L'HOMME AU MASQUE DE FER

MÉMOIRE HISTORIQUE, OÙ L'ON RÉFUTE LES DIFFÉRENTES OPINIONS RELATIVES À CE PERSONNAGE MYSTÉRIEUX, ET OÙ L'ON DÉMONTRE QUE CE PRISONNIER FUT UNE VICTIME DES JÉSUITES

 

NOTICE SUR LA VIE DE M. LE CHEVALIER DE TAULÈS, ANCIEN CONSUL GÉNÉRAL EN SYRIE[1].

 

 

Le chevalier de Taulès, né en Béarn, et issu d'une des plus anciennes familles de cette province, fut admis, en 1754, dans les gendarmes de la garde du Roi ; dix ans après, il entra dans la carrière des affaires étrangères. Les troubles qui agitaient la ville de Genève en r766 ayant engagé le Roi à y envoyer le chevalier de Beauteville, son ambassadeur en Suisse, M. de Taulès eut ordre de l'accompagner. L'objet de cette mission était de rétablir la paix dans cette république ; l'obligation de se concerter avec les cantons de Zurich est de Berne, dont les vues et les principes étaient absolument contraires à ceux de la France, rendit cette négociation pénible et infructueuse. De Genève M. de Taulès passa en Suisse ; il résida une année à Soleure pour y suivre la même affaire.

Ce fut pendant son séjour à Genève que M. de Taulès fit connaissance avec Voltaire, à qui l'aimable originalité de son esprit et de son caractère plut infiniment. Il mandait à madame d'Argental, le 18 avril 1766 : M. Henin est très-fâché de la retraite de M. le duc de Praslin, et de M. de Saint-Foix. M. de Taulès, qui a aussi beaucoup d'esprit, ne me parait fâché de rien. Une longue lettre que Voltaire écrivit à M. de Taulès lui-même, le 21 mars 1768, prouve qu'il faisait beaucoup de cas de son jugement, et aimait à discuter avec lui des faits historiques douteux ou obscurs, dont l'éclaircissement demandait de la sagacité.

En 1768, M. de Taulès fut nommé capitaine de dragons, et le duc de Choiseul l'envoya en Pologne, et vers les frontières de la Moldavie ; il y rendit tous les services dont sa mission était susceptible. Une campagne triste et malheureuse qu'il fit contre les Russes dans la Podolie, avec les confédérés, le mit à portée de connaître d'une manière spire qu'on n'avait rien à attendre de ce ramas de gentilshommes sans ordre, ni discipline, et commandés par des chefs toujours divisés. Chargé pour eux, par la cour de Versailles, d'une somme considérable, il se convainquit que toutes les dépenses qu'on pourrait faire en leur faveur seraient perdues pour les vues de la France, où il revint de lui-même, en rapportant l'argent. Craignant qu'une lettre qu'il fallait écrire au duc de Choiseul, pour l'informer de sa résolution, ne feu interceptée, et ne découvrît le mystère de son voyage, il se borna à adresser au ministre ce billet emblématique, mais facile à comprendre : Comme je n'ai pas trouvé dans ce pays-ci un seul cheval digne d'entrer dans les écuries du Roi, je retourne eu France avec mon argent que je n'ai pas cru devoir employer à acheter des rosses. Cette dépêche, d'un prétendu maquignon, divertit beaucoup M. de Choiseul, à qui M. de Taulès entreprit de démontrer qu'il fallait cesser de fomenter la guerre des confédérés, parce qu'elle ne servait qu'à la destruction des hommes, sans avancer les affaires d'aucun parti. Un mémoire de M. le chevalier Thesby de Belcour, officier français qui fit la campagne de 1769 avec les confédérés, confirme l'opinion de M. de Taulès.

Krasinski, évêque de Caminiek, fut envoyé en France par les confédérés pour supplier le Roi de ne pas les abandonner. M. le duc de Choiseul, que les comptes rendus par M. de Taulès avaient dégoûté de se mêler des affaires de la Pologne, résista longtemps ; et le Roi s'étant enfin décidé à secourir les confédérés, le duc de Choiseul, en annonçant à l'évêque cette détermination de S. M., ajouta qu'il n'y avait qu'une chose qui l'embarrassât, c'était le choix d'un sujet propre à cette mission ; qu'il était difficile d'en trouver un qui fût capable de la bien remplir. Vous êtes embarrassé, répliqua l'évêque Krasinski ? vous nous avez envoyé M. de Taulès ; il n'a rien fait pour nous : il a été jusqu'à nous refuser le secours d'argent que le Roi nous envoyait ; eh bien ! nous vous le demandons encore. Vous l'aurez donc, répondit le duc de Choiseul. Mais il se trouva parti pour le Béarn, et l'évêque pressa tellement cette affaire, qu'on prit le parti d'envoyer M. Dumouriez qui, dans un autre temps, est devenu si fameux.

