ESSAI SUR TITE LIVE

DEUXIÈME PARTIE. — L'HISTOIRE CONSIDÉRÉE COMME UN ART.

CHAPITRE II. — LES CARACTÈRES DANS TITE LIVE.

 

 

I. Portraits de peuples. — Le peuple romain. — Les autres nations. — II. Portraits des particuliers. — Annibal. — Fabius Maximus. — Caton. — Paul Émile.— Différences et ressemblances de l'artiste et de l'orateur

Je crois voir trois moyens de représenter des caractères. Ou bien Fauteur s'arrête pour réfléchir, et compose un portrait : ainsi fait Thucydide, en philosophe[1]. Ou bien il peint les personnages par leurs actions : c'est l'usage de Tacite et des poètes. Ou bien il expose leurs sentiments par leurs discours : c'est le talent de Tite Live et des orateurs.

I. Le plus beau de ces portraits est celui du peuple romain. Chaque discours, chaque narration oratoire le précise et le complète ; et l'on voit que Tite Live ne Fa pas tiré des anciens auteurs, mais de lui-même, quand en même temps que, Tite Live on lit Denys. Dans le combat d'Horatius Coclès, quelle fierté et quelle vigueur ! Il n'est pas probable que les Romains, en un an, soient devenus des républicains si intraitables. Mais comme la fable est bien cachée sons la passion généreuse ! Portant autour de lui sur les chefs des Étrusques des regards farouches et menaçants, tantôt il les provoque les uns après les autres, tantôt il les insulte tous ensemble : Esclaves de rois insolents, oubliant votre propre liberté, vous venez attaquer celle des autres ![2] Si ce passage est théâtral, il est grandiose, et l'éloquence orne noblement les commencements de la liberté. Denys fait de Mucius un Grec ingénieux, fertile en expédients comme Denys lui-même, qui effraye le bon Porsenna et se sauve par un stratagème à double effet. Dans Tite Live Mucius est un héros. Saisi par les gardes, et mené devant le tribunal du roi, alors encore, parmi de si grandes menaces de la fortune, il craignait moins qu'il n'était à craindre. Je suis citoyen romain, dit-il ; on m'appelle C. Mucius.  Ennemi, j'ai voulu tuer un ennemi, et je n'ai pas moins de cœur pour mourir que pour tuer. Un Romain sait tout oser et tout souffrir. Je ne suis pas le seul qui porte contre toi ce courage ; derrière moi est une longue suite d'hommes qui cherchent le même honneur. Apprête-toi donc, si tu le veux, à cette lutte. A chaque heure, tu combattras pour ta tête, et tu auras un poignard et un ennemi dans le vestibule de ton palais. Nous, la jeunesse romaine, voilà la guerre que nous te déclarons. Ne crains ni armée ni combat ; l'affaire est entre chacun de nous et toi seul. Le roi, à la fois excité par la colère et effrayé du danger, ordonne qu'on l'entoure de flammes, s'il n'explique promptement ces menaces ambiguës de complot. Regarde, dit Mucius, afin de comprendre combien le corps est peu de chose à ceux qui ont devant les yeux une grande gloire. Il met sa main dans un brasier allumé pour le sacrifice, et la laisse brûler, comme insensible à la douleur[3]. Chez Denys, Clélie demande aux gardes la permission de se baigner, les prie de s'écarter un peu pendant qu'elle se déshabillera, et traverse alors tranquillement le Tibre. En lisant ces inventions d'habile poltronnerie, on estime Tite Live d'avoir parlé en Romain.

C'est l'orgueil, non l'intérêt, qui révolte le peuple romain contre un maître. Voyez de quel ton Cincinnatus juge la tyrannie. Tite Live a-t-il oublié qu'il vit sous Auguste ? Quand Mélius fut étendu mort sur la place : Il a été tué avec justice, dit le dictateur ; on ne devait pas traiter en citoyen un homme qui, né dans un peuple libre, au sein du droit et des lois, avait conçu l'espoir de régner, sachant que cette ville en avait chassé les rois ; que la même année les neveux du roi, fils du consul libérateur de la patrie, dénoncés pour avoir comploté de rétablir les rois, avaient été frappés de la hache par leur père ; que le consul Tarquin Collatin, en haine de son nom, avait été forcé d'abdiquer sa magistrature et de s'exiler ; que Sp. Cassius, quelques années après, ayant aspiré à la tyrannie, avait été mis à mort ; que dernièrement les décemvirs, pour leurs violences tyranniques, avaient été punis par la perte de leurs biens, par l'exil, par la mort. Qu'un Spurius Mélius, qui pouvait désirer plutôt qu'espérer le tribunat, qu'un riche marchand de blé eût fait le projet d'acheter pour deux livres de farine la liberté de ses concitoyens, et de gagner à la servitude par l'appât d'un morceau de pain un peuple vainqueur de tous ses voisins ; que la cité supportât pour roi celui qu'elle n'eût pas enduré pour sénateur ; qu'elle vît dans ses mains les insignes et le commandement de Romulus son fondateur, fils des dieux, reçu parmi les dieux : cela était moins un crime qu'un prodige. Ce n'était pas assez de l'expier par le sang du coupable, si l'on ne réduisait encore en poussière les toits et les murs où un homme avait pu concevoir cette folie, si ces biens souillés, prix et payement du trône, n'étaient confisqués ![4] Toutes ces raisons sont tirées de la dignité du peuple romain, issu des dieux, triomphateur, maître prédestiné du monde. Cette hauteur d'estime où il est de lui-même est sa passion dominante[5] ; il tue un tyran, parce qu'il veut être tyran lui-même, non par culte du juste, mais par amour de l'empire. Ce besoin de commander est si naturel en lui qu'il lui semble de droit divin ; c'est une profanation que l'avertir d'être équitable ; et quand les Latins, qui depuis deux cents ans forment la moitié de son armée et font la moitié de ses conquêtes, réclament l'égalité de droits qu'ils méritent, il s'en indigne comme d'un sacrilège. Le consul dit ouvertement que, si les Pères conscrits étaient assez insensés pour recevoir la loi d'un homme de Sétia, il viendrait dans le sénat avec une épée, et que, tout Latin qu'il verrait dans la curie, il le tuerait de sa main. Puis se tournant vers la statue de Jupiter : Écoute ces crimes, Jupiter ! écoutez-les, Droit et Justice ! Des consuls étrangers, un sénat étranger, Jupiter, dans son temple inauguré, toi-même captif et opprimé, voilà ce que tu verrais ![6] Cette insolence sublime prouve que ces hommes ont des âmes de rois. Il faut voir comment, après la guerre d'Annibal, le sénat et les généraux gourmandent ou louent les peuples et les princes, d'un style bref, en maîtres qui épargnent leurs paroles, et suppriment les ménagements et les délicatesses, sachant qu'ils ont la force et qu'on est trop heureux de leur obéir. Un gouvernement comme un homme a son style. On sent dans les proclamations de Démosthène[7] la généreuse indignation et la douleur éloquente d'un peuple artiste et philosophe, qui en appelle aux dieux et aux hommes contre la force brutale, et s'enveloppe de sa gloire avant de tomber. Les décrets du sénat sont les sentences d'un juge qui accable le cœur par sa dureté impérieuse avant d'abattre l'ennemi sous ses armées. Quand Cotys le prie de fixer la rançon de son fils, et s'excuse d'avoir aidé Persée, en disant qu'il y était contraint : Le peuple romain, lui répondit-on[8], se souvient de l'amitié qu'il y eut entre lui et Cotys, les ancêtres de Cotys, et la nation des Thraces. Les otages donnés à Persée sont un grief, non une excuse. Persée tranquille n'était point à craindre aux Thraces, bien moins encore Persée occupé par la guerre romaine. Au reste, quoique Cotys ait préféré la faveur de Persée à l'amitié du peuple romain, le sénat considérera moins ce qu'il mérite que ce qui est digne de Rome. Il lui renverra son fils et ses otages. Les bienfaits du peuple romain sont gratuits. Il aime mieux en laisser le prix dans l'âme de ceux qui les reçoivent que se les faire payer comptant. Quand Popilius, traçant un cercle avec sa baguette autour du roi de Syrie, lui ordonnait de répondre avant d'en sortir, il ne faisait rien d'extraordinaire. Tout Romain traitait les étrangers en sujets.

