L'HOMME AU MASQUE DE FER

MÉMOIRE HISTORIQUE, OÙ L'ON RÉFUTE LES DIFFÉRENTES OPINIONS RELATIVES À CE PERSONNAGE MYSTÉRIEUX, ET OÙ L'ON DÉMONTRE QUE CE PRISONNIER FUT UNE VICTIME DES JÉSUITES

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

Il en est de cette découverte comme de la plupart des autres ; c'est au hasard seul qu'on en est redevable. Il fit tomber entre mes mains, il y a quelques années, un manuscrit abandonné, perdu, dans lequel je trouvai l'article qu'on va lire. Il est essentiel qu'on sache d'avance que cet article est absolument isolé dans l'ouvrage ; que rien, ni dans ce qui le précède ni dans ce qui le suit, n'a plus aucun rapport à cette fameuse aventure ; que c'est enfin tout ce que l'auteur dit sur ce sujet, et qu'il est à présumer qu'il n'en savait pas lui-même davantage. Le voici fidèlement copié sur le manuscrit.

Une des choses les plus extraordinaires qui soient arrivées pendant l'ambassade de M. de Fériol, et qu'il ne faut pas omettre, c'est l'enlèvement d'Arwedick, patriarche des Arméniens schismatiques.

Ce patriarche était ennemi mortel de notre religion, et l'auteur de la cruelle persécution que les Arméniens catholiques avaient soufferte. Ceux-ci, à force d'argent, trouvèrent moyen de le faire exiler. Cela fait, par le moyen du père Braconnier, jésuite, qui était à Constantinople, et par l'entremise du père Terrillon, aussi jésuite, qui était à Scio, ils imaginèrent que, pour s'en défaire entièrement, il fallait gagner le chiaoux, qui était chargé de le conduire en exil, faire trouver une barque française à la hauteur de Scio, qui le conduirait en France, où il serait mis dans une prison d'où il ne pourrait jamais sortir. Cette entreprise, tout extraordinaire qu'elle paraisse, fut fort bien conduite par le sieur Bonnal, pour lors vice-consul à Scio : Arwedick arriva en France : il fut conduit d'abord à l'île Sainte-Marguerite, et de là à la Bastille où il est mort.

Ses partisans, n'entendant plus parler de lui, attaquèrent le chiaoux qui l'avait conduit ; et le grand-vizir lui ayant fait donner la question, il avoua qu'Arwedick avait été embarqué à Scio dans une barque française. On envoya un capigi-bachi à Scio pour interroger le vice-consul : il se défendit bien, et quoiqu'on ait parlé de cette affaire à diverses reprises, elle n'a eu aucune suite, et parait absolument éteinte par la longueur du temps. Il n'est par sûr que M. de Fériol ait eu d'abord connaissance de ce projet, qui est certainement l'ouvrage des Arméniens conduits par les jésuites : mais il est vrai que, la chose ayant réussi, ils lui conseillèrent de se mettre à couvert des suites, de s'en faire honneur, et qu'il le fit.... (quel honneur !)

En lisant cette anecdote, il me vint subitement dans la pensée que cet homme pourrait bien être le masque de fer. Confirmé ensuite de plus en plus dans cette conjecture par une multitude de faits que la mémoire m'avait retracés confusément à mesure que je lisais, je me dis avec une nouvelle assurance : oui, c'est lui-même, voilà le masque de fer. Mais il ne suffisait pas de le penser et de le dire, il fallait le prouver : il fallait que l'enchainement des faits qui déterminaient cette opinion ; formât une espèce de démonstration, et c'est ce que je crois avoir exécuté.

Tout manquerait ici par sa hase, si l'enlèvement d'Arwedick n'était pas reconnu pour un fait certain. Pour ne laisser aucune incertitude à cet égard, il suffira de nommer l'auteur du manuscrit cité ; c'est M. le marquis de Bonnac, ambassadeur de France à Constantinople. On ne saurait révoquer en doute un événement constaté par un témoignage aussi respectable. Il l'écrivait à la fin de son ambassade, c'est-à-dire vers 1724, longtemps avant qu'il eût été question en France de l'homme au masque de fer, puisqu'on ne s'en entretint pour la première fois que vers l'année 1753. M. de Bonnac était alors bien éloigné de prévoir que cette affaire, née dans le Levant, et qui, selon ses propres expressions, paraissait éteinte absolument parla longueur du temps, dût devenir quelque jour un grand sujet de curiosité et de dispute dans toute l'Europe.

Il s'agit donc présentement de faire voir que le patriarche et l'homme au masque de fer sont une même personne.

Il est attesté par M. de Bonnac que le patriarche enlevé sur mer, dans son passage de Constantinople à Scio, fut débarqué très-secrètement en France. Il nous apprend 1° Que ce prisonnier fut d'abord enfermé à l'île Sainte- Marguerite. 2° Qu'il fut transféré de là à la Bastille, 3° Qu'il y mourut. Il est évident qu'on y cacha toujours son état avec des précautions singulières, puisque rien de ce qui le regarde n'est parvenu à la connaissance des hommes, du moins sous son nom ; jamais on n'a parlé de lui.

D'un autre côté, on sait qu'un prisonnier inconnu, qu'on a dit caché sous un masque, et dont il n'a jamais été parlé que sous le nom de l'homme au masque de fer, a existé tout d'un coup en France, et qu'il v a passé pour un homme de très-grande considération, quoiqu'aucun homme considérable n'ait disparu dans le même temps, ni en France, ni dans toute l'Europe. Il est également attesté : 1° Que cet homme fut enfermé à l'île de Sainte-Marguerite. 2° Qu'il fut transféré de là avec le plus grand mystère à la Bastille. 3° Qu'il y mourut.

Enfin tout le monde convient que ce fut M. de Saint-Mars lui-même qui conduisit le masque de fer des îles Sainte-Marguerite à la Bastille, avec des précautions extraordinaires ; et comme il sera prouvé qu'il fut dit, dans le temps même de cet événement, que le patriarche avait été conduit des îles Sainte-Marguerite à la Bastille par le même M. de Saint-Mars, et avec les mêmes précautions extraordinaires, il résulte sans doute d'une conformité aussi singulière, que les deux personnages n'en font qu'un, que le masque de fer est le patriarche, et que le patriarche est le masque de fer. On est d'autant plus fondé à tirer cette conclusion, qu'il peut passer pour constant que M. de Saint-Mars ne fut jamais chargé qu'une seule fois de conduire un prisonnier des îles Sainte-Marguerite à la Bastille.

Les premiers faits, les faits principaux, étant parfaitement d'accord, il est question de voir si les époques et les détails s'accordent aussi exactement.

 

ÉPOQUE DE L'ENLÈVEMENT.

Le journal de M. Dujonca, lieutenant de roi de la Bastille, nous fait connaître exactement l'époque, le moment de la translation de l'homme au masque de fer dans ce château ; il y arriva le 18 septembre 1698.

Le patriarche dut donc être enlevé dans le commencement de 1698. Quoique le manuscrit du marquis de Bonnac ne nous donne pas le temps précis de cet événement, on se croit d'autant plus fondé, d'après l'époque de M. Dujonca, à le fixer à cette année, qu'il eut certainement lieu sous l'ambassade de M. de Fériol, et que M. de Fériol était ambassadeur en 1698.

Les jésuites, qui ne pouvaient pas se dissimuler les tristes suites qu'aurait pour eux cet attentat, s'il venait à être connu, eurent probablement l'attention d'embarquer avec le patriarche quelqu'un de leurs confrères, moins encore pour avoir soin de lui, que pour l'empêcher d'avoir aucune communication avec les gens du bâtiment. L'endroit le plus propre, ou le seul propre à le débarquer secrètement, en arrivant sur les côtes de France, était l'île Sainte-Marguerite, et il y fut en effet d'abord déposé, jusqu'à ce qu'on eût concerté les arrangements nécessaires pour le conduire avec le même secret à la Bastille ; ce qui eut lieu le 18 septembre 1698.

