MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE IX. — LETTRE D'UN ÉMIGRÉ SUR LA SITUATION DES CHOSES APRÈS LE 9 THERMIDOR.

 

 

UNE lettre écrite de Berne, le 28 septembre 1794, à l'abbé de Pradt, chez le cardinal de La Rochefoucauld, à Munster en Westphalie, contient un tableau de la situation de la France après le 9 thermidor, et des vues qui, quoiqu'empreintes de l'esprit de parti n'en sont pas moins remarquables. Cette lettre n'est point signée ; je l'ai trouvée au comité de salut public, en l'an IV, au moment où l'on portait ses papiers au Directoire.

J'ai reçu jeudi dernier votre lettre du 13, mon cher abbé. Il me parait qu'on vous abreuve à Munster de contes sur les évènements de l'intérieur. La chute de Barrère est aussi peu vraie que la mort du roi[1]. Je vais en peu de mots vous remettre sur le grand chemin. Ne comptez que sur ce que je vous manderai.

Le Barrère est non pas tué, mais noyé, ainsi que ses collègues Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes ainsi que les principaux du comité de sûreté générale[2], empreints de la marque de servitude sous Robespierre, et lâches organes de ses volontés. Perdus et discrédités à la Convention et dans le public, ils ont essayé de ranimer l'influence des jacobins, se joignant pour cela aux bouchers de la montagne, à un .Louchet, un Duhem et autres barbares. Heureusement ces jacobins sont aussi abhorrés et décriés que leurs chefs. Ils ont débuté par un vol très-haut et par des harangues à leur tribune qui annonçaient le dessein de régner par la Convention d'égorger les modérés et avec eux le reste du royaume. Ils se sont fait soutenir de quelques adresses de sections et de clubs, repoussées par un plus grand nombre d'adresses contraires. Pour aller plus vite, ils out fait assassiner Tallien, l'un des chefs modérés, par le jacobin Fournier qui présida le massacre des prisonniers d'Orléans. Tallien a eu la bonne étoile de réchapper et d'être même légèrement blessé[3]. Alors un cri terrible s'est élevé contre les jacobins, et on a demandé leur dissolution. Ils ont rallié leurs enfants perdus, mais leur crédit tombe de jour en jour ; les tribunes les sifflent, les groupes les proscrivent, la haine publique est sur, leurs pas, leurs adversaires gagnent du terrain et ont pour eux, l'opinion publique et populaire. On est dans ce moment : au fort du débat, son issue enterrera la montagne, les jacobins et peut-être la république ; ou elle fera guillotiner la majorité de la Convention et ruisseler le sang de Bayonne à Dunkerque[4].

Cette crise a ceci de nouveau que le peuple en masse est décidément contraire aux jacobins[5]. Il ne s'intéresse plus à ces duels de factions qu'autant qu'ils peuvent lui faire espérer la fin des supplices, de la misère et du désordre. Aussi les modérés, qui aspirent à finir le gouvernement révolutionnaire, ont gagné la grande majorité des voix : Cette manifestation d'opinion s'est faite et se soutient avec éclat depuis la mort de Robespierre. Aux tribunes[6], on parle de la constitution de 1791 ; dans les groupes, du rétablissement du roi[7]. La presse recommence à s'émanciper ; on demande les assemblées primaires et la liberté de tout dire. La crainte de retomber sous le régime de sang semble redonner un peu de ressort à la multitude. On ne s'occupe à Paris pas plus de la guerre et des victoires que des actions du grand Lama[8].

Le parti modéré cache encore son jeu. Il est composé des amis et des héritiers de Danton. Je vous mandai, dans le temps, que ce chef était mort sur le projet de tirer le roi du Temple, de le proclamer, et à côté de lui M. de Malesherbes, régent — ce qui a coûté la vie à ce dernier et à tous ses proches[9] —. Aucun de ces honnêtes gens ne croit à la république ; tous sont persuadés qu'elle enterrera ; avant d'être fondée par une loi, la Convention tout entière sous l'échafaud[10]. Tirez de là les inductions naturelles ; mais observez que ce parti est dépourvu de talents ; un seul chef principal, qui se montre peu, mais qui est très-puissant au comité de salut public, a de la capacité[11]. Ils jouent un jeu effrayant ; ils travaillent sur des grils rouges ; ils ont besoin d'une dextérité, d'une patience, d'une manœuvre habile et mesurée. Encore tout cela leur serait inutile sans l'appui des cas .fortuits et des circonstances. Je vous l'ai déjà dit, il n'y a plus d'hommes en France, il n'y a que des évènements[12].

Nul moment ne fut peut-être plus important que celui-ci. J'ai été consulté, et j'ai déjà eu' plusieurs conférences sur cet état présent de choses. On a jeté des fils ; ce, pays-ci est admirablement situé pour manœuvrer. Si les deux cours principales veulent renoncer à des folies et suivre le plan qu'on leur a donné, il restera encore quelque espérance. Gardez le secret sur ce que je vous communique.

Quant aux armées, regardez-les comme un autre continent. L'intérieur leur est étranger ; peu leur importe ce qui s'y passe : elles changent de maîtres, d'ordonnateurs, de souverains comme de généraux. D'autres passions les animent, la haine et le mépris des étrangers, l'engouement de la fausse gloire, et cette émulation désordonnée qui est dans le caractère national et par laquelle la queue tend toujours à dévorer la tête[13].

