu'ajouter encore à la lenteur et à l'irrésolution du général. Ainsi, au lieu d'agir de vive force pour réduire celles des sections qui étaient les plus échauffées, on parlementait, on négociait, et on exaltait leur audace. Gagner du temps, c'était bien facile à dire : mais le temps nous gagnait, et il n'y avait plus moyen d'éviter le combat. La Convention avait usé tous les ménagements, elle avait porté jusqu'à l'excès le sacrifice de sa sûreté, de sa dignité et de son honneur. D'ailleurs, les sections se levaient pour attaquer la représentation nationale ; elle était réellement sur la défensive. Le 13 vendémiaire, on n'alla pas chercher les sections ; ce furent elles qui vinrent assiéger les Tuileries, et qui accoururent au-devant de leur défaite.

Les députés militaires, auxquels la Convention confiait, dans les moments critiques, le soin de sa défense, étaient Barras, Letourneur, Delmas ; Menou fut enfin mis de côté au moment où on allait en venir aux mains ; et, le 13 vendémiaire, Barras confia le commandement à Bonaparte qui, destitué comme terroriste par Aubry, végétait à Paris, pauvre et inconnu ; ses dispositions firent triompher la représentation nationale.

Quoi qu'on ait dit depuis de la facilité de cette victoire, je la regardai comme un vrai miracle ; car nos agresseurs étaient enfin des hommes, des Français, et au moins cinq contre un. L'attaque fut dirigée d'une manière ridicule ; mais elle aurait pu l'être autrement. Car si les sectionnaires s'étaient emparés des rues et des maisons environnant les Tuileries, de ces retranchements naturels, ils auraient foudroyé le peu de soldats qui défendaient les avenues du palais. Au lieu d'une manœuvre aussi simple que sûre ; les sectionnaires se présentèrent en colonnes serrées et profondes qui ne pouvaient ni se déployer, ni faire aucun mouvement, et qui donnaient une prise immense aux tirailleurs et à l'artillerie des troupes conventionnelles qui eurent bientôt jeté le désordre et la confusion dans ces masses.

On a prétendu que la manœuvre des sectionnaires, précisément parce qu'elle était contraire aux premières notions militaires, prouve qu'ils n'avaient point de vues hostiles, et qu'ils ne venaient que pour présenter une pétition à la Convention. Quelle pitoyable dérision ! Des pétitionnaires au nombre de vingt ou vingt-cinq mille, et armés de pied en cap !

Enfin, des citoyens inexpérimentés ne pouvaient pas, dit-on, tenir contre des troupes aguerries. Cela serait bon à dire s'il se fût agi d'une bataille rangée ; encore les Vendéens avaient prouvé le contraire : mais pour une guerre d'escarmouche et de barricades dans une ville, ou pour le siège d'un château non fortifié et accessible de toutes parts, il ne fallait qu'un courage fort ordinaire et une adresse bien médiocre. Le peuple l'avait enlevé de vive force le 10 août 1792, quoique pour le moins aussi bien défendu que le 13 vendémiaire. Mais le peuple alors, entraîné par l'amour de la liberté, bravait tous les dangers. Le 13 vendémiaire, au contraire, une grande partie des citoyens réunis sous les drapeaux sectionnaires n'avait, par prudence ou par principes, aucune envie de se battre, et n'y avait été entraînée que par un faux point d'honneur. Leurs chefs leur avaient, en outre, persuadé que les fusils et les cartouches n'étaient là que pour la forme ; que dès qu'ils se présenteraient aux Tuileries, les troupes fraterniseraient avec eux, et que la majorité de la Convention les accueillerait à bras ouverts. Ainsi quand la mousqueterie et la canonnade se firent entendre, la plupart des sectionnaires se sauvèrent, en couvrant d'imprécations les intrigants qui les avaient trompés.

Le 14, les curieux affluaient dans les rues qui avaient servi de champ de bataille. Il n'y restait aucune trace. La nuit même on avait enlevé les morts : On en exagéra beaucoup le-nombre. Il n'y en avait peut-être pas cent ; c'était beaucoup trop sans doute, car c'étaient tous des citoyens obscurs et innocents ; il ne périt pas un chef, pas un de ces orateurs furibonds qui avaient allumé l'incendie ; et qui, tandis qu'on en venait aux mains, faisaient en sûreté des vœux pour le succès de leur parti. Le soir, les spectacles étaient remplis comme s'il ne fit rien arrivé.

Ce pauvre Menou fut accablé du coup qui l'avait frappé. Il adressa aux représentants du peuple ; le 13 vendémiaire même, je ne puis dire si ce fut avant ou après la victoire, une profession de principes qui était sincère, mais qui, dans la circonstance, sentait un peu la peur : il m'en envoya une copié ; elle était ainsi conçue :

Citoyens représentants, je ne chercherai point à justifier ma conduite ; elle a été pure, elle l'est et le sera toujours. J'ai fait ce que me dictait l'amour, de mon pays ; mais je dois au publie, à la Convention et à moi, de déclarer quelle est aujourd'hui et quelle sera toujours mon opinion.

