HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — RÉPUBLlQUE

CHAPITRE X.

 

 

LA seconde guerre punique, dit Montesquieu, est si fameuse, que tout le monde la sait. Jamais, en effet, duel plus émouvant et plus dramatique n’eut lieu entre deux cités rivales, et l’enjeu de cette partie sanglante était l’empire de l’univers. Rome a pour champions ses plus illustres capitaines Marcellus, Fabius, Paul Émile. Claudius Néron, Scipion l’Africain ; Carthage n’a qu’un seul jouteur, mais c’est Hannibal, un homme de génie le plus grand général des temps anciens. Rome essuie les défaites les plus terribles, la Trébie, le Tésin, Trasimène et Cannes, mais elle les venge et les répare toutes par la prise de Syracuse, la victoire du Métaure et celle de Zama.

Hannibal (la faveur de Baal) avait vingt et un ans lorsque mourut son beau-frère Hasdrubal. Le fils d’Hamilcar, dit Michelet, était né, pour ainsi dire, tout armé ; il avait grandi dans la guerre et pour la guerre. Sorti de Carthage à treize ans, étranger à cette ville, nourri, élevé dans le camp, formé à cette rude guerre d’Espagne, au milieu des soldats d’Hamilcar, il avait commencé par être le meilleur fantassin, le meilleur cavalier de l’armée. Tout ce qu’on savait alors de stratégie, de tactique, de secret de vaincre par la force ou la perfidie, il le savait dès son enfance. On s’est inquiété de sa moralité, de sa religion, de sa bonne foi. Il ne se peut guère agir de tout cela pour le chef d’une armée mercenaire. Il ne faut pas chercher un homme dans Hannibal : sa gloire est d’avoir été la plus formidable machine de guerre dont parle l’antiquité.

Dès qu’il a le commandement de l’armée espagnole ; le jeune Hannibal, doué d’une admirable nature de soldat et d’une trempe incomparable de caractère, songe à exécuter les larges vues de son père. Mais avant d’aller attaquer Rome au cœur de l’Italie, il s’assure des barbares de l’intérieur de l’Espagne. La victoire, qu’il remporte auprès du Tage sur les Olcades, les Carpétans, et les Vaccéens, lui permet, au printemps de 219, d’aller mettre le siège devant Sagonte, ville alliée des Romains. Les Sagontins résistent pendant huit mois. Forcés de capituler, ils élèvent un immense bûcher sur la place publique et y périssent avec leurs familles et leurs richesses par le fer et par le feu. Les soldats d’Hannibal, en rentrant dans Sagonte, ne trouvent à piller que des ruines. Les Romains s’étaient émus du désastre de Sagonte. Une première députation demande aux sénateurs carthaginois qu’on livre Hannibal, violateur des traités ; une seconde, si c’est de leur aveu que leur général a ruiné une ville romaine en pleine paix. Le sénat de Carthage fait une réponse évasive. Alors Quintus Fabius, relevant un pan de sa toge. Je vous apporte ici, dit-il, la paix ou la guerre, choisissez. — Choisissez vous-même, répondent les Carthaginois. Fabius laissant retomber sa toge : Je vous donne la guerre, s’écrie-t-il. — et les Carthaginois : Nous l’acceptons et nous saurons la soutenir (219). Les événements se succèdent dès lors avec une sorte de continuité logique, comme une tragédie dont chaque acte conduit au dénouement. A l’ouverture de la saison militaire de 218, Hannibal réunit sous Carthagène toutes les troupes composant son armée, à savoir : quatre-vingt-dix mille hommes d’infanterie, douze mille chevaux et trente-sept éléphants : les deux tiers de ses soldats sont Africains, le reste Espagnols. Arrêté tout d’abord par les peuplades voisines de l’Ebre, il les écrase, arrive aux Pyrénées, les franchit sans difficulté, se fraie un chemin à travers la Gaule méridionale dans la région de Narbonne et de Nîmes, et arrive près du Rhône en face d’Avignon. Le Rhône passé, grave à l’opposition tardive d’une division de l’année romaine commandée par Scipion, Hannibal entreprend le mémorable passage des Alpes. On était au mois d’octobre : la neige cachait les routes : les glaces éternelles s’élevaient au-dessus des forêts de sapins. L’armée de Carthage est saisie de terreur : ces soldats ignorants croient que les montagne, touchent le ciel et leur opposent un mur impénétrable. Hannibal, leur présentant des voyageurs qui les avaient franchies, les rassure par son sang-froid, son autorité et la connaissance qu’il a ou qu’il paraît avoir du passage à travers lequel il a entrepris de les conduire en Italie. Était-ce le Mont Cenis ou le Petit Saint Bernard ? La question est indécise. La science moderne penche pour le Petit Saint Bernard. Hannibal, après avoir traversé le massif déprimé, nommé l’île des Allobroges débouche dans le haut val de l’Isère, passe la dent du Chat, descend vers le lac du Bourget, se repose dans la vallée de Chambéry, puis il côtoie l’Isère, gagne par un étroit défilé le col du Petit Saint Bernard, atteint la Roche Blanche et fait halte sur ce haut plateau. Ses soldats qui avaient lutté contre les montagnes et les montagnards par des chemins impraticables, des pics glacés, des ravins en précipices, commençaient à perdre courage. Il les fortifie par son exemple, son espérance inaltérable, ses paroles fermes et convaincues : ils avaient grand besoin de patience et de force. On avait devant soi la descente ; mais le revers italique des Alpes est plus raide et plus court que l’autre. La neige fraîche, en couvrant les bords de la Doire, avait détruit toute trace de sentiers. Hommes et animaux s’égarent, perdent pied, roulent dans les abîmes. L’infanterie passe ; mais les éléphants et les chevaux sont arrêtés : il faut tailler un chemin dans le roc vif, en employant le fer et le feu. Enfin, le quinzième jour, l’armée, diminuée de plus de moitié et privée entièrement de bêtes de somme et de trait, arrive dans la haute Italie. Vingt-quatre jours de repos et de bons soins dans la plaine d’Eporedia, sur le territoire des Salasses, refont les soldats épuisés par les privations et par d’épouvantables fatigues.