De cet orgueil public et privé, né avec Rome, nourri par une succession de victoires et par l'habitude de la domination, naissait un genre particulier de courage. Les Romains ne combattent pas par élan de bravoure et d'imagination, comme les Athéniens, par besoin d'action et de mouvement, comme les barbares, mais par maximes d'orgueil et par obstination. Leurs défaites sont admirables. Près de la Trébie, à Trasimène, des corps de troupes percent toute l'armée victorieuse qui les enferme. A Cannes, rangés en cercle, cinquante mille hommes moururent jusqu'au dernier, ceux des bords tombant sans cesse, ceux du centre prenant leur place[9]. Dix mille hommes laissés dans le camp étaient restés prisonniers ; ils demandèrent à être rachetés, et sur la place des comices, une toute de femmes suppliantes tendaient en pleurant leurs mains vers la curie ; alors le consul Manlius fit ce discours plus beau que le dévouement de tous les morts : Si les députés avaient seulement demandé pour ceux qui sont au pouvoir des ennemis qu'on les rachetât, j'aurais en quelques mots donné mon avis, sans attaquer aucun d'entre eux ; car, que fallait-il faire, sinon vous rappeler que vous devez, par un exemple nécessaire à la discipline, conserver une coutume reçue de nos pères ? Mais puisqu'ils se sont presque glorifiés de s'être livrés aux ennemis, Pères conscrits, je ne vous laisserai rien ignorer de tout ce qui s'est passé. Pendant presque toute la nuit, P. Sempronius Tuditanus n'a cessé de leur conseiller et de les presser de marcher avec lui, tandis qu'il n'y avait que peu d'ennemis autour du camp, que tout était dans le repos et le silence, et que la nuit couvrait l'entreprise. Avant la lumière, on pouvait parvenir en lieu sûr, dans les villes alliées. Du temps de nos pères, Publius Decius, tribun des soldats dans le Samnium, du temps de notre jeunesse dans la première guerre punique, C. Flamma avec trois cents volontaires les menant prendre une hauteur située au milieu des ennemis, leur dit : Mourons, soldats, et par notre mort, délivrons d'un siège les légions entourées. Si P. Sempronius vous eût dit cela, et que personne ne se fût présenté pour être le compagnon d'un si grand courage, il ne vous eût regardés ni comme des hommes, ni comme des Romains. Il vous montre un chemin qui conduit non seulement à la gloire, mais au salut. Il vous ramène dans votre patrie, vers vos parents, vos femmes et vos enfants. Pour vous sauver vous-mêmes, le cœur vous manque ! Que feriez-vous s'il vous fallait mourir pour la patrie ? Cinquante mille citoyens et alliés tués ce jour-là même gisent autour de vous. Si tant d'exemples de courage ne vous touchent pas, jamais rien rte vous touchera ; si un tel carnage ne vous donne pas le mépris de la vie, jamais rien ne vous le donnera.. Regrettez votre patrie, oui, mais libres et sauvés, ou plutôt regrettez-la quand elle est encore votre patrie, quand vous êtes ses citoyens. Vous la regrettez trop tard aujourd'hui, frappés de mort civile, exclus des droits de citoyens, esclaves des Carthaginois. Remonterez-vous à prix d'argent au rang d'où vous êtes tombés par lâcheté et par bassesse ? Vous n'avez pas écouté Sempronius votre concitoyen, qui vous ordonnait de prendre les armes et de le suivre. Un peu après, vous avez écouté Annibal qui vous ordonnait d'abandonner votre camp et de livrer vos armes. Et j'accuse ces gens de lâcheté quand je pourrais les accuser de crime ! Que je vous rachète 1 vous qui, lorsqu'il faut sortir du camp, hésitez et restez ; vous qui, lorsqu'il faut rester et défendre le camp par les armes, livrez et le camp et vous-mêmes et vos armes à l'ennemi ? Mon avis, Pères conscrits, est que nous ne devons pas plus racheter ces hommes que livrer à Annibal ceux qui sont sortis du camp à travers l'ennemi, et à force de bravoure se sont conservés à leur patrie[10]. Ce courage intraitable est plus qu'une passion, c'est une vertu. Les Romains combattent par honneur et devoir, incapables de fléchir, parce qu'un cœur d'homme se révolte à la moindre approche ou apparence de pardon, parce que l'humiliation est pire que la ruine, parce qu'il vaut mieux perdre tout que céder rien[11]. C'est pour cela que Rome augmente ses prétentions avec ses revers, qu'elle ne consent à traiter que pour faire grâce, qu'elle ne souffre autour d'elle que des protégés, des suppliants et des sujets, et porte son empire aussi loin que la terre, son courage aussi haut que le ciel.

L'orgueil donne le calme. L'homme qui veut être digne reste grave, et le Romain accomplit sans émotion ni enthousiasme les plus grands événements. L'orgueil divinise la patrie, parce qu'elle donne au citoyen la gloire et l'empire, sans lesquels il ne peut vivre. L'orgueil sacrifie la famille, parce qu'il appelle faiblesse les affections qui la fondent. On voit dans les harangues de Tite Live combien à Rome le dévouement est simple, tranquille et réfléchi. Q. Fabius présidait les comices ; la première centurie nomme consul son neveu Otacilius. Il arrête le vote et dit froidement : Nous t'avons éprouvé, Otacilius, dans de moindres charges, et certes tu n'as rien fait pour que nous ayons confiance en toi dans de plus grands emplois. Nous avions équipé pour trois raisons la flotte que tu as commandée cette année, pour que la côte d'Afrique fût dévastée, pour que les rivages de l'Italie fussent en sûreté, surtout pour que de Carthage on ne fit point passer à Annibal des renforts, des vivres et de l'argent. Créez consul Otacilius s'il a rendu à l'État, je ne dis pas tous ces services, mais un seul.... Il n'importe à personne plus qu'à toi, Otacilius, qu'on ne mette pas sur tes épaules un fardeau sous lequel tu succomberais. Héraut, rappelle au suffrage la centurie des jeunes gens de l'Anio. — Comme Otacilius s'écriait avec emportement que Fabius voulait se continuer dans le consulat, et se déchaînait contre lui, le consul ordonne aux licteurs de s'approcher, et avertit Otacilius que, n'étant pas entré dans la ville, il fait encore porter devant lui ses haches avec ses faisceaux[12]. Fabius est si sûr de son désintéressement qu'il ne craint pas de paraître ambitieux et tyrannique, et le peuple, qui en juge comme lui, sur-le-champ le nomme consul. — Le fils de Manlius a combattu contre l'ordre de son père. Il arrive avec les dépouilles. Sans lui dire un mot, le père se détourne, fait sonner la trompette pour convoquer l'armée, et prononce à l'instant cette sentence : Puisque, sans respect pour l'autorité consulaire et la majesté paternelle, T. Manlius, tu as, contre notre défense, hors des rangs, combattu un ennemi et détruit, autant qu'il était en toi, la discipline militaire par laquelle jusqu'à ce jour a subsisté la chose romaine ; puisque tu m'as amené à la nécessité d'oublier ou la république ou moi-même et les miens, portons plutôt la peine de notre crime que de faire payer à la république notre faute par un si grand dommage. Nous serons un triste exemple, mais salutaire à l'avenir pour la jeunesse. Sans doute, l'amour naturel au père et cette marque d'un courage trompé par une vaine apparence de gloire m'émeuvent pour toi. Mais, puisqu'il faut par ta mort sanctionner les ordres des consuls ou par ton impunité les abroger pour toujours, je ne crois pas que toi-même, si tu as dans les veines une goutte de notre sang, tu refuses de rétablir par la peine la discipline renversée par ta faute. Va, licteur, attache-le au poteau[13]. Ce raisonnement, qui finit comme un coup de hache, est terrible parce qu'il est subit. Jugeons par là à quel excès étaient tendues les volontés romaines. Dans l'âme du magistrat il y avait comme un tribunal permanent d'où, à chaque instant, pouvait tomber la sentence toujours prête. Ils n'avaient pas besoin de s'élever au-dessus d'eux-mêmes pour atteindre le dévouement ; ils s'y trouvaient tout portés. Ainsi les sauvages d'Amérique offraient tranquillement leurs membres aux tortures, et, par éducation, par tempérament, par habitude, par nature, se jouaient de ce qu'osait à peine l'exaltation des martyrs. L'aruspice ayant déclaré que l'armée victorieuse doit perdre son général, Manlius et son collègue, sans s'émouvoir, convoquent la veille leurs officiers, et conviennent que là où l'on verra l'armée plier, l'un des deux se dévouera.

