HISTOIRE ROMAINE

TROISIÈME PARTIE. — EMPIRE

CHAPITRE PREMIER.

 

 

OCTAVE, maître de l’univers, prend le titre de Prince, chef de l’Etat, et d’Imperator, chef de la force armée. Comme héritier de son grand-oncle, il ajoute à son nom celui de César, tandis que le sénat et le peuple lui confèrent le titre religieux d’Auguste (augere, agrandir), qui le consacre à la postérité. Tous les offices et tous les pouvoirs sont concentrés entre ses mains : direction suprême du pouvoir législatif, de la justice et des finances, inviolabilité tribunitienne, surveillance des mœurs, de la vie privée, de la religion et du culte, consulat à vie et proconsulat perpétuel, administration de Rome et des provinces. Jamais souverain d’Asie n’exerça un despotisme aussi absolu sur le peuple, qui, après s’être montré le plus jaloux de sa liberté, n’avait plus souci que des distributions de blé et des jeux du cirque. Le maître n’en abusa pas. A la faveur de la paix, de grands travaux s’exécutent dans Rome et dans l’Italie. Auguste, aidé d’Agrippa et de Mécène, veut laisser de marbre la ville qu’il a trouvée de brique. Des temples, des théâtres, des obélisques, des palais, des aqueducs, des bibliothèques publiques, confiées à Varron, s’élèvent dans les quartiers restaurés ou nouveaux. Des cités ruinées sortent de la poussière de leurs décombres. Les routes anciennes sont prolongées ; des routes nouvelles sont percées et des services de poste organisés de toutes parts. Sous l’influence de l’empereur et de ses conseillers, de grands poètes, d’éminents historiens, mus d’un sentiment sincère et national, Virgile, Horace, Ovide, Tite-Live, Velleius, célèbrent l’agriculture des vieux Sabins, les origines de Reine, ses fastes, ses triomphes, ses gloires de toute nature. Quelques artistes italiens rivalisent avec les œuvres merveilleuses de la Grèce.

Auguste n’aimait pas la guerre, il disait que les lauriers sont beaux, mais stériles : il est cependant forcé de combattre en Espagne, dans les Alpes Rhétiques, Vindéliciennes et Noriques, en Dalmatie et en Pannonie, pour renforcer les frontières de l’empire romain. Heureux avec les Parthes, qui rapportent les drapeaux arrachés à Crassus, il éprouve un échec terrible en Germanie. Le faste, la cupidité et l’imprévoyance du gouverneur Quinctilius Varus provoquent un soulèvement chez les Chérusques et les Bructères, sous la conduite d’Arminius (Herman). Trois légions et beaucoup de troupes auxiliaires remplissent de leurs cadavres les ravins de la forêt des Teutoburges. Les aigles sont perdues, et Varus se donne la mort. Un grand nombre de prisonniers sont immolés sur les autels des dieux. A. la nouvelle de ce désastre, Auguste s’écrie avec désespoir : Varus, rends-moi mes légions !

Des malheurs privés s’ajoutent à cette calamité publique. Marié d’abord à Claudia, fille de Fulvie et de Clodius, puis à Scribonia, dont il eut une fille, la trop fameuse Julie, puis enfin à Livia, mère en premières noces de Drusus et de Tibère, Auguste voit mourir successivement ses deux petits-fils, Caïus et Lucius fils d’Agrippa et de Julie ; et Marcellus, fils de sa sœur Octavia. Il est ainsi contraint d’adopter pour héritier son beau-fils et gendre Tibère, qu’il déteste et dont il est détesté. Des désordres scandaleux ou des haines, tantôt sourdes, tantôt violentes, le forcent à envoyer en exil plusieurs membres de sa famille : douleurs et humiliations qui assombrissent les seize dernières années de son règne de quarante-quatre ans. Quelques conspirations éclatent contre lui, mais elles sont étouffées à leur début.

