HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — RÉPUBLlQUE

CHAPITRE IV.

 

 

À LA faveur du calme qui succède à ces tragédies du Forum, les Romains continuent leurs guerres de conquête, et soumettent irrévocablement plusieurs de leurs ennemis les plus acharnés. Durant cette période, qui embrasse près d’une cinquantaine d’années, le consul Horatius termine la guerre contre les Sabins, Geganius défait les Volsques, qui s’étaient immiscés dans les troubles d’Ardée, le dictateur Postumius lutte avec courage contre les Èques et les Volsques réunis. Sur la rive droite du Tibre, les villes étrusco-sabines, Faléries, Capène, Véies, Fidènes opposent à Rome une résistance vigoureuse. Le roi de Véies, Lars Tolumnius, qui, au mépris du droit des gens, avait fait mettre à mort quatre députés romains, range en bataille l’armée alliée en avant de Fidènes. Le dictateur romain, Mamercus Æmilius, dispose ses troupes au confluent du Tibre et de l’Anio. Au milieu de la mêlée, Cornelius Cossus, tribun des soldats, pousse son cheval contre celui de Tolumnius, le renverse du choc, met pied à terre, abat le roi qui essaie de se relever, le dépouille et plante sa tête sur une pique. Ce furent les secondes dépouilles opimes (437). Les ennemis s’enfuient saisis d’effroi. Une peste, qui ravage Rome, rend le courage aux Fidénates et aux Véiens. Les Romains, bravés jusque dans leurs murailles, en sortent, poursuivent et battent les ennemis près de Nomentum. Une imprudence du consul Sempronius avait failli perdre l’armée romaine engagée contre les Èques et les Volsques. Tempanius, décurion de la cavalerie, sauve son général des mains de l’ennemi et de la condamnation à laquelle l’avait exposé son échec. Les efforts réunis de Cossus et de Mamercus font tomber Fidènes au pouvoir des Romains. Labicum, Voles, Ferentinum, Anxur, succombent tour à tour.

Véies résiste davantage. C’était la plus puissante des douze cités de la confédération étrusque. Ses ruines attestent encore son ancienne grandeur. Pendant plus de trois siècles, elle avait soutenu, à elle seule, quatorze guerres distinctes contre Rome. Le dernier siége dura, dit-on, dix ans. Pour la première fois les légions passèrent l’hiver sous la tente et furent soldées trois as par jour à chaque fantassin, le double au centurion, le triple au cavalier. Les Romains avaient à leur tête le meilleur général de ce temps, Marcus Furius Camillus. On avait entouré la ville assiégée d’un fossé et d’un relèvement de terre continu. Il est détruit par les Véiens. Les Romains rivalisent de zèle et de patience. De nouveaux renforts sont envoyés et les travaux du siège repris avec ardeur. Un oracle ordonne de détourner les eaux subitement accrues du lac d’Albe : l’entreprise paraissait impossible. Le dictateur Camille suffit à tout. Il invente enfin un stratagème qui décide du sort de Véies. Il fait creuser avec le plus grand secret un souterrain qui conduit les assiégeants dans la citadelle. Véies est prise, livrée au pillage : les habitants sont égorgés ou vendus (395).

Les Capénates et les Falisques, alliés des Véiens, sont forcés de se soumettre. L’expédition contre Faléries est signalée par l’histoire légendaire du maître d’école qui vent livrer à Camille les enfants des notables de la ville, et que Camille fait punir par ses élèves mêmes de sa conduite déloyale (394).

A Rome, les plébéiens tendaient de plus en plus à l’égalité politique, et les luttes des deux classes de citoyens étaient toujours aussi animées. Le tribun du peuple Trebonius présente un projet de loi portant que le magistrat qui proposerait au peuple romain l’élection des tribuns, la proposerait jusqu’à ce que le peuple en eût nommé dix.

Un autre tribun, Canuleius fait décréter les mariages entre les deux ordres (445), tandis que Licinius Stolon propose le droit pour les plébéiens de partager le consulat avec les patriciens, et celui de limiter à cinq cents arpents les terres publiques que pourra posséder un citoyen (376-366). L’accession des plébéiens au consulat est d’abord déguisée sous le nom de tribunat militaire. Ces tribuns pouvaient être au’ nombre de six et choisis indistinctement dans les deux ordres (444) : mais en 366, un des deux consuls, Sextius, est choisi parmi les plébéiens.

