ESSAI SUR TITE LIVE

DEUXIÈME PARTIE. — L'HISTOIRE CONSIDÉRÉE COMME UN ART.

CHAPITRE IV. — LE STYLE DE TITE LIVE.

 

 

Les coups d'éloquence. — Emploi des termes simples et de la langue générale. — La période. — Le style de Tite Live comparé à ceux de Salluste et de Tacite.

Choisir les mots, construire les phrases, semble un mince talent, plus digne d'un grammairien que d'un écrivain. Cependant, sans ce don, les autres sont comme s'ils n'étaient pas. Formez des caractères avec la conception la plus précise et la plus forte ; suivez de l'esprit toutes les actions de votre personnage, ses paroles, les inflexions de sa voix : votre œuvre est encore enfermée dans l'enceinte de vous-même. Ce sont les mots et les phrases qui en feront sortir les personnages ainsi créés, pour les montrer au public et au jour. Ils sont comme le corps qui reçoit l'âme, la rend palpable, la manifeste par une forme et des couleurs. Inexactes, elles déforment et estropient le personnage conçu, comme un corps mal fait rend faible et malade l'âme qui l'habite. La vie, si délicate, si fragile, Se flétrit seul cette enveloppe grossière ; les plus heureuses pensées, dignes du meilleur style, périssent misérablement sous le mauvais langage qui leur est uni :

Mortua quin etiam jungebat corpora vivis,

Tormenti genus ! et longa sic morte necabat.

El n'est donc pas inutile d'observer dans Tite Live la construction des phrases et le choix des mots.

Il y a des expressions frappantes, vrais coups de génie, qui ramassent une multitude de pensées sous une clarté subite et éblouissante. La passion excessive qui alors transporte l'âme supprime les transitions, franchit d'un bond une longue suite d'idées, ouvre des perspectives saisissantes, et traîne après elle l'auditeur étonné de cette course impétueuse et de ces spectacles inattendus. Ainsi Annibal, au passage des Alpes, crie à ses soldats : Vous escaladez les murailles de Rome. Ainsi les consuls, condamnés chaque année par le peuple, disent aux jeunes patriciens : Que les faisceaux consulaires, la robe prétexte, la chaise curule, ne sont qu'une pompe funèbre. Ces illustres insignes, ainsi que des voiles de victimes, les destinent à la mort[1]. Hannon s'écrie, lorsqu'Annibal assiège Sagonte : Les ruines de Sagonte tomberont sur nos têtes. C'est contre Carthage qu'Annibal pousse ses mantelets et ses tours ; ce sont les murs de Carthage qu'il ébranle avec le bélier[2]. Cette sorte d'imagination abolit l'espace et violente la nature ; elle produit en cent endroits dans Tite Live ses belles faussetés si naturelles et toutes-puissantes. Dans Polybe, Scipion disait simplement que les Carthaginois, épuisés de fatigue par le passage des Alpes, étaient incapables d'agir ; » dans Tite Live, ce sont des fantômes, des ombres d'hommes, exténués, tués par la faim, le froid, la saleté, brisés et mutilés parmi les roches, les articulations gelées, les nerfs roidis par la neige, les membres brûlés par le froid, les armes faussées et rompues, des chevaux débiles et boiteux. Le meilleur instrument de l'exagération oratoire est la métaphore, parce qu'en fondant deux idées en une seule, elle enfle la plus faible jusqu'au niveau de la plus forte. Tite Live montre le peuple noyé dans les dettes, l'usure comme une lèpre consumant les biens, puis s'étendant jusqu'au corps, ses défenseurs qu'il engraisse pour qu'on les égorge[3]. Il y a dans la passion une telle surabondance de vie qu'elle en verse dans les objets inanimés ; une abstraction devient une personne. L'issue de la guerre, dit Hannon, comme un juge équitable, déclara de quel côté était le droit[4]. Par cet excès de force, elle rompt les alliances ordinaires des mots, en crée d'inconnues, risque les figures les plus hardies, représente Céson debout au milieu de tous les patriciens, soutenant seul les attaques tribunitiennes et les tempêtes populaires, comme s'il eût porté dans sa voix et dans la force de son corps toutes les dictatures et tous les consulats[5]. Elle demande si, en abrogeant la loi Oppia, on abrogera avec elle la pudeur et la chasteté des femmes. Elle s'élève enfin à l'accent poétique :

Tison de la discorde et fatale furie.

Racine, en faisant ce vers, se souvenait peut-être de ce mot qu'il avait appris dans ses classes : Annibal, furia faxque hujus belli[6].