Un jour que M. de Taulès, ce loyal et intéressant négociateur, était avec le ministre, un M. Duluc, genevois, qui s'était rendu à Versailles pour engager le gouvernement français à protéger les citoyens contre l'ambition du conseil, fit demander une audience que M. de Choiseul refusa d'abord, en disant : Que répondrai-je à cet homme, qui vient sans doute nie parler des petits intérêts et des tracasseries de son tripot, auxquels je n'entends rien ? Recevez-le toujours, répliqua M. de Taulès ; ses efforts tendront certainement à engager la France à enfreindre les promesses ci-devant faites, au nom du Roi, au gouvernement genevois ; vous l'observerez à M. Duluc, et selon la manière dont il se défendra, je me mêlerai de la conversation, et vous tirerai d'embarras. Sur cette assurance, le duc fait entrer le Genevois, qui expose sa demande. Le ministre lui réplique par l'observation convenue ; M. Duluc ne néglige rien pour faire valoir sa cause ; M. de Taulès détruit tous ses arguments, et après l'avoir réduit au silence, il ajoute : Il y a, M. Daine, un excellent moyen d'arranger tout cela. Alors, le ministre et M. Duluc redoublent d'attention, et le malin chevalier ajoute : C'est, M. Duluc, d'ensevelir votre tête sous une énorme perruque de syndic. Le Genevois sentit le piquant de cette réponse : néanmoins il sourit à l'idée de son élévation[2].

A la fin de 1769, M. de Taulès fut chargé, à son retour de Pologne, d'un travail important sur les négociations de la France avec la Suisse.

En 1771, après la disgrâce du duc de Choiseul, les établissements de commerce des Français dans la Syrie et la Palestine se trouvant exposés, par suite de la révolte des Druses, aux désordres et aux troubles qui sont la suite des guerres civiles, il parut essentiel, suivant les propres expressions du rapport signé du Roi, d'y faire passer un sujet connu et éprouvé, sur lequel on pût compter, et qui eût des ressources dans l'esprit. M. de Taulès y fut envoyé avec le titre de consul général ; à peine arrivé en Syrie, il se trouva renfermé dans la ville de Seyde, bientôt assiégée par une armée de trente mille Turcs, prévenus contre les Français, qu'ils accusaient d'avoir appelé une escadre russe dans cette partie du Levant ; ils ne parlaient que de les massacrer. M. de Taulès parvint à effacer ces dangereuses impressions, et à s'attirer également la confiance des deux partis. Jamais la considération pour la France ne fut portée plus loin en Turquie, que dans le territoire où s'étendait l'administration de M. de Taulès ; jamais la protection exercée au nom du Roi n'y fut plus respectée et plus efficace. Les Turcs, pour mieux honorer le nom français, parurent en différentes occasions oublier leurs lois, leurs mœurs, leurs usages. Le grand émir des Druses, chef des rebelles, d'un côté, et le fameux Dgezzar Pacha, revêtu de toute l'autorité du grand seigneur de l'autre, désirèrent qu'il devînt le médiateur de leurs différends. Malgré les avantages qu'il devait retirer personnellement de cette médiation, des raisons fondées sur l'intérêt du commerce national le portèrent à se refuser à leurs instances. Quoique longtemps et fortement sollicité par eux, il se conduisit avec assez de ménagement pour éviter de les aigrir par son refus.

Dans la guerre de 1778, des corsaires anglais, sans aucun égard pour le droit des nations, eurent l'audace d'enlever plusieurs de nos vaisseaux dans les ports du grand seigneur. Ce fut en vain que le ministère et l'ambassadeur de France réclamèrent à Constantinople contre ces attentats. De pareils outrages, eu demeurant impunis, livraient les Français au mépris des peuples, dans tous les ports du Levant ; un seul moyen leur restait pour se rétablir dans la considération qui leur était que, c'étaient les représailles. Il importait de faire voir aux Turcs que les Français savaient se faire justice eux-mêmes, lorsqu'elle leur était refusée. M. de Taulès saisit la première occasion qui se présenta de mettre cette idée en exécution. Enhardi par la certitude de bien servir son pays, et fermant les yeux sur tout ce qu'une entreprise semblable pouvait avoir de dangereux pour lui-nième il engagea le commandant d'un vaisseau à se saisir audacieusement, dans le port de Larnaca, en Chypre, d'un bâtiment français que les Anglais y avaient conduit, après s'en être emparés. Cette action produisit le résultat que M. de Taulès avait prévu : la Porte étonnée, et craignant de voir une guerre intestine s'élever, clans ses ports, changea absolument de conduite, et lorsque les Anglais renouvelèrent ensuite leurs pirateries, ils furent promptement obligés par les Turcs à la restitution des vaisseaux qu'ils avaient pris, et à la réparation des dommages qu'ils avaient occasionnés. Ils rendirent ainsi sept bâtiments, enlevés clans les rades de la Syrie et de l'Egypte. Sans les représailles que M. de Taulès avait pris sur lui de faire exercer, ils étaient perdus pour la France, et il fallait ce trait de hardiesse pour forcer les Turcs à être justes à notre égard. Le capitaine en second du vaisseau pris par les Anglais, détenu prisonnier par eux sur son propre bâtiment, ayant été grièvement blessé d'un coup de feu par nos soldats, au moment de la reprise, M. de Taulès eut la générosité de lui assigner sur son propre traitement, qui était très-mince, un revenu de deux cents livres.