Rome était alors dans toute sa force guerrière. Elle pouvait mettre sur pied de nombreuses armées : Aussi le premier plan du sénat avait-il été de porter la guerre en Afrique, d’envoyer une seconde armée en Espagne, une troisième dans la Gaule Cisalpine. La célérité d’Hannibal oblige Rome à rappeler la première armée arrivée déjà en Sicile. Sans attendre des renforts, le consul Publius Scipion, qui commandait l’armée d’Espagne et qui était arrivé trop tard pour arrêter Hannibal au passage du Rhône, revient de 1lassalie en Italie, traverse le Pô et marche contre les Carthaginois en remontant la rive gauche. Hannibal opérait son mouvement en avant. La cavalerie africaine, qui descendait le fleuve, rencontre la cavalerie romaine dans une plaine située entre le Tésin et la Sesia ; près de Verceil (218). Malgré son courage, Scipion, inférieur en nombre, est vaincu, blessé, et il eût été tué sans le dévouement de son fils âgé de dix-sept ans, qui dégage le consul l’épée au poing. Ce jeune homme, dit Florus, est le Scipion qui croit pour la ruine de l’Afrique, et qui tirera son nom des malheurs de ce pays !

L’armée romaine se retire sur la rive droite du Pô et se porte vers les collines au pied desquelles coule la Trébie. Là, le second corps venu de Lilybée, sous la conduite de Tiberius Sempronius Longus, se réunit à celui de Scipion, malade de ses blessures, et forme un total de quarante mille hommes. Hannibal, encouragé par son premier succès, par la révolte contre Rome de plusieurs tribus gauloises et par la vanité présomptueuse de Sempronius, lui offre la bataille. La journée était froide et pluvieuse, les soldats romains mourants de faim et harassés de fatigue. Sempronius ne les conduit pas moins au combat. Une défaite terrible punit son imprudence. Trente mille Romains sont tués, et Hannibal ne perd qu’un petit nombre de soldats (218). La Gaule Cisalpine se déclare tout entière pour le général carthaginois, qui se trouve à la tête de quatre-vingt-dix mille hommes.

Hannibal songe alors à passer l’Apennin. Au mois de mars 217i quoique battu, par un affreux ouragan, il en traverse les âpres défilés de manière à déboucher dans la contrée située entre l’Auser et l’Arno. Il y pénètre en effet ; mais il la trouve inondée par la fonte des neiges et les pluies du printemps. Pendant quatre jours et trois nuits, les soldats marchent dans la vase et dans l’eau jusqu’à la ceinture. Leurs souffrances sont inouïes. L’infanterie gauloise, découragée, prête à se mutiner ; aurait peut-être déserté en masse, si Magon, frère d’Hannibal, fermant la marche avec la cavalerie, n’eût empêché tonte tentative de fuite. Les chevaux périssent, la maladie décime les hommes. Hannibal, monté sur le seul éléphant qui lui reste, se tire à grand peine de la fange et perd un œil par la fatigue des veilles et l’humidité des nuits Il parvient cependant où il veut arriver, devant Arretium. Là, il feint d’éviter une rencontre avec l’armée de Flaminius, qui se met à sa poursuite. Hannibal secondé par Magon, attire le consul sur un champ de bataille habilement choisi. C’était un défilé étroit, dominé des deux côtés par de hauts rochers : une colline surplombé à la sortie, à l’entrée s’étend le lac de Trasimène, avec les joncs de ses marais. Un brouillard épais dérobe aux Romains leurs ennemis postés sur la colline du fond et sur les hauteurs du défilé. Les légions s’engagent dans cette impasse qu’ils croient libre. Ce ne fut pas un combat. Enveloppés de tous côtés par les troupes de Magon et d’Hannibal, les Romains, leur consul en tête, sont massacrés ou précipités dans les eaux du lac. Il en périt quinze mille : quinze mille sont faits prisonniers. Tel tut l’acharnement des combattants qu’ils ne s’aperçurent pas d’un tremblement de terre qui, dans ce moment même, détruisit des villes, renversa des montagnes et fit refluer des rivières (217). Hannibal passe dans l’Ombrie, attaque inutilement la colonie romaine de Spolète, et, ne voyant aucune ville se déclarer pour lui attend pour marcher sur Rome que ses troupes se soient refaites dans le riche pays du Picenum.