Par fierté de citoyen, Tite Live met en relief les belles parties de ce caractère ; par exactitude d'orateur, il en découvre les traits expressifs : car il est obligé d'approprier ses raisons à son auditoire, et de toucher les passions romaines par des arguments romains. Considérez dans le discours de Camille cette religion qui n'est qu'un culte, si minutieuse, si soigneuse des formes consacrées, si attachée aux rites extérieurs, dont on observe, non l'esprit, mais la lettre, qui seule empêche le peuple d'émigrer à Véies, parce que, toute politique et locale, elle attache au sol le gouvernement et le citoyen. Nous avons une ville fondée suivant les auspices et les augures. Nul endroit en elle qui ne soit plein des dieux et de leur culte. Nos sacrifices solennels ont non seulement des jours, mais des lieux fixés. Abandonnerez-vous, Romains, tous ces dieux privés et publics ? due votre action ressemble peu à celle de ce noble jeune homme, C. Fabius, que les ennemis virent avec une admiration égale à la vôtre, lorsque, parmi les javelots gaulois, descendu de la citadelle, il accomplit sur le Quirinal le sacrifice solennel de la maison Fabia ! Voulez-vous que les rites de famille ne soient pas interrompus même pendant la guerre, et que les rites publics et les dieux romains soient abandonnés même dans la paix ? Quelqu'un dira peut-être qu'on les accomplira à Véies, ou que, de Véies, on enverra ici nos prêtres pour les accomplir ; ni l'un ni l'autre ne peut se faire saris violer les usages sacrés. Et, pour repas énumérer par espèces toutes nos cérémonies et tous nos dieux, dans le banquet de Jupiter peut-on placer le pulvinar ailleurs qu'au Capitole ? Que dirai-je des feux éternels de Vesta, et. de cette statue, gage de domination, gardée dans son temple ? Que dirai-je de vos boucliers, Mars Gradivus, et toi, Quirinus, notre père ? Voulez-vous abandonner en un lieu profane ces choses saintes contemporaines de la ville, quelques-unes plus anciennes que la ville même ? Et voyez quelle différence entre nous et nos ancêtres : ils nous ont transmis plusieurs sacrifices que nous devons faire sur le mont Albain et à Lavinium. Lorsqu'il est contre la religion de transporter d'une ville ennemie à Rome des cérémonies, les transporterons-nous sans profanation à Véies, dans une ville d'ennemis ? Je parle du culte et des temples : quo dirai-je donc des prêtres ? Ne songez-vous pas quel sacrilège on commettrait ? Les Vestales ne peuvent avoir qu'une seule demeure, celle d'où rien ne les fit jamais sortir que la prise de la ville. Le flamine de Jupiter ne peut rester une nuit hors de Rome sans faire un crime. Ces prêtres romains, les ferez-vous Véiens, et tes Vestales t'abandonneront elles, ô Vesta ? Et le flamine habitant à l'étranger commettra-t-il chaque nuit une impiété que la république expiera avec lui ? Que dirai-je de tant de choses que nous accomplissons avec des auspices, toutes presque dans le pomœrium ? A quel oubli, à quel abandon les livrons-nous ? Les comices par curies d'où dépendent toutes les affaires de la guerre, les comices par centuries dans lesquels vous créez les consuls et les tribuns militaires, où peuvent-ils se tenir avec des auspices, sinon dans l'endroit accoutumé ?... Ici est le Capitole, où, lorsqu'on, trouva jadis une tête humaine, les aruspices répondirent que dans ce lieu serait la tête du monde et le siège de l'empire ; ici, lorsque sous la conduite des augures on ôtait les autels du Capitole, la Jeunesse et le dieu Terme, à la grande joie de nos pères, ne souffrirent pas qu'on les déplaçât. Ici sont les feux de Vesta, les boucliers tombés du ciel, et, si vous y restez, des dieux tous propices ![14] On voit que l'amour de la patrie est religieux à Rome, autant que politique ; les dieux sont habitants du sol et Romains ; quelle doit être la force de ce sentiment en qui les autres se réunissent ! De notre temps, ils sont séparés. La ville qu'on habite, la religion qu'on suit, l'État où l'on est compris, forment trois mondes toujours distincts, parfois ennemis. Chez les anciens[15] il n'y en avait qu'un, la cité. Elle était la ville ; on lui sacrifiait la famille ; elle se confondait avec la religion ; le cœur et la pensée de l'homme étaient tout à la patrie, et, de quelque côté qu'on regardât son âme, on ne voyait en lui que le citoyen.

Le portrait que peignent ces discours a-t-il tous ses traits et sa couleur vraie ? Je ne le pense pas. Il est bon de dire que Cincinnatus labourait la terre. Mais un mot jeté en passant ne montre pas les Romains à la charrue. On les imagine mal, tant qu'on ne touche, pas les détails crus de leur vie domestique. L'esprit aperçoit plutôt des idées que des figures ; on attend une main qui marque et arrête ces contours vagues et flottants. On cherche dans Juvénal, dans Plutarque, dans Caton, des faits plus sensibles, des traits plus originaux, des couleurs plus vives. Ceux-ci peignent, quand ils représentent leurs ancêtres labourant nus sous le soleil brûlant, défrichant les cailloux et les rochers du Sabinum, buvant au bout du champ un peu de vinaigre et d'eau, trois maîtres dans la chaumière, un seul esclave, le soir tous mangeant des légumes à la même table. C'est peu de dire qu'ils furent pauvres et sobres ; ces termes généraux, utiles dans une dissertation, ne servent de rien dans une peinture. Il faut parler, nan à la raison, mais à l'imagination. On ne la remue que par des faits tout grossiers et rustiques, en la promenant dans les granges, dans les étables, parmi les hoyaux et l'attirail de la ferme. Tite Live, qui rapporte vingt fois qu'on fit un grand butin, frappe moins qu'Aulu-Gelle qui donne une idée de ce butin : une pique, le fût d'une lance de bois, des navets, des fourrages, une outre, un sac, un flambeau, voilà ce que le soldat peut garder, et il jure aux tribuns militaires que, dans le camp romain et à dix milles à la ronde, il ne volera pas au delà d'une pièce d'argent par jour. Des expressions nobles et des périodes éloquentes ne figurent pas aux yeux ces paysans qui pillent des paysans. Conduisez les patriciens à leur maison de campagne ; découvrez l'homme sous le héros, le maître âpre et économe sous le grand homme. Dites-nous[16] avec Caton que Manius et Marcus Manlius ont trouvé le moyen de gratter la lie des tonneaux, que les sénateurs se transmettent des recettes pour guérir les bœufs malades, pour blanchir le sel, pour empêcher les insectes de ronger les vêtements. Nous comprendrons alors qu'ils labourent, non par philosophie et pour montrer leur grand cœur, mais par intérêt, et pour faire une bonne maison ; vrais campagnards qui pour louer un honnête homme l'appellent un bon laboureur, un bon colon ; si excellents ménagers que Metellus, dans un éloge funèbre, mettait parmi les dix vertus de son père l'art de gagner beaucoup d'argent[17]. Apprenons de Caton comment ils savent compter et profiter. Ce dialogue du fermier et du maitre vaut bien le récit d'une bataille : Que le père de famille, dès qu'il est arrivé à sa ferme, sitôt qu'il a salué le lare familier, fasse le tour de sa terre le jour même, s'il se peut, sinon le lendemain. Quand il a connu comment la terre, est cultivée, quels ouvrages sont achevés et inachevés, que le lendemain il appelle le fermier, lui demande ce qu'on a fait d'ouvrage, ce qui reste à faire, si l'ouvrage a été achevé à temps, s'il peut achever ce qui reste, ce qu'on a fait de blé, de vin et de toutes les autres choses. Sitôt qu'il a connu tout cela, il doit faire le compte des ouvrages et des journées. S'il trouve qu'on n'a pas travaillé, le fermier répond qu'il a fait tous ses efforts, que des esclaves se sont enfuis, qu'il y a eu des corvées. Lorsqu'il aura donné toutes ces raisons et beaucoup d'autres, rappelle-le au compte des ouvrages et des journées de travail ; si le temps a été pluvieux, vois combien il y a eu de jours de pluie, quels ouvrages ont pu être faits pendant la pluie : laver les tonneaux, les enduire de poix, nettoyer la ferme, transporter le blé, porter dehors le fumier, raccommoder les vieilles cordes, en faire de nouvelles.... Les jours de fête on a pu nettoyer les vieux fossés, travailler à la route publique, couper les broussailles, fouir le jardin, nettoyer le pré, lier l'osier, moudre le grain.... Quand les esclaves ont été malades, on a pu épargner tant sur leur nourriture.... Qu'il vende l'huile, si elle a du prix, et ce qui reste de vin et de blé ; qu'il vende les vieux bœufs, les veaux, les petites brebis, la laine, les peaux, les vieilles charrettes, les vieux fers, l'esclave vieux, l'esclave malade ; s'il reste quelque chose d'autre, qu'il le vende : il faut que le père de famille soit vendeur, non acheteur. Terrible style, précis et sec comme un chiffre, manuel d'administrateurs et de maîtres[18] ! Cette clairvoyance d'avarice, cet interrogatoire réglé d'avance qui arrache au fermier le compte d'une mesure d'orge et d'une heure d'ouvrage, cette exploitation de la maladie, de la vieillesse, des jours de pluie, des jours de fête, montre de quelles mains vigoureuses et avides le Romain serrera et pressurera la terre et les hommes. Cette âme, comme celle d'Appius Cæcus, est un arc toujours tendu. On s'explique enfin ce courage indomptable à Trasimène, à Cannes ; il est nourri par l'orgueil et par l'amour de la patrie, mais plus encore par l'éducation et la vie rustique. Les laboureurs, dit Caton, font les soldats les plus actifs et les hommes les plus braves[19]. Ceux qui pendant quinze ans ont fendu le sol pierreux du Sabinum, resteront debout un jour entier dans la poussière, au bord du Vulturne, percés par les flèches numides, les épieux gaulois, les épées espagnoles, frappant sur l'ennemi comme ils frappaient sur la terre, avec une obstination farouche, ne tombant que lorsque le sang leur manque, et alors encore déchirant de leurs dents le visage des ennemis abattus, ou enfonçant leur tête dans le sable pour achever de mourir.

