HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — RÉPUBLlQUE

CHAPITRE XII.

 

 

L’EXIL volontaire de Scipion à Liternum n’avait pas eu seulement pour cause l’humeur arrogante et la morgue aristocratique du vainqueur d’Hannibal. La République n’étant plus divisée par les questions d’accès aux magistratures, auxquelles tout le monde a droit, il s’était créé une nouvelle aristocratie qui gouvernait, et le peuple se laissait gouverner. Les armées, appelées plus tard à jouer un rôle prépondérant dans les discordes civiles, n’appartenaient pas encore aux généraux qui les conduisaient à la victoire et au butin. Elles étaient toujours les armées de la République. Mais il s’opérait un changement progressif et manifeste dans les mœurs i et la constitution romaine commençait à s’en ressentir. Avec le contact du monde oriental, les idées grecques envahissent l’Italie, et les Romains de haute naissance, les Marcius, les Fabius, les Valerius, les Quinctius, donnent l’exemple d’un hellénisme, qui, en élevant les intelligences et en les raffinant, devient une distinction politique, dangereuse et mortelle pour l’égalité civile. Les partisans les plus illustres et les promoteurs les plus ardents des idées helléniques appartiennent à la famille des Scipions. La gens Cornelia, à laquelle elle se rattachait était une des plus anciennes et des plus brillantes de Rome. Les Cethegus, les Cinna, les Cossus, les Dolabella, les Sulla en étaient des branches distinctes, mais d’origine commune. Elle avait une grande autorité, une souveraine influence. Il n’était donc pas indifférent qu’un de ses membres, celui qui avait rendu les plus éminents services à la République, Publius Cornelius Scipion, inclinât du côté de la civilisation grecque. Il entraînait derrière lui une foule d’imitateurs. Un homme sent alors le danger qui menace la nationalité romaine, et cherche les moyens de le prévenir ou de le combattre. C’est M. Porcins Caton. Sa personnalité emprunte un caractère spécial aux circonstances dans lesquelles il lui est donné de la produire. Aussi n’est-il pas hors de propos de s’arrêter quelque temps en face de cette figure vraiment originale, de ce type du Romain des vieux .âges, qui disparaît avec Caton.