Un autre talent propre à tous les bons écrivains, mais nécessaire à l'orateur, est la coutume de fuir les mots abstraits, parce qu'ils ne conviennent qu'à la science et ne sont pas clairs. Lorsqu'ils apparaissent dans une narration ou dans un discours, par exemple chez Polybe, le lecteur, tout d'un coup s'arrête comme en présence d'un autre esprit ; l'auteur a cessé d'imaginer et de sentir ; on voit qu'il s'occupe à ranger telle action dans telle partie d'un ouvrage de tactique ou de politique ; on allait prendre part à l'action' ou aux sentiments des personnages ; la passion en nous s'éveillait ; elle tombe, et, de sang-froid, nous nous mettons comme Polybe à disserter ou à raisonner. Tite Live se garde bien d'être philosophe, publiciste, savant à contretemps. Il prend toujours des expressions simples ; il sait, ou plutôt il sent que les idées et les mots forment une échelle, qu'au bas sont les termes faciles à entendre, nés les premiers, qui réveillent des images sensibles, tout vivants encore ; que plus haut sont des expressions tirées avec travail des précédentes, accessibles à la réflexion, non à l'imagination, qui, comme des chiffres, ne réveillent que des idées pures. Il choisit les premières, parce qu'elles conviennent seules à l'éloquence, étant seules propres à exciter des images et à remuer des sentiments. Toutes ses expressions sont belles, parce qu'elles sont toutes naturelles. C'est le charme du bon style, et nous en jouissons aujourd'hui par contraste, élevés parmi les abstractions pédantes qui défigurent nos écrits et prennent la pensée vivante pour la jeter morte dans des formules banales et sèches. Telle est la tyrannie de l'habitude ; le langage usuel est un serviteur nécessaire ; si mauvais qu'il soit, nous sommes forcés de l'employer. Tite Live, né dans des temps meilleurs, a été plus heureux que nous.

L'orateur, pour être d'abord compris, se sert des expressions courantes, comme il s'est servi des expressions simples ; il évite les mots techniques et surannés, autant que les mots abstraits. Il n'emploie que les termes que tout le monde emploie et 'qui sont de son temps. Ce mérite amène un défaut. A la vérité, le style en devient plus limpide ; le lecteur suit volontiers le discours d'un homme du monde, dont la parole ne se sent d'aucun métier, qui traite un sujet spécial dans un langage universel, qui ne se montre ni légiste, ni antiquaire, ni économiste, ni géographe, mais seulement homme, qui nous évite jusqu'au choc léger d'un mot inaccoutumé. C'est le style de Hume, de Robertson, du Siècle de Louis XIV, de l'Histoire de Charles XII. Maintenant avouons que seuls les mots propres peignent avec vérité et frappent l'imagination ; que, pour marquer les faits d'une empreinte précise et nette, il ne faut pas craindre les ternies de jurisprudence, de religion, des antiques formules légales, le texte des traités, les paroles grossières et authentiques des âges barbares. Un mot transcrit de Grégoire de Tours vaut vingt phrases de Mably et de L'abbé Dubos. Ce défaut est sensible dans Tite Live, parce que trois ou quatre fois une formule religieuse se détache sur son récit soutenue, comme une pierre brute, reste des premiers liges, se dresse entre les monuments réguliers d'un art moderne. On voudrait qu'il eût osé plus souvent copier quelques phrases des rituels, des grandes Annales, des lois anciennes, des éloges funèbres ; et, si l'on entendait les propres paroles des Appius parmi les mots du siècle d'Auguste, on ne s'en choquerait pas.

La phrase oratoire est la période, c'est-à-dire l'expression d'une idée complète qui marche avec un large cortège de propositions secondaires, toutes entourées de plusieurs idées particulières, comme une armée disciplinée qui, d'un mouvement unique, s'avance vers un but marqué. La harangue, naturellement grave, a besoin de cette forme si ample ; aussi bien l'éloquence, pour produire la persuasion, doit réunir sous l'idée dominante toutes les idées secondaires qui la prouvent, et appuyer celles-ci sur toutes les idées plus particulières qui peuvent les soutenir. — Ce n'est pas que les phrases courtes manquent dans Tite Live ; la narration oratoire elle-même les emploie ; mais il revient avec complaisance à la période, afin d'attacher à sa phrase les preuves, les explications, les restrictions, les commentaires qui peuvent la compléter, la corriger, lui donner plus de jour et son vrai jour. Cette phrase, si vaste et si bien liée, exprime-t-elle parfaitement les faits qui, par nature, sont successifs et détachés ! Quand Tite Live amène un événement sur la scène, ne lui fournit-il pas une suite trop nombreuse et trop bien ordonnée ? Peut-être voudrait-on couper en deux ou trois cette période que je prends au hasard dans la première page : Soutenu par le zèle et la fidélité de ces deux peuples qui, de jour en jour, s'unissaient davantage, quoique l'Étrurie fût si puissante qu'elle remplissait du bruit de son nom, non seulement la terre, mais la mer, dans toute la longueur de l'Italie, depuis la mer jusqu'au détroit de Sicile, Énée, qui pouvait repousser la guerre à l'abri de ses murailles, fit sortir ses troupes pour combattre[7]. Mais cette abondance n'est jamais excessive ou vide. On st laisse aller à ce grand courant sans ennui ni fatigue, tant le mouvement est aisé et puissant, tant on sent bien qu'on ne pourrait le précipiter ni le ralentir, sans lui Ôter de sa force ou de sa douceur ou de sa majesté.