Voilà donc, pour l'époque principale, à peu près tout l'accord qu'on saurait désirer.

Il est vrai, car il ne faut rien dissimuler, il est vrai que M. Dujonca, en parlant de l'arrivée du masque de fer à la Bastille, s'exprime de la manière suivante : M. de Saint-Mars, gouverneur de la Bastille, est arrivé, venant de son gouvernement des îles Sainte-Marguerite, ayant amené avec lui un ancien prisonnier qu'il avait à Pignerol, etc. Mais le mot ancien et la désignation de Pignerol, qui ont trompé tant de gens, ne signifient rien dans cette occasion. M. Dujonca ne répond que de ce qu'il a vu, et non pas de ce qu'on lui a dit. La suite de son journal démontre qu'il fut toujours trompé par M. de Saint-Mars, qui lui cacha à lui-même, quoique lieutenant de roi, la qualité de son prisonnier, et le vrai temps de sa première prison. Le plus sûr moyen d'empêcher que l'on ne soupçonnât que l'homme masqué cachait le patriarche, était de donner sa prison pour très ancienne, et surtout de persuader qu'il avait été longtemps à Pignerol, parce qu'il était impossible que le patriarche, qui n'avait été enlevé qu'en 1698, fût reconnu dans un prisonnier qui avait été à Pignerol longtemps avant 1698. M, de Saint-Mars, en changeant les temps et les lieux, avait placé adroitement deux pierres d'achoppement, contre lesquelles devaient se briser et se perdre toutes les recherches des curieux et des amis du patriarche. La seule Vérité qui paraît constante, est donc que le masque de fer, au sortir de l'île Sainte-Marguerite, fut conduit à la Bastille, et qu'il y arriva le 18 septembre 1698[1].

 

IMPORTANCE QUE LA PORTE MIT DANS CETTE AFFAIRE, ET MOTIFS DES GRANDES PRÉCAUTIONS QUE L'ON PRIT POUR CACHER CE PRISONNIER.

L'envoi d'un capigi-bachi à Scio, pour interroger le sieur Bonnal, vice-consul, suffit pour faire voir que la porte ottomane prit d'abord très-vivement cette affaire. Le sieur Bonnal se défendit bien, selon les propres expressions du marquis de Bonnac. Il est évident qu'il nia tout, parce que la seule ressource était de tout nier dans une conjoncture aussi délicate et aussi embarrassante. Il protesta, avec le ton de la vérité, qu'il était dans la plus profonde ignorance à cet égard ; qu'il ne pouvait même croire qu'aucun capitaine français eut été assez audacieux pour se prêter à une violence aussi contraire aux droits de tous les souverains, et particulièrement au respect dû au grand seigneur ; que, si le patriarche avait été réellement embarqué, ce n'était pas certainement sur un bâtiment de sa nation, mais que les Turcs, accoutumés à ne voir, pour ainsi dire, dans leurs ports que des bâtiments français, prenaient pour tels les bâtiments de toutes les autres nations de l'Europe ; que si cependant il était possible, contre la conviction intime de son esprit, qu'un capitaine français se fût oublié au point de commettre cet excès, il promettait solennellement, au nom de sou souverain, que le patriarche serait renvoyé en Turquie, et que le capitaine payerait de sa tête sou crime et son insolence.

Telles furent, ou durent être à peu près, les défenses du sieur Bonnal ; et l'interrogatoire, comme il est facile de le présumer d'après les manières des Turcs, ne finit pas sans de violentes menaces.

Ces menaces n'auraient pas été vaines. Tout homme, qui a la moindre notion du gouvernement turc, peut se représenter de quoi la Porte aurait été capable, pour avoir satisfaction de cette injure, ou du moins pour en tirer à sa manière de grands avantages. Les Arméniens schismatiques, qui n'auraient vu qu'un martyr dans leur patriarche, et un martyr persécuté pour son amour pour eux, auraient tous cru s'ouvrir le chemin du ciel, en prodiguant leur fortune pour le venger. Les animosités qui, dans la guerre de 1688, avaient armé toutes les puissances de l'Europe contre Louis XIV, n'avaient pas été éteintes par le traité de Riswick, signé en 1697 ; et les ambassadeurs qu'elles entretenaient à Constantinople n'auraient pas manqué une si belle occasion d'exciter, contre la France, l'orgueil et la fureur de la Porte[2].

Arwedick aurait été réclamé, et on aurait été probablement réduit à la honteuse nécessité de le rendre. Pendant cette humiliante négociation, le sieur Bonnal n'aurait pas été épargné. L'adresse même, avec laquelle il s'était défendu dans son interrogatoire, aurait entièrement tourné contre lui. Le pouvoir que les jésuites avaient en France, l'affection et la confiance dont Louis XIV les honorait, leur auraient été également inutiles. Reconnus pour les vrais auteurs de l'enlèvement du patriarche, ils auraient été encore plus maltraités que les religieux des antres ordres, qui tous auraient été exposés à la fureur des schismatiques, et aux insultes de tous les sujets du grand seigneur. Nos missionnaires auraient été outragés et persécutés dans tous les lieux du Levant. Notre religion aurait éprouvé des humiliations d'autant plus mortifiantes, d'autant plus honteuses, qu'elles auraient paru méritées. Les avanies seraient tombées de toutes parts sur les négociants français dans l'empire ottoman. L'ambassadeur du roi n'aurait pas été plus en sûreté. On n'avait pas encore oublié les outrages qu'avaient essuyés M. de La-Haye, M. de Guilleragues et d'autres ambassadeurs. Tout concourait à faire trembler sur les suites de cet événement. Il était donc souverainement important de ne rien négliger, de prendre même les précautions les plus extraordinaires pour soustraire Arwediks aux regards de tous les hommes, et tâcher d'ensevelir sa catastrophe dans les plus profondes ténèbres. Telles sont les raisons de la. conduite singulière. qui fut tenue avec lui.

 

RAPPORTS DE M. LE-BRET AVEC LE PATRIARCHE.

M. Le-Bret était dans ce temps président du parlement de Provence, intendant, commandant de la Provence, et inspecteur-général du commerce du Levant. Ce dernier titre le mettait dans le cas d'être exactement informé de tout ce qui venait par mer des états du grand-seigneur. Par une suite de ce titre, il était impossible qu'il ne fût instruit de l'arrivée d'un personnage tel que Arwediks ; et son autorité pouvait seule empêcher ceux qui avaient une inspection subalterne dans cette partie, de porter leurs regards sur ce qu'il importait de leur cacher. D'un autre côté sa place de commandant lui donnait le pouvoir de déposer un prisonnier aux îles Sainte-Marguerite, qui dépendaient de son commandement. Sa position, ses places le rendaient ainsi, de tons les hommes, le plus nécessaire aux jésuites pour la consommation de leur entreprise. Il aurait été difficile qu'elle se terminât heureusement sans lui : la fortune leur fut encore en cela très-favorable. M. Le-Fret leur était tendrement attaché. Divers monuments historiques, et surtout le fameux procès du père Girard, font mention de son entier dévouement à la société. Il n'est donc pas douteux, d'après ses sentiments personnels, et d'après les ordres qu'il devait avoir reçus de la cour, qu'il n'ait employé tous les moyens que la prudence et le zèle peuvent inspirer, pour couvrir cet événement d'un voile impénétrable. Les îles Sainte-Marguerite, où il fit déposer le patriarche, étant souvent visitées par des gens qui sont accoutumés à faire le voyage du Levant, et dont plusieurs entendent quelques mots de la langue turque, il y aurait eu du danger à l'y laisser trop longtemps. Aussi, voit-on, en calculant, qu'il y passa très-peu de jours, s'il y resta au-delà de la quarantaine d'usage, et qu'on se hâta de le faire passer à la Bastille.