A Rome, le peuple est saisi d’épouvante eu apprenant le désastre de Trasimène : le sénat conserve son calme et songe à faire face au danser. On se prépare à une lutte extrême, on abat les ponts du Tibre et on nomme dictateur le froid et prudent Fabius Maximus. Après avoir demandé le secours des dieux par un lectisternium, le dictateur, accompagné de son maître de la cavalerie, le pétulant Minucius, réunit sous ses ordres l’armée d’Ariminium avec deux légions de formation nouvelle, et se porte bientôt sur les flancs d’Hannibal. La tactique de Fabius embarrasse singulièrement le chef carthaginois. Résolu à ne rien abandonner au caprice de la fortune et à ne se fier qu’à la prudence, Fabius se tient constamment sur les hauteurs, temporisant avec une lenteur calculée, se glorifiant du surnom de Cunctator, usant les forces de son ennemi qui se raille avec amertume, mais en vain ; de son pédagogue et de cette armée cachée dans la rue à l’ombre des bois, comme un troupeau qu’on mène paître l’été sur la montagne. Cependant le parti belliqueux de Rome finit par se lasser de cette prudence flegmatique, qui laisse l’incendie dévaster les belles campagnes de Falerne et la ruse Carthaginoise lui en imposer par un grossier stratagème. Hannibal, enfermé dans un bois en Campanie, s’était échappé des mains de Fabius en tachant la nuit dans la montagne des bœufs portant aux cornes des fagots enflammés. Les mécontents font accorder à Minucius des pouvoirs égaux à ceux du dictateur. Minucius en profite pour livrer à Hannibal un combat où il aurait péri, si Fabius ne fût arrivé à son secours. Fabius persiste plus que jamais dans son système de temporisation. Cependant l’armée finit par s’irriter de cette inaction méthodique : elle brûle de sortir de la défensive. Deux consuls avaient remplacé le dictateur : l’un Paul Émile, élu par les patriciens, admirateur et élève de Fabius ; l’autre Terentius Varron, fils d’un boucher choisi par les plébéiens, et déterminé à lutter quand même contre Hannibal.

Hannibal était en Apulie. Au printemps de 216, il prend l’offensive et s’empare du bourg de Cannes, où les Romains avaient leurs principaux approvisionnements. Paul Émile et Varron, à la tête de soixante-seize mille hommes de pied et de six mille cavaliers, ont l’ordre formel de combattre l’armée carthaginoise ; forte de quarante mille hommes et de dix mille chevaux. La rencontre a lieu près d’un bourg de l’Apulie, inconnu jusque-là ; mais cette quatrième blessure, près d’être mortelle pour Rome, sauve de l’oubli le nom de Cannes devenu trop fameux, dit Florus, par le carnage de quarante mille Romains. , continue l’historien latin, tout semble concourir à la perte de notre malheureuse armée, le général ennemi, la terre, le ciel, l’air, la nature entière. Non content d’avoir rempli notre camp de faux transfuges qui massacrent nos soldats par derrière, le rusé carthaginois, observant le champ de bataille, recourrait que c’est truc vaste plaine, brûlante et poudreuse, où souffle périodiquement un vent d’Orient. Il range donc son armée de manière à laisser aux Romains tous les désavantages de la position ; et, comme s’il eût disposé du ciel même. Il se donne pour auxiliaires le vent, la poussière et le soleil. Deux grandes armées sont taillées en pièces : l’ennemi s’assouvit de carnage : Hannibal même est obligé d’ordonner aux siens d’épargner les vaincus. Des deux consuls l’un fut tué, l’autre survécut ; et l’on ne sait lequel montra la plus grande âme : Paul Émile eut honte de vivre, Varron ne désespéra pas. Les ondes de l’Aufide longtemps sanglantes, un pont de cadavres élevé sur le torrent de Vergelles, les anneaux de nos chevaliers envoyés en deux boisseaux à Carthage et les pertes de l’ordre équestre estimées à cette étrange mesure furent les témoignages de notre défaite (216). En réalité, ce fut la tactique savante d’Hannibal qui gagna la bataille. Attirés sur un coin mince de Gaulois placés en tête de l’armée punique, les carrés romains se trouvent enveloppés, après un premier succès, dans le croissant des ailes carthaginoises qui se replient en cercle, et d’où pas un ennemi ne peut échapper. Jamais peut-être armée aussi nombreuse ne fut aussi complètement anéantie sans pertes sensibles pour le vainqueur. La bataille de Cannes n’avait pas coûté à Hannibal plus de six mille hommes, dont les deux tiers étaient des Gaulois tombés sous le premier choc des légions. Mais des soixante-seize mille Romains mis en ligne, soixante-dix mille gisent à terre, et, parmi eux, le consul Paul Émile, le proconsul C. Servilius, les deux tiers des officiers supérieurs et quatre-vingts personnages de rang sénatorial. Varron grâce au parti qu’il avait pris de fuir et à la vigueur de son cheval, s’était réfugié à Venouse avec quelques cavaliers. La garnison du grand camp, comptant dix mille hommes environ, tombe presque tout entière dans les mains des Carthaginois. Quelques milliers de soldats, échappés du camp ou de la bataille, vont s’enfermer dans Canusium.