Dans l’été de l’année 14, il voyageait en Campanie, naviguant doucement entre les îles du golfe de Naples, ou visitant les sites délicieux du littoral, lorsqu’une grave maladie d’entrailles l’arrête à Nola. Il y meurt le 14 août, à l’âge de soixante-seize ans. Son corps rapporté à Rome est enseveli dans le tombeau qu’il s’était préparé On dit que, quand il sentit sa mort prochaine, il prit un miroir ; s’arrangea les cheveux, et, tourné vers ses amis ; leur dit comme un acteur, à la fin du spectacle : N’ai-je pas bien joué le même de la vie ? Un sénateur, pour un million de sesterces, jura qu’il avait vu l’âme d’Auguste remonter au ciel.

Auguste avait une belle figure, le nez aquilin, les yeux clairs et brillants, le regard pénétrant, les cheveux blonds et bouclés, la taille moyenne. Ses mœurs étaient simples, ses habitudes modestes. Fut-ce un homme de génie, un grand homme ? Non, mais un habile politique, de race secondaire, capable de comprendre la situation de Rome, les nécessités de l’Empire, de les dominer et de les diriger. La guerre étrangère et la guerre civile avaient épuisé Rome. Auguste, qui avait pris pour devise : « Festina lente, hâte-toi lentement, pense les blessures, rétablit l’ordre et fit régner avec lui la paix qui porte son nom, pax augusta. Il a également l’honneur d’avoir donné son nom au siècle de la littérature romaine, qui produisit les plus beaux chefs-d’œuvre de la pensée. Enfin, et pour comble de gloire ; au moment où tout l’univers, dit Bossuet, vit en paix sous la puissance d’Auguste, Jésus-Christ vient au monde.

Tibère, successeur d’Auguste, ne se donne pas, comme lui, la peine de séduire les Romains : il les opprime et les écrase sous le poids de la servitude. Il étend le crime de lèse-majesté ; inventé par Auguste, et en fait une loi de finance qui encourage les délateurs. La bassesse du sénat s’incline devant tous les caprices d’une tyrannie sans’ limites.

Général habile, administrateur actif et intelligent, Tibère s’était distingué dans les guerres de Germanie. A son avènement, les légions qu’il avait laissées en Pannonie et sur le Rhin se soulèvent en demandant pour solde un denier par jour, le congé après seize ans, et une somme fixe payée dans le camp même le jour de la vétérance. Drusus, fils de Tibère, aidé du préfet Séjan, apaise à gland peine les légions de Pannonie. Germanicus,.neveu de Tibère, calme, au péril même de ses jours, celles des rives du Rhin, qu’il conduit ensuite à la victoire, après avoir donné la sépulture aux cadavres blanchis des soldats de Varus.

A Rome, Tibère continue la politique d’Auguste avec d’autant plus de facilité que toutes les résistances sont brisées. Il avait rappelé Germanicus des provinces rhénanes pour l’envoyer en Orient. Voulait-il l’envoyer à la mort ? La popularité de Germanicus lui faisait-elle ombrage ? Pison et Plancine, créatures de la vindicative Livia, mère de Tibère, servirent-ils les projets de l’empereur, en empoisonnant son neveu ? L’impartialité de Tacite hésite à se prononcer. Moins douteuse est la dureté avec laquelle Tibère traite Hortalus, un descendant du grand Hortensius, auquel on accorde, comme par grâce, un peu d’argent qui l’aide à prolonger su misère. Il se montre encore plus implacable à l’égard de. Libo Drusus, accusé de conspiration contre la vie de l’empereur, et contraint de se donner la mort.