 

PREUVE DES RAPPORTS DE M. LE-BRET AVEC LE MASQUE DE FER.

Le rapport nécessaire qu'eut M. Le-Bret avec le patriarche, donne lieu à un trait singulier de lumière dont nous avons l'obligation à ceux qui précédemment ont fait au hasard des recherches sur ce sujet.

Il a été découvert de la manière la plus certaine, — a-t-on écrit il y a longtemps — que madame Le-Bret, mère de feu M. Le-Bret, premier président, et intendant en Provence, choisissait, à la prière de madame de Saint-Mars, son intime amie, le linge le plus fin et les plus belles dentelles, et les lui envoyait pour le prisonnier au masque de fer.

Ce fait très-aisé à expliquer a un grand avantage ; ce qui précède l'appuye, et il sert à appuyer ce qui précède ; il y a apparence que le patriarche, livré pour de l'argent par un turc, qui se garda bien de livrer autre chose que sa seule personne, arriva dépourvu de tout à l'île Sainte-Marguerite.

Ses propres habillements d'ailleurs auraient exposé à des inconvénients ; il fallut lui en donner de nouveaux. Ce fut donc madame Le-Bret qui fut chargée, comme on vient de le voir, d'envoyer à l'île Sainte-Marguerite ce qui était nécessaire au prisonnier : la connaissance de ce fait est très-heureuse. Il importe peu que cc fussent des dentelles, du linge le plus fin, ou autre chose, que madame Le-Bret envoyait : ce sont des particularités qu'il est trop difficile de connaître exactement, et qui d'ailleurs sont assez indifférentes. Le fait certain est que madame Le-Bret fit des emplettes pour l'homme au masque de fer. M. De Saint-Foix qui n'avait pas la clef de cette vérité et qui ne pouvait la deviner, suppose que madame Le-Bret ne faisait ces emplettes qu'à titre d'intime amie de madame de Saint-Mars[3] ; mais qui ne voit au contraire présentement que madame Le Bret n'en fut chargée que par M. Le-Bret, à titre de mère de M. Le-Bret, de celui qui avait nécessairement le secret de toute cette aventure ? M. Le-Bret ayant fait déposer le patriarche à l'île Sainte-Marguerite, madame Le-Bret y envoya de son côté divers effets pour l'homme au masque de fer, c'est-à-dire pour le patriarche que ce masque cachait ; il y aurait sans cela une bien étrange singularité dans le hasard qui aurait fait charger une femme telle que madame Le-Bret, une première présidente, une commandante de province, d'une pareille besogne.

 

SUR LE BRUIT QUI COURUT EN PROVENCE QU'IL Y AVAIT UN PRINCE TURC À L'ÎLE SAINTE-MARGUERITE, PRÉCISÉMENT DANS LE TEMPS OÙ LE PRÉTENDU MASQUE DE FER S'Y TROUVAIT SECRÉTEMENT ENFERMÉ, D'OÙ IL RÉSULTE UNE PROBABILITÉ ÉQUIVALENTE À UNE PREUVE QUE LE PATRIARCHE EST LE MASQUE DE FER.

Ce qu'on vient de voir conduit tout naturellement à une preuve non moins frappante ; c'est ainsi du moins qu'en jugera, ce me semble, tout homme accoutumé à réfléchir et à suivre, dans leur marche, les bruits populaires et les opinions humaines.

Dans le temps que le masque de fer était détenu, à l'insu de tout le inonde, à la citadelle de l'île Sainte-Marguerite, le bruit courut en Provence qu'il y avait dans cette citadelle un prince turc qu'on y gardait avec beaucoup de soin. C'est ce qui a été écrit, il y a longtemps, par M. de Saint-Foix, et ce fait est attesté par plusieurs autres écrivains. Ne serait-il pas assez vraisemblable, s'écrie sur cela M. de Saint-Foix, toujours livré à la manie de voir le duc de Monmouth dans le masque de fer, ne serait-il pas assez vraisemblable qu'un matelot provençal, plus familiarisé avec les noms de Mustapha, de Sélim, de Mamouth, qu'avec les noms anglais, ait cru lire Mamouth, au lieu de Monmouth, sur l'assiette d'argent jetée par la fenêtre, où d'ailleurs le nom de Monmouth, écrit avec la pointe d'un couteau, pouvait ne pas être lisible ? M. de Saint-Foix oubliait dans ce moment que le matelot par qui l'assiette fut ramassée ne savait pas lire ; il oubliait encore qu'il en était convenu lui-même ; mais cette chimère est trop absurde pour qu'il soit besoin de s'y arrêter. La vérité est qu'on sut, ou que le bruit courut qu'il y avait un prince turc à la citadelle de l'île Sainte-Marguerite, dans le temps que le masque de fer y était secrètement détenu. Le masque de fer passait en Provence pour un prince turc ; et il suit de là évidemment que le prince turc, c'est-à-dire le masque de fer, est le malheureux patriarche habillé à l'orientale, habillé en turc au moment de son débarquement.

C'est ainsi qu'il perce, qu'il échappe presque toujours quelque chose des événements un peu intéressants, de quelques ténèbres qu'on cherche à les envelopper : il aurait fallu un miracle pour réduire au silence les matelots de la barque sur laquelle il avait été transporté. Ces gens ignares et grossiers prirent le patriarche pour un prince turc : ils virent mal, ils jugèrent mal, ils répandirent a leur façon la vérité.

 

VISITE DE NÉLATON AU MASQUE DE FER, RAPPORTÉE PAR M. DE SAINT-FOIX.

M. de Saint-Foix rapporte un fait que nous n'avons garde de négliger. Il dit, dans son mémoire, qu'un nommé Nélaton, chirurgien anglais, qui allait tous les matins au café de Procope, y a raconté plusieurs fois en sa présence, qu'étant premier garçon chez un chirurgien près la porte Saint-Antoine, on vint un jour le chercher pour une saignée, et qu'on le mena à la Bastille ; que le gouverneur l'introduisit dans la chambre d'un prisonnier qui avait la tête couverte d'une longue serviette, nouée derrière le cou ; que ce prisonnier se plaignait de grands maux de tête ; que sa robe de chambre était jaune et noire à grandes fleurs d'or, et qu'à son accent il avait très-bien remarqué qu'il était Anglais.

Il s'agit ici du masque de fer ; M. de Saint-Foix ne voit que lui, n'entend parler que de lui dans cette occasion-. De mon côté, je suis très-porté à croire, qu'à l'exception de l'accent que le chirurgien crut anglais, et qui ne l'était pas, il v a beaucoup de vérité dans son récit. De quelle manière le prisonnier se plaignait-il de ses grands maux de tête ? Nélaton s'entretint-il avec lui ? Cela n'est pas possible et ne peut pas se supposer ; le malade ne lui parla sans doute que par signes, et par des accents qui étaient les accents de sa douleur ; mais ces accents devaient avoir un air et un son étrangers ; c'est ce qui trompa Nélaton. Ce n'est point en parlant, on le répète encore, que le prisonnier se plaignait de ses maux de tête ; car s'il avait parlé, comment Nélaton n'aurait-il pas remarqué à son accent qu'il était Anglais ? Comment enfin le prisonnier n'aurait-il pas lâché quelque mot anglais en reconnaissant qu'il avait affaire à un compatriote ? Il est impossible que M. de Saint-Foix n'ait pas fait à Nélaton toutes les questions que comportait cette circonstance ; qu'il n'ait pas cherché a s'assurer au moins de l'époque précise de cette visite, ce qui était aussi important que facile ; et qu'enfin il ne l'ait pas pressé de toutes les manières et dans tous les sens pour en tirer d'autres éclaircissements. Mais, comme il oc trouva pas dans les réponses de Nélaton ce qu'il aurait désiré pour l'appui de son système touchant le duc de Monmouth, et que tout, an contraire, tendait probablement à le détruire, il a évité de les rapporter ; il s'est borné à dire que Nélaton avait très-bien remarqué à l'accent du prisonnier qu'il était Anglais, et on doit lui savoir gré d'avoir eu assez d'empire sur lui-même pour ne pas en dire davantage.