J'ai combattu pour la république, et ne cesserai de combattre pour elle.

J'ai vécu et je mourrai républicain.

J'ai voué respect et obéissance aux lois. Jamais je ne m'en écarterai.

Je ne connais comme lois que celles faites par la majorité du peuple français, dans le cas où il délibère lui-même, ou celles faites par ses représentants librement et légalement élus. Jamais je ne reconnaîtrai celles faites par la minorité ou une section quelconque du peuple. La constitution décrétée par la Convention nationale, sur laquelle j'ai émis mon vœu, et qui a été acceptée par la majorité du peuple français, est sacrée pour moi ; j'emploierai tous mes moyens pour la défendre.

Mon opinion particulière, est pour la réélection des deux tiers de la Convention, parce que je regarde cette mesure comme conservatrice de la constitution, tandis qu'il est possible et probable qu'un corps législatif dont la majorité serait composée de membres nouveaux, porterait atteinte à la constitution.

Jusqu'à l'établissement du corps législatif, fixé au 5 du mois prochain, je ne connais de véritable pouvoir et d'autre centre d'unité que la Convention nationale.

Toute autre autorité quelconque, hors celles établies par la loi, est illégale et contraire à la souveraineté du peuple.

Je n'écouterai aucune espèce d'insinuations ou de propositions, qui me seraient faites par une portion quelconque du peuple.

Je resterai ferme et inébranlable dans mes principes ; je mourrai, s'il le faut, pour les soutenir ; telle est ma déclaration, citoyens représentants ; vous me devez de la faire connaître, et je l'attends de votre justice.

J. MENOU.

 

A peine délivrée des royalistes, la Convention eut à se défendre des jacobins. Ils voulaient s'emparer de la victoire et recommencer la révolution. Les motions les plus violentes se succédèrent rapidement.

Dès le 14 au soir, Pérard, l'ami intime de Chou-dieu, lut une notion ainsi conçue :

La république longtemps méconnue, trop longtemps avilie, a été véritablement sanctionnée hier et aujourd'hui par le courage des hommes de 89. Le canon de la Bastille a de nouveau retenti ; il faut que la victoire soit utile, et qu'enfin le royalisme soit comprimé pour ne se relever jamais. On, a tardé longtemps à se décider à cette mesure ; il faut l'adopter ; il faut que tout ce qui combattit les patriotes soit puni ; que l'exemple soit marquant. Pour prendre des mesures promptes et efficaces, il faut centraliser les volontés et resserrer leur action. Le temps est précieux. Décrétez que les comités de salut publie et de 'sûreté générale nommeront dans leur sein nue commission de trois membres qui vous proposera séance tenante des mesures de gouvernement relatives en passé et au présent.

Quoique très-applaudie par les tribunes, cette motion fut accueillie dans l'assemblée par de vifs murmures, combattue par Chénier, et rejetée.

Quirat et Gourdan demandèrent le rapport de la loi du 12 fructidor, parce qu'elle ne frappait, disaient-ils, que des hommes arrêtés la plupart pour cause de patriotisme.

Je crus devoir m'opposer de suite au torrent qui se débordait.

La victoire que la Convention vient de remporter, n'est pas le triomphe d'un parti, mais de la Convention tout entière. Je la regarderais comme une calamité si elle devait jeter encore la division parmi nous. L'expérience a prouvé que rien n'est plus funeste que de marcher de réaction en réaction. Les regrets que cette crainte pourrait inspirer sont adoucis par la pensée que le terme approche où l'établissement de la constitution va faire taire tous les partis, et cesser le gouvernement arbitraire et absolue J'espère que pendant le peu de temps qu'il a encore à durer, personne ne sera assez osé pour vouloir s'en ressaisir et le prolonger. Sans doute on a abusé du mot terrorisme, mais il ne faut pas croire pour cela qu'il n'ait jamais existé de système désastreux pour la république et déshonorant pour la révolution. Restons donc dans un juste milieu. Veut-on ouvrir les prisons à tout le monde ? — On répond du côté gauche : Non non. — Eh bien ! cherchons les moyens de discerner les innocents des coupables. Je demande le renvoi de la proposition au comité de sûreté générale pour faire, un rapport.

Le renvoi fut décrété malgré l'opposition de la montagne, du haut de laquelle Gansait s'écria que le règne des thermidoriens n'avait comprimé que les patriotes. Colombel : Que depuis le 9 thermidor on avait mis en liberté cent mille aristocrates dont dix mille, tout au plus, méritaient d'être élargis. Ces phrases étaient le véritable manifeste du parti.