Malgré son caractère soupçonneux et défiant, Tibère accorde toute sa confiance à Séjan, qui, pendant plusieurs années, possède réellement la conduite de l’Etat. L’an 26, Tibère quitte Rome, pour n’y plus revenir et se fixe en Campanie. Afin de satisfaire de honteux penchants, il se retire dans l’île de Captée, à l’entrée du golfe de Naples. Alors commence une série de tragédies sanglantes. Ælius Séjan, fort de son crédit sans bornes et voulant satisfaire à la fois son ambition et sa vengeance, corrompt la femme de Drusus ; fils de Tibère, qui avait levé la main sur lui, et l’empoisonne, de complicité avec Livia, veuve de sa victime. Quelques partisans de Germanicus s’étaient groupés autour d’Agrippine, Silius, Sabinus et d’autres hommes illustres : ils sont traînés en prison ou mis à mort. Cremutius Cordus ; accusé d’attachement à la république, se laisse mourir de faim. Agrippine, enfermée dans l’île de Pandataria, subit le même sort. De ses trois fils, Néron se tue, Drusus est empoisonné, Caïus seul échappe, à cause de son jeune age. A1ais l’heure même de Séjan était venue. Tibère finit par soupçonner les desseins de son préfet. Il envoie à Rome Sertorius Macron prendre le commandement des gardes prétoriennes. Macron s’assure des troupes, prive Séjan de sa garde ordinaire, produit au sénat une longue lettre, où Tibère exprime ses appréhensions. Le sénat décrété la mort de Séjan, qui est immédiatement exécuté. Son corps, traité par un croc dans les rues de Rome, est jeté dans le Tibre. L’oncle de Séjan, Blæsus, son fils, ses deux filles et de nombreux amis partagent son triste sort. Dès ce moment, la cruauté de Tibère ne connaît plus de frein. On montre encore à Captée le rocher d’où les condamnés, sur un signe de l’empereur, étaient précipités dans la mer. Tibère survit peu de temps à ces hideuses exécutions.

Quelques victoires remportées en Afrique sur Tacfarinas, en Belgique sur Florus, dans la Lugdunaise sur Sacrovir, en Orient sur Artaban et son fils Arsace, jettent un peu d’éclat sur les derniers moments du vieil empereur. Il meurt le 16 mars 37, dans la villa de Lucullus, à Aliène étouffé, dit-on, par Macron, commandant des gardes prétoriennes, ou empoisonné par son successeur, le dernier fils de Germanicus, Caïus Caligula.

Caïus César, né à Antium, fut surnommé Caligula (bottine), nom d’une chaussure de soldat qu’il portait dans le camp, où il fut élevé. Son avènement est salué avec enthousiasme par le peuple heureux de voir sur le trône nu fils de Germanicus. Ses premiers actes annoncent un règne juste et bienfaisant. Mais à la fin du huitième mois, sa conduite change tout à coup. Une maladie sérieuse ayant affaibli ses facultés, il n’agit plus que comme un fou licencieux et sanguinaire. Il se fait élever un temple sous le nom de Jupiter Latialis, mange et couche dans les écuries des cochers verts, élève à la dignité de consul son cheval Incitatus, lui donne une maison complète ; des esclaves et des meubles. Sa sœur Drusilla étant morte, et ayant été mise au rang des divinités, ce tut un crime de la pleurer parce qu’elle était déesse ; et de ne pas la pleurer, parce qu’elle était sa sœur. Meurtrier de son père Tibère, de son beau-père Silanus et de son aïeule Antonia, il souhaitait que le peuple romain n’eût qu’une seule tête pour la trancher d’un seul coup. Qu’on me haïsse, s’écriait-il, pourvu qu’on me craigne ! Un jour, il fait construire un pont de bateaux entre Baies et Pouzzoles sur une assez grande étendue ; puis, après l’avoir recouvert de terre. Il y bâtit des maisons. Quand ce pont est terminé, il y donne mi splendide banquet, et, à la fin de la fête, il fait précipiter dans la mer un grand nombre de conviés. Pour remplir le trésor, il épuise Rome et l’Italie de ses extorsions, pille la Gaule ; se dirige avec ses troupes vers l’Océan, comme pour passer en Bretagne, les range en bataille, et leur donne le signal de ramasser des coquillages, qu’il appelle les dépouilles de l’Océan conquis. Le monde romain se fatigue enfin de ce fou couronné. Cassius Cherea, tribun de la cohorte prétorienne ; et quelques autres chefs militaires le tuent le 211 janvier 41. L’extérieur de Caligula répondait à son caractère : teint pâle, corps énorme, jambes menues, yeux enfoncés, tempes creuses, front large et menaçant. L’orage l’effrayait : il s’enveloppait la tête à la vue de l’éclair, et se cachait sous son lit polir ne pas entendre les roulements du tonnerre.