En présence de cette affreuse boucherie, Rome, selon la belle expression de Montesquieu, fut un prodige de constance. Elle fut sauvée par sa puissante organisation politique et militaire. Le sénat, et c’est là pour lui un titre d’honneur impérissable, s’élève à la hauteur de la grande tâche qui lui est imposée. Faisant taire toutes les récriminations, toutes les haines de parti, il songe, avant tout. à rétablir l’union et la confiance, à rendre le courage aux citoyens, l’espérance aux soldats. Sous l’inspiration généreuse de Fabius les sénateurs vont au-devant de Varron, qui rentrait dans Rome, et le félicitent, sans jactance et sans ironie, de n’avoir pas désespéré de la République. On interdit à la foule de se rassembler aux portes, on limite le deuil à trente jours, on arme les adolescents, les débiteurs, les criminels, les esclaves, on réorganise les débris de l’armée sous les ordres de deux braves tribuns militaires, Appius Claudius et Publius Scipion, fils du vaincu du Tésin. On place ensuite ces troupes sous le commandement du proconsul Marcellus, qui s’était illustré par son duel avec un brenn Gaulois, et qui, robuste de corps, prompt de la main, ami des combats, avait à la fois de l’expérience et de la fougue, de la prudence et de l’élan. En un mot, on fait mieux que d’organiser la défense, on prépare la victoire.

Ces mouvements n’échappent pas à la sagacité pénétrante d’Hannibal. Ce qui caractérise surtout ce grand homme, c’est la netteté de ses vues, son coup d’œil pratique et précis. Après tous ses succès et la journée de Cannes, il n’est nullement ébloui, il ne se fait aucune illusion. Il ne se dissimule pas que ses triomphes l’affaiblissent, et que, s’il ne reçoit des secours d’hommes et d’argent, la proie qu’il a saisie dans ses ongles finira par lui échapper. Quelques historiens, plus rhéteurs que clairvoyants, lui reprochent de n’avoir pas marché sur Rome après Cannes, d’avoir su vaincre et de n’avoir pas su profiter de la victoire, d’avoir conduit son armée à Capoue, où elle s’amollit dans les délices des quartiers d’hiver. Le bon sens de Montesquieu a fait justice de ces déclamations. Les alliés de Rome, faisant cause commune avec elle, ses colonies, ses municipes, demeurés fidèles à la mère patrie, montrent au chef carthaginois la situation réelle. Il ne perd donc pas son temps à marcher inutilement sur Rome, mais il songe à s’établir solidement dans la Campanie, dont la capitale s’était déclarée pour lui, d’y refaire ses soldats, d’attendre des renforts d’Afrique, et de tenir tête à Marcellus et à ses collègues. Il était dans le vrai.