L'un demandait que l'on cassât les nominations d'électeurs faite par les sections de Paris ; l'autre, que les prévenus d'émigration fussent contraints, tous des peines afflictives, de se constituer prisonniers jusqu'à leur radiation ; celui-ci, qu'on exclût de Paris toutes les personnes qui n'y étaient pas domiciliées en 89, et qu'à l'avenir on ne pût y venir sans une autorisation du gouvernement ; celui-là racontait les relations qu'avaient les royalistes de Paris dans les départements, :et montrait un drapeau blanc parsemé de fleurs de lis pris à Dreux sur des révoltés. On proposait la réintégration des militaires destitués depuis le 9 thermidor, et la mise en liberté des représentants décrétés d'arrestation après les événements de prairial. Cette dernière proposition était importante pour la montagne. On lut, dans la séance du 16, une lettre de. Thirion, l'un de ces représentants, qui demandait sa liberté ou un jugement Il n'y avait rien à y opposer, et l'assemblée allait renvoyer sa lettre, à un comité, lorsque Dubois-Crancé, demandant qu'il fût fait un rapport sur tous les autres représentants qui se trouvaient dans le même cas, dit : Nous avons violé la constitution, il ne nous appartenait pas de déclarer que les députés qui n'étaient pas en état d'accusation seraient inéligibles au corps-législatif. C'était renverser d'un seul mot toutes les élections, et remettre en question des opérations qui étaient presque achevées dans toute la république. Cette sortie fut vivement contredite, et l'assemblée se borna à renvoyer la lettre de Thirion au comité de législation.

La montagne ne se tint pas pour battue ; dès le lendemain 17, elle essaya d'enlever une décision sur le même objet. Delahaye fit, au nom du comité de législation, un rapport par lequel il justifiait complètement J,-B. Lacoste, un des députés, décrétés d'arrestation, proposait de le mettre en liberté, et d'ordonner qu'il rentrerait sur-le-champ dans la Convention. En rappeler un c'était les rappeler tous. La montagne crie aux voix. Le côté droit s'y oppose vivement et se lève en masse. Tallien, qui y siégeait encore, s'écrie : Se moque-t-on de la volonté du peuple ? On demande l'ordre du jour ; Tallien continue : Avant de passer à l'ordre du jour, il faut faire voir au peuple qu'on veut attaquer la constitution et mépriser sa volonté. En effet la proposition était contraire aux décrets des 5 et 13 fructidor acceptés par le peuple. C'est ce que démontra André Dumont. Il conclut à ce que la Convention rapportât son décret de la veille, relatif à la lettre de Thirion, à ce qu'elle interdit de lui faire aucun rapport sur cette matière, et à ce qu'elle déclarât formellement qu'elle ne changerait pas les époques fixées pour la convocation des assemblées électorales, la formation du corps législatif et l'établissement du gouvernement constitutionnel. Ces propositions furent adoptées aux cris de vive la république ! Trente membres de la montagne ne prirent point part à la délibération. On censura en outre le rapporteur pour avoir présenté, sans la participation du comité, un projet de décret contraire à ceux des 5 et 13 fructidor.

Le 15, je fus nommé membre du comité de salut public.

Les thermidoriens étaient restés jusqu'à ce moment réunis avec les 73, et l'on était parvenu par ce moyen à résister aux entreprises de la montagne. Mais cette union ne fut plus de longue durée.

Le 17 vendémiaire, il y eut dîner chez Formalaguez ; nous y étions environ une douzaine, savoir : Boissy, Lanjuinais, Larivière Lesage, Legendre, Tallien etc. Après dîner Legendre dit aux quatre premiers qu'il avait à leur reprocher le silence qu'ils avaient gardé pendant la révolte des sections, et sur les éloges que les royalistes leur avaient donnés dans leurs placards et leurs journaux. Ils répondirent qu'ils n'avaient pas dû repousser des éloges qu'ils croyaient mérités ; qu'ils ne les avaient point recherchés ; qu'ils avaient gardé le silence parce qu'ils avaient pensé qu'il valait mieux temporiser que brusquer une explosion, et qu'ils avaient craint le retour du terrorisme. Cette justification était bien faible, car si, pour éviter la terreur, la majorité de la Convention eût aussi gardé le silence, il n'est pas douteux qu'elle n'eût été culbutée par le royalisme. Cependant Legendre était quelquefois de bonne composition, et il se contentait de ces explications, lorsqu'en les donnant, Lanjuinais dit le massacre du 13 vendémiaire. A ce mot Tallien entre dans un excès épouvantable de fureur ; il ne se possède plus, il accuse Lanjuinais et ses collègues de connivence dans la rébellion des sections, il les traite de conspirateurs et Formalaguez d'espion, il veut sortir pour aller les dénoncer à la Convention. On se jette au-devant de lui pour l'arrêter, on ferme les portes, on fait tout au monde pour l'adoucir et le calmer ; on ne peut y parvenir : il menace de tout briser et ne veut entendre à rien. J'avais des raisons de croire que Tallien ne cherchait qu'un prétexte pour se séparer des 73 et retourner à la montagne. Dès ses premiers mouvements, je crus m'apercevoir qu'il jouait la comédie : j'étais donc  resté assis et je le regardais tranquillement vociférer et se débattre, lorsqu'enfin, fatigué de la prolongation de cette scène scandaleuse, je dis de sang-froid : S'il veut absolument sortir, ouvrez-lui la fenêtre. Ces mots produisirent sur lui l'effet d'un seau d'eau jeté sur un chien qui se bat ; il reprit sa raison et se remit en place. Lanjuinais put enfin s'expliquer, il convint qu'il s'était servi d'un terme impropre, et dit qu'il appelait massacre toute affaire dans laquelle le sang coulait, mais qu'il n'avait eu aucune mauvaise pensée. Cette explication parut satisfaire Tallien ; on se réconcilia, on se promit mutuellement de rester unis et de ne point parler de ce qui s'était passé. On ne se tint point parole ; on' en parla, et, selon l'usage, chacun à sa manière. Un député me confia à ce sujet que, dès le 14 vendémiaire, il avait entendu Lanjuinais dire en présence de deux autres, l'horrible massacre du 13, et que, sur ce qu'on lui avait fait observer qu'il ne parlait pas comme un républicain, il avait répliqué : Votre république est une chimère, elle ne tiendra pas. Je suis de l'avis de J.-J. Rousseau ; la France est trop vaste pour être républicaine. Je me soumettrai à la constitution, parce que c'est la loi de l'État, mais sans changer d'opinion. Lanjuinais, de son côté, niait tous ces propos.