Ce prisonnier était sans doute l'homme au masque de fer, ou, ce qui est la même chose, notre patriarche. Le gouverneur devait être bien sir que cet infortuné manquait de tout moyen de se faire entendre, pour s'être ainsi décidé, même dans la circonstance la plus pressante, à introduire auprès de lui un chirurgien étranger.

 

RÉFLEXIONS À CETTE OCCASION.

Le récit de Nélaton donne lieu à des observations qui paraîtront des minuties et le sont peut-être, mais qui feront néanmoins la plus grande sensation sur tout homme ayant quelque connaissance des manières du Levant.

La première regarde la longue serviette, dont le prisonnier avait la tête couverte et enveloppée. Dès qu'un Turc ressent à la tête la plus petite douleur, il se l'enveloppe avec un grand linge, qu'il noue à peu près comme Nélaton représente la serviette du prisonnier. Les Turcs vont dans les rues, dans les maisons, avec cette enveloppe. C'est chez eux une habitude prise dès l'enfance. C'est leur costume, et on sait combien les Orientaux sont constants et uniformes dans leurs usages. Indépendamment de l'obligation d'avoir toujours le visage caché, ce costume devait être celui du prisonnier masqué, du patriarche, à la Bastille comme à Constantinople.

La robe de chambre fournit la seconde observation ; elle était jaune et noire à grandes fleurs d'or, elle offrait donc des nuances si bizarres qu'on aurait sans doute de la peine à trouver une pareille étoffe dans toutes nos manufactures. On ne soupçonnera pas qu'elle fit partie des emplettes que madame Le-Bret avait été chargée de faire pour le prisonnier. C'est néanmoins ce mélange singulier de couleurs qui plaît de préférence aux Orientaux. C'est celui surtout que se permettent les prélats du premier rang, quand ils veulent allier la modestie de leur état avec un peu de faste. On y reconnaît une étoffe, une espèce de siamoise, qui de tous les temps s'est fabriquée à Venise, et qui fait un des grands objets du commerce de cette république à Constantinople et dans tous les états du grand-seigneur ; l'habillement turc qu'avait le patriarche, lorsqu'il fut enlevé, lui servait en France de robe de chambre et paraissait en être une. Il devait d'autant plus se plaire à s'en revêtir, qu'avant été vendu et livré par un Turc, c'était probablement la seule chose qui lui fût restée de son pays[4].

 

DES ÉGARDS QU'ON AVAIT POUR LE PRISONNIER.

L'empressement du gouverneur de la Bastille à procurer au masque de fer un chirurgien même étranger, malgré les risques d'une pareille démarche, rappelle les égards qu'on eut toujours pour ce fameux prisonnier, et touchant lesquels se sont unanimement accordés tous ceux qui ont parlé de lui. Indépendamment des égards qu'on devait au patriarche, à sa dignité, à l'éminence de sa place, il est aisé de sentir qu'une sage politique en exigeait de très-marqués de la part du gouvernement, surtout dans les premiers temps de sa détention. Si, comme la chose était très-possible, on eût été malheureusement contraint à le rendre, il était de la dernière importance que le patriarche eût à se louer des bons traitements qu'il aurait éprouvés en France, et, qu'à l'exception de la privation de sa liberté, il fût du moins obligé de vanter nos bons procédés.

Ces égards, en général, sont très-vrais ; mais ils ont été exagérés, et on en rapporte sans doute qui n'ont aucun fondement. Qu'on juge des bruits qui ont couru sur ce sujet, par les deux visites respectueuses que Voltaire et le duc de Nivernois font rendre au prisonnier, l'une par M. de Louvois et l'autre par M. le duc d'Orléans régent. On eu a conclu hardiment que le prisonnier était un très-grand prince, au lieu d'en conclure que ces visites étaient impossibles. M. de Louvois, qui était mort en 1691, fait la sienne en 1698, et M. le régent rend le même honneur au prisonnier en 1723, tandis que ce prisonnier était mort en 1703.

 

RAISONS QUI ENGAGÈRENT A TENIR TOUJOURS MASQUÉ LE PRISONNIER.

Qui aurait imaginé que le masque tenait à ces égards, à ces procédés ? Cela est néanmoins très-vraisemblable. Peu de précautions auraient suffi pour qu'on ne craignît pas que le prisonnier pût dévoiler le mystère de sa prison. Il ignorait notre langue ; il ne pouvait pas se faire entendre ; mais le hasard aurait pu faire qu'il fût reconnu, ou du moins qu'il fût reconnu pour un étranger. Sa barbe patriarcale surtout aurait étonné ; elle pouvait faire faire des raisonnements, et les raisonnements conduire à quelque découverte. Les Orientaux tiennent à leur barbe, plus encore que les Portugais n'y tenaient, lorsqu'un de leurs vice-rois dans l'Inde, n'ayant pu trouver une légère somme à emprunter en hypothéquant tous ses biens, obtint cent mille ducats d'or, dès qu'il se fut déterminé à donner sa moustache pour caution. L'action d'obliger le patriarche à s'en défaire, ou de la lui couper, aurait été le plus grand de tous les affronts ; il aurait effacé le mérite de tous les autres bons traitements, aurait jeté dans son âme la plus cruelle amertume, et lui aurait inspiré un désir de vengeance qu'il n'aurait pas manqué de satisfaire, si jamais il était parvenu à recouvrer sa liberté[5]. On lui laissa probablement le choix de renoncer à sa barbe ou de porter un masque, et le masque fut préféré. Il conservait sa barbe avec d'autant-plus de soin, qu'on peut présumer qu'on le consolait quelquefois par l'espérance de le renvoyer dans sou pays. D'ailleurs ce n'était qu'en portant ce masque qu'il lui était permis de jouir de quelques petites libertés. Il assistait à la messe, comme on le voit dans le journal de M. Dujonca. On le menait aussi de temps en temps dans une salle, où la vue des amusements de quelques officiers de la Bastille était une légère distraction à ses ennuis.

 

OBSERVATIONS SUR UNE LETTRE DE M. DE PALTEAU.

M. de Saint-Mars, en le conduisant à la Bastille, le garda pendant quelques jours avec lui à Palteau, près de Villeneuve-le-Roi. On prétend qu'on s'y souvient encore qu'il s'y promena plusieurs fois dans les jardins du château, le masque sur le visage, accompagné d'un seul homme. On craignait plus qu'il ne fût reconnu, que de le voir échapper. Que serait-il devenu s'il eût pris la fuite ? Un étranger tel que lui n'aurait senti que le poids, que l'embarras de sa liberté, et il aurait été repris aussitôt, parce qu'il lui aurait été impossible de se cacher. Si le prisonnier avait été un prince, un duc de Beaufort seulement, un comte de Vermandois, un chic de Monmouth, et encore plus un Condé, je demande si ou se serait cru assuré d'eux avec d'aussi légères précautions ? si .M. de Saint-Mars aurait osé s'arrêter pendant plusieurs jours à Palteau pour son plaisir ou sa convenance ? Quand on est chargé de pareils prisonniers, on a hâte de les mettre en sûreté.