Né près d’une charrue, fils de porchers sabins, d’une lignée de bons laboureurs et de vaillants soldats, le teint roux, l’œil gris et avisé du chat, comme son nom l’indique, d’une constitution saine et vigoureuse, Caton est, l’homme complet de son époque, orateur, homme d’Etat, général. La parole étant pour lui un second corps, un outil non seulement honnête, mais indispensable aux gens d’affaire et d’action, il la cultive, et s’y exerce tout jeune dans les bourgades et dans les petites villes voisines de Tusculum, son lieu de naissance. Il devient ainsi avocat instruit, habile, puis bon orateur. Sa carrière militaire et administrative n’est pas moins remarquable. On le voit faire de glorieuses campagnes pendant les guerres puniques, à Capoue, à Tarente, en Sicile, au Métaure, puis en Espagne, où en trois ans il prend quatre cents villes ou villages, qu’il fait tous démanteler à la même heure. En Sardaigne, il emploie le peu de temps qu il y demeure à refréner l’usure et à diminuer les frais de représentation extorqués aux alliés par les préteurs. Il défend avec zèle et avec éloquence la cause des Rhodiens. Enfin, aux Thermopyles, il décide la victoire remportée par Acilius Glabrion sur Antiochus. C’est en Sicile, qu’il avait commencé avec Scipion une rivalité qui dura toute sa vie. Simple dans sa manière de vivre, dur envers lui-même, ennemi de toute ostentation, il ne put comprendre ni souffrir ces habitudes de luxe, ces prodigalités, qui, contraires aux principes de l’économie la plus élémentaire, tournent également à la perversion des mœurs et du vrai génie romain. Qui vole un citoyen, disait-il, va finir ses jours dans les chaînes ; qui vole la République les finit dans l’or et dans la pourpre. On comprend que, quand il est nommé censeur, il donne carrière à son animosité contre les élégances brillantes, les importations exotiques des Scipions et des Flamininus. Corps et âme de fer, il déchaîne sur eux son humeur farouche, sa langue mordante et libre, sa probité rude et impitoyable, son esprit délié et sa fine bonhomie, son habileté à manier le style et les procédés oratoires. Ses ennemis l’appellent aboyeur, mais c’est un bon chien de garde. Il veille à ce que la nationalité romaine ne périsse pas victime de la coterie des nobles. Il court sus à tout ce qui est déloyal et bas ; il mord le luxe et la débauche ; il donne la chasse à toute nouveauté qu’il croit une menace pour la grandeur et la dignité de sa patrie. Homme nouveau, laboureur et soldat de la vieille roche, il représente l’opposition faite par les classes moyennes à l’aristocratie hellénisante et cosmopolite. Les femmes seules sont plus fortes que le vieux railleur. Malgré la verte crudité de ses sarcasmes, il ne peut faire triompher la loi Oppia. Il est contraint de rapporter chez lui les foudres inutiles de sa colère, et de laisser aux dames romaines la certitude qu’elles pourront impunément se parer de pourpre, d’or, de pierreries, de bijoux et se promener par la ville, les jours de fêtes et les autres jours, en char ou en litière, sur la voie Appienne ou sur le pont Milvius. Mais cet échec n’empêche point Caton de continuer son œuvre de réformateur, usant, pour combattre l’esprit nouveau et la dégénérescence sociale, des armes de l’écrivain et de celles du magistrat. Son livre des Origines rappelle aux Romains leurs glorieuses annales et leur inspire la honte d’être au-dessous de leurs ancêtres ; son traité de la Chose rustique, les devoirs et les travaux d’un bon agriculteur. Au moment où la petite propriété va être dévorée par la grande, il trace le code du cultivateur, les principes de s’enrichir au moyen de l’épargne. Il fait voir que la politique guerrière et conquérante de Rome a son point d’appui sur la propriété foncière et que la vieille classe rurale est, pour ainsi dire, le centre de gravité de la constitution romaine. En même temps il combat avec acharnement toutes les illégalités. Il supprime les prises d’eau clandestines, détournées des aqueducs publics, fait démolir les maisons élevées sur les terrains de l’État et celles qui empiètent sur l’alignement des rues, pave les réservoirs, nettoie et étend les égouts, construit la basilique Porcia, augmente les revenus du trésor, diminue le prix des charges données à bail, loue à un taux plus élevé les fermes et les perceptions des revenus de la République, et multiplie les colonies pour débarrasser la ville des citoyens pauvres qui ne vivent que d’expédients. En somme, et en’ dépit de ses adversaires, il fait si bien qu’on lui dresse une statue pour avoir sauvé l’État sur le penchant de sa ruine. Soutenu ainsi par l’opinion, il harcèle sans relâche ses ennemis contraints enfin de lui céder. Nul doute que Scipion n’ait abandonné une partie qu’il ne pouvait gagner, et qu’il ne se soit retiré avec plus de colère que de dédain, d’une ville qui ne lui semblait pas en état de le comprendre. Certes, ce fut une heureuse fortune pour l’essor intellectuel de Rome d’être pénétrée de l’esprit grec, qui a circulé, qui circule encore dans l’humanité tout entière, mais il fallait payer d’une révolution ce nouveau moyen de suprématie. Scipion croyait à sa patrie assez de force et de santé pour affronter ce brusque changement, Caton ta croyait trop malade pour le subir.

Un fait qui prouve que la prévoyance de Caton était raisonnable, c’est la mesure sévère et terrible que prend le sénat contre les Bacchanales. Il ne s’agit plus des idées grecques : le mysticisme sensuel et immoral de l’Orient se glisse dans les mœurs romaines. Titus Sempronius Rutilius ayant proposé à son beau-fils, Ebutius, dont il était le tuteur, de l’initier aux mystères des Bacchanales, culte frénétique de la vie et de la mort, religion de meurtre et de débauche, le jeune homme effrayé croit qu’on en veut à ses jours et révèle tout au consul. Une enquête est ouverte, et l’on découvre que dans la seule ville de Rome sept mille personnes ont trempé dans ces horreurs. Une foule de femmes, qui se trouvent parmi les coupables, sont livrées à leurs parents et exécutées dans leur maison. Ainsi éclatait le germe d’une corruption qui allait tout envahir.