Au moment où Cherea et ses complices assassinaient Caïus Caligula, Claude, oncle de l’empereur, s’était réfugié dans l’hermæum (salle à manger), blotti, mourant de peur, derrière une tapisserie. Un soldat aperçoit ce vieillard, à la lèvre tombante, aux narines humides, à la tète agitée d’un tremblement continuel, et, apprenant qu’il est oncle de Caligula, se prosterne devant lui et le salue du nom d’empereur. Les autres soldats le mettent dans une litière, le portent au camp et lui font serment de fidélité, moyennant quinze grands sesterces donnés à chaque homme. Le sénat confirme l’élection.

Claude avait cinquante ans. Nourri loin des affaires, occupé de grammaire et de littérature, d’une nature faible et d’une intelligence étroite, il n’était pas cruel ; mais, gouverné par sa femme Messaline et par ses affranchis Posidès, Felix ; Polybe, Pallas et Narcisse, il consent à des actes cruels qui il n’eût jamais commis de son gré. Les désordres de Messaline ayant provoqué contre elle une sorte de réveil dans l’aine de Claude, elle est mise à mort et remplacée par Agrippine, fille de Germanicus.

Cette femme, belle et intelligente, mais corrompue et ambitieuse, empoisonne son époux imbécile et place sur le trône ion fils Néron, qu’elle avait eu de Domitius Ahenobarbus. Comme contraste à ces tristes tableaux de l’histoire impériale, la courageuse Arria donne à son mari Pætus, coupable de conspiration contre Claude, l’exemple d’une mort héroïque. En même temps, des guerres heureuses font honneur aux armes romaines. Suetonius Paullinus et Geta soumettent les Maures ; Plautius et Corbulon font rentrer dans l’ordre les peuples de Bretagne. Claude mort, Sénèque le voue au ridicule dans une apothéose bouffonne ; et, avec l’aide de Burrhus, s’efforce de diriger vers le bien la nature vicieuse de Néron (54).

Les commencements da Néron sont marqués par une douceur, qui donne un démenti à sa mère Agrippine, lorsqu’elle avait dit que d’elle et de Domitius il ne pouvait naître qu’un monstre. Mais bientôt le jeune homme de dix-sept ans, à la figure efféminée, aux yeux bleus, à la vue basse, laisse percer le caractère de l’enfant mal élevé et gâté jusqu’à la corruption. Il commence par résister à sa mère, qui le menace de se déclarer en faveur de Britannicus, âgé d’une quinzaine d’années et capable de devenir un rival redoutable. Néron fait empoisonner le jeune prince dans un repas. Agrippine s’emporte : on la chasse du palais. Néron, foulant alors aux pieds toute bienséance, court déguisé, pendant la nuit, les rues de Rome avec de jeunes débauches, insultant, volant même les citoyens, s’exposant à mille outrages, recevant des coups sans être reconnu, et s’applaudissant de ses bassesses. Pour flatter la populace ; il fait distribuer du pain, des viandes, du gibier, des habits, de l’argent et des pierres précieuses. En retour, il demande des applaudissements lorsqu’il chante sur la scène ou qu’il conduit un char dans le cirque. Mais ses prodigalités, ses festins, le luxe de sa maison d’or ne satisfont pas son âme avide de sang et de débauche. Il fait mourir successivement Agrippine, sa mère, sa femme Octavia, les sénateurs Thrasea et Bora Soranus. L’incendie de Rome, l’an 64, que quelques historiens lui imputent, est une occasion pour lui de persécuter les chrétiens. Leurs supplices sont atroces. On les enveloppe de peaux de bêtes fauves pour les faire déchirer par les chiens ; on les met en croix ; on les enduit de résine ; et Néron s’en sert comme de flambeaux pour éclairer les fêtes de ses jardins. Les Romains finissent par se lasser du joug de ce monstre. Une conspiration est formée par Calpurnius Pison, les chefs de l’armée et les principaux du sénat, dais cette première tentative échoue : les conspirateurs sont mis à mort, entre autres le poète Lucain et Sénèque. Bientôt pourtant, après Rome, les provinces se soulèvent. Julius Vindex eu Gaule, Sergius Galba en Espagne, lèvent l’étendard de la révolte. Néron, condamné à mort par le sénat, s’enfuit dans une maison de campagne à quatre milles de Rome, et là, après de longues hésitations, aidé de son secrétaire Épaphrodite, il se perce d’un poignard en s’écriant : Quelle mort pour moi, un si grand artiste !