 

RÉFLEXIONS SUR LE SILENCE QU'IL GARDA TOUJOURS ET QUI A FAIT CROIRE QU'IL LUI ÉTAIT DÉFENDU DE PARLER SOUS PEINE DE LA VIE.

On a dit, on a répété qu'il lui était défendu, sous peine de la vie, de se faire connaître, de dire qui il était. Cela fut sans doute imaginé, parce qu'on ne l'entendit jamais parler, qu'on ne l'entendit jamais se plaindre distinctement. Mais, s'il ne parlait pas, c'est qu'il avait éprouvé si souvent qu'il parlait en vain, qu'il y avait renoncé. On ne l'entendait pas, on ne lui répondait pas. Son langage était inintelligible pour tous ceux qui l'approchaient. Il prit ainsi l'habitude d'un silence absolu. Il fut réduit uniquement à soupirer ses douleurs et son désespoir. Tout ce qu'on a publié sur son sujet n'est qu'un amas de contradictions qui ont paru incompréhensibles et inconciliables, tant qu'il a été ignoré. Mais tel est le pouvoir de la vérité, que ces contradictions disparaissent, s'évanouissent toutes, dès qu'il est connu.

Cette défense de se faire connaître sous peine de la vie fait souvenir de l'assiette d'argent, ou de la chemise roulée que le prisonnier jeta par la fenêtre. Ce qu'il y avait écrit contenait probablement l'histoire de son enlèvement et de son infortune. Il espérait que la Providence, à laquelle il abandonnait cet écrit, le ferait tomber entre les mains de quelqu'un qui pourrait le lire ; et que, venant ensuite à se répandre d'une manière ou d'autre dans le monde, le bruit en pourrait parvenir jusqu'à ceux qui s'intéressaient à lui. Mais si la crainte de perdre la vie l'empêchait de dire qui il était en parlant, comme on l'a tant répété, comment n'était-il pas arrêté par cette même crainte en écrivant ? Quelque frappante que soit cette contradiction, il est singulier que personne encore ne l'ait sentie, que personne du moins ne l'ait relevée, parmi tant d'auteurs qui ont écrit sur ce sujet. La vérité est que, quoiqu'on ait dit, il n'avait ni ne pouvait avoir cette crainte. Tout lui disait au contraire que la connaissance qu'il aurait pu donner de son enlèvement était le seul moyen de recouvrer sa liberté.

 

LUMIÈRES QUE NOUS DONNE, SUR CET ÉVÉNEMENT, L'HISTOIRE DE L'INQUISITION FRANÇAISE.

Le patriarche éclaircit tout ce qui a paru obscur, tout ce qui a étonné dans l'homme au masque de fer. A l'aide de ce flambeau, la vérité se montre de tous côtés avec le plus grand éclat, et produit une foule de preuves qui ne bissent que la peine de choisir. Il en est une très-singulière, laquelle personne ne s'est arrêté, et que M. de Saint-Foix, qui l'avait aperçue, a même rejetée avec le dernier dédain, par une suite du mépris qu'il déclare avoir pour l'ouvrage qui la contient. On la trouve dans l'Histoire de la Bastille, par Constantin de Renneville, imprimée, pour la première fois, en 1716.

Renneville, dit Saint-Foix, fut enfermé à la Bastille, dix-sept ou dix-huit mois avant la mort du prisonnier masqué, et il y resta plusieurs années. Il raconte qu'un jour, étant entré dans une salle, on fit promptement tourner le dos à un homme qui y était, pour qu'il ne pût lui voir le visage ; que Reilhe, le chirurgien major, et Ru, le porte-clefs, lui dirent, quelque temps après, que ce prisonnier était d'une naissance distinguée ; qu'à la sollicitation des jésuites, Louis XIV l'avait condamné à une prison perpétuelle ; qu'il avait été auparavant à l'île Sainte-Marguerite, d'où M. de Saint-Mars l'avait amené à la Bastille, avec des précautions extraordinaires pour que personne ne le vît dans la route ; que cependant, deux ou trois mois après qu'il l'eut vu ainsi par hasard, il obtint des jésuites sa grâce et son élargissement.

On reconnaît dans ce récit, dont j'ai retranché diverses puérilités inutiles, le génie et les manières des gens employés à la Bastille. Ils mêlent indifféremment le vrai et le faux- ; ils disent souvent le contraire de ce qui est et de ce qu'ils savent ; on les voit assurer que les prisonniers qui ont obtenu leur liberté sont morts, et que ceux qui sont morts ont obtenu leur liberté : par exemple, ils savaient positivement que l'homme masqué, dont ils parlaient à Renneville, était mort, puisque Reilhe lui-même avait signé comme témoin sur le registre de sépulture, en 1703 ; et cependant, ils lui disent, peu de mois après, qu'il a obtenu sou élargissement. Mais, comme ce sont ordinairement des gens assez grossiers, il perce presque toujours quelque vérité à travers leurs fausses confidences. On voit, dans celle de ces deux hommes, qu'ils parlaient très-certainement de l'homme au masque de fer. Ils racontent que ce prisonnier avait été mis d'abord aux îles Sainte-Marguerite ; que de là, M. de Saint-Mars l'avait amené à la Bastille avec des précautions extraordinaires, et, ce qui est essentiellement remarquable, ils ajoutent qu'il avait été condamné à une prison perpétuelle, à la sollicitation et par le crédit des jésuites. Ces cieux officiers de la Bastille confirment ainsi l'identité qui résulte de ce qu'a dit M. le marquis de Bonnac, et de ce que rapporte M. Dujonca. C'est l'histoire du patriarche arménien, c'est l'histoire du masque de fer, ou, pour mieux dire, c'est celle du patriarche seul, sous le nom de deux personnages différents ; on rie peut s'empêcher de l'y reconnaître ; tous ces divers traits le désignent trop exactement.

Renneville, quoi qu'en dise Saint-Foix, est vrai, et ne peut être que vrai dans les détails qu'il nous donne. Il n'avait aucun intérêt, dans cette occasion, à altérer ou à défigurer la vérité. Le prisonnier lui fut toujours inconnu ; il ne le vit jamais qu'une seule fois par hasard, très-rapidement, et il raconte naïvement ce qu'il a vu, et ce qu'on lui a dit. Persuadé que cet homme avait été enlevé, jeune encore, à ses parents par les jésuites, son seul but est de le bien dépeindre, pour tâcher de le faire reconnaître par ceux auxquels il pourrait appartenir. Les officiers, dit-il, firent tourner le dos à cet homme, lorsque je l'aperçus dans la salle, où par méprise je fus introduit avec lui. Mais, frappé de la précaution que l'on prit pour qu'on ne lui vît pas le visage, il ne s'attacha que plus fortement à saisir ce qu'on ne put lui cacher. Cet homme, ajoute-t-il, dont je n'ai pu savoir le nom, était de moyenne taille, bien traversé, portant cheveux d'un crêpé noir, fort épais, dont pas un n'était encore mêlé. Ces cheveux, tels que Renneville les décrit, il n'aurait pu sans doute les remarquer si bien au premier coup d'œil, si le prisonnier ne les eût pas portés en rond, selon le costume des ecclésiastiques, au lieu de les avoir attachés et ajustés à la manière française. On voit encore dans cette observation, que le prisonnier, quoiqu'on lui accordât tout ce qu'il désirait, n'était guère recherché à cet égard, puisque Renneville fut si promptement frappé par la couleur de ses cheveux, par leur crêpure naturelle. Telle est la chevelure des prêtres arméniens, et de tous les prêtres orientaux. La poudre leur est absolument inconnue ; ils portent les cheveux que la nature leur donne, et tels qu'elle les leur donne : les Arméniens, surtout, les ont ordinairement noirs, forts et crépus, ou plutôt hérissés. Un homme blond serait un phénomène parmi eux. Ils sont aussi très-vigoureux, d'une taille moyenne eu général, larges d'épaules et bien traversés, pour parler comme Renneville. Cette expression impropre, quoi qu'en ait dit M. de Saint-Foix, peut être pardonnée et paraître tolérable, par le rapport qu'a cette nation agreste avec la nature de ses chevaux.