Une fois que le père de famille a fait sa vente, compté la récolte, marqué par écrit quel champ on doit mettre en blé, quel autre en orge, il rentre à Rome. On le voit dans Tite Live au Forum, discutant les lois, mais non chez lui occupé à plaider et à faire ses affaires. Nous ne connaissons que sa vie publique. Horace et les jurisconsultes nous découvrent sa vie privée. Le Romain place ses écus prudents en bonnes créances, écoute les anciens, explique au jeune homme par quels moyens on peut accroître son bien, diminuer ses fantaisies dispendieuses[20]. De grand matin, Tiberius Coruncanius ou Sextus Ælius siègent dans le vestibule de leur maison parmi les images de leurs ancêtres, et répondent sur le droit à leurs clients. Ils leur donnent les formules d'action, et leur enseignent les gestes et pantomimes juridiques, les combats simulés sans lesquels on n'est point admis à revendiquer sa chose. Celui-ci se grave dans la mémoire les paroles sacramentelles, et apprend que s'il dit vites lorsqu'il plaide sur des vignes, au lieu d'arbores que veut la loi, il perdra son procès. A Athènes, les jeunes gens discutent sur le souverain bien et s'enchantent des poétiques discours de Platon. A Rome, ils disputent pour savoir si le fruit d'une bête louée appartient au propriétaire ou au locataire[21] ; ils recueillent les sentences qui tombent de la bouche des jurisconsultes, ou, comme Caton, après avoir labouré, ils vont plaider pour leur client dans les petites villes voisines. Le premier Romain qui écrivit, Fabius Pictor, composa seize livres sur le droit pontifical.

On voit ce qui manque à Tite Live par ce que les autres lui ajoutent. Il devrait choisir des détails plus particuliers et plus sensibles ; ses personnages ne sont ni assez vrais, ni assez visibles ; ils restent dans un demi-nuage, à demi reformés et ressuscités. Certainement, quand on a lu son histoire, on cherche à donner à ses figures plus de relief et d'expression ; on va voir les statues et les médailles antiques pour approfondir son impression et animer sa connaissance ; on reste frappé à la vue de ces traits roides, de ce front anguleux et bas, de cette physionomie dure et réfléchie ; et l'on revoit la foule obstinée, qui, le jour du marché, affluant par les rues poudreuses et étroites, serre ses masses compactes autour des Rostres, et, de ses rudes mains, parmi les clameurs et les injures, repousse les licteurs du consul.

Tite Live marque seulement en quelques traits le caractère des peuples vaincus. On a vu pourtant qu'il a bien représenté le facile esprit et la savante rhétorique des Athéniens, la fougue bruyante et le naturel mou des Gaulois. Voici maintenant une peinture des Asiatiques. Le député d'Antiochus, parleur emphatique, comme tous ceux que nourrissent les richesses des rois, fut entendu le premier. En termes sonores et vains, il couvrit de soldats la terre et la mer. A l'entendre, une multitude innombrable de cavalerie entrait par l'Hellespont en Europe, composée en partie de cuirassiers nommés cataphractes, en partie d'archers à cheval contre qui rien n'était en sûreté, lorsque, dans leur fuite, ils décochaient par derrière leurs flèches inévitables. A ces forces de cavalerie, quoiqu'elles eussent pu suffire pour écraser toutes les armées de l'Europe réunies, il ajoutait des troupes de pied de tout genre, et effrayait l'auditoire par des noms de peuples à peine connus, Dahes, Mèdes, Élyméens, Cadusiens. Quant aux forces navales, nul port de la Grèce ne pourrait les contenir : les Sidoniens et les Tyriens formaient la droite ; les Araciens et les Sidètes de Pamphylie, la gauche. Aucune nation n'avait jamais égalé celles-là, ni pour l'art, ni pour le courage sur mer. Parler de l'argent et des autres préparatifs de guerre était inutile ; ils savaient eux-mêmes que les royaumes de l'Asie avaient toujours regorgé d'or. Aussi, ce n'était point à Annibal et à Philippe, l'un chef d'une seule cité, l'autre enfermé dans les limites de la Macédoine, que les Romains auraient affaire, mais au grand roi de toute l'Asie et d'une partie de l'Europe[22]. Jamais ennemi, dit Tite Live[23], ne fut plus méprisé des Romains ; ils voulaient l'attaquer dans son camp ; et dans la bataille, pour trois cent cinquante soldats qu'ils perdirent, ils tuèrent, dit-on, cinquante mille hommes. Le roi ordonna à ses députés d'accepter toutes les conditions quelles qu'elles fussent. Leurs prières furent abjectes : Nous ne savons, Romains, que dire nous-mêmes ; nous venons plutôt vous demander par quelle peine nous pouvons expier l'erreur du roi et obtenir paix et pardon de nos vainqueurs. Votre grand cœur a toujours fait grâce aux peuples et aux rois vaincus. Avec combien plus de clémence et de magnanimité devez-vous pardonner dans cette victoire qui vous rend maîtres du monde ! Renonçant désormais à combattre les mortels, il vous convient comme aux dieux d'épargner et de protéger le genre humain[24]. L'emphase est la même dans la servilité et dans l'arrogance, et ces vains génies insultent et se prosternent du même visage, toujours dans l'exagération et le mensonge, incapables de mesure et de vérité. Il y a bien encore quelques mots dans Tite Live sur le courage obstiné des Samnites, sur le facile enthousiasme des Grecs, sur la mauvaise foi des Carthaginois ; mais une esquisse n'est pas un portrait ; il expose plutôt les passions simples, générales, humaines, que les passions composées, particulières, nationales. L'éloquence n'est pas l'imagination, et, pour être peintre, il est dangereux d'être orateur.

II. Au-dessous de ces grandes figures, se lèvent celles des hommes illustres. S'il y a plaisir à connaître les goûts, les maximes, les manières, le langage d'un personnage imaginaire, combien plus celles d'Annibal, de Paul Émile, de Scipion ? Ici l'historien est vraiment poète. Il faut le même génie pour ressusciter que pour créer.

Coriolan, Appius, Cincinnatus et quelques autres, déjà distincts, se détachent mal encore du fond commun et uniforme des mœurs patriciennes. Vers la seconde guerre punique, les documents plus précis marquent les personnages d'une empreinte plus nette, et Tite Live ouvre son nouveau récit par le portrait d'Annibal[25].

