HISTOIRE ROMAINE

TROISIÈME PARTIE. — EMPIRE

CHAPITRE III.

 

 

NÉ à Salone, en Dalmatie, d’un père esclave, Dioclétien, parvenu au pouvoir suprême, conçoit le dessein d’organiser l’autocratie, en détruisant tout ce qui pouvait encore rester des souvenirs de l’ancienne république et d’introduire à la cour et dans le gouvernement l’esprit, les habitudes et les mœurs des monarchies orientales. Fixé à Nicomédie, grande ville de la Bithynie, à l’extrémité N.-E du golfe Astacène, il s’associe, avec le titre d’Auguste, son compagnon d’armes le Dace Maximien, soldat obscur comme lui. Les deux Augustes prennent pour auxiliaires deux Césars : Galère, ancien bouvier, homme plein de courage, et Constance Chlore (le pâle), noble Illyrien, de la famille de Flavius. Tous deux, appelés à Nicomédie, reçoivent la pourpre devant les troupes en grand appareil (1er mars 292). On donne le nom de tétrarchie au pouvoir ainsi divisé entre les deux Augustes et les deux Césars. Dioclétien garde l’Orient ; Galère a la Thrace et les provinces du Danube ; Maximien, l’Italie, l’Afrique et les Iles ; Constance Chlore la Gaule, la Bretagne, l’Espagne et la Mauritanie. L’habileté et l’esprit de conciliation de Dioclétien maintient pendant treize ans la concorde entre les trois autres chefs associés à sa puissance. Des guerres heureuses en Gaule et en Orient contribuent à cet accord et à la grandeur de l’empire. Mais une maladie, qui ôte à Dioclétien toutes ses forces, le décide à quitter le pouvoir. Il abdique, le 1er mai 305, à Nicomédie, force son collègue Maximien à faire la même chose à Milan, et se retire à Salona, sa ville natale, où il passe les huit dernières années de sa vie dans une retraite philosophique, voué aux plaisirs de la campagne et à la culture de son jardin. Il y meurt en 313. Après l’organisation du pouvoir personnel impérial et les grandes guerres qui servent à le consolider, l’événement le plus mémorable du règne de Dioclétien est la persécution contre les chrétiens, qui vaut à cette période sanglante le nom d’ère des martyrs.

L’abdication de Dioclétien est suivie d’un temps de troubles et de guerres civiles. Les deux Césars prennent le titre d’Augustes. En Orient, Galère et son neveu Maximinus Daïa entassent rigueurs sur rigueurs ; en Italie, Maxence, fils de Maximien, s’empare du gouvernement et sème partout l’épouvante. Pour comble de confusion, Maximien revendique son titre d’Auguste et s’apprête à le soutenir les armes à la main. Seul en Occident, Constance Chlore, agissant avec modération et avec douceur, soulage les souffrances de la guerre et arrête la persécution contre les chrétiens. Lorsqu’il meurt à Eboracum (York) en 306, son fils Constantin, ambitieux et prudent, gagné a la foi chrétienne par Hélène, sa mère, réclame sa part de l’empire, et est reconnu souverain des contrées situées au delà des Alpes. Maximien cherche à soulever les troupes gauloises : Constantin le contraint à se donner la mort (310). Maxence, monstre de cruauté, de rapacité et de dérèglement, essaie de résister à Constantin. Vaincu au village de Saxa Rubra, près du pont Milvius, à peu de distant. : de Rome, il se jette dans le Tibre, où il périt (312). C’est dans cette campagne que Constantin se convertit décidément au christianisme. On raconte que, près d’Autun en Gaule, ou d’Andemach sur le Rhin, d’autres disent à Vérone, il aperçut au ciel une croix lumineuse, avec cette inscription Hoc signo vinces ! (Par ce signe tu vaincras). Il prend alors pour bannière le labarum (labar, victoire), lance traversée d’un bâton, duquel tombe un voile de pourpre, où est peint le monogramme grec du Christ XP, avec la croix, gagne l’affection des chrétiens devenus fort nombreux, et assure ainsi son influence prépondérante dans l’armée et dans le monde, que va régénérer une civilisation nouvelle. Après la mort de Maxence, Constantin se dirige contre Licinius, paysan dace, que Galère avait élevé au rang d’Auguste, et qui était maître de l’Orient. Battu sur terre à Andrinople et à Chalcédoine, puis sur mer à Chrysopolis, Licinius est forcé d’abdiquer, et pendu, peu de temps après, à Thessalonique (325).