Le journal de M. Dujonca, auquel il faut toujours en revenir, comme au titre le plus authentique, porte.... que le prisonnier inconnu, toujours masqué d'un masque de velours noir, mourut à la Bastille, le lundi 19 novembre 1703, sur les dix heures du soir, et qu'il fut enterré le lendemain dans le cimetière de Saint-Paul, paroisse de la Bastille.

Le registre de sépulture, entièrement conforme à cet article du journal de Dujonca, lui donne, outre cela, le nom de Marchialy, et le dit âgé de quarante-cinq ans ou environ.

Divers écrivains ont fort raisonné sur ce nom de Marchialy. Le père Griffet, supposant que le masque de fer était le comte de Vermandois, imagina qu'on avait voulu peut-être le désigner obscurément dans le tombeau par le nom de Marchialy, parce qu'on trouvait dans ce mot l'anagramme de hic amiral. M. de Saint-Foix, qui s'occupa sérieusement du même objet, se montra très-opposé à cette opinion, et la réfuta. Il remarqua ensuite sur ce nom de Marchialy, le prenant pour un nom propre, qu'il était très-extraordinaire qu'on eût enterré un homme dans un cimetière chrétien, et qu'on eût mis son nom sur le registre de sépulture d'une paroisse, sans y joindre le nom de baptême, le principal signe de notre religion, et qu'on n'est ni juif, ni mahométan.

Un ami du père Griffet se mêla dans la querelle, et on rapporte de lui une assez longue lettre. Le ton railleur et ironique qui y règne est assez saillant pour faire sentir que l'auteur s'y joue, et de la discussion, et de M. de Saint-Foix. Je ne désespère pas, ajoute cet ami du père Griffet, de voir soutenir un jour que ce célèbre inconnu était le sultan Mahomet, détrôné en 1687. On sait que le sort de ce prince, après sa déposition, est assez incertain. L'on ajoutera que le prisonnier passait, en province, pour un prince turc. Point de nom de baptême ; il est appelé, sur le registre de Saint-Paul, Marchialy, nom turc, au moins à demi ; sa taille, son accent étranger et quelques autres circonstances, paraîtront très-propres à confirmer cette conjecture.

Voici enfin divers traits qu'on se croit en droit de donner, non comme preuves de raisonnements, mais comme preuves de fait ; et il nous semble que tout homme qui voudra se donner la peine .de réfléchir, demeurera convaincu qu'elles sont le complément de toutes les autres.

 

PREMIÈRE PREUVE.

En 1782 je lus ce mémoire à M. l'abbé de Nolhac[6], autrefois recteur du noviciat des jésuites à Toulouse, et alors chanoine et curé de Saint-Simphorien d'Avignon. Tandis que je lisais, il m'interrompit à diverses reprises, en me disant : Vous avez raison, vous avez raison ; et impatient de justifier le jugement qu'il portait de ma découverte, il m'arrêta avant que j'eusse fini de lire, pour me raconter le fait suivant.

Vers 1753, c'est-à-dire dans le temps que l'imagination de plusieurs écrivains, mise en mouvement par le récit de M. de Voltaire, s'agitait le plus fortement à l'occasion du masque de fer, devenu le sujet de toutes les conversations, le père de Layre, vieux jésuite, fatigué de tous les propos absurdes qu'il entendait, dit d'un ton de mauvaise humeur, en présence du père de Nolhac et de plusieurs autres jésuites : On fait beaucoup de bruit sur un fait qui n'intéresse personne en France, et qui est bien loin de mériter la peine qu'on se donne pour le découvrir ; il n'a absolument rapport qu'à nos missions du Levant.

 

DEUXIÈME PREUVE.

Je me trouvais dans la chambre du père Brottier, aussi célèbre par la plus vaste érudition, qu'estimable par toutes les qualités qui font l'honnête homme. Monté sur une échelle, il s'occupait à arranger des livres au plus haut des rayons de sa bibliothèque. Tout-à-coup, je lui dis : Mon père, j'ai fait une singulière découverte. Quelle est cette découverte ? me répondit-il, en suspendant son travail, et tournant la tête de mon côté. J'ai découvert, lui répliquai-je, l'homme au masque de fer. A ce mot, il me regarda, il me fixa d'un air étonné que je ne saurais rendre, et sans rien répondre, il se remit à son ouvrage. Mon ton et mon air, teints peut-être d'un peu de malignité, lui en firent probablement soupçonner plus qu'il ne désirait. Voulez-vous, continuai-je, que je vous dise ce secret ? Non, me répondit-il, sans me regarder, je ne veux pas le savoir. Vous ne voulez pas le savoir, répliquai-je vivement ; c'est donc une preuve que vous le savez. Il ne répondit rien, s'enveloppa dans mi silence absolu, et tout finit-là. Les mémoires des missions du Levant, dans lesquels il est souvent question d'Arwedick, sont en grande partie du père Brottier qui connaissait bien certainement le fond et tous les détails de cette aventure. Je demande donc si son silence et sa manière jésuitique n'équivalent pas à un aveu ?

On pourrait ajouter à cette preuve une autre preuve du même genre, qui me fut fournie dans le même temps par un autre jésuite : c'est le père Kerbeuf ou Quillebeuf, ainsi que le duc de Choiseul, piqué contre lui, le nomme dans ses mémoires. Le père Kerbeuf avait travaillé, conjointement avec le père Brottier, aux Mémoires des missions de la société dans le Levant, et l'aventure du patriarche ne lui était pas moins connue. Instruit, par le marquis de Créqui, que j'avais découvert le masque de fer, il ne m'en parla jamais, quoique je me fusse trouvé plusieurs fois avec lui. De mon côté, je ne lui en parlai pas davantage, pressentant que, conduit par le même esprit que le père Brottier, il m'aurait également répondu, je ne veux pas le savoir ; on que, sans me répondre, il aurait aussitôt pris la fuite.

 

TROISIÈME PREUVE.

Un jésuite, gros collier de l'ordre, disait à M. Duclos, que le masque de fer était une sottise de la société qu'il fallait ensevelir dans l'oubli. Ce fait est imprimé depuis longtemps ; il a été attesté plusieurs fois par M. Duclos, et sa véracité est connue. Je demande donc encore si ce propos n'est pas une nouvelle preuve de ma découverte ?

 

QUATRIÈME PREUVE.

M. de Pontchartrain avait la Bastille dans son département ; l'aventure du patriarche lui était donc parfaitement connue. Pressé un jour par des personnes d'une grande considération, par des parents, par des amis, de leur apprendre quelque chose sur le masque de fer, il se borna à leur répondre : Que tout ce qu'il pouvait faire était de leur assurer avec vérité que tout cela n'était rien ; et il s'en tint là, sans vouloir en dire davantage.

Ce fait a été attesté par madame de Flamarens, nièce de M. de Pontchartrain.

 

CINQUIÈME PREUVE.

On sait que Louis XV a dit plusieurs fois à M. de Laborde, son premier valet de chambre..... La prison de cet infortuné n'a fait tort à personne qu'à lui.

Ce propos de Louis XV a été très-connu ; mais personne n'a été encore en état de l'expliquer, parce que le personnage auquel il se rapportait était toujours resté inconnu. Mais ce qu'on n'a pas fait, ce qu'on n'a pas même osé tenter, il est présentement très-aisé de le faire.

