HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — RÉPUBLlQUE

CHAPITRE XI.

 

 

APRÈS l’abaissement de Carthage, dit Montesquieu, Rome n’eut presque plus que de petites guerres et de grandes victoires, au lieu qu’auparavant elle avait eu de petites victoires et de grandes guerres. Quatre puissances pouvaient alors lui résister : la Grèce, la Macédoine, la Syrie et l’Égypte. C’est contre elles qu’elle va tourner successivement ses armes.

Dans la Grèce propre, les nationalités avaient perdu leur force morale ; et le système des fédérations, qui avait créé la ligue achéenne et la ligue étolienne, n’avait pas assez de vitalité pour prévaloir après les deux chefs qui en étaient lame, Aratus et Philopœmen. Rome certaine de dominer en Grèce, quand elle aurait soumis la Macédoine, résolut de la frapper et de la ruiner. Le roi de Macédoine, Philippe V, fils de Démétrius II, avait succédé, en 220, à son oncle Antigone Doson. C’était un jeune homme de dix-sept ans, intelligent, spirituel, mais sensuel et déloyal. Pendant les trois premières années de son règne, il fait une guerre victorieuse aux Etoliens, à la demande des Achéens et d’Aratus, dont il devient jaloux et auquel il donne un poison lent. Il s’engage alors dans une guerre avec Rome. Allié d’abord incertain et hésitant des Carthaginois, il perd son temps en combats infructueux sur terre et sur mer, mêlés de scènes de perfidie et de cruautés sauvages, contre les alliés de Rome, Attale, les Rhodiens, les Athéniens. Son général, Philoclès, s’étant mis à ravager l’Attique et à serrer de près la ville d’Athènes, les Grecs implorent la protection du sénat romain, qui porte la question devant l’assemblée du peuple. Repoussée une première fois, la guerre est décrétée (200), et le consul Publius Sulpicius Galba débarque à Apollonie avec deux légions, tandis que Caïus Claudius Cento, chef de la flotte, se rend au Pirée pour dégager les Athéniens. Les Romains ont un plein succès. Ils prennent Chalcis d’Eubée, principale place d’armes de Philippe en Grèce et repoussent d’Athènes le roi qui donnait l’assaut, et qui se venge en détruisant les arbres des jardins d’Academus (199).

L’année suivante, il n’est pas plus heureux dans une bataille livrée près des défilés de la chaîne qui sépare la Lyncestide de l’Éordée. L’arrivée de Titus Quinctius Flamininus achève sa ruine. Flamininus est le type de la diplomatie romaine en ces temps-là. Fin comme Ulysse, rusé comme Lysandre, homme d’Etat et d’action, il a tout ce qu’il faut pour combattre les Grecs avec leurs propres armes. Corneille l’a merveilleusement peint dans Nicomède. Soldat sous les ordres de Marcellus, puis gouverneur de Tarente, il avait franchi rapidement les magistratures intermédiaires, telles que la préture et l’édilité, et il était arrivé au consulat avant l’âge de trente ans. Le sort lui assigne la guerre contre Philippe. Il entre en Macédoine, après avoir détaché du parti du roi les Achéens, le tyran de Sparte Nabis et les autres États grecs. Heureuse dans plusieurs combats, l’armée romaine, forte de vingt-cinq mille hommes et d’une bonne cavalerie, rencontre les Macédoniens, par une journée pluvieuse, aux environs de Scotusse, en Thessalie, près des collines nommées Cynocéphales (têtes de chien), qui gênent et détruisent l’ordonnance de la phalange macédonienne. Ce corps redoutable, où la force de seize mille lances était doublée par son unité compacte, est perdu dès qu’il se rompt. La légion romaine, mobile et divisible, pénètre dans les vides et atteste sa supériorité par la défaite de l’ennemi (197). Philippe n’avait qu’une armée, qu’une bataille à livrer ; il est vaincu et demande la paix. Flamininus la lui accorde à condition qu’il reconnaîtra l’indépendance de la Grèce, cédera toutes ses possessions à l’étranger, abandonnera sa flotte, paiera une contribution de mille talents (plus de six millions), et renoncera au droit d’entreprendre la guerre par lui-même. L’époque de la célébration des Jeux isthmiques approchait. Pour flatter la vanité des Grecs, l’adroit Flamininus y fait proclamer avec une solennité pompeuse la délivrance et l’autonomie de la Grèce. L’enthousiasme est à son comble, L’air est tellement ébranlé par les applaudissements et par les cris, que, s’il faut en croire Plutarque, des corbeaux tombent morts dans le Stade. On fait répéter la proclamation du héraut, et les transports redoublent. Flamininus est presque écrasé sous les couronnes et sous les guirlandes, C’était du délire, de la folie. Folie trop réelle, en effet, joie stupide, stigmatisée par le bon sens de Montesquieu ! Les Grecs ne s’aperçoivent pas qu’ils n’ont fait que changer de maître, et que les Romains, en possession des trois menottes Démétrias, Chalcis et l’Acrocorinthe, comprimeront, à leur gré, tout élan national (196).