Trois armées romaines entrent en Campanie, au printemps de 214. Marcellus s’appuie sur Nola et Suessula, comme front d’attaque ou de défense. Le consul Tiberius Sempronius Gracchus se place à Liternum, sur la côte tyrrhénienne, pour couvrir Naples et Cannes. L’autre consul, Fabius Maximus, se porte à Calès, sur la rive droite du Vulturne. Ces deux derniers chefs ont pour plan d’envelopper Capoue et Hannibal. La fortune revient aux légions romaines conduites avec résolution, mais avec prudence, par le bouclier de Rome Fabius et par son épée Marcellus. Gracchus joue aussi un rôle important. Il bat les Campaniens qui se sont avancés pour surprendre Cumes, facilite à Marcellus une grande victoire prés de Nola (214), et remporte celle de Bénévent avec des légions d’esclaves (214). Hannibal se sent menacé et incapable de se porter désormais en avant. Si l’Afrique, l’Espagne, la Sicile, la Macédoine, unissaient contre Rome leurs forces combinées, il pourrait soulever ou combattre le Latium et Rome succomberait isolée, épuisée, vaincue. Mais l’élan belliqueux que les Carthaginois avaient montré après Cannes, fait place aux calculs de l’inertie ou aux délais de l’insouciance. La faction hannone reprend le dessus et se déclare contre une guerre entreprise sans sa volonté et sans son concours actif. Peut-être aussi craignait-elle qu’Hannibal, vainqueur des Romains, ne revint asservir sa patrie. A la demande de subsides que Magon, envoyé par son frère, fait au sénat de Carthage, Hannon répond : Si Hannibal exagère ses succès, il ne mérite pas de secours ; s’il est vainqueur, il n’en a pas besoin. On finit pourtant par lui envoyer, comme une aumône ou comme un aliment à la guerre qui tient son ambition éloignée de Carthage, un peu d’argent, quatre mille Numides et quarante éléphants.

En Espagne, Hasdrubal, frère d’Hannibal, est trop occupé de se défendre contre les Scipions pour détacher des renforts en Italie. La nation des Celtibères et d’autres peuples considérables s’attachent à la fortune des généraux romains, qui, vainqueurs à Illiturgi et à Intibili, occupent les passages des Pyrénées et trouvent dans les Massaliotes de zélés gardiens des côtes de la Gaule.

En Macédoine, Démétrius de Pharos, chef des colonies romaines d’Illyrie, abandonne ses alliés pour Hannibal, et négocie un traité avec Philippe V, qui promet de jeter une armée sur la côte orientale d’Italie. Mais la mollesse du roi de Macédoine ne sert qu’à provoquer contre lui la colère vengeresse des Romains.

En Sicile, Hiéronyme, successeur d’Hiéron, s’était déclaré pour Carthage, mais la mort de ce jeune étourdi et la prise de Syracuse sont autant de coups portés à la situation déjà périlleuse d’Hannibal. C’est Marcellus qui a le triste honneur de s’emparer de cette cité, la plus riche et la plus populeuse de la Sicile, de la livrer au pillage et d’en transporter les dépouilles à Rome, après un siège de deux ans, prolongé parla résistance du célèbre inventeur Archimède, qui périt dans le massacre (212). Ce succès des armes romaines est compensé par de cruels revers. Tarente est prise par Hannibal. Sempronius Gracchus est tué dans une bataille contre Magon, en Lucanie. En Espagne, les deux proconsuls Cneius et Publius Scipion, habiles capitaines, excellents administrateurs, après avoir noué. des intelligences avec Syphax, roi de Numidie, allié de Carthage, sont tués l’un après l’autre en combattant contre trois chefs carthaginois, Hasdrubal, fils d’Hamilcar, Hasdrubal, fils de Giscon, Magon, frère d’Hannibal, et le numide Masinissa (213, 212). Un chevalier romain, Caïus Marcius, lieutenant et ami des Scipions, recueille les débris de leur armée et les maintient en sûreté jusqu’à l’arrivée de leurs nouveaux chefs, d’abord le propréteur Claudius Néron puis le consul Publias Cornelius Scipion.

Il semble, au moment où ce jeune officier, de vingt-sept ans à peine, vient venger son père et son oncle, que tout change de face dans la péninsule espagnole. La prise de Carthagène, brillamment enlevée, donne aux Romains dix-huit galères, soixante-trois navires de charge, d’immenses approvisionnements, plus de six cents talents, un grand nombre d’otages espagnols, alliés de Carthage, et dix mille prisonniers (209). L’Espagne citérieure et ultérieure, jusqu’à Gadès, se soumettent au vainqueur, qui remporte à Bœcula une importante victoire sur Hasdrubal (208).