Oui, sans doute, la prison de cet infortuné n'a fait tort à personne qu'à lui. La prison d'Arwedick ne dérangea ni état ni fortune dans l'ordre civil de ce monde. Né dans le fond de l'Arménie, d'une famille obscure et misérable, comme tous ceux qui, dans ces contrées, embrassent l'état ecclésiastique, il avait été connu à Erzerum de Molla-Fezula qui, ayant été fait grand muphti, l'appela à Constantinople, où il l'éleva à la dignité patriarcale. Tombé bientôt de son trône, il fut remplacé par un autre qui ne tarda pas à en tomber comme lui. Quelle que soit la destinée d'un patriarche, qu'il meure dans son lit, qu'il soit destitué, exilé ou mis à mort, son clergé ou le sultan se hâtent vite de s'emparer de sa fortune. Quand donc même Arwedick n'aurait pas été enlevé et enfermé à la Bastille, il est évident qu'uniquement réduit à son individu, il aurait disparu de ce monde, sans laisser plus de trace sur la terre qu'un nuage emporté par les vents n'en laisse dans les airs.

Voilà l'explication claire et simple, et du propos de Louis XV, et du rien de M. de Pontchartrain ; ce propos et ce rien étaient exactement vrais, et cette explication en démontre la vérité.

Il est inutile de nous étendre davantage ; nous nous permettrons seulement de remettre en peu de mots sous les yeux du lecteur les traits principaux qui servent de base à ce mémoire.

Selon la tradition universelle, et d'après tout ce qui a été écrit par différents auteurs, on convient unanimement que le masque de fer fut d'abord enfermé à l'île Sainte-Marguerite ; que de là, il fut transféré à la Bastille, et que ce fût M. de Saint-Mars lui-même qui l'y conduisit, en allant prendre possession de son gouvernement.

D'un autre côté, on a su très - certainement par M. le marquis de Bonnac, que le patriarche avait été d'abord enfermé à l'île Sainte-Marguerite ; que de là, il avait été transféré -à la Bastille, et que les jésuites étaient les auteurs de son enlèvement et de son arrestation.

Enfin, Renneville, qui, pendant son séjour à la Bastille, y vit par hasard une seule fois, très-rapidement, le prisonnier inconnu, rapporte, comme l'ayant appris, dans le temps, des officiers mêmes de la Bastille, que ce prisonnier avait été d'abord enfermé à l'île Sainte-Marguerite ; que de là, il avait été transféré à la Bastille ; que c'était M. de Saint-Mars lui-même qui l'y avait conduit, en allant prendre possession de ce gouvernement, et qu'il avait été arrêté à la sollicitation et par le crédit des jésuites.

De ces trois faits qui s'accordent si bien, qui sont si semblables, qu'on peut assurer qu'ils n'en font qu'un, on n'a pu que conclure que le masque de, fer de la tradition, l'inconnu de Renneville et le patriarche du marquis de Bonnac, ne sont que le même personnage, et que, par conséquent, le patriarche est le prisonnier inconnu, le masque de fer.

Cette première base établie, on a exposé les raisons de politique, toutes de la plus grande importance, qui avaient commandé les précautions les plus extraordinaires dont on avait usé pour empêcher que le patriarche ne fût jamais reconnu, c'est-à-dire pour dérober le prisonnier inconnu, le masque de fer, à tous les regards. De là, on a passé aux rapports que M. Le-Bret eut et dut avoir avec le patriarche ; ce qui a conduit tout naturellement aux emplettes que madame Le-Bret, mère de M. Le-Bret, fit pour le masque de fer, d'abord après son débarquement.

On n'a pas oublié le garçon chirurgien que M. de Saint-Mars amena lui-même au masque de fer, dans un moment sans doute où l'on craignit inopinément pour sa vie. On a remarqué que M. de Saint-Foix, qui rend compte de cette visite, s'est particulièrement attaché aux détails qui lui ont paru propres à favoriser son opinion touchant le duc de Monmouth ; mais que ces mêmes détails, par un effet bien opposé à son but, ont toujours désigné très-distinctement notre malheureux patriarche. On l'a reconnu à ce silence auquel il était forcé par l'ignorance de notre langue, et qui a fait dire si souvent qu'il lui était défendu de parler, sous peine de la vie ; on l'a reconnu à cet accent étranger, qui perçait au travers des cris et des exclamations que lui arrachait le vif sentiment de sa douleur ; à cette serviette dont il avait la tête enveloppée, selon l'u-' sage de l'Orient ; à sa robe de chambre, cette robe jaune et noire à grandes fleurs d'or, qui, dans son pays, était son habillement ordinaire, et la seule chose probablement qui lui fuit restée du Levant. On a vu que le bruit courut en Provence qu'il y avait à la citadelle de l'île Sainte-Marguerite un prince turc qu'on y gardait avec le phis grand soin, dans le même temps que le masque de fer y était secrètement détenu, et qu'il y était gardé avec des précautions extraordinaires ; et, ce qui est encore plus précis, on a vu que le masque de fer passait en Provence pour un prince turc. Qu'on joigne à tout cela les preuves par lesquelles nous avons terminé ce mémoire, c'est-à-dire l'aveu que l'impatience arrache à un vieux jésuite, que cette affaire n'a absolument rapport qu'aux missions de la société dans le Levant ; le témoignage volontaire d'un autre de ses confrères, d'un gros collier de l'ordre, qui dit à M. Duclos que le masque de fer n'était qu'une sottise de la société qu'il fallait ensevelir dans l'oubli ; le silence expressif du père Brottier, qu'on peut regarder comme équivalent à ce témoignage et à cet aveu ; le propos de Louis XV, que l'arrestation de cet infortuné n'a fait tort à personne qu'à lui ; le mot de M. de Pontchartrain, qui assure que tout cela n'est rien ; et on demandera si tant de traits, tant de faits, par lesquels on a signalé le masque de fer, et qui lui appartiennent incontestablement, mais qui n'appartiennent pas moins incontestablement à notre patriarche, ne sont pas bien clairement la preuve de leur identité, et s'ils ne doivent pas suffire pour convaincre et persuader les esprits les plus difficiles et les plus incrédules. Chaque fait, pris en particulier, n'est pas, on le sait, une preuve formelle ; mais tous ensemble, ils se lient, ils s'enchaînent si naturellement, qu'il en résulte une véritable démonstration. Il en est de cela comme des rayons du soleil, qui, en demeurant épars, ne font qu'échauffer sans brûler ; réunis dans un foyer, par le moyen d'un verre, ils consument tous les objets qu'on leur présente.

 

RÉFLEXIONS DE L'AUTEUR À L'OCCASION DU MÉMOIRE PRÉCÉDENT.

Telle est la solution que j'avais trouvée de ce fameux problème historique. Flatté d'une découverte que tant de gens avaient vainement tentée, ma première idée fut d'en faire part à M. de Vergennes. Je lui devais cet hommage, en qualité de ministre des affaires étrangères, dans une affaire qui regardait un étranger, et comme ayant été employé moi-même dans ce département. Cependant, comme je voulais être certain qu'il ignorait qui était le masque de fer, je pris un détour pour m'en assurer. Je lui écrivis que j'avais fait cette découverte, mais qu'étant très-possible qu'il fût mieux instruit que personne du fond et des détails de ce mystérieux événement, il y aurait tout au moins une sorte de ridicule dans mon empressement à prétendre le lui dévoiler. Il me répondit sur-le-champ. Sa lettre portait qu'il pouvait être important d'avoir sur ce personnage des notions certaines, que les monuments historiques et la tradition des contemporains n'en offraient aucune à laquelle on pût s'arrêter, et que, si celles que j'avais recueillies me paraissaient plus dignes de confiance, il les recevrait avec reconnaissance. Je me hâtai de lui obéir ; mais, par égard pour ses occupations, j'abrégeai beaucoup mon mémoire, et je l'en prévins en le lui envoyant.