Sur un rapport spécial fait le 23 par Delaunay d'Angers, la Convention décréta que Lemaitre serait traduit, avec ses complices, devant une commission militaire établie à Paris. Le rapporteur avait lu des notes trouvées dans les papiers de Lemaitre, et qui étaient relatives à plusieurs députés tels que Lanjuinais, Boissy-d'Anglas, etc. Elles étaient vagues, insignifiantes, et ne prouvaient rien ; mais cela suffisait pour jeter des soupçons et de la défaveur sur des hommes que leurs ennemis étaient fâchés de voir réélus par le suffrage général de la France, et que l'on craignait de voir nommer au Directoire. Sieyès disait alors au comité de salut public que Barthélemy, ministre en Suisse, était dans la conspiration royaliste et qu'il fallait le rappeler. Au sujet d'an échec que notre armée avait éprouvé sur le Rhin, Letourneur et Louvet assuraient que Pichegru trahissait[1].

On demanda l'impression du rapport. Tout-à-coup on vit Tallien se lever au haut de la montagne où il venait de reprendre sa place après quatorze mois d'absence. Cet abandon subit du côté droit où il avait siégé depuis le 9 thermidor, parut d'un mauvais augure ; ce changement de place annonçait un changement de parti ou de principe : Et moi aussi, s'écria-t-il, je demande l'impression du rapport, mais je demande également celle des lettres dont des fragments viennent d'être lus. Il faut que chaque représentant du peuple, chaque Français puisse les lire et s'y convaincre de toute la scélératesse des conspirateurs. Quant à moi, j'ose le dire, les comités de gouvernement n'ont pas nommé les hommes qu'ils auraient dû. vous faire connaître. Il faudra cependant les signaler enfin ; il faudra savoir pourquoi cette conspiration que je voulus, il y a deux mois, dévoiler à cette tribune, a été continuée avec plus de succès encore et a failli renverser la république. Il faudra savoir quels hommes étaient à la tête de cette conspiration ; pourquoi ceux qui, le 13 vendémiaire, dirigeaient les rebelles contre la représentation nationale, sont encore libres au milieu de Paris ; pourquoi on a paralysé l'énergie de ceux qui voulaient dénoncer et détruire ce repaire qui perte le nom d'assemblée électorale du département de la Seine, de cette assemblée au bureau de laquelle nous avons vu figurer les hommes que la correspondance saisie indique assez comme les agents les phi intéressés de la faction royaliste. J'ai consenti à me taire : j'ai eu tort, je m'en accuse devant les amis de la liberté. J'aurais dû, je l'avoue, dénoncer ceux qui, le 13 vendémiaire, conspiraient avec les factieux de Paris, ceux que les sections avaient pris sous leur protection, et qui, par une réciprocité facile à concevoir, prenaient sous leur protection les sections de Paris ; ceux qui auraient été épargnés du massacre général de la représentation nationale ; ceux pour lesquels des chevaux étaient prêts non loin d'ici ; ceux qui recevaient les présidents et les secrétaires des sections rebelles ; ceux auxquels les sections faisaient des appels, auxquels elles disaient : dormez-vous ? Non sans doute ils ne dormaient pas, ils conspiraient le renversement de la république. Leurs chevaux, je le répète, étaient prêts, et ils marchaient bientôt au-devant du nouveau roi dont ils auraient été les principaux ministres. Oui, j'ai eu tort Bene pas vous faire connaitre plus tôt vus dangers et les accusations qu'on prépare contre vous. Oui, dans quelques jours on doit vous amuser d'avoir fait tirer sur le peuple, et déjà la journée du 13 vendémiaire a été nommée un massacre.