Constantin, désormais sans rivaux, songe à transférer le siége de l’empire à Byzance, qu’il nomme Constantinople, et fait la dédicace de la nouvelle capitale en 32o. La situation était admirablement choisie, entre l’Orient et l’Occident. Sept collines, semblables à celles de Rome, un climat riant, un terrain fertile, un port d’un aspect splendide ; les constructions répondant à la beauté du site ; murs, palais, thermes, églises, aqueducs, fontaines, forum, portiques, arcs de triomphe : la vue en est encore merveilleuse aujourd’hui. C’est là que Constantin passe les sept dernières années de sa vie, développant et achevant l’organisation autocratique de Dioclétien, réglant le cérémonial et la hiérarchie, mettant le christianisme à l’abri des persécutions par l’édit de Milan (323), et des hérésies de Donatus ou d’Arius par le concile de Nicée (325), divisant l’empire en quatre préfectures, Orient, Illyrie, Italie et Gaules, subdivisées en quatorze diocèses et cent dix-neuf provinces, séparant les fonctions civiles des fonctions militaires, mettant de l’ordre dans les finances,constituant la noblesse et un remarquable système d’administration. Toutes ces mesures lui valent le surnom de Grand. Il faut dire cependant que, si Constantin eut du génie, il le ternit par des calculs d’intérêt personnel. Et d’abord, il ne parut envisager la religion et la morale que comme des moyens de gouvernement. La cruauté avec laquelle il livra aux bêtes des prisonniers ennemis, la dureté qu’il montra’ en faisant exécuter son épouse Fausta, son fils Crispus, son beau-frère Bassianus et sou neveu, prouvent que son caractère perfide et vindicatif n’avait pas laissé pénétrer jusqu’au fond de son âme les principes de justice et de charité, que le Christ avait légués aux hommes en mourant sur la croix.

A peine Constantin est-il mort (337), que ses fils Constantin II, Constance et Constant, mécontents de la part qu’il leur avait assignée, se disputent l’empire les armes à la main. Le sang coule sur différents points de l’Orient et de l’Occident ; la famille impériale est décimée. Constantin II périt à Aquilée (310), vaincu par Constant, qui est tué dix ans après dans la ville d’Helena, au pied des Pyrénées (350), par les soldats de l’usurpateur Magnence. Constance, survivant à ses deux frères, tire de la retraite Gallus et Julien fils de Julius Constantin, frère de Constantin et massacré peut-être d’après un ordre secret du grand empereur. Gallus, nommé César par Constance, ne tarde pas à lui porter ombrage. Sur je ne sais quels soupçons il est conduit à Pola, en Italie, et décapité. Son frère Julien, épargné, dit-on, grâce à l’intervention de l’impératrice Eusébie, reçoit des mains de Constance la pourpre césarienne en 355, sur la grande place de Milan, est envoyé en Gaule comme gouverneur et s’acquitte avec succès de cette mission belliqueuse. Pendant son séjour dans la petite ville de Parisii, où l’on voit encore les thermes qu’il habitait, il est salué empereur par les légions placées sous ses ordres (360).

Julien, prince philosophe, émule de Marc-Aurèle, instruit dans les lettres et dans les sciences, écrivain châtié, élégant, spirituel, s’efforce de réaliser les deux grands projets qui occupèrent sa courte vie : combattre le christianisme qu’il avait abandonné, et éloigner les Perses des frontières orientales. Ses œuvres littéraires sont une protestation en faveur de l’hellénisme, espèce de paganisme réformé, des traités philosophiques, une satire sur les habitants d’Antioche et sur les Césars. Ses campagnes, après la brillante guerre de Gaule, sont un commencement de lutte avec Constance, qui meurt dès le début (361), et une expédition contre le roi de Perse Sapor. Arrivé à Phrygia, dans les plaines célèbres par la défaite de Crassus, Julien veut soutenir une attaque soudaine des ennemis. Il oublie qu’il combat et reçoit une flèche qui lui perce les côtes et s’enfonce dans le foie, et succombe à sa blessure le 25 juin 363, à l’âge de trente-deux ans.

Jovien, proclamé empereur par les légions, se hâte de conclure la paix avec Sapor et de ramener ses troupes vers Constantinople. Son règne ne dure que huit mois. Il meurt empoisonné par ses serviteurs.