Je ne tardai pas à suivre ma lettre. Arrivé à Paris, j'appris que M. Hennin avait été chargé de la vérification de mon mémoire, et que toutes mes lettres lui étaient renvoyées. Les sentiments d'Hennin m'étaient connus depuis longtemps ; mais quelle que fût sa mauvaise volonté, je n'y songeais qu'avec la plus profonde indifférence[7]. Je me disais toujours avec confiance que rien ne saurait résister à la force de la vérité. J'étais pleinement persuadé que la vérification, que le ministre aurait fait faire de mes assertions dans les archives des affaires étrangères, ne servirait qu'à mieux assurer mon triomphe. Je pensais ainsi avec une si entière sécurité, que je déclarai hautement plusieurs fois que je m'engageais d'avance à répondre à toutes les objections qu'on pourrait me faire, par autant de démonstrations. Jamais peut-être rien ne m'avait paru d'une si grande évidence. Je ne sentais pas plus clairement mon existence, que je ne reconnaissais le patriarche dans tous les traits du masque de fer. Mais je ne tardai pas à être puni de cette confiance téméraire, et je n'eus que trop lieu de me rappeler une maxime que j'avais souvent entendu répéter par M. D'Alembert... C'est qu'il ne faut ni rien nier, ni rien affirmer dans ce monde. Si j'avais eu cette maxime présente, si je l'avais pratiquée je me serais épargné une grande confusion. Cette confusion fut extrême ; elle fut en raison de ma méprise, c'est-à-dire ce qui avait été dans une erreur la conviction de mon esprit et la persuasion intime de mon cœur. Une seule objection, à laquelle on jugera qu'il était impossible que j'eusse rien à répondre, renversa de fond en comble toutes mes preuves, détruisit tous mes raisonnements, anéantit tout d'un coup ma découverte. Mais l'aveu en fût- il plus humiliant, ne le différons pas plus longtemps. Je déclare donc qu'il me fut prouvé par des titres incontestables que le patriarche, ce patriarche que j'avais vu, que j'avais reconnu si distinctement sous le masque, était à Constantinople dans le temps que Marchialy, que j'ai donné, que tout le monde a pris pour le masque de fer, était à la Bastille. Je déclare de plus que ce même patriarche vécut à Constantinople, et qu'il y vécut de notoriété publique, plusieurs années encore après que Marchialy eut été enterré à Saint-Paul, paroisse de la Bastille.

Serait-il donc possible qu'une preuve aussi fulminante me laissât encore quelque ressource ? Disputer à la suite d'un fait aussi destructif de mon opinion, et de la vérité duquel je suis obligé de convenir, ne serait-ce pas vouloir porter, de propos délibéré, la prévention à son comble ? Quelque téméraire néanmoins que doive d'abord paraître mon obstination, j'oserai le dire, je sens l'espérance renaitre dans mon âme ; et, malgré tout ce que je viens d'avouer contre moi-même, je ne renonce pas à ma découverte. Enhardi même par la foule des nouvelles pensées qui se présentent à mon esprit dans ce moment, je prétends en prouver avec plus de force encore la vérité. Je ne demanderai pour cela qu'une chose, c'est qu'étant démontré qu'il a été commis une multitude de mensonges au sujet du masque de fer, et me trouvant aujourd'hui en état de prouver qu'il n'en a pas moins été commis et du même genre au sujet du patriarche, il me soit permis de penser qu'après tant de mensonges, les fabricateurs de ces mensonges ne se seront pas fait un scrupule d'en forger encore un, qui seul paraissait devoir assurer le succès de tous les autres. Il s'agit d'une falsification, d'une supposition que personne n'a entrevue, que moi-même je n'aurais jamais osé soupçonner. C'est cette falsification qui a produit toutes les erreurs qui se trouvent dans la première partie de ce mémoire. J'y suis tombé aveuglément, parce qu'il nie paraissait impossible qu'un homme aussi justement estimé du public que le père Griffet eût osé en imposer à ce public avec autant de hardiesse, et, s'il m'est permis de le dire dans ma colère, avec autant d'effronterie. S'il arrivait donc que cette falsification eût quelque réalité, si je venais enfin à la démontrer, mes assertions, dont je commençais à rougir, loin de rien perdre de leur force, en acquerraient une nouvelle, et la vérité n'en paraîtrait que plus éclatante, après s'être débarrassée de cet amas ténébreux d'impostures, sous lequel on se serait efforcé de l'ensevelir. Mais n'anticipons pas sur les temps. Si je m'abuse, je mériterai doublement d'être confondu ; mais si, comme tout m'en assure, je sors victorieux de cette lutte, la confusion restera tout entière à ceux qui auraient voulu m'enlever l'honneur de cette découverte.

Cette nouvelle entreprise exige de grands détails et une longue discussion. J'en ferai une seconde partie. Je la commencerai par un récit simple et naïf, qui servira à répandre le plus grand jour et sur ce que j'ai déjà dit, et sur ce qui me reste encore à dire.

 

 

 



[1] Il y a erreur dans cette date et cela sera prouvé dans la suite.

[2] Les circonstances étaient encore plus favorables aux ennemis de Louis XIV, puisque cette aventure tient à des temps où la France éprouvait les plus grands désastres.

[3] Si M. de Saint-Mars avait été marié, il est à présumer qu'il était veuf alors ou que sa femme n'était pas avec lui. Constantin de Renneville, qui dans son histoire de la Bastille parle si souvent de Saint-Mars et de tout ce qui a rapport à lui, n'a jamais fait mention de sa femme, qu'il n'aurait sûrement pas oubliée dans l'éloge qu'il fait de cette famille. Saint-Foix la met donc aussi ridiculement que gratuitement sur la scène.

[4] M. Ruffin, homme d'esprit, et très-savant dans la connaissance des langues orientales, le même qui, en qualité de ministre de France, a été enfermé aux sept tours pendant notre guerre contre les Turcs, fut frappé de la justesse et de la vérité de ces deux observations.

[5] L'aventure du coche d'Auxerre, en 1787, prouve la vérité de ces réflexions : le Turc qui y périt avait souffert patiemment toute sorte d'insultes ; mais dès qu'on toucha à sa barbe, il entra en fureur, se jeta sans distinction sur tous les passagers et immola une foule de victimes à son honneur outragé.

La maréchaussée de Sens le tua à coups de fusil, dans le coche même, comme une bête féroce, sans oser jamais l'approcher.

[6] Il fut en 1790 une des victimes de la Glacière d'Avignon.

[7] Hennin voulut faire croire que j'avais pris ma découverte dans les affaires étrangères, ce qui en aurait fait pour moi un secret d'état que j'aurais été criminel d'avoir violé. Malheureusement pour lui j'ai mon titre, et je le garde soigneusement pour ma justification, quoiqu'on ait usé de quelque ruse pour m'engager à en faire don à M. de Vergennes, ou aux affaires étrangères *. D'ailleurs les fautes, les erreurs, les méprises dans lesquelles je suis tombé forcément, parce qu'elles étaient dans la nature même de la chose, prouvent que je n'ai rien pris dans les titres originaux. Il a même fallu que je commisse toutes ces fautes pour parvenir jusqu'à la vérité. Si j'eusse été mieux instruit, si j'eusse vu les papiers des affaires étrangères, leur contradiction manifeste avec le journal de Dujonca m'aurait empêché de songer à cette recherche, et jamais peut-être le prisonnier inconnu n'aurait été découvert.

* Le mémoire du marquis de Bonnac. J'en ai fait présent depuis à M. Dangosse, arrière-petit-fils du marquis de Bonnac.