Barras, avec qui ce discours avait été concerté, s'écria à son tour : Je demande que l'on fasse connaître enfin ceux, qui siégeant parmi nous ont conspiré contre la république.

Tallien reprit : Je les connais ceux qui m'agitent encore, ceux qui sont unis aux Conspirateurs de l'intérieur.

Un grand nombre de voix : Nommez-les, nommez-les.

Tallien : Je les démasquerai à l'instant. Je demande que la Convention se forme en comité général.

L'assemblée se leva en signe d'adhésion. Les tribunes retentirent des cris de vive la république ! Sauriez la patrie. ! A bas les royalistes ! Et le public se retira.

Tallien ayant déjà prononcé l'acte d'accusation, il ne s'agissait donc plus que de faire connaître les conjurés. Il nomma Lanjuinais, Boissy-d'Anglas, Henri Larivière et Le Sage d'Eure-et-Loir.

La montagne éclata en transports d'approbation. Mais la majorité de la Convention se montra froide. Bergoing, un des 73, quoiqu'ami intime de Barras, défendit les inculpés et récrimina contre Tallien. C'était un homme bon et loyal, et ses liaisons avec les deux partis donnèrent du poids à ses paroles. Le temps se passait en discussions orageuses, il était déjà minuit. Tallien voyant que sa dénonciation tombait à plat, eut encore un accès de fureur, semblable à de celui qu'il avait eu chez Formalaguez quatre jours auparavant. Il s'écria, qu'il fallait rendre la séance publique et discuter devant le peuple. La montagne l'appuya de toutes ses forces. C'était, de la part de l'orateur trahir son devoir, outrager la représentation nationale, et provoquer l'insurrection contre elle. Mais la majorité de la Convention méprisa ses clameurs, tint ferme, se refuse à rendre la séance publique, et décida qu'il n'y avait pas lieu à inculpation contre les quatre députés dénoncés.

C'était un grand échec : pour en diminuer l'amertume aux thermidoriens, et peut-être pour sauver plus sûrement ses amis, Louvet qui, en se liant fortement avec les premiers, n'en était pas moins resté fidèle aux 73, dénonça Rovère et Saladin comme les chefs ou premiers fauteurs de la révolte des sections.

Que Larivière, Le Sage, Boissy et Lanjuinais, dit-il, aient trempé dans de tels complots, qu'ils aient à ce point oublié les vertus qui leur ont mérité la plus glorieuse infortune ; j'ose affirmer que la chose n'est pas possible, et je m'étonne que Tallien, qui est venu soumettre les soupçons que lui inspirait la conduite de quelques-uns de ses collègues, auxquels on ne peut reprocher que de ne s'être pas assez fortement prononcés dans de grandes circonstances, ait négligé de irons nommer les véritables auteurs des dangers de la patrie, ceux que j'accuse de tous nos maux. Qu'il m'est douloureux cependant que Lanjuinais et les autres aient été dénoncés ! Je crois que Tallien n'a demandé un comité général que parce que le soupçon portait sur des hommes jusqu'alors exempts de reproches ; car s'il ne s'était agi cite d'accuser Rovère et Saladin, il n'y avait point à balancer, on devait le faire sur l'heure et en présence du peuple Français.

L'assemblée prononça leur arrestation. Rovère, fougueux terroriste, dont le nom se rattachait aux massacres d'Avignon, avait été ensuite un des plus ardents promoteurs de la réaction ; membre du comité de sûreté générale, il s'était emparé de la police, il avait fabriqué des conspirations ridicules, et persécuté à outrance les hommes de la révolution, innocents ou coupables. On reprochait à Saladin la publication d'une opinion séditieuse contre les décrets des 5 et 13 fructidor. L'un et l'autre avaient embrassé ouvertement le parti des sections. Il n'y avait pas moyen de les défendre. Cependant Saladin venait d'être nommé député par l'assemblée électorale de Paris ; son arrestation me semblait une violation des garanties accordées aux députés par l'article HI de la constitution. J'en fis l'observation, mais inutilement.

Le 24, Louvet et Legendre firent connaître en séance publique le résultat du comité général. Je déclare au peuple Français, dit Legendre, qu'hier j'ai manifesté mes inquiétudes à l'égard de nos collègues Lanjuinais et autres, que je leur ai demandé pourquoi les factieux des assemblées primaires leur prodiguaient des éloges en même temps qu'ils répandaient la calomnie sur les représentons les plus courageux. Je leur ai dit que les éloges des méchants flétrissaient l'homme de bien ; je leur ai reproché d'avoir gardé le silence lorsque les factieux venaient à cette barre insulter la Convention nationale. Oui, Citoyens, voilà les reproches que je leur ai faits et que je leur adresse encore. Mais je déclare que mes soupçons ne s'étendent pas plus loin que ces reproches.