Au milieu de l’entraînement du monde hellénique vers les soi-disant libérateurs de la Grèce, les Étoliens, peuple dur et farouche, n’avaient pas vu sans ombrage la protection accordée par Rome au tyran de Sparte Nabis. Rome était en lutte avec l’Espagne, où le préteur Marcus Porcius Caton prenait et démantelait quatre cents villes, mais sans réduire le pays. En Gaule, les Boïens et les Ligures soulevaient un tumulte qu’on avait peine à réprimer. L’occasion était favorable. Les Étoliens font appel à Antiochus III le Grand, roi de Syrie, fils et successeur de Seleucus Callinicus. Après des alternatives de succès et de revers, ce prince avait fini par rester maître de la Cœlé-Syrie et de la Palestine, enlevées au roi d’Égypte Ptolémée Philopator. L’arrivée d’Hannibal à sa cour le détermine à se rendre à l’appel des Étoliens. Mais il aurait fallu suivre le conseil du vainqueur de Cannes et porter sans retard la guerre en Italie. Antiochus, au lieu d’agir avec vigueur, passe son temps en fêtes et en plaisir, épouse, à cinquante ans, une jeune Chalcidienne, s’amuse à des banquets sous des tentes d’or et de soie, faisant résonner les flûtes et la lyre, et dépensant des sommes considérables à se procurer des roses en hiver. Il croit faire ensuite un prodige et fermer tout accès au consul M. Acilius Glabrion, en gardant les Thermopyles et en plaçant six cents Étoliens sur les sommets de l’Œta ; mais Caton, alors tribun des soldats, se charge de forcer le passage. Il grimpe, avec une troupe d’élite, sur le rocher du Callidromos, surprend et disperse les Étoliens effrayés. L’armée syrienne tournée est aussitôt vaincue. Ses débris regagnent l’Asie Mineure. Antiochus blessé s’enfuit à Chalcis, puis à Éphèse. Le consul envoie Caton porter lui-même à Rome cette heureuse nouvelle (191).

L’année suivante (190), Antiochus, dirigé par Hannibal, renouvelle les hostilités. Les Romains, commandés par Æmilius Regulus et soutenus par la flotte rhodienne, commencent par remporter une première victoire navale, à Aspendos, en Pamphylie, aux bouches de l’Eurymédon, puis une seconde sous le promontoire de Myonesos, entre Téos et Colophon. Mais ces avantages n’ont rien de décisif. C’est en Asie, dans ses États, que doit être vaincu Antiochus. Le consul Lucius Scipion, frère du vainqueur de Zama, fait débarquer ses légions non loin de Smyrne. Il avait pour lieutenant son frère, Scipion l’Africain. Antiochus lui oppose une armée de quatre-vingt mille hommes, dont douze mille cavaliers ; l’armée romaine, y compris les auxiliaires, n’atteignait pas à la moitié de ce chiffre. Lucius Scipion était malade à Élée : Cn. Domitius prend le commandement à sa place. La rencontre a lieu près de Magnésie, au pied du mont Sipylos, en Lydie, dans la vallée de l’Hermus. Une pluie torrentielle la rend meurtrière pour les Syriens, s’il est vrai qu’il y périt de leur côté cinquante mille hommes. Les Romains n’en perdent que trois cents.

Antiochus défait, forcé de fuir, abandonné de tous les siens, achète la paix en livrant ses possessions européennes et celles des pays de l’Asie Mineure, en deçà du Taurus. Il paie, en outre, une contribution de guerre de trois mille talents (plus de dix-huit millions) (190). Lucius Scipion reçoit le surnom d’Asiatique. On dit qu’Antiochus, lâche et dernier descendant des Séleucides, prit gaiement la perte de son empire, et qu’on l’entendit même un jour savoir bon gré aux Romains qui l’avaient débarrassé d’un aussi lourd fardeau. A peu de temps de là, il va piller le temple de Bel à Elymaïs, sur le golfe persique : il comptait remplir ses coffres vides : le peuple furieux le tua (187).

Les Celtes d’Asie Mineure, Gallo-grecs ou Galates, avaient prêté leur appui à Antiochus. Rome envoie contre eux le consul CH. Manlius Vulso. Ces Gallo-grecs étaient une sorte de métis, qui avaient perdu sous le climat énervant de l’Asie la mâle énergie et la fougue traditionnelle de leur race. Leur tribu occidentale, les Tolistoboies, s’était cantonnée sur le mont Olympe. Une autre peuplade, les Tectosages, s’était réfugiée un peu plus vers le centre, sur les hauteurs de Magaba. Les frondeurs et les archers romains les poursuivent dans ces retraites et en font un affreux carnage. Ce qui resta des deux tribus s’enfuit vers le fleuve Halys, chez une troisième tribu galate, les Trocmes. Manlius Vulso ne les poursuit pas au delà de cette frontière, laissée à Antiochus (189).

Pendant que les rois ennemis de Rome sont battus et détrônés, d’autres reçoivent le prix de leur fidélité. Eumène II, roi de Pergame, fils et successeur d’Attale fer, hérita de son père l’alliance et l’amitié des Romains. Ils lui donnent un empire d’une vaste étendue, les deux Phrygies, la Lydie, l’Ionie et la Chersonèse, dont les richesses permettent à ce roi de satisfaire son goût pour les arts et les sciences et de fonder une bibliothèque qui rivalise avec celle d’Alexandrie.

Les Étoliens se débattent encore sous l’étreinte de Rome. Au printemps de 189, le consul Marcus Fulvius Nobilior force la ville d’Ambracie à capituler, et impose aux vaincus une rançon considérable. Samé s’était de nouveau révoltée, les Romains s’en emparent et vendent toute la population comme esclave.

Les Istriens avaient soutenu les Étoliens. On leur déclare la guerre. Ils ont d’abord le dessus et emportent le camp de Cri. Manlius ; mais, tandis qu’ils se plongent dans l’ivresse, Appius Pulcher les surprend, en fait un grand massacre et garde prisonnier leur roi Apulon, jeté sur un cheval, la tête chancelante et appesantie par les fumées du vin. La fondation d’Aquilée les tient pour jamais en respect (177).