HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — RÉPUBLlQUE

CHAPITRE XV.

 

 

ROME arrivée au comble de sa puissance, il ne lui reste plus qu’à décroître : la décadence politique va commencer. La classe moyenne qui servait de pondération à l’aristocratie et à la démocratie ayant été absorbée dans l’une et dans l’autre, l’équilibre se rompt, et la lutte a pour objet non plus l’égalité civile, mais la substitution du pauvre au riche, du prolétaire à l’optimate, de l’homme du peuple à l’homme de la noblesse, de Marius à Sulla, de César à Pompée.

Les premiers coups sont portés à la grande propriété, à ces latifundia, perte future de l’Italie, par les fois agraires de Tiberius et de Caïus Gracchus. Leur réforme n’avait en soi rien de violent ni de subversif. Deux représentants de l’aristocratie, Lælius et Scipion, l’avaient jugée utile sans oser l’entreprendre. Les Gracches, fils de Cornelia, ce type de la mère fière de ses enfants, étaient de la famille des Scipions : ils furent plus hardis que leur beau-frère Scipion Émilien et se mirent à l’œuvre. Tiberius, âgé de neuf ans de plus que son frère, est nommé tribun (133) et renouvelle les lois Liciniennes en tempérant ce qu’elles avaient d’excessif. D’un naturel doux et modéré, mais résolu, doué d’une valeur qui brilla en Afrique et sous les murs de Numance, il sent la tristesse et l’indignation s’élever dans son âme en voyant le désert se faire dans les campagnes romaines, abandonnées de leurs cultivateurs légitimes et laissées à des esclaves étrangers. En effet, les riches ayant élevé le taux de la redevance exigée des citoyens non propriétaires, auxquels on affermait les terres du domaine public, les pauvres n’avaient plus été en état de paver et de conserver, en les cultivant, les champs qui les faisaient vivre. La rogation ou proposition de Tiberius Gracchus a pour blet d’empêcher cette élimination aussi dangereuse qu’injuste. Fort des conseils et de l’appui du grand pontife Crassus, du jurisconsulte Mucius Scævola, de son beau-père Appius Claudius, prince du sénat, il s’avance dans l’assemblée du peuple. Les bêtes sauvages, dit-il, qui sont répandues dans l’Italie, ont leurs tanières et leurs repaires où elles peuvent se retirer, et ceux qui combattent, qui versent leur sang pour la défense de l’Italie n’y ont à eux que la lumière et l’air qu’ils respirent : sans maisons, sans demeures fixes, ils errent de tous cotés avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les trompent, quand ils les exhortent à combattre pour leurs tombeaux et pour leurs temples. En est-il un seul dans un si grand nombre, qui ait un autel domestique et un tombeau où reposent ses ancêtres ? Ils ne combattent et ne meurent que pour entretenir le luxe et l’opulence d’autrui : on les appelle les maîtres du monde, et ils n’ont pas en propriété une motte de terre. Pour arrêter la dépopulation et réparer cette distribution injuste, Tiberius croit nécessaire de revenir à la législation licinienne, tombée en désuétude. Tout propriétaire ne conservera que cinq arpents (jugera) et deux cent cinquante pour chacun de ses fils. Ces terres leur appartiendront à perpétuité. La partie confisquée sera divisée en lots de trente arpents et affermée héréditairement soit aux citoyens romains, soit aux auxiliaires italiotes, à raison d’une faible redevance pour le trésor, mais avec la défense expresse de les aliéner. Les propriétaires seront indemnisés de la partie de leurs propriétés qui leur sera enlevée. Tous les auteurs anciens sont unanimes à louer la modération de ce projet. Le sénat s’y oppose, et, lorsque le peuple va l’adopter, le tribun Octavius Cæcina, gagné par les optimates, le frappe de son veto. Tiberius, résolu à faire triompher sa demande légale au prix même d’une illégalité, demande et obtient la déposition du tribun. La loi passe alors sans opposition et on nomme, pour la faire exécuter, trois triumvirs ; les deux Gracches et Appius, beau-père de Tiberius.