De leur côté, les troupes d’Italie pressent le siège de Capoue. Elles y mettent un acharnement redoutable pour cette ville rebelle et significatif pour Hannibal. Voulant opérer une diversion en faveur des assiégés, et dégager son alliée, le chef carthaginois se dirige sur Rome. Mais, d’après les conseils de Fabius, le sénat se contente de détacher de l’armée campanienne un corps qui éclaire la marche d’Hannibal. Celui-ci, gagnant de vitesse, arrive sur les bords de l’Anio ; mais le consul Fulvius l’a prévenu et est entré dans Rome pour la défendre d’un coup de main. La terreur y était grande. Hannibal, suivant une tradition italienne, avait établi son camp à quatre lieues de la ville, presque au sommet du mont Cavi, sur un plateau assez étendu, qui fut jadis un cratère. On l’appelle encore de nos jours le camp d’Hannibal. C’est un demi-cercle, dont le diamètre est entièrement dégagé, avec vue sur toute la campagne, et dont la partie circulaire est bordée d’un amphithéâtre de collines boisées. De là, le vainqueur de Cannes, suivi d’une troupe de cavaliers, fait une reconnaissance sous les murs mêmes de Rome, depuis la porte Colline jusqu’au temple d’Hercule. On croit déjà voir l’étendard carthaginois planté au milieu de Subura et les Numides descendre les pentes de l’Aventin. Fulvius s’écrie qu’on ne peut souffrir cette chevauchée insolente. Une vigoureuse sortie refoule la cavalerie carthaginoise, Le lendemain, Hannibal offre la bataille aux Romains, mais deux jours de suite une pluie torrentielle, mêlée de grêle, empêche les armées de se joindre. Hannibal, jugeant inutile la diversion faite en faveur de Capoue, retourne vers cette ville, que la faim et les discordes intestines livrent aux consuls Appius et Flaccus (211). Vingt-sept sénateurs, entraînés par les paroles énergiques et par l’exemple de Vibius Virrius, s’empoisonnent pour ne pas tomber vivants entre les mains de leurs sanguinaires vainqueurs. Cinquante-trois meurent sous la hache du bourreau. Les citoyens sont réduits à l’esclavage et leurs biens donnés à des étrangers. Tous les trésors de Capoue sont transportés à Rome et ses droits civiques pour jamais anéantis.

La chute de Capoue et le châtiment qui la suit produisent partout une impression profonde. L’ascendant d’Hannibal, le prestige de ses victoires diminue chaque jour. Tarente, qui avait tenu longtemps contre le vieux Fabius, lui échappe et donne aux Romains une nouvelle occasion de montrer comment ils traitent leurs sujets révoltés. Tout ce qui leur tombe entre les mains, citoyens ou soldats, est passé au fil de l’épée ; les maisons sont pillées, trente mille Tarentins vendus comme esclaves, trois mille talents versés dans le trésor public (209). Ni la mort de l’octogénaire Fabius, ni celle de Marcellus, tué dans une embuscade, ne peuvent, aux yeux d’Hannibal, compenser les pertes qu’il subit sans être en état de les réparer.

Ses espérances se tournaient encore vers l’Espagne. Quoique vaincu par Scipion, son frère Hasdrubal avait passé les Pyrénées avec tout l’argent et tous les hommes dont il avait pu disposer, et il se hâtait d’opérer sa jonction en Italie avec Hannibal. Des lettres où il annonce le point de cette jonction à Narnia tombent entre les mains du préteur L. Porcius. Rome est au comble de l’effroi. Quels dieux seront assez propices pour la sauver ? Voilà deux guerres puniques à soutenir, deux Hannibal à combattre ! Le consul Claudius Néron campait en Apulie, devant Hannibal, et Livius Salinator était posté dans l’Ombrie, prêt à lui barrer la route du nord. Claudius Néron conçoit un dessein des plus audacieux et le plan d’une des campagnes les plus mémorables de cette guerre. Il détache six mille hommes de son armée en présence d’Hannibal, qu’il parvient à tromper, part de l’extrémité méridionale de l’Italie pour aller joindre son collègue, arrive à Sena, après six jours de marche forcée, unit ses troupes à celles de Livius et offre la bataille à Hasdrubal, qui allait passer le Métaure. Hasdrubal veut éviter le combat et défile sur le flanc des Romains, mais il s’égare, abandonné par ses guides, et il essuie une défaite complète. Voyant la bataille perdue, Hasdrubal se fait tuer bravement (207). Le lendemain, Néron retourne à son poste en Apulie et fait jeter dans le camp d’Hannibal la tête sanglante d’Hasdrubal. C’était répondre par un acte cruel à la conduite généreuse du chef carthaginois qui avait rendu les honneurs funèbres à Gracchus et à Marcellus. Mais la haine est aveugle et barbare. On dit que, en voyant la tête livide et ensanglantée de son frère, Hannibal s’écria : Je reconnais la fortune de Carthage ! A Rome la joie est extrême, comme l’avait été la frayeur. Lorsque les consuls y rentrèrent à la fin de la campagne, Livius reçut les honneurs du triomphe. Néron ; qui n’avait pas eu le commandement en chef, suivait à cheval le char de Livius, et le peuple répétait sur son passage : Voyez ce cavalier ! En six jours il a traversé toute la longueur de l’Italie, et il a livré bataille en Gaule à Hasdrubal, au moment ou Hannibal le croyait campé près de lui en Apulie. Ainsi un seul consul a tenu en échec, aux deux bouts de l’Italie, deux capitaines, deux chefs d’armée, opposant à l’un son génie, à l’autre sa personne. Le nom seul de Néron a suffi pour retenir Hannibal dans ses lignes ; et Hasdrubal, quelle autre cause que l’arrivée de Néron l’a écrasé, anéanti ? Que l’autre consul s’avance donc debout sur un char, attelé de tous les chevaux qu’il voudra ; le vrai triomphe est porté sur un seul cheval ; et Néron, marchât-il à pied, assure à son nom par la gloire acquise dans cette guerre, ou dédaignée dans ce triomphe, un souvenir immortel !