Le maître de la situation était Virginius Rufus ; commandant des légions du Rhin. Ses, soldats M’offraient l’empire, mais il n’en voulait pas, attaché par conviction à la forme républicaine. Rufus allait se concerter avec Vindex, lorsque celui-ci, sur un faux avis, se tue, de désespoir. Rufus fait proclamer Galba, vieillard de soixante-douze ans, partisan de la république, mais convaincu que l’empire ne peut se maintenir sans une tête qui -gouverne. Cependant la dynastie des Césars étant finie avec Néron, Galba espère que l’élection tiendra lieu de liberté. Malgré ces bonnes intentions ; Galba, faible et indulgent jusqu’à l’excès, laisse ses favoris Vinius, Laco et Icelus, commettre sous son nom mille injustices. Pour se donner un appui, il adopte comme successeur désigné Piso Licinianus, d’un caractère semblable au sien. Marcus Salvius Othon, ancien favori de Néron, homme ambitieux, mais perdu de dettes, déçu dans son espoir d’être adopté par Galba, soulève les prétoriens. Galba après sept mois de règne, est massacré, dans le Champ de Mars : Piso a la tête coupée : Othon est proclamé empereur (69).

Le sénat s’empresse de reconnaître Othon, mais le véritable souverain est désormais la milice prétorienne. Les prétoriens nomment eux-mêmes leurs chefs, et jusqu’au préfet de la ville, Sabinus, frère de Vespasien. Dans mie émeute, ils veulent massacrer une partie du sénat, et Othon ne les arrête qu’à force de fermeté mêlée à d’éloquentes prières. De leur côté les légions du Rhin, séjournant à Cologne, ont proclamé Vitellius. C’est le signal de la guerre civile. Trois victoires remportées par l’armée d’Othon sur Cecina et Valens, généraux de Vitellius, ne sont pas assez décisives pour arrêter l’ennemi ; mais sa défaite à Bédriac, entre Vérone et Crémone, le réduit à se donner la mort, malgré les supplications de ses soldats, dont plusieurs se tuent sur sa tombe. Il meurt à Brixellium en héros, après une vie de débauches et d’intrigues.

Vitellius, prend alors le chemin de Rome. C’était un soldat aimant la bonne chère, au visage de chat-huant, au cou gras et apoplectique. Le sénat et le peuple le reconnaissent. Quoique ses légions marquent leur passage par des cruautés, il montre quelque modération à son avènement. Mais bientôt une insatiable gloutonnerie lui fait dépenser pour sa table des sommes énormes. Il ne se préoccupe que de mets nouveaux et des moyens les plus révoltants d’entretenir en lui une faim continuelle. Il régnait depuis huit mois, lorsque les légions de Pannonie, de Mésie, de Syrie et de Judée se révoltent, et prêtent serment à Flavius Vespasien, absent ou présent. Mucien, gouverneur de Syrie, triomphe des hésitations du général en chef d’Orient et l’engage à marcher sur Rome. Vespasien laisse à son fils aîné Titus le soin de continuer la guerre contre les Juifs, et s’apprête à détrôner Vitellius. Son frère, Flavius Sabinus, et un tribun légionnaire, Antonins Primus, servent activement ses projets. Une lutte terrible s’engage jusque dans l’intérieur de Rome. Le Capitole est brûlé, et Sabinus massacré par les Vitelliens. Mais Antonins reste maître de la ville ; après un combat sanglant dans le Champ de Mars. Vitellius, traîné hors de son palais, les habits déchirés, la corde au cou les mains liées au dos, souillé de boue et d’ordures, est mis en pièces aux Gémonies, et de là traîné avec un croc dans le Tibre (20 décembre 69). Vespasien arrive au milieu des décombres fumants et se met à travailler avec les ouvriers qui réparent la ville.