En le voyant, les vieux soldats crurent qu'on leur avait rendu Amilcar jeune homme. C'était la même énergie dans la physionomie, la même force dans le regard, la même expression de visage et les mêmes traits. Mais, en peu de temps, il fit en sorte que son père fut la moindre raison de sa faveur. Jamais esprit ne fut plus propre aux deux choses les plus opposées, obéir et commander. Aussi on n'aurait pas décidé facilement auquel des deux il était le plus cher, au général ou à l'armée. Asdrubal ne cherchait pas d'autre chef, lorsqu'il fallait pour une entreprise activité et courage ; sous nul autre chef les soldats n'avaient plus de confiance et de hardiesse. Beaucoup d'audace pour braver le péril, et dans le péril même, beaucoup de prudence ; nulle peine ne pouvait fatiguer son corps ni vaincre son âme. Il supportait également le froid et le chaud ; pour le boire et le manger, il les mesurait, non au plaisir, mais au besoin de la nature. Sa veille et son sommeil n'étaient réglés ni d'après le jour, ni d'après la nuit. Ce qui lui restait de temps après les affaires, il le donnait au repos, qu'il ne cherchait ni sur un lit moelleux ni dans le silence. On le vit souvent couvert d'une casaque militaire, étendu parmi les gardes et les postes des soldats. Son vêtement ne se distinguait en rien de celui des gens de son âge. On remarquait ses armes et ses chevaux. Il était de beaucoup le meilleur des fantassins et des cavaliers. Il allait le premier au combat ; et, le combat engagé, il se retirait le dernier. Tant de grandes qualités étaient égalées par de grands vices : une cruauté au delà de l'humain, une perfidie plus que punique, rien de vrai en lui, rien de saint pour lui, nulle crainte des dieux, nul serment, nulle religion[26]. Ce ton est oratoire ; Tite Live songe moins à nous faire connaître Annibal qu'à nous bien disposer pour les Romains ; c'est intéresser à leur succès et excuser leurs défaites que montrer le génie et les vices de leur ennemi. Changez l'intention ; observons, avec un moderne[27], que cette armée, patrie d'Annibal et patrimoine de sa famille, était mercenaire. On comprend quelle éducation admirable et infâme il reçut dans ce camp, assemblage de brigands payés, qui sortaient de la guerre inexpiable, mélange de toutes les religions, de toutes les langues, de toutes les mœurs, sans famille ni patrie, vraies Sodomes errantes, dont l'ancienne eût eu horreur. Annibal avait livré sa beauté à Asdrubal, Asdrubal avait livré la sienne à Amilcar, et ainsi se transmettait le commandement[28]. Mais vingt ans de guerre, trois grands capitaines, tant de combats contre les opiniâtres Espagnols, ont fait d'eux les meilleurs soldats du monde, disciplinés comme ceux de Rome, aussi braves par métier que les Romains par orgueil. Annibal, nourri sous la tente, est comme eux un aventurier et un soldat. Après Zama, il jette à bas de la tribune Giscon, qui parle contre la paix ; il rit tout haut quand les sénateurs s'affligent de payer le tribut ; l'homme d'épée et d'action estime à leur prix ces parleurs et ces marchands. Il ajoute à sa tactique les ruses de l'officier de fortune, embuscades, surprises, intrigues. Il se déguise tous les jours pour rendre vains les complots des Gaulois auxiliaires ; il échappe à Fabius, défait Sempronius, détruit Flamininus, tue Marcellus par des stratagèmes. Il maintient les soldats, comme Wallenstein, en prodiguant l'argent, dit Dion, en exigeant un dévouement absolu, une obéissance immédiate, outrageusement dédaigneux pour le reste des hommes. Il traite l'Italie comme Tilly traita Magdebourg, jetant dans les puits les sénateurs d'Acerra, brûlant vives les femmes de ceux qui l'abandonnent, transportant en plaine les cités suspectes, égorgeant les Italiens qui ne veulent pas s'embarquer avec lui. L'homme qui fait son dieu du hasard et de la force est volontiers superstitieux. Wallenstein consultait les astres. Annibal était habile à lire dans les entrailles des victimes. Tous ces traits de son caractère sont des impressions de l'éducation ; il est habile et injuste, sans doute, mais à sa manière. Dans tout homme les qualités générales deviennent particulières et les couleurs sont des nuances. Chacun reçoit de sa fortune distincte une forme originale ; les circonstances qui façonnent une âme ne s'assemblent que pour elle seule, et les moules où la nature nous coule ne servent qu'une fois. Tite Live eût dû plus souvent briser les siens. Mais, si son œuvre a peu de relief, elle a de la grandeur ; il élève son éloquence au niveau de son personnage ; il est digne de faire mouvoir les colosses de l'antiquité. Le discours d'Annibal à Scipion est déjà dans Polybe ; mais il n'est là qu'un abrégé de raisons, sans accent ni autorité, tel que tout autre l'eût pu faire. Tite Live met une âme dans ces phrases inertes, l'âme d'Annibal ; celui qui parle est un vieillard, un politique, un vainqueur, qui sait qu'une défaite perdra Carthage, qui sent que la fortune tourne, qui se souvient de Cannes, mais qui prévoit Zama. Il flatte Scipion, mais noblement ; c'est un maitre de l'art, qui loue un jeune homme heureux et le conseille. Nul n'est plus insinuant, mais nul n'est plus grave ni plus digne. A travers ses raisons perce le sentiment amer de la fatalité et de la fragilité humaine. Il remarque avec un triste sourire les dérisions de la fortune, qui lui donna pour premier ennemi le père de Scipion, et maintenant le conduit auprès de Scipion pour demander la paix. Il s'avoue suppliant ; Annibal seul peut prier sans s'abaisser ; car, quand il confesse que les Romains sont devant Carthage, il rappelle qu'il a mis son camp sous les murs de Rome. Sa patrie est vaincue, ses deux nobles frères tués ; mais ses regrets sont contenus et sa voix reste ferme. Il juge de haut les hommes et les choses, avec une tranquillité imposante, digne de son expérience et de sa gloire, en homme qui se sent le droit d'instruire les autres. Je ne nierai pas, dit-il en finissant, que, voyant la paix peu sincèrement demandée et attendue, vous ne teniez pour suspecte la foi punique. Pour savoir si elle sera fidèlement gardée, il importe beaucoup de savoir qui la demande, Scipion. Vos sénateurs aussi, me dit-on, nous l'ont refusée, un peu parce que nos ambassadeurs n'étaient pas assez considérables. Aujourd'hui, c'est Annibal qui demande la paix. Je ne la demanderais pas, si je ne la croyais utile ; et je la maintiendrai, pour la même utilité qui me la fait demander. J'ai fait la guerre que j'avais commencée, de manière que personne n'y eût regret, jusqu'au moment où les dieux eux - mêmes m'envièrent la victoire ; je m'efforcerai pareillement que personne n'ait regret à la paix que j'aurai procurée[29]. Carthage entière repose sur cet homme, et il sait que seul il vaut tout l'État. Ce n'était pas jactance. La seconde guerre punique est entre Annibal et le peuple romain.

Dirons-nous qu'ailleurs, lorsque Annibal quitte l'Italie et quand il s'empoisonne, ses plaintes sont trop longues et trop savamment développées ? Développer est l'emploi et le danger, naturel et volontaire, du talent oratoire. Mais laissons ces taches. Tite Live a le droit d'en avoir ; celles-ci disparaissent devant l'idée grandiose qu'il donne de ses héros.

Fabius Maximus est dans Tite Live l'homme le plus sage et le plus grave. Sauf le jour où, par jalousie, il rabaisse les victoires de Scipion et s'oppose à ce qu'il passe en Afrique, il n'y a dans ses discours et dans sa vie que raison et que vertu. Ces louanges mettent en défiance. Qu'un personnage soit ferme et prudent, à la bonne heure. Encore n'est-il pas la prudence et la vertu. It est un homme, non une qualité ; son naturel donne un tour distinct à sa sagesse. Un être abstrait est un être mutilé, et ce qui est incomplet n'est pas vivant. L'imagination sent qu'il manque au portrait quelque chose. Elle s'agite et cherche de tous côtés ce qui doit l'achever et l'animer ; tout à l'heure un mot sur l'éducation d'Annibal, ici un trait sur l'humeur de Fabius. On lui donna dès son enfance le nom de petite brebis, parce qu'il avait beaucoup de douceur et l'esprit lent à se développer. Son naturel tranquille et taciturne, son peu d'empressement pour les plaisirs de son âge, sa lenteur et sa difficulté à apprendre, sa complaisance et sa docilité même pour ses camarades, le faisaient soupçonner de Mise et de stupidité par les personnes du dehors[30]. Ainsi, quand il temporise, c'est par naturel autant que par calcul. Quand il s'oppose à l'expédition d'Afrique, c'est par inclination autant que par envie. Sa fermeté héroïque est une tranquillité flegmatique. Alors qu'après Cannes la consternation était générale, que l'excès de la douleur, que le trouble qui en était la suite empêchaient de pourvoir à rien, il marchait seul dans la ville, d'un pas modéré et avec un visage tranquille, parlait à tout le monde avec douceur, faisait taire les lamentations des femmes, et dissipait les attroupements de ceux qui se rendaient dans les places publiques pour y déplorer les malheurs communs[31]. Quand le peuple, par une injure extraordinaire, lui égale le maître de la cavalerie, il est patient, parce qu'il est impassible. Il va toujours du même pas, vers le même but, comme une rivière qui coule sans bruit et dont l'action n'est jamais interrompue, sans être détourné par les cris, sans même les entendre. Quand les tribuns l'accusent de trahison, au lieu de répondre, il dit seulement qu'il faut se hâter de finir les sacrifices, pour qu'il puisse retourner promptement à l'armée, et punir le maître de la cavalerie. Notons pourtant qu'il reste doux et bon. Selon Plutarque[32], quand il vit Minucius enveloppé, il frappa sur sa cuisse et poussant un profond soupir, il dit à ceux qui étaient près de lui : Ô dieux, que Minucius s'est perdu beaucoup plus tôt que je ne pensais, mais cc bien plus tard qu'il ne le voulait lui-même ! Soldats, hâtons-nous d'aller à son aide ; souvenons-nous que c'est un homme de cœur et qui aime sa patrie. Il pardonne à Minucius, non par effort de magnanimité, mais parce qu'il a peu senti l'offense. On ne doit pas trouver dans son discours le ton solennel, les antithèses sentencieuses, la rancune amère, le contentement de vanité vengée qui perce dans Tite Live. Plutarque rapporte que par goût et par maximes il traitait alliés et soldats avec une grande douceur. Un soldat marse mécontent ayant proposé à plusieurs de ses camarades de déserter, Fabius le fit appeler, reconnut qu'on ne l'avait pas récompensé selon sa bravoure, lui donna en marque d'honneur un cheval de bataille, et fit de lui l'homme le plus fidèle et le plus affectionné. Une autre fois, ayant appris qu'un Lucanien, contre les défenses, passait la nuit hors du camp pour voir une jeune fille qu'il aimait, il la fit amener et dit au soldat que désormais il n'avait plus de raison pour sortir. Rien de plus frappant quand on connaît par Polybe la terrible et inflexible discipline de Rome. Mais Fabius est obstiné comme tout esprit lent et silencieux. Dès qu'une opinion s'est enfoncée en sa croyance, il la soutient jusqu'au bout, sans plus entendre les raisons présentées qu'il n'a senti les injures reçues, sans se soucier de l'avis des autres, parce qu'il l'a formée sans l'avis des autres, d'autant plus constant qu'il est plus réfléchi, d'autant plus convaincu qu'il est plus calme. Plutarque dit qu'ayant excité le sénat à force de démarches et de discours contre l'expédition d'Afrique, il persuada au consul Crassus de ne pas céder à Scipion le commandement de l'armée. Crassus s'étant désisté, Fabius fit refuser à Scipion l'argent de la guerre, puis détourna les jeunes gens de cette expédition ; Scipion ayant trouvé parmi les alliés des soldats et des approvisionnements, Fabius, dans plusieurs harangues, effraya tellement le peuple, qu'on défendit à Scipion d'emmener d'autres troupes que les légions de Sicile. Scipion ayant vaincu Syphax, et arraché Annibal de l'Italie, Fabius ne cessa d'alarmer les Romains et de demander qu'on rappelât le général, invincible aux mécomptes, à la fatigue, aux soupçons, à l'évidence et à l'éloquence des faits les plus palpables et les plus accablants. J'admire beaucoup la majesté et la fierté que lui donne Tite Live ; elles sont dignes d'un vieillard chargé d'honneurs et de ce sénat que Cinéas appelait une assemblée de rois. Mais elles conviennent plus au magistrat qu'à l'homme ; peut-être même ce ton est-il étrange dans Fabius ; du moins il serait plus naturel dans un Papirius ou un Appius. Je sais, dit Fabius, qu'en m'opposant à cette ardeur inconsidérée de passer en Afrique, je vais être accusé de deux défauts. On blâmera d'abord cet esprit de temporisation qui m'est naturel, et que je permets aux jeunes gens d'appeler crainte et lenteur, pourvu que mes conseils, moins séduisants au premier aspect que ceux des autres, se trouvent à l'essai plus utiles ; ensuite on dira que j'ai de la jalousie et de l'envie contre la gloire tous les jours croissante de l'illustre consul. Si ma vie passée, mon caractère, la dictature, cinq consulats, et tant de gloire acquise dans la guerre et dans la paix ne me mettent à l'abri de ce soupçon, mon âge du moins m'en défendra. Car quelle rivalité peut-il y avoir entre moi et un homme qui n'a pas même l'âge de mon fils ? Quand j'étais dictateur dans la force de l'âge, et dans une carrière de grandes actions, personne, ni dans le sénat ni devant le peuple, ne m'entendit m'opposer à ce que le maître de la cavalerie qui m'attaquait reçût, chose inouïe jusqu'alors, un commandement égal au mien. J'ai voulu obtenir, par des actions plutôt que par des paroles, que celui qui m'avait été égalé par le jugement des autres me mit par son propre aveu au-dessus de lui même. Ce n'était pas pour entrer en lice et en rivalité, après avoir épuisé tous les honneurs, avec un jeune homme qui est dans la fleur de l'âge ; sans doute, pour que si on lui refuse cette province d'Afrique, on me la décerne à moi qui suis fatigué, non seulement d'agir, mais de vivre Avec cette gloire que j'ai acquise, je vivrai désormais et je mourrai ; j'ai empêché Annibal de vaincre, afin que vous, qui êtes maintenant dans la vigueur de l'âge, vous puissiez non seulement lui résister, mais le vaincre[33]. Fabius dédaigne si fort et repousse si loin les soupçons de jalousie qu'il les justifie ; il se convainc en se disculpant. Ce jeu de passion est habilement exprimé. Mais un trait de comédie sérieuse est-il un portrait ? J'avoue que depuis que je lis cette harangue je vois moins clairement la figure si nette qu'avait tracée Plutarque. Il me semble même que ce ton altier et cette dextérité d'éloquence s'ajustent mal au caractère déjà construit ; le biographe curieux et minutieux est plus exact que l'historien orateur.