Le tribun des gardes, Valentinien, rude soldat de la Pannonie, est déclaré successeur de Jovien (364). Il confie l’Orient à son frère Valens, et va lui-même combattre en Occident, sur le Rhin et le Danube. La Gaule et la Bretagne étaient couvertes de barbares : Firmus, un chef maure, occupait l’Afrique. Valentinien et ses lieutenants Jovin, Sébastien et Théodose, font face à tant de dangers. La Gaule et la Bretagne sont délivrées, la Germanie envahie, l’Afrique soumise, et Valentinien rentre triomphant à Trèves avec son fils, Gratien. Une mort soudaine l’arrête au milieu de ses exploits (375). Il laisse le trône à Gratien ou à son second fils, Valentinien II, enfant de quatorze ans, placé sous la tutelle de sa mère Justine. Pendant ce temps, Valens comprimait avec énergie les troubles civils ou religieux de l’Orient. Mais l’invasion des Wisigoths ; et surtout celle des Huns, commandés par Attila, se déchaîne comme un torrent sur les provinces orientales. Valens fait d’inutiles efforts pour l’arrêter : il est blessé et meurt à la bataille d’Andrinople, la plus désastreuse des défaites, après celle de Cannes (9 août 378). Gratien, plus heureux, bat les Alamans près de Colmar.

Mais l’empire d’Orient était demeuré sans chef. Gratien jette les yeux sur le fils du comte Théodose, un des plus habiles généraux de Valentinien. Après la mort de son père, décapité à Carthage sur des soupçons de trahison, Théodose s’était retiré dans l’Espagne, sa patrie. Gratien l’en rappelle, et, le 19 janvier 379, il lui donne, avec le titre d’Auguste, les deux préfectures d’Orient et d’Illyrie. A force de patience, de courage et de ruse, Théodose finit par triompher des Goths, auxquels il donne des terres ou qu’il incorpore dans les légions (382). En 387, il tourne ses armes contre l’usurpateur Maxime, qui s’était déclaré empereur d’Occident, après le meurtre de Gratien, tué près de Lyon (25 août 383). Maxime est défait sur les bords de la Save et mis à mort dans Aquilée. Théodose laisse l’Occident aux mains du jeune Valentinien. Mais de nouveaux troubles y éclatent. Le Franc Arbogast et le rhéteur Eugène se soulèvent contre Valentinien, qu’on trouve mort dans son lit, le 15 mai 392. Théodose marche contre eux et les défait près d’Aquilée. Arbogast se tue ; Eugène est égorgé (391). En 390, Théodose donne au monde un mémorable exemple de colère sauvage et d’humilité chrétienne. Une révolte avait éclaté à Thessalonique : plusieurs officiers et beaucoup de soldats avaient été massacrés. Théodose, résolu à tirer une vengeance exemplaire de la cité coupable, fait inviter aux jeux du cirque les habitants, qui sont massacrés au nombre de sept mille. Saint Ambroise, archevêque de Milan, reproche à Théodose ce crime horrible et refuse de le recevoir dans l’église, s’il ne se soumet à une pénitence publique. Théodose obéit et ne se montra jamais plus digue du nom de Grand.

On voit que les temps anciens sont finis et que le moyen âge commence. L’humanité entre dans une phase nouvelle sur les débris du paganisme vaincu, et à la suite du christianisme triomphant. Ce qui faisait la force et la grandeur de l’empire romain, c’est-à-dire son unité persistante à travers les siècles, disparaît et cède là place à la division. Il semble que les Romains eux-mêmes n’existent plus. Les Barbares ont tout envahi. Les peuples que Fénelon représente comme o tenus en réserve sous un ciel glacé n vont descendre des hauts plateaux de l’Asie centrale, ou des plaines boisées de la Germanie, pour prendre possession du monde et pour le régénérer.

Avant de mourir (17 janvier 395), Théodose partage l’empire entre ses deux fils : Arcadius à l’Orient, et Honorius l’Occident. Le schisme est désormais accompli, et pour toujours : les destinées de Rome se séparent de celles de Constantinople. L’empire d’Occident dure encore prés de cent années, avant d’être détruit par Odoacre, chef des Hérules, mais il succombe le premier, parce que toutes les nations barbares l’attaquent à la fois. L’empire d’Orient, après les plus singulières vicissitudes, traîne, pour, ainsi dire, jusqu’à l’année 1453, où les Turcs s’emparent de Constantinople, sous la conduite de Mahomet II. Et c’est alors que, suivant la belle image de Montesquieu, n l’empire, réduit aux faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau, lorsqu’il se perd dans l’Océan.

 

FIN DE L’OUVRAGE