Il ne faut rien en attendre, encore moins des royalistes ; pas plus de la guerre civile qui est impossible. C'est la Convention qui tuera la Convention, la république qui étouffera la république, et les révolutionnaires qui finiront la révolution. Cela s'opérera comme cela, ou ne s'opérera jamais[14]. Dans cet état de choses, l'avenir demeure plus indépendant des âneries de nos alliés, de leurs discordes, de leurs forces, plus ou moins grandes : elles ne peuvent plus servir qu'à sauver l'Europe[15] ; car la conquête de la révolution par les armes est maintenant bonne à jouer chez Nicolet. Cependant il importerait qu'elles reprissent au moins l'équilibre, qu'elles ne se déshonorassent pas par des défaites, par des retraites, 'par des scandales continuels, et qu'elles fussent en position de seconder, par l'influence morale, les évènements de l'intérieur.

Quoi qu'on en dise, la Hollande me donne de l'inquiétude. Je crains aussi, comme vous, le passage de la Meuse. L'Europe, à commencer par l'Angleterre, est renversée, si la Hollande est envahie[16]. Probablement le roi de Prusse va se retirer de la coalition. Sa campagne de Pologne est le pendant de celle de Champagne. Quelle équipée ! La Russie le traite comme il traite ses alliés ; elle l'abandonne à ses propres forces pour avoir la Pologne à elle seule, lorsqu'elle seule pourra la subjuguer[17].

Adieu, le courrier me presse ; vous serez instruit périodiquement de l'état de l'intérieur. La mort de M. de Merci m'a aussi vivement affecté que vous. C'est une perte irréparable.

 

 

 



[1] Sans doute Louis XVII.

[2] Il voulait dire de salut public.

[3] Ce qui fit dire alors que Tallien s'était blessé lui-même, et que ce s'était qu'une comédie pour exaspérer le public contre les jacobins.

[4] Cela n'arriva pas tout-à-fait ainsi. Le sang-froid avec lequel l'émigré, auteur de la lettre, fait cette sinistre prédiction, donne une idée des sentiments qui animaient l'émigration.

[5] Comme l'auteur n'entendait pas parler de la nation, mais des basses classes, sa remarque n'était pas exacte. Il y parut bien quelques mois après, lorsque ce peuple assiégea la Convention, et coupa la tête au représentant Féraud.

[6] Je ne sais de quelles tribunes il voulait parler ; à celle de la Convention on n'osait pas encore attaquer la constitution de 93 ; et les tribunes, destinées à recevoir le public, étaient en majorité composées de gens qui la soutenaient sans savoir ce que c'était qu'une constitution.

[7] Ce fut plus tard, au fort de la réaction, que les royalistes voulurent prendre le dessus ; mais ils avaient bien soin de se masquer en patriotes, et le peuple eût jeté à l'eau celui qui aurait parlé de rétablir la royauté.

[8] Il est certain que le combat des terroristes et des thermidoriens occupait beaucoup les esprits ; mais on ne cessait point pour cela de prendre un vif intérêt aux succès des armées.

[9] Je n'ai jamais entendu dire un mot de ce projet. S'il eût réellement existé, comment Robespierre en eût-il fait grâce à Danton ?

[10] Il est tout simple que l'auteur qui présente Danton comme un royaliste, suppose les mêmes sentiments à ses amis. Mais excepté Tallien, qui avait faibli, tout ce parti était resté fidèle à la république et y croyait. Si la royauté eut des partisans dans la Convention ; ce fut principalement parmi les 73 rappelés après le 9 thermidor.

[11] Il est probable que c'était l'abbé Sieyès. Il est vrai qu'il r montrait peu alors, comme à toutes les époques de la révolution. Voilà pourquoi on lui supposait une grande influence, mais réellement il en avait peu à cette époque, et beaucoup moins que d'autres représentants qui n'avaient pas sa capacité ni surtout sa prudence.

[12] Cette pensée est juste et profonde. Mais en même temps -elle prouve que la révolution n'était pas le fait de quelques hommes, et qu'elle avait ses racines dans les opinions nationales ; dans les complota des factions, il y a des hommes ; il n'y en a plus dans les grandes révolutions. Personne ne les conduit ; elles entraînent tout le monde. En France, tous les hommes qui ont paru sur la scène politique ont passé, la république aussi. Cependant la révolution est restée, et le trône lui-même s'est de nouveau fondé sur elle.

[13] Il y a plus d'esprit que de justesse dans ce tableau des armées. Il est vrai qu'elles formaient un autre continent. Mais l'intérieur ne leur était point étranger, Comme les légions maires, elles ne passaient pas alternativement sous les drapeaux d'un général factieux, ou d'un parti, elles restaient fidèles à la patrie. Combattre pour son indépendance, c'était défendre sa liberté ; et les soldats abandonnaient tout générai soupçonné de la trahir. Pour un émigrés ce généreux dévouer ment était l'engouement de la fausse gloire, Mais pour la France et pour l'Europe, pour les contemporains et la postérité, il n'y a jamais eu de gloire plus réelle ni plus pure.

[14] Cela s'est, en effet, opéré comme cela. Ce sont les fautes des républicains qui ont, préparé la perte de la république, et Bonaparte avec une partie d'entre eux, qui l'a anéantie. Ils ont fini la révolution ; mais ils ne l'ont pas tuée. Bonaparte en avait conservé les intérêts ; et, malgré son despotisme, les principes n'en vivaient pas moins dans les cœurs. La restauration des Bourbons et la coalition, européenne n'ont pas même pu les étouffer encore.

[15] Elles ne l'ont point sauvée dans ce temps là ; et la révolution eût fait le tour de l'Europe, si Bonaparte, au lieu de la parcourir en Mahomet, eût venin affranchir les peuples.

[16] L'Angleterre a donné un démenti à cette prédiction exagérée ; elle a bravé des dangers plus grands encore.

[17] Elle en a en effet pris la plus grande partie ; avec le temps quelques membres épars suivront le sort du corps.