Les optimates, possesseurs des grands domaines, furieux de leur défaite, cherchent à faire assassiner Tiberius. Les principaux opposants, Octavius et Scipion Nasica, l’attaquant par d’autres moyens, prétendent qu’il aspire à la royauté. Tiberius, pour leur tenir tête, brigue un second tribunat en promettant aux chevaliers le pouvoir judiciaire et aux Italiens le droit de cité. On était au temps de la moisson. Les tribus rurales qui étaient la plus grande force de Tiberius, ne viennent pas voter, retenues par les travaux des champs. Ses adversaires s’enhardissent et procèdent au vote, lorsque le sénateur Fulvius Flaccus vient avertir Tiberius que, dans l’assemblée du sénat, les riches, entourés de leurs esclaves, ont résolu sa perte. Cette nouvelle produit une vive agitation autour du Capitole où se tenaient les comices. Tiberius voulant indiquer à ses amis qu’on en veut à ses jours porte la main à sa tête. Ses ennemis s’écrient qu’il demande le diadème. Scipion Nasica somme le consul Mucius de se mettre à la tête du parti des honnêtes gens et de marcher contre le tyran. L’éminent jurisconsulte demeure impassible. Alors Nasica : Puisque le premier magistrat, dit-il, trahit la République, à moi quiconque veut la sauver ! Il rejette sa toge sur sa tête ; les sénateurs le suivent au Capitole avec leurs clients et leurs esclaves. Ils arrachent des bâtons à leurs adversaires, ramassent des débris de bancs brisés et chargent leurs ennemis. Les prêtres avaient fermé le temple. Tiberius tourne quelque temps à l’entour. Il est atteint par Publius Satureius, un de ses collègues, qui le frappe d’un banc brisé : un autre, Lucius Rufus, lui porte un second coup qui l’achève. Trois cents de ses amis sont assommés à coups de bâtons et de pierres, pas un avec le fer. Caïus Gracchus réclame le corps de son frère : on le lui refuse et on jette le cadavre dans le Tibre (133). Une réaction légitime ne tarde pas à se produire contre les meurtriers. Nasica, forcé de quitter Rome pour échapper à l’animosité populaire, sen va errant de côté et d’autre, chargé du mépris général, et meurt peu de temps après à Pergame.

Caïus Gracchus, tout d’abord, soit crainte des ennemis de son frère, soit désir d’attirer la haine sur eux, s’abstient du Forum et vit retiré dans sa maison. Mais neuf ans après la mort de Tiberius (124), malgré les prières éloquentes de Cornelia, sa mère, il brigue le tribunat, l’obtient et reprend les projets de son frère. Il avait autant d’éloquence, mais plus de feu que Tiberius. On dit qu’un joueur de flûte se postait derrière lui à la tribune pour ramener ses emportements oratoires et ses éclats de voix à une note plus modérée. L’occasion était favorable : les ennemis et les détracteurs de Tiberius voyaient se soulever contre eux les Italiotes et la populace. Scipion Émilien, qui les avait appelés faux fils de l’Italie, avait été trouvé mort dans son lit (129). Caïus Gracchus, à son retour de Sardaigne, propose au peuple d’adopter, en lés étendant, les projets de Tiberius. Il attire à lui les chevaliers, c’est-à-dire l’aristocratie d’argent et le commerce, en leur donnant la judicature. Leur influence fait passer la loi agraire et celle qui renouvelle d’année en année le mandat des tribuns. Caïus propose ensuite d’accorder aux alliés de Rome le droit de cité. Les optimates effrayés s’avisent, pour faire échouer les rogations démocratiques de Caïus, d’aller au-devant des réformes et d’en présenter au peuple de non moins libérales. Ils gagnent un tribun, Livius Drusus, qui obtient la création de douze colonies, de trois mille citoyens chacune, dégrevées de la redevance que n’avaient pas abolie les lois des Gracches. Pour se concilier les Italiotes, Drusus fait déclarer que, comme les citoyens romains, ils ne seront plus battus de verges. Les optimates atteignent leur but. La popularité de Caïus est frappée au cœur et son histoire reproduit celle de son frère. Eloigné de, Rome pour aller conduire une colonie à Carthage, il échoue dans la demande d’un troisième tribunat. Le consul Lucius Opimius, chef de la noblesse, se’ livre contre lui à l’opposition la plus vive et fait avorter toutes ses tentatives. Caïus, accusé parle sénat d’avoir violé la constitution, se retire en armes sur l’Aventin avec son parti. Le consul, investi d’un pouvoir dictatorial en vertu du décret : Videant consules ne quid detrimenti respublica capiat, invite les partisans de Caïus à se rendre à discrétion. Sur leur refus, il ordonne de les attaquer. Il s’ensuit un violent combat. Fulvius, ami et conseiller de Caïus, est tué avec trois mille de ses compagnons et leurs cadavres sont jetés dans le Tibre. Caïus s’enfuit d’abord dans le temple de Diane, accompagné de ses amis Pomponius et Licinius et de Philocrate, son esclave, qui favorisent son évasion au delà du Tibre. Serré de près par ses ennemis, il se jette dans le bois consacré à Furrina et s’y fait tuer par Philocrate, qui se tue après lui (121). Sa tête avait été mise à pris, avec promesse d’en donner lé poids en or. Un misérable, nommé Septimuleius, eh fait sortir la cervelle avec une, aiguille et la remplace par du plomb fondu.

Ainsi, dit Mirabeau, périt le dernier des Gracches de la main des Patriciens ; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marius !