Les consuls, trop occupés au dehors, n’avaient pas le temps de faire tous les quatre ans le cens ou dénombrement des citoyens. On crée deux magistrats, nommés contrôleurs ou censeurs, investis d’un droit absolu d’enquête, qui s’étend peu à peu jusqu’aux mœurs publiques et privées. Les deux premiers censeurs furent les patriciens Papirius et Sempronius (434).

Il y avait dans le principe quatre questeurs ou payeurs, chargés de l’administration financière : tous étaient pris dans le patriciat : en 447, la nomination des questeurs est faite dans les comices par tribus.

C’est vers ce temps qu’a lieu la cérémonie appelée lectisternium. Pour se rendre les dieux favorables dans la guerre contre les villes étrusques de Tarquinies et de Volsinies, les décemvirs imaginèrent de dresser dans chaque temple trois lits ornés de tout ce qu’on pouvait connaître alors de magnificence, de coucher sur ces lits (lectis sternere) les statues d’Apollon, de Latone. de Diane, d’Hercule, de Mercure et de Neptune, et de leur servir pendant huit jours des festins propitiatoires. Les mêmes cérémonies sont répétées dans les maisons particulières et des tables hospitalières ouvertes à tout venant (391).

Cependant, l’an 440, un événement tragique renouvelle les scènes qui avaient déjà ensanglanté le Forum. Une famine était survenue. Un riche citoyen, le chevalier Spurius Mælius, se dévoue à la tâche d’alléger la misère du peuple. Il fait venir, il va chercher lui-même du blé en Étrurie et en Campanie, le vend à bas prix et le donne gratuitement aux pauvres. Le préfet de l’annone, Minucius Augurinus, jaloux de la popularité de Mælius, le dénonce comme ayant tenu chez lui des conciliabules, fait des amas d’armes et tout préparé pour être élu roi. Cette accusation ridicule est soutenue par les patriciens.

On va chercher à son champ le vieux Cincinnatus, qu’on nomme dictateur, comme lorsque les Èques avaient enveloppé l’armée du consul Minucius. Cincinnatus avait choisi pour maître de la cavalerie un jeune patricien, Servilius Ahala. A la tête d’une troupe de cavaliers, Servilius s’élance sur Mælius, qui ne cherchait nullement à se cacher, et le somme de comparaître devant le dictateur. Mælius prend peur et se réfugie dans un groupe de plébéiens. Servilius l’y poursuit. Renversé sous les pieds des chevaux, Mælius essaie une lutte inutile et est poignardé par Servilius. Les amis de Mælius soulèvent son cadavre et crient vengeance ; mais le peuple effrayé cède aux injonctions de Cincinnatus et se retire. La mémoire de la victime est maudite, comme si l’accusation avait été vraie : sa maison est rasée et l’espace qu’elle occupait nommé Æquimelium. Minucius distribue au peuple les blés achetés par Mælius.

Spurius Mælius avait été accusé faussement par les patriciens ; un tribun du peuple ne craint pas d’attaquer le vainqueur de Véies, le grand Camille. Il venait de perdre un de ses deux fils. On ne respecte pas sa douleur. On lui reproche d’avoir usurpé une part du butin fait sur les Véiens, d’avoir mis des portes de bronze à sa maison. Camille rassemble ses amis, ses compagnons d’armes, et leur demande leur appui. Ils le lui refusent, offrant seulement de payer l’amende qui lui serait imposée. Camille n’accepte pas, embrasse sa femme et le fils qui lui reste, sort de Rome et se réfugie à Ardée. On dit que, arrivé à la porte Trigemina, il se retourna vers le Capitole et pria les dieux, si le traitement qu’il recevait des Romains n’était pas mérité, que ce peuple ingrat eût un jour besoin de Camille. La vengeance ne se fait pas longtemps attendre : les Gaulois étaient en marche sur Rome.