Scipion, dit Tite Live[34], non seulement fut admirable par ses vertus véritables, mais encore, dès sa jeunesse, il s'arrangea habilement pour les mettre en lumière. Ce qu'il proposait à la multitude, il l'avait vu par des visions nocturnes ou conçu par une inspiration divine, soit que son esprit lui-même fût possédé par une certaine superstition, soit pour qu'on accomplit ses ordres et ses projets sans retard, comme venant d'un oracle. Dès le commencement, préparant les esprits à cette croyance, du jour où il prit la toge virile, il ne fit jamais une action privée ou publique sans aller au Capitole s'asseoir dans le temple et y passer quelque temps, presque toujours seul et sans témoins. Cet usage, qu'il garda toute sa vie, par politique ou sans dessein, rendit croyable à quelques-uns l'opinion commune : qu'il était d'origine divine.... Lui-même ne démentit jamais cette croyance ; il l'augmenta plutôt par l'art qu'il eut de ne rien affirmer et de ne rien nier sur ce sujet. Cette conduite annonce le naturel ambitieux et le génie inspiré. Scipion agit non par réflexions lentes, mais par illuminations subites. C'est ainsi qu'il tranche la guerre d'Espagne en marchant sur Carthagène, et la guerre punique en marchant sur Carthage. C'est ainsi que tout à coup, dit Tite Live, il demande et obtient avant l'âge l'édilité pour lui et pour son frère, puis le commandement en Espagne. L'inspiration est un raisonnement ailé. Scipion est un de ces brillants esprits qui franchissent les difficultés par des élans d'invention, calculent par divination, suppriment le péril par l'audace et improvisent la victoire. Il a foi en lui-même, parce qu'il a conscience de son ascendant. Il est héroïque, parce que les dangers communs ne lui semblent pas devoir l'atteindre. Il va sur deux vaisseaux exhorter Syphax à l'alliance de Rome, se livre à lui, et dîne assis sur le même lit que l'envoyé de Carthage. Aimable, néanmoins, et charmant, parce que le génie naturel est toujours flexible et facile. Tite Live parle quelque part de son port majestueux, qu'embellissait la fleur de la jeunesse, et qui le faisait ressembler aux dieux immortels[35]. Telle était la douceur et la souplesse de son esprit que, non seulement Syphax, un barbare étranger aux mœurs romaines, mais Asdrubal, un ennemi acharné, se laissèrent gagner au charme de son entretien. Asdrubal disait tout haut qu'il lui avait paru plus admirable dans la familiarité d'une entrevue que par toutes ses actions guerrières, et ne doutait plus que Syphax et son royaume ne fussent au pouvoir des Romains, tant Scipion avait d'art pour se concilier les esprits[36]. Mais l'inspiration a ses inégalités et ses langueurs ; entre les coups de génie sont des intervalles. Ainsi Scipion laisse échapper d'Espagne Asdrubal et la grande armée qui faillit perdre Rome ; et Tite Live remarque qu'après la défaite d'Annibal il resta au-dessous de lui-même. Son second consulat est d'un homme ordinaire. Selon Polybe, protégé de sa, famille, il passait dans le public pour n'être ni tempérant ni appliqué aux affaires ; il renvoya Caton, disant qu'il n'aimait pas un questeur si exact. Du moins il détendait la discipline, tour à tour indulgent et sévère ; à Sucrone, ses soldats, gâtés par l'oisiveté et la mollesse, se révoltèrent ; à Locres, Il souffrit que Pléminius, son lieutenant, exerçât la plus détestable tyrannie. Il n'a pas l'austérité stricte, l'exactitude administrative d'un Romain, mais plutôt la négligence, le goût du beau, la magnificence d'un artiste. On lui reprochait des mœurs qui ne convenaient pas à un général romain, encore moins à un homme de guerre. Il se promenait en manteau et en sandales dans le gymnase, donnant son temps aux livres et à la palestre. Toute sa suite jouissait aussi mollement que lui des délices de Syracuse[37]. De tels génies ne peuvent souffrir l'humiliation de l'égalité ni de la contrainte des lois. Ils naissent les premiers des hommes, et c'est renverser leur nature que les rabaisser sous le droit commun. Scipion, cité comme accusé, traversa l'assemblée avec un grand cortège d'amis et de clients et monta à la tribune ; alors, au milieu du silence : A pareil jour, dit-il, tribuns du peuple et vous, Romains, en Afrique, j'ai bien et heureusement combattu en bataille rangée contre Annibal et les Carthaginois. C'est pourquoi, comme il est juste en ce jour de surseoir aux procès et aux différends, je vais de ce pas au Capitole pour saluer Jupiter, très bon, très grand, Junon, Minerve et tous les autres dieux qui protègent le Capitole et la citadelle, et je leur rendrai grâces de ce qu'en ce jour et en plusieurs autres ils m'ont donné les pensées et le pouvoir qu'il fallait pour bien servir la République. Vous tous à qui cela convient, Romains, venez avec moi et priez les dieux de vous donner des chefs qui me ressemblent. Car si, dès l'âge de dix-sept ans jusqu'à la vieillesse, vos honneurs ont toujours devancé mon âge, mes services ont toujours surpassé vos honneurs[38]. Dans Aulu-Gelle, Scipion dit un mot plus cru et plus expressif : Laissons là ce coquin[39]. Tout le peuple le suivit, jusqu'aux scribes et aux via-tours des tribuns, et il ne leur resta que leurs esclaves et le héraut. L'entraînement qu'exerce le génie prouve sa royauté naturelle ; voyez-le dans sa réponse à Fabius dominer ses auditeurs par l'ardeur de sa passion, les événements par l'impétuosité de ses conjectures, partout prédire et commander. Son discours est comme soulevé et emporté par le souffle de l'espérance. Qu'on ne me retarde point ici, et tout à la fois vous apprendrez que j'ai traversé la mer, que l'Afrique est en feu, qu'Annibal quitte l'Italie, que Carthage est assiégée. Attendez de l'Afrique des nouvelles plus heureuses et plus fréquentes que vous n'en receviez de l'Espagne. J'aurai, Quintus Fabius, l'adversaire que tu me donnes, Annibal. Mais, au lieu d'être retenu par lui, je l'entraînerai avec moi. C'est dans son pays que je le forcerai à combattre, et le prix de la victoire sera Carthage, non des forts à demi ruinés du Bruttium. Que l'Italie longtemps dévastée se repose enfin ; qu'à son tour l'Afrique soit brûlée et ravagée ; dressons le camp romain sous les portes de Carthage, au lieu de voir une seconde fois de nos murs les retranchements de l'ennemi. Reportons-y la terreur, la fuite, le ravage des champs, les défections d'alliés, et tous les fléaux de la guerre qui pendant quatorze ans ont fondu sur nous[40]. Malheureusement dans Tite. Live ces traits saisissants sont épars. Il n'explique pas l'une par l'autre les diverses parties du caractère ; il ne les rapporte pas à une qualité dominante. Il n'ose insister sur les vices. Enfin il attribue parfois à Scipion des discours trop apprêtés, qui conviennent mal à la facilité et à la vivacité de son esprit[41]. La gravité et les ornements du style répandent une teinte uniforme sur tous les personnages, et quelquefois il fait songer au coloris monotone et brillant de Lebrun.