Ces protestations officieuses ne raccommodèrent point les choses. Personne ne crut à leur sincérité. Chacun garda ses soupçons et ses ressentiments. La rupture fut complète entre les thermidoriens et les 73. A dater de cette époque, ceux-là firent cause commune avec le parti qu'ils avaient abattu au 9 thermidor, et opprimé depuis, et persistèrent de plus en plus dans le dessein de rappeler dans la Convention les montagnards qui en avaient été expulsés en prairial, d'annuler les opérations des assemblées électorales, d'ajourner la mise en activité de la constitution, et de continuer le gouvernement révolutionnaire.

Dans le comité général on avait décrété l'impression des pièces trouvées chez Lemaitre, et sur la demande de Defermon, en récrimination contre Tallien, des lettres trouvées à bord du paquebot anglais La princesse Royale, pris le 24 ventôse an III, allant de Hambourg à Londres. Dans la correspondance dont il était porteur, il y avait une lettre de LOUIS-STANISLAS-XAVIER à son cousin le duc d'Harcourt, datée de Vérone le 3 janvier 1795, et ainsi conçue :

Je ne puis m'empêcher, mon cher duc, de joindre quelques mots à ma lettre ostensible, pour vous témoigner mes inquiétudes an sujet de l'affaire de M. de Puisaye. Elles ne portent pas sur le ministère, quoique sa conduite au commencement de cette affaire eût quelque chose de louche ; lest facilités qu'il a fini par vous donner pour vous et M. de Puisaye, sont bien propres à dissiper tous les soupçons du monde. Mais je vois avec peine le peu de connexion qu'il y a entre cette armée et la Vendée proprement dite, et je crains qu'en favorisant trop la première, on ne donne peut-être des jalousies à la seconde. Les rapports peu favorables que les agents de M. de Puisaye en ont faits à mon frère, m'affligeraient beaucoup si j'y ajoutais une foi entière ; mais comme ils contredisent d'autres rapports auxquels j'ai bien autant de confiance, ils m'inquiètent en un autre sens, et je crains que M. de Puisaye ne veuille, comme on dit, tirer toute la couverture à lui, ce qui serait extrêmement fâcheux. Car je doute que ceux qui combattent depuis deux ans avec tant de gloire, fussent d'humeur à se laisser enlever le fruit de leurs travaux per de nouveaux venus, et une dissension dans le bon parti serait tout ce qu'il y aurait de pire au monde. Il faut tout employer pour prévenir ce malheur. Le meilleur moyen à mon avis est d'approfondir les faits par le ministre même, et je crois que les facilités qu'il vous a données pour voir M. de Puisaye[2], vous en doivent donner pour savoir où en sont les relations que nous ne pouvons douter qu'il a eues avec M. de Charrette et les autres chefs de l'ancienne, Vendée ; et si je ne me trompe fort, cette connaissance doit vous mener à la solution de cet important problème.

Ne perdez pas de vue non plus les constitutionnels[3]. Je sais que, dieu merci ! leur fatale influence est fort atténuée en Angleterre. Cependant voici l'instant où ils redeviendront peut-être dangereux. Je ne peux pas douter que Tallien ne penche vers la royauté ; mais j'ai peine à croire que ce sait la royauté véritable ; et quelque modification qu'il y apporte, il n'est pas douteux que tous les constitutionnels s'y accrocheront, et pourront recommencer leurs intrigues avec d'autant plus d'avantage, paraîtront s'appuyer sur une base solide.

On dit aussi qu'il est question de faire passer le corps de M. d'Hervilly, aux îles ; veillez à ce que cela ne soit pas. Rien ne serait plus fâcheux que de donner à aucun des nouveaux corps une autre destination que la France même. S'il n'était question, que d'un seul, cela aurait moins d'inconvénients ; mais vous connaissez le danger de faire planche, et il faut absolument empêcher celle-là de se faire.

Adieu, mon cher duc, recevez de nouveau les assurances de mon amitié.

Signé LOUIS-STANISLAS-XAVIER.

 

On saisit aussi sur ce paquebot d'autres lettres du même prince, de la même date, à M. Pitt et aux autres ministres britanniques, pour demander la faculté de se rapprocher du théâtre des grands événements, et d'y jouer le rôle auquel il était appelé ; de faire reconnaître par l'Angleterre sa qualité de régent, et de le tirer de l'inaction dans laquelle il était.