Hannibal s’enferme alors dans le pays des Bruttiens, à l’angle de l’Italie. Son plus jeune frère Magon essaie de renouveler la tentative d’Hasdrubal : ses efforts sont inutiles. Carthage comprenait enfin la nécessité de secourir Hannibal, mais il n’était plus temps : Scipion, le conquérant de l’Espagne, le favori du peuple, débarquait en Afrique, avec trente mille hommes, quarante navires de guerre et quatre cents de transport (203). Les Carthaginois s’y attendaient. Ils forment une armée de vingt mille fantassins, de six mille chevaux et de cent quarante éléphants. Lorsque Scipion était en Espagne, il avait espéré, dans une entrevue témérairement cherchée, faire incliner vers l’alliance romaine, Syphax, roi de Numidie, mais ce roi s’était déclaré pour les Carthaginois, tandis que Masinissa, son rival en amour auprès de Sophonisbe, tenait pour les Romains. L’arrivée de Syphax, à la tête de cinquante mille hommes de pied et de dix mille cavaliers, force Scipion à lever le siège d’Utique et à se retrancher dans son camp naval : Un hardi coup de main le venge de ce revers. Par une belle nuit, il se jette sur le camp des Africains : les huttes de roseaux des Numides sont incendiées en un instant. Les Carthaginois volent à leur secours, mais, dans le même moment, leurs tentes sont aussi la proie des flammes. La fuite les livre aux détachements romains qui les passent au fil de l’épée. On songe alors à rappeler Magon et Hannibal, mais ce rappel est rejeté. Il venait d’arriver des renforts de Macédoine et de Celtibérie. Scipion ne refuse pas la bataille qui lui est offerte dans les Grands champs, voisins d’Utique : il est victorieux (203).

A Carthage, le parti de la paix, voyant s’évanouir peu à peu ses espérances, entame des négociations stériles. Le parti de la guerre fait revenir Magon et Hannibal. Magon, battu par les Romains dans le nord de l’Italie et blessé grièvement, meurt avant d’arriver aux côtes de l’Afrique. Hannibal s’arrache, en pleurant de douleur, à cette terre sur laquelle, pendant dix-sept ans, s’étaient exercés son génie et sa haine, et il vient débarquer à Septis, sur le rivage de la Libye qu’il revoyait après trente-six ans d’absence. L’événement, qu’il s’était efforcé dé prévenir, s’accomplissait enfin. Rome était en face de Carthage, toute prête à lui dicter ses lois, et Hannibal, qui avait été sur le point d’écraser la rivale de sa patrie, était contraint de traiter avec Scipion. La conférence a lieu près de Zama. A la vue l’un de l’autre, dit Florus, le vainqueur de l’Italie et le vainqueur de l’Espagne restent quelque temps immobiles, saisis d’une mutuelle admiration, mais ils ne peuvent s’accorder, et la trompette donne le signal. On combat des deux parts avec un admirable courage. Hannibal paie de sa personne, s’acharnant sur Scipion et sur Masinissa à deux moments décisifs. Chaque fois, il a son bouclier percé de deux javelots ; chaque fois il jette son adversaire à bas en lui tuant son cheval. Mais les auxiliaires de Carthage, Liguriens, Gaulois, Baléares et Maures, après une résistance opiniâtre, sont forcés de se replier. Les Romains les poursuivent et désespèrent d’enfoncer les vétérans d’Hannibal, noyau solide de son armée, lorsque la cavalerie numide de Rome, commandée par Lælius et par Masinissa, prend à dos cette troupe, la disperse et fixe la victoire (202).