Scipion est déjà Grec ; Caton son ennemi est tout Romain, le dernier peut-être : Il eut, dit Tite Live[42], une si grande vigueur d'âme et de génie, que, dans quelque condition qu'il fût né, il se fût fait à lui-même sa fortune. Nul talent ne lui manqua ni dans les affaires publiques, ni dans les affaires privées. Il savait également les affaires civiles et l'économie rurale. Les uns ont été portés aux suprêmes honneurs par la science du droit, les autres par l'éloquence, les autres par la gloire militaire. Son génie fut si également flexible en tous sens que vous l'auriez dit né uniquement pour ce qu'il faisait. Dans la guerre, brave soldat et célèbre par beaucoup de combats brillants ; plus tard, lorsqu'il parvint aux grands honneurs, général accompli. En temps de paix, si vous le consultiez sur le droit, très habile jurisconsulte ; s'il fallait plaider une cause, orateur très éloquent. Il ne fut pas de ceux dont la parole est puissante pendant leur vie et qui ne laissent après eux aucun monument de leur éloquence. Au contraire son éloquence vit et respire encore, consacrée par des écrits de tout genre. Ses discours sont nombreux, tantôt pour lui, tantôt pour d'autres, tantôt contre d'autres ; il fatigua ses ennemis non seulement en accusant, mais encore en se défendant. Il poursuivit un nombre infini de haines, et fut poursuivi par un nombre infini de haines. On déciderait difficilement si la noblesse s'est plus acharnée contre lui, ou s'il s'est plus déchaîné contre la noblesse. Sans doute, il eut un caractère âpre, une langue acerbe et libre à l'excès. Mais son âme fut invincible aux désirs, sa probité rigide, et il méprisa faveurs et richesses. Contre les plaisirs, le travail, le péril, il avait une âme et un corps de fer. La vieillesse même, qui détend tout, ne put le briser. A l'âge de quatre-vingt-six ans, appelé en justice, il prononça lui-même son plaidoyer et l'écrivit ; à quatre-vingt-dix ans, il appela Servius Galba en jugement. Sauf quelques antithèses, ce morceau est d'une énergie admirable, et, quand Caton parle pour la loi Oppia, Tite Live retrouve le ton de l'intraitable censeur[43] : Si chacun de nous, Romains, avait conservé sur sa femme les droits et l'autorité de mari, nous n'aurions pas affaire aujourd'hui à toutes les femmes ensemble. Maintenant notre liberté, vaincue à la maison par leur révolte, est foulée et écrasée encore ici dans le forum, et, parce que nous n'avons su résister à chacune. d'elles, nous les redoutons toutes ensemble. Il est amer et mordant, et quand il frappe, il blesse. Quel prétexte, honnête au moins à dire, donnent-elles à cette émeute ? Nous voulons, disent-elles, être brillantes d'or et de pourpre ; nous voulons, les jours de fête et les jours ordinaires, être portées par la ville sur des chars, comme pour triompher de votre loi vaincue et abrogée, de vos suffrages conquis et arrachés ; nous voulons qu'il n'y ait pas de bornes aux dépenses, au luxe... Du temps de nos pères, Cinéas essaya de séduire par des dons, non seulement les hommes, mais les femmes. Aucune d'elles n'accepta ; si maintenant il parcourait la ville avec ses présents, il les trouverait debout dans les rues pour les recevoir. Cette rudesse est brutale, cynique. Quelle est cette manière de courir sur la place publique, d'assiéger les rues, d'arrêter des étrangers ? Cela même, ne pouviez-vous le demander chacune à votre mari ? Êtes-vous plus caressantes en public qu'en particulier, pour ceux des autres que pour les vôtres ?.... Vous voulez mettre des rivalités entre vos femmes, Romains ! Celle qui le pourra achètera de son argent ; celle qui ne le pourra pas demandera à son mari. Malheureux le mari, s'il cède et s'il ne cède pas puisque ce qu'il n'aura pas donné, il le verra donné par un autre. Ce discours est virulent et acerbe ; et pourtant il paraît faible à qui rassemble les anecdotes de Plutarque et lit les véritables écrits de Caton. Dans Tite Live, ses paroles sont des périodes ; ses développements sont pleins de force, mais tels qu'il en ferait s'il eût étudié sous un Grec. Ils ne ressemblent pas aux phrases courtes, brusques, perçantes, lancées et accumulées comme des coups par cette main de combattant. Écoutez cette accusation : Il dit que les décemvirs n'avaient pas assez de soins de ses provisions. Il ordonne qu'on leur arrache leurs vêtements, qu'on les batte de verges. Des Bruttiens frappèrent les décemvirs. Beaucoup d'hommes l'ont vu. Qui supporterait cet outrage ? qui cette tyrannie ? qui cette servitude ? Nul roi ne l'a osé faire. Faire cela à des hommes de bien et de bonne race, le trouvez-vous bon ? Où est l'alliance ? Où la foi de nos ancêtres ? Injures signalées, coups, meurtrissures, douleurs et tortures, avec la honte et le dernier opprobre, sous les yeux de leurs concitoyens et de beaucoup d'hommes, tu as bien osé cela ! Dans le traité de l'Agriculture, pas un ornement, pas un mouvement, pas un sentiment : des sentences sèches, nues, précises comme les articles d'un code ; le langage abrégé comme l'action, les mots traités en simples moyens comme les hommes ; point de style, rien que des pensées et qui vont toutes à l'utile. Son ironie est violente ; elle est une arme comme toutes ses qualités ; elle est barbare même en conseillant l'humanité. Il semble, dit-il pour faire relâcher les Grecs déportés, que nous n'ayons rien à faire qu'à discuter si quelques Grecs décrépits seront enterrés par leurs fossoyeurs ou par ceux d'Italie. Son style est cru, parfois grossier ; mais il est tout nerf, tant il met la pensée en relief, tant il est une action parlante : arrivant de Carthage, il laisse tomber de sa robe dans le sénat des figues toutes fraîches. La terre qui les produit, dit-il, n'est qu'à trois jours de Rome. Son caractère est, comme son esprit, roide et terrible. Son esclave Paccus, ayant acheté trois jeunes prisonniers pour en faire commerce, et voyant que Caton le sait, se pend d'effroi. Tout en lui est propre à l'action, tendu vers le gain. Il n'épargne ni soi, ni les autres, et s'en vante, n'ayant jamais dépensé plus de trente as à un repas, buvant le même vin que ses esclaves, les exploitant et les accouplant en bon éleveur et trafiquant de bétail humain, à la fin avare et avide avec impudence, disant que l'homme divin est celui qui peut prouver par ses comptes qu'il a acquis plus de bien qu'il n'en a reçu de ses ancêtres. Il ne rougit de rien ; toutes les parties de son âme sont également invulnérables à tout trait. Il se loue ouvertement, et voyant un citoyen qui a commis une faute : Pardonnez-lui, dit-il, ce n'est pas un Caton. Il consacre ses passions haineuses et inflexibles. Un jeune homme avait fait condamner l'ennemi de son père mort ; Caton l'embrasse : Voilà, dit-il, les sacrifices funèbres que nous devons à nos parents. Il se vante des minuties et des ridicules de sa vertu, par exemple d'avoir vendu son cheval en Espagne, pour épargner à la république les frais de transport. Un dernier trait rassemble tout ce qu'il y a de résolu, de cynique, de railleur dans son caractère. Vieux, il avait pour maîtresse une de ses esclaves. Son fils la voyant passer, indigné, baissa les yeux. Caton, le jour même demande en mariage la fille de son greffier ; quand son fils voulut savoir s'il avait contre lui quelque sujet de plainte : A Dieu ne plaise ! mon fils, répondit Caton d'une voix forte. Mais je veux laisser à la république des citoyens tels que toi. Vertus, défauts, magnanimité, petitesses, esprit et caractère, tout en lui tend et travaille à l'utilité publique et privée. Toute sa vie est un effort, une acquisition, un combat.