Il n'y avait rien dans les papiers de Lemaitre qui approchât de la gravité de cette pièce. Puisque le prince disait qu'il ne pouvait pas douter que Tallien ne penchât vers la royauté, il était naturel d'en conclure qu'on était entré en négociation avec lui, et qu'il avait donné de fortes espérances. Ce n'était pas la royauté véritable, c'est-à-dire l'ancien régime tout purs mais enfin c'était la royauté, c'était le rétablissement des Bourbons ; et, dans ce temps là, quelque modification qu'on apportât à leur restauration, c'était une insigne trahison. Ce document seul eût suffi pour perdre tout autre député que Tallien ; mais ce n'était pas le seul témoignage qui déposât contre lui. Il y avait des rapports absolument conformes des agents diplomatiques de la France en Italie, et d'un agent secret à Londres. On avait une lettre de d'Entraigues, dans laquelle il disait, en parlant des révolutionnaires : D'après la conduite de Tallien à Quiberon, comment se fier à leurs promesses ?[4] Lorsque Rewbell et Sieyès revinrent de leur mission en Hollande, ils dirent qu'ils y avaient recueilli des renseignements précieux contre Tallien[5] et Fréron. J'avais entendu Louvet dire qu'étant en Suisse pendant sa proscription, il avait connaissance de conciliabules d'émigrés, dans lesquels on arrêtait des résolutions qu'il voyait ensuite dans les journaux présentées par Tallien à la Convention.

Les députés inculpés, qui s'étaient promis de ne pas répondre aux provocations de leurs adversaires, ne purent y tenir. Lanjuinais demanda la parole ; mais la Convention, jugeant qu'il n'était pas de la dignité d'un représentant du peuple de se justifier pour des notes aussi vagues, termina tous ces débats en passant à l'ordre du jour.

Elle avait ordonné que les auteurs ou complices de la révolte du 13, seraient jugés par des conseils militaires qui ne devaient durer que dix jours. C'était une exception au droit commun qui justifiait cependant assez la nature du délit dans un moment où le régime constitutionnel n'était pas encore en activité. On devait croire que la vengeance serait éclatante et que des ruisseaux de sang allaient couler. Mais ou fit plus de bruit que de mal ; on décréta de mauvaises lois qui exhérédaient des classes entières de leurs droits politiques, et il y eut peu d'exemples, faits sué les individus. Les orateurs des sections et les chefs militaires des révoltés avaient pris la fuite, ou s'étaient cachés. On ne les poursuivait pas avec une grande ardeur. On ne mettait aucun empressement à les rechercher ; ou quand on en trouvait, on les laissait échapper. Leurs conseils militaires en condamnèrent plusieurs à mort par contumace. Mais ils se représentèrent ensuite devant le tribunal criminel de la Seine, qui les acquitta, parce qu'il n'y avait point eu de révolte le 13 vendémiaire. Le canon en avait jugé autrement ; enfin on se montra si peu sévère, que le comte de Castellane, condamné à mort par contumace, ne quitta point Paris, se montra publiquement, et que rencontré par une patrouille, la nuit, il répondit au cri de qui vive ? Eh parbleu, c'est moi Castellane, contumace ! A force d'indulgence, la Convention manqua à ce qu'exigeaient la justice, sa propre, dignité et la sûreté de la république.

Les chefs thermidoriens, alors réunis à la Montagne, baissaient plus leurs propres collègues que les royalistes. Tallien et Barras craignaient, en faisant punir les vrais coupables, de s'ôter les moyens de frapper Boissy, Lanjuinais, etc. ; car c'était là le but qu'ils se proposaient. En condamnant les boutefeux des sections qui n'avaient plus la moindre importance, on ne satisfaisait qu'à la justice, on. ne faisait rien pour les passions, l'orgueil et la soif du pouvoir. Au contraire, en proscrivant les représentants, on écartait des rivaux incommodes que l'on redoutait, et des défenseurs-du régime constitutionnel que l'on voulait ajourner.

On s'acharna aussi contre le général Menou. Il n'était coupable que d'irrésolution, si un défaut naturel peut jamais être un crime. On l'accusa de trahison. Heureusement polir lui, le conseil de guerre devant lequel il fut traduit, était composé d'honnêtes gens, et présidé surtout par un homme loyal et juste, le général Loison, qui avait contribué à battre les sections. Menou m'avait indiqué comme témoin à décharge. Je parus au conseil de guerre, et je rendis hautement devant les juges et le public la plus éclatante justice au patriotisme et à la fidélité de l'accusé. Il fut acquitté ; je ne doute pas qu'il ne l'eût été sans mon témoignage ; mais il mit à leur aise les juges, en m'associant pour ainsi dire à leur responsabilité. Cette circonstance resserra les liens de l'amitié qui nous unissait déjà, et qui a duré jusqu'à sa mort, et me valut des témoignages de reconnaissance de la part de sa famille[6].