Vers cette même année 1778, il s'était formé dans le Mont-Liban une espèce de schisme, à l'occasion d'une prétendue sainte, à laquelle le patriarche des maronites s'était dévoué, et dont il partageait les extravagances. Tous les efforts que fit la cour de Rome pour le faire revenir de ses erreurs ayant été inutiles, elle forma le projet de le faire enlever. Dans cette vue, elle envoya en Syrie un vicaire apostolique qui concerta la chose avec le consul de Tripoli, et l'exécution en devint d'autant plus facile que le grand émir des Druses, duquel dépend la nation maronite, y avait donné son consentement. Le vaisseau qui devait transporter ce malheureux en Europe était déjà frété depuis quelques mois, et attendait sa victime au port de Baruth, pour mettre aussitôt à la voile ; mais au moment de l'exécution, le consul de Tripoli, qui était le subordonné de M. de Taulès, eut peur, et refusa d'aller plus avant, s'il n'avait son aveu. Le vicaire apostolique écrivit à M. de Taulès plusieurs lettres à ce sujet, et vint ensuite lui-même le trouver, pour l'engager à autoriser l'entreprise : il voulut lui parler de gloire, d'honneur, de fortune, et mettre sous ses yeux tous les avantages auxquels il devait s'attendre par le service qu'il rendrait à la religion et au Saint-Siège. M. de Taulès rejeta loin de lui cette iniquité, avec tous les vains prestiges de la reconnaissance de la cour de Rome, et le patriarche fut sauvé.

En 1779, la santé de M. de Taulès, qu'un climat brûlant avait extrêmement dérangée, le mit dans la nécessité de demander sa retraite. Le ministre lui écrivit que Sa Majesté aurait désiré conserver plus longtemps à son service un officier dont elle connaissait si bien le zèle et les talents ; mais qu'elle s'était décidée à lui accorder sa retraite, par égard pour les motifs pressants qui le forçaient à quitter les fonctions qu'elle lui avait confiées.

Une lettre précédente fait encore mieux connaître le jugement que le ministre portait de sa conduite : Je n'ignore pas, lui mandait-il, la manière distinguée avec laquelle vous avez servi Sa Majesté, au milieu des troubles de la Syrie ; la considération dont vous jouissez parmi les chefs des deux partis, l'intelligence, l'impartialité et la probité qui ont dirigé toutes vos démarches, et les marques d'approbation que vous avez reçues en différentes occasions du feu roi, et de son conseil.

Ces éloges mérités furent la seule récompense de M. de Taulès ; il est mort, il y a quelques années, dans un état fort éloigné de l'opulence, après avoir refusé plusieurs emplois importants sous le gouvernement impérial.

 

 

 



[1] Elle est extraite des lettres particulières du baron de Viomesnil sur les affaires de Pologne en 1771 et 1772.

[2] Quelque temps après, M. Greenville, anglais de distinction, passant à Genève, de simples citoyens et des magistrats lui parlèrent séparément de leurs prétentions respectives, mais si contradictoirement que, ne pouvant s'en former une juste opinion, il pria Voltaire de lui éclaircir ces assertions si diverses du peuple et des magistrats. Je peux, répondit le vieillard, vous satisfaire aussi véritablement que brièvement. Ce sont environ neuf cents tignasses qui se disputent contre cinquante grandes vilaines perruques pour devenir de grandes perruques elles-mêmes. La réponse de M. de Taulès et celle de M. de Voltaire expliquent suffisamment que les magistrats de Genève étaient alors distingués par d'énormes perruques, tandis que les citoyens n'en pouvaient porter que de médiocres ou de petites.