Cette gravité et cet agrément de style conviennent à l'orateur, qui doit plaire pour être écouté et imposer pour être cru. En cela, Tite Live l'emporte sur les autres historiens. La phrase de Salluste est saccadée, brusque et pourtant monotone. L'auteur se hâte, mais toujours du même pas. A chaque instant, il fait défiler sous les yeux du lecteur toutes les parties d'une idée les unes après les autres, le plus vite qu'il peut. Cette affectation fatigue ; l'esprit n'aime pas à courir toujours, et du même train. Tite Live est plus varié et plus aisé ; avec lui, on marche rapidement, mais sans perdre haleine. Après une suite de petites phrases courtes, se déroulent de larges périodes, riches de pensées, qui communiquent à l'esprit leur mouvement régulier et calme. On aime un écrivain qui ne prétend pas penser plus vite que les autres, qui ne se contraint pas pour poursuivre un genre de talent, et qui reste mesuré, parce qu'il reste naturel.

Non seulement Tacite ramasse les idées particulières en phrases brèves et concises comme Salluste ; mais encore il les relie sous une idée dominante en une période unique, souvent aussi large que celle de Tite Live : de sorte que le lecteur, contraint de s'arrêter à chaque mot pour sonder la profondeur de tant de pensées accumulées dans un si petit espace, est encore obligé, par l'enchaînement des membres de la phrase, d'assembler cette multitude en un raisonnement continu. Au bout de quelques pages, la fatigue est extrême. Car mettre une idée dans la période à un rang secondaire, c'est supposer qu'elle est assez familière à l'esprit pour être reconnue en passant d'un coup d'œil, et pour éclairer d'abord la conclusion. Au contraire, dans Tacite les phrases subordonnées, exigeant chacune une réflexion attentive, nous font perdre de vue l'idée principale que nous devons saisir, de même que des collines trop hautes cachent au voyageur le but qu'il veut toucher. Tite Live n'est pas prodigue des mots, mais il n'en est pas avare ; il laisse à la pensée sa liberté et son ampleur native. On ne se repose pas de l'avoir lu. Chez lui, les idées accessoires, comprises à l'instant, mènent sans effort à l'idée dominante. On l'entend, on ne le devine pas ; il ne prétend pas penser plus profondément que les autres ; il n'a aucun défaut brillant. Et qu'est-ce que la perfection du style, sinon le talent d'éviter les belles exagérations, l'art de tenir en équilibre les qualités opposées de son esprit, et la faculté de rester dans le juste milieu où habitent la raison et la vérité ?

Des phrases claires, naturelles, variées, agréables, parfois un peu trop amples ; des mots simples et vivants, ni abstraits, ni techniques, ni antiques, tous de la langue usuelle et moderne, que chacun entend, mais qui ôtent un peu de relief au récit ; des expressions magnifiques, éclatantes, audacieuses, d'une entraînante éloquence, tel est le style de Tite Live et de l'orateur. On retrouve dans son dictionnaire et dans sa grammaire les marques distinctives du talent qu'on a observé dans sa vie, dans sa philosophie, dans sa critique, dans sa conception des caractères, dans ses narrations et dans ses discours.

 

 

 



[1] Tite Live, II, 54.

[2] Tite Live, XXI, 10.

[3] Tite Live, II, 29 ; VI, 17.

[4] Tite Live, XXI, 10.

[5] Tite Live, III, 11.

[6] Tite Live, XXI, 10

[7] Tite Live, I, 2. Il y a des phrases semblables dans les Provinciales de Pascal, dans la prose de Corneille, dans le Discours de la Méthode. Tite Live, raisonneur et classique comme eux, écrit comme eux.