Le chef des Flaviens était un soldat de fortune, affable, gai, aimant à rire, très brave, et signalé par les guerres importantes de Germanie, de Bretagne, d’Afrique et de Judée. Il inaugure une période de repos et de tranquillité qui dure douze années. - Le sceptre, dit Suétone, qui avait erré, pour ainsi dire, entre les mains de trois princes élevés au trône tour à tour et renversés par la révolte et par le meurtre, se fixe enfin et s’affermit dans la famille Flavia. Comme Auguste, Vespasien prend pour devise Festina lente, et fait graver sur les monnaies un papillon et une écrevisse. Sa vie frugale et simple forme un contraste frappant avec celle des empereurs qui l’avaient précédé, et sert plus à épurer les mœurs que toutes les lois et les édits. Plusieurs événements militaires marquent je règne de ce prince. Agricola, beau-père de Tacite, achève la conquête de la Bretagne. Titus s’empare de Jérusalem, détruit le temple qui n’est plus rebâti, et disperse dans l’univers la nation juive, qui depuis lors n’a jamais réuni ses tronçons épars. Civilis, chef des Bataves, uni à des peuplades germaines qu’encourageait une de leurs prophétesses, Velleda, proclame l’indépendance de la Gaule. Vaincu par Cerealis, il fait une paix honorable pour lui. Velleda meurt prisonnière des Romains. Julius Sabinus, un des promoteurs du soulèvement gaulois, trouve un asile dans une grotte souterraine. Il y demeure avec son épouse Epponine pendant neuf années. Découverts tous deux, ils ne peuvent obtenir de la politique impitoyable de Vespasien le pardon qu’ils avaient mérité. Durant l’été de 79, Vespasien va, pour rétablir sa santé, passer quelque temps dans la maison de son père, au milieu des montagnes de la Sabine : il y meurt le 14 juin, à l’âge de soixante-neuf ans. Quand il sentit approcher sa dernière heure, il se leva en disant : Un empereur doit mourir debout !

Vespasien avait deux fils, Titus et Domitien, Titus lui succède, Dans son enfance, Titus avait failli mourir pour avoir goûté à table du poison qui tua Britannicus. Il vécut pour donner à Rome et au monde deux années de bonheur. On se défiait de lui : on allait jusqu’à craindre un nouveau Néron. Sa douceur, sa bonté, ses manières affables lui valent le surnom de c délices du genre humain i. Il regardait comme perdue une journée, où il n’avait pu accorder une grâce ou faire quelque bonne action. Par égard pour les préjugés du peuple romain, que scandalisait un mariage avec une étrangère, il renvoie Bérénice, son épouse juive, dans sa patrie. Une terrible éruption du Vésuve, qui détruit Stabies, Herculanum, Pompéi, et qui coûte la vie à Pline l’Ancien, est l’événement remarquable du règne de Titus. Pris de la fièvre en sortant d’un spectacle, il meurt à Réate dans la même maison que son père, le 15 septembre St, à l’âge de quarante et un ans.

A Titus succède le cruel Domitien, un Néron chauve, comme l’appelle Juvénal. Tyran sombre, lâche et voluptueux, il humilie les armes romaines en achetant la paix aux Marcomans et aux Daces, s’occupe de combats d’animaux et de gladiateurs, convoque le sénat pour savoir à quelle sauce accommoder un énorme turbot offert par un pécheur de l’Adriatique, s’enferme dans son cabinet pour y tuer des mouches avec un poinçon, prête l’oreille aux dénonciateurs, aux flatteurs et aux espions, prend plaisir aux exécutions et aux tortures, et chasse de Rome les orateurs et les philosophes. Il est enfin tué dans son palais par les complices de ses affreux plaisirs, à l’instigation de Domitia, sa femme (96). Avec lui finit la famille des Flaviens.