Madame de Staël avait eu des liaisons avec les orateurs les plus marquants des sections, et avec les députés qu'elles avaient comblés d'éloges. Elle avait d'ailleurs témoigné beaucoup d'intérêt pour les constituons, surtout pour Montesquiou et Talleyrand que l'on considérait alors comme émigrés. Elle devint donc suspecte ; on l'accusa même d'avoir excité la révolte. D'après une insinuation faite à son mari par le comité de salut public, elle se retira à la campagne près de Paris. Mais on insista pour qu'elle sortit de France, et, comme elle n'y paraissait pas disposée, le comité prit un arrêté formel (le 23), pour le lui ordonner dans un délai de dix jours, et l'adressa à son mari. Le baron de Staël se rendit au comité, se plaignit d'abord de la forme de .cette mesure, qu'il regardait au fond comme contraire au droit des gens, attendu que l'on ne pouvait pas expulser la femme d'un ambassadeur sans prouver qu'elle était coupable, et offrit de rendre l'arrêté. Il se présenta d'un air embarrassé, et parla avec peu de dignité. Plusieurs membres du comité lui répondirent ; après quai il se retira, et la discussion s'ouvrit. Boissy dit que l'arrêté était en effet contraire au droit des gens ; qu'il y avait en Suède deux partis, celui du jeune roi et celui du grand duc régent ; que le parti du roi voulait le marier à une princesse russe, ce qui serait contraire aux intérêts de la France ; que le régent projetait un mariage avec une princesse d'Allemagne, que c'était lui qui avait envoyé M. de Staël à Paris ; que si l'arrêté était connu à la cour de Suède, le parti du roi ferait rappeler l'ambassadeur ; qu'il croyait d'un antre côté que M. de Staël, pour n'être pas rappelé, renverrait plutôt sa femme ; qu'il conviendrait alors de retirer l'expédition de l'arrêté, pour qu'il n'en restât pas de trace. Le comité autorisa la section des relations extérieures à négocier cet arrangement.

Le résultat des élections pour les conseils législatifs, fut alors connu et publié : je fus élu par trente-deux départements[7], j'optai pour le mien, celui de la Vienne.

 

 

 



[1] Ils n'en avaient pas de preuve ; cependant ils devaient avoir quelques données, ou ils étaient bien servis par leur instinct. En général, on ne croyait pas à ces trahisons.

[2] M. de Puisaye était chef de l'insurrection de Bretagne.

[3] Sans doute les constituants.

[4] On l'accusait d'avoir, au mépris d'une capitulation, fait fusiller les émigrés vaincus à Quiberon. Hoche les avait battus et acculés à la mer ; on parlementa. Y eut-il une capitulation ? que portait-elle ? Était-elle définitive ou subordonnée à l'approbation du gouvernement ? Ce sont autant de points pour moi encore dans l'obscurité. Quoi qu'il en soit, les émigrés étaient pris les armes à la main. D'après les lois, on ne pouvait leur faire quartier. Elles étaient formelles, inexorables. Hoche et Tallien en référèrent cependant au comité de salut public qui ordonna l'exécution des lois. Elles furent exécutées. Les Anglais qui les avaient débarqués sur le sol de la république les abandonnèrent à sa vengeance. On les en a accusés du moins. Ces émigrés étaient la plupart des officiers de marine, et leur extermination était une victoire pour l'Angleterre.

[5] Ils parlaient très-mal de Sieyès dans la réunion chez Formalaguez, et s'opposaient à ce que Chénier y fût admis, parce qu'il était l'ami de Sieyès. Depuis ils se raccommodèrent avec lui ; et Sieyès, qui était au comité de salut publia de la section des Relations extérieures, où étaient déposées toutes ces pièces contre Tallien, les lui remit sans doute comme gage de réconciliation, et répondit à Boissy, qui, lui demande à la fin de la session conventionnelle, ce qu'elles étaient devenues, qu'il les avait communiquées à Tallien par ordre du comité : Communiquer ce n'est pas donner, lui répliqua Boissy. Les pièces ne se retrouvèrent plus.

[6] Le frère du général m'écrivit, le 13 brumaire :

Citoyen, permettez que je me réunisse à toute ma famille ; et que je vous offre avec elle tous les remercîments que nous vous devons pour les marques d'intérêt que vous avez données au général Menou, mon frère, si injustement accusé : ce sont des actes de vertu qui, sans doute, n'ont rien coûté à votre cœur ; vous vous y livrez trop habituellement pour qu'ils vous fassent faire le moindre effort ; mais ils ne nous en font pas moins un devoir impérieux et bien doux de vous vouer jusqu'à notre dernier soupir la reconnaissance la plus vive et l'at4aehentent le plus inviolable. Heureux, en vous offrant l'hommage de ses sentiments, d'imiter la patrie que vous servez si bien contre les factieux qui voudraient la déchirer encore.

PHILIPPE MENOU.

[7] Cantal, Charente, Charente-Inférieure, Cher, Côte-d'Or, Dordogne, Eure-et-Loir, Finistère, Gard, Gironde, Indre, Jura, Loire, Loire-Inférieure, Lot, Lot-et-Garonne, Maine-et-Loire, Manche, Meuse, Meurthe, Mont-blanc, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Rhin (haut), Saône (haute), Saône-et-Loire, Seine, Seine-Inférieure, Sèvres (deux), Vendée, Vienne.