Hannibal s’échappe avec peine, arrive à Hadrumète et ensuite à Carthage. On ne songe point à lui reprocher sa défaite, on l’autorise à faire la paix. Scipion l’accorde aux conditions suivantes : Les Carthaginois garderont leurs lois et ce qu’ils possédaient en Afrique avant la guerre ; mais Rome gardera l’Espagne et les îles de la Méditerranée. Ils livreront les prisonniers et les transfuges, ainsi que leurs éléphants et tous leurs vaisseaux à l’exception de dix galères. Ils ne feront aucune guerre sans l’autorisation du peuple romain. Ils paieront pendant cinquante ans dix mille talents euboïques (près de deux millions). Ils rendront à Masinissa les maisons, terres, villes et autres biens qui lui ont appartenu à lui ou à ses ancêtres. Ils donneront cent otages choisis par le consul entre leurs jeunes citoyens pour assurance de leur fidélité (201).

C’en est fait désormais de Carthage. Cinq cents vaisseaux carthaginois, livrés à Scipion, et brûlés dans le port même, réduisent en fumée son empire militaire. Il lui reste plusieurs vaisseaux de commerce, avec lesquels elle soutiendra quelque temps sa vie industrieuse ; mais Rome ne la laissera durer qu’autant qu’il lui plaira, et déjà même sa ruine est résolue.

Rentré dans sa patrie, vaincu, humilié, mais toujours fier, Hannibal essaie d’eu réformer le système politique, agricole et financier ; mais la jalousie des Romains et l’inimitié de la faction hannone le forcent à s’exiler de sa ville natale. Il quitte l’Afrique, cherchant, dit Florus, par toute la terre, un ennemi au peuple romain. Ni le roi Antiochus, chez lequel il se réfugie d’abord, ni le roi Prusias, qui lui donne ensuite un asile, ne sont capables de s’inspirer de ses conseils, ni de sa haine toujours vivace contre Rome. Le faible Prusias, cédant à l’autorité de Flamininus, consent à lui livrer le fugitif. Hannibal était retiré dans un petit village de Bithynie, nommé Libyssa. Toujours en défiance contre la faiblesse de son hôte et les vengeances de Rome, il avait fait pratiquer plusieurs issues à sa maison. On lui apprend qu’elle est cernée. Voyant qu’il est impossible de fuir, il se résigne à la mort. Les uns disent qu’il s’enveloppa la tête de son manteau et se fit étrangler par un esclave, les autres qu’il avala du poison caché dans une bague (183).

Scipion, débarquant sur la côte d’Italie, après la victoire de Zama, est acclamé par les populations qui se pressent sur son passage et forment par avance le cortége de son triomphe. Ce fut un spectacle magnifique. On y voyait des éléphants, des Numides, le roi Syphax prisonnier. On répétait avec enthousiasme le surnom d’Africain, donné au vainqueur, qui enrichissait le trésor de cent vingt mille livres pesant d’argent.

Mais Scipion n’avait pas triomphé des rancunes que soulevaient contre lui son humeur altière, sa fierté dédaigneuse, son mépris des lois. Il n’avait pas l’âge pour être édile, mais le peuple désire qu’il le soit : Si le peuple, dit-il, veut que j’aie cet âge, cet âge sera le mien. Il est nommé consul avant l’âge requis pour aller taire la guerre en Espagne. En Sicile, lorsqu’il se prépare à descendre sur la côte d’Afrique, en dépit du sénat et de Fabius, on lui envoie des députés chargés de faire une enquête. Il les reçoit avec courtoisie, les promène dans les ports et dans les arsenaux, puis, pour toute explication, il fait manœuvrer sa flotte devant eux. Un jour que les questeurs craignaient de violer une loi, en ouvrant le trésor public, Scipion se fait donner les clefs et ouvre le trésor. Son frère Lucius, se préparant à rendre compte des sommes que le roi Antiochus avait dû payer aux Romains, Scipion lui arrache son livre de raison et le déchire en plein sénat. Lucius est condamné à une amende : on le conduit en prison : Scipion, faisant violence aux tribuns, enlève le condamné aux mains de la justice. A la fin, mis en jugement devant le peuple, et sommé de rendre ses comptes, il monte à la tribune : Romains, dit-il, c’est à pareil jour que j’ai vaincu en Afrique Hannibal et les Carthaginois. Suivez-moi au Capitole et rendons grâce aux dieux. Où trouver une plus magnifique insolence, un défi plus superbe jeté,à la légalité ? Devant ces faits on s’étonne moins de l’ingratitude apparente des Romains et de la résolution prise par Scipion de s’imposer un exil volontaire à Liternum. C’est là qu’il meurt dans la retraite, presque dans l’oubli, en prononçant ces paroles acerbes : Ingrate patrie, tu n’auras pas mes os (183).

Ainsi disparaissent de la scène historique, vingt ans après leur dernière rencontre, l’Africain Hannibal et Scipion l’Africain. Singulier rapprochement de leur destinée ! Ils meurent tous les deux en exil, la même année, comblés de gloire et d’amertume, laissant un sillon à la fois lumineux et sanglant de leur passage, l’un la victoire de Cannes et l’autre celle de Zama.