Paul Émile, dit Plutarque, était de tous les Romains celui qui aimait le plus ses enfants. Il les faisait instruire dans la discipline grecque et romaine, tenant auprès d'eux grammairiens, sophistes, rhéteurs, sculpteurs, peintres, écuyers, veneurs habiles. Selon Tite Live[44], il disait que celui qui sait vaincre à la guerre doit savoir aussi préparer des jeux et ordonner un festin. On reconnaît l'effet des idées grecques. Cependant cette âme, comme celle de Caton, est encore toute romaine. Mais Caton aboie contre la noblesse ; ce qu'il y eut de particulier et de remarquable en Paul Émile, dit Plutarque[45], c'est qu'il resta toujours attaché au parti des nobles ; il ne dit et ne fit jamais rien en vue de flatter la multitude. Il se concerta toujours avec les premiers et les plus distingués d'entre les citoyens. En patricien hautain et austère, il s'abstint dès sa jeunesse de plaider pour les plébéiens, de les saluer par leur nom, de leur prendre la main dans la rue. Plutarque ajoute encore qu'il étudia très attentivement la science des augures, patrimoine des anciennes familles ; il observait scrupuleusement tous les rites, rejetait les moindres innovations, passait de longues heures en temps de guerre dans les expiations et les sacrifices. Que Caton, homme nouveau, s'emploie à devenir riche ; Paul Émile, comme Cincinnatus et Curius, méprise l'argent par orgueil de naissance. Son nom suffit pour le mettre à sa place, et il se relève en dédaignant ce que désirent les autres. Il donne sa fille à Tubéron, homme d'une frugalité antique, qui vit auprès de Rome avec quinze autres chefs de la même famille sur une petite campagne, leur unique bien. Lui-même, en mourant, laisse à peine assez de fortune pour rembourser la dot de sa femme. Il a toute la hauteur des Appius. Nommé par le peuple pour être général en Macédoine, il lui déclare à la tribune que, choisi par besoin, il ne lui a aucune obligation. Ses paroles sont ici plus fortes et plus vraies dans Plutarque que dans Tite Live. Si vous croyez quelque autre plus capable de conduire cette guerre, je lui cède le commandement ; sinon, ne vous mêlez pas de ce qui regarde ma charge, mais faites en silence ce que je jugerai bon. Si vous voulez commander à vos généraux, vous serez dans vos expéditions plus ridicules encore qu'auparavant. Arrivé au camp, il rétablit l'obéissance antique, enseigne aux officiers et aux soldats ce qu'ils ont à faire ; et tous confessent que, depuis ce discours seulement, ils savent ce qu'est la discipline. Son commandement est si despotique que ses soldats, vainqueurs et chargés d'argent, veulent lui refuser le triomphe. Quand Persée le supplie de lui épargner la honte du triomphe, il répond en souriant d'une telle lâcheté : Cela est en son pouvoir. L'orgueil engendre aisément la froideur et la dureté. On comprend maintenant le calme et la magnanimité du discours dans lequel, après son triomphe et la mort de ses deux fils, il rend compte au peuple de la campagne : Lorsque je n'eus plus rien, dit-il en finissant[46], à demander aux dieux pour la république, je souhaitai, puisque la fortune a coutume de nous précipiter après nous avoir élevés au faite, de voir ma maison plutôt que l'État souffrir ses vicissitudes. C'est pourquoi j'espère que par mon insigne malheur la fortune publique désormais est garantie, puisque mon triomphe, comme en dérision de la prospérité humaine, a été placé entre les funérailles de mes deux enfants. Persée et moi, nous offrons d'illustres exemples du sort des mortels : lui, qui captif a vu conduire devant lui ses enfants captifs, les a pourtant encore ; moi, qui ai triomphé de lui, j'ai quitté les funérailles de l'un pour monter au Capitole, et, du Capitole, je suis allé voir expirer. l'autre. De tant d'enfants, il n'en est aucun qui porte le nom Paul Émile ; deux ont été donnés en adoption aux familles Cornelia et Fabia, quand ma postérité semblait nombreuse. Dans la maison de Paul Émile, il ne reste plus qu'un vieillard. Mais, parmi ces désastres de ma race, votre bonheur et la prospérité publique me consolent. Ces paroles sont dignes de Corneille ; mais Tite Live, qui représente si bien cette grandeur, eût dû remonter à sa source. Il devait faire voir, comme Plutarque, qu'elle vient des traditions de famille et des mœurs patriciennes ; un noble comme Paul Émile, que sa naissance destine aux honneurs, que son nom seul porte aux charges, qui naît homme public, considère les affaires de Rome comme les siennes, et sa patrie comme son héritage. Son rang explique sa vertu, et sa vertu expliquée devient naturelle ; le grand homme se trouve homme. Il reste à une place éminente, mais il n'est plu s guindé en l'air comme par miracle ; nous comptons les degrés qui mènent jusqu'à lui. J'ajoute que ses traits, devenus plus humains, deviennent plus distincts. En s'approchant de nous, il s'anime. La noble statue du moraliste se meut sous la main du biographe. Tite Live représenterait mieux sa vie, s'il saisissait mieux la vérité.

Tout ce que nous venons de blâmer ou de louer dans cette conception des caractères est l'effet de l'esprit oratoire. Singulier spectacle que celui d'une qualité dominante qui traverse toutes les parties d'un talent, laissant partout les marques de son passage ! Tite Live est orateur. C'est pourquoi la passion entre avec lui dans l'histoire. Un souffle pénètre dans les dissertations de Polybe ; Les sèches annales, qui d'un ton monotone récitaient une liste de notes, reprennent un accent devant nos yeux passent des figures expressives ; du milieu des poudreuses chroniques sort la multitude des personnages morts et des nations éteintes ; et l'histoire n'est plus une combinaison d'idées, mais un combat d'hommes. Tite Live est éloquent. C'est pourquoi il exprime avec une force extrême les grandes qualités des grands hommes, l'amour de la liberté et de la patrie, la fierté et le courage indomptables, la majesté calme, l'élan de l'inspiration. L'imagination anime ce qu'aile touche, et, dans ce qu'elle touche, ce qu'il y a de plus beau. — Mais le but de l'orateur est d'exciter une émotion dans notre cœur, non d'imprimer dans notre esprit un caractère. C'est pourquoi, quand il devient historien, il ressuscite les passions universelles et simples, et non ces assemblages complexes de sentiments particuliers qui sont les âmes. Il peint plutôt des qualités que des personnages[47]. S'il marque leur passion dominante, il en omet les causes ou les effets[48]. Il ne l'explique point par les circonstances qui l'ont développée ; il n'explique pas le reste par elle[49]. S'il fait parler un personnage, il songe à la cause plus qu'à l'orateur, et rend le plaidoyer moins naturel que parfait ; il adoucit les rudesses, corrige les négligences, efface le laid, le bas, le mesquin, l'excessif[50], et cache la vérité sous l'éloquence. Les êtres ainsi recomposés sont trop beaux pour être réels ; l'auteur parait derrière ses vagues figures, et, dans cette longue galerie, le portrait de Tite Live est le plus précis et le plus complet.

 

 

 



[1] Ier et IIe livres. Caractères des Athéniens et des Lacédémoniens.

[2] Tite Live, II, 10.

[3] Tite Live, II, 12.

[4] Tite Live, IV, 15.

[5] Corneille connaît les Romains aussi bien que Tite Live ; la poésie commente ici l'histoire :

Songez toutes les deux que vous êtes Romaines

Vous l'êtes devenue, et vous l'êtes encor.

Un si glorieux titre est un digne trésor.

Un jour, un jour viendra que par toute la terre

Rome se fera craindre à l'égal du tonnerre,

Et que tout l'univers tremblant dessous ses lois,

Ce grand nom deviendra l'ambition des rois.

Corneille sent ici, comme Tite Live, que la vertu ne se soutient pas toute seule, qu'il lui faut une passion pour appui, que l'orgueil fonde l'héroïsme. Le Romain aime sa patrie, mais parce qu'elle satisfait le plus grand de ses désirs en l'établissant roi sur le reste des hommes. Ici comme en beaucoup de cas, le dévouement est une manière d'être égoïste.

[6] Tite Live, VIII, 4.

[7] Par exemple, le décret qui précède la bataille de Chéronée.

[8] Tite Live, XLV, 42.

[9] Polybe.

[10] Tite Live, XXII, 60. Comparez cet accent à celui de Corneille :

Ne me parlez jamais en faveur d'un infâme ;

Qu'il me fuie à l'égal des frères de sa femme.

Pour conserver un sang qu'il tient si précieux,

Il n'a rien fait encor, s'il n'évite mes yeux.

 

Je sais trop comme agit la vertu véritable ;

C'est sans en triompher que le nombre l'accable,

Et sa mâle vigueur, toujours en même point,

Succombe sous la force, et ne lui cède point.

[11] Tite Live, XLII, 62.

[12] Tite Live, XXIV, 8.

[13] Tite Live, VIII, 17.

[14] Tite Live, V, 52.

[15] Criton, discours de Socrate.

[16] Caton, de l'Agriculture, 152.

[17] Cicéron. Il est vrai qu'il ajoute : par de bons moyens.

[18] Comparer ce livre aux Économiques de Xénophon.

[19] Caton, de l'Agriculture, Préface.

[20] Horace, Épîtres liv. I, épîtres I, 110.

[21] Cicéron, des vrais Biens et des vrais Maux.

[22] Tite Live, XXXV, 48.

[23] Tite Live, XXXVI, 39.

[24] Tite Live, XXXVII, 45.

[25] Comparez Michelet, Histoire romaine, t. II.

[26] Tite Live, XXI, 4.

[27] M. Michelet. Voyez pour tous ces portraits son Histoire romaine.

[28] Tite Live, XXI, 2 et 3.

[29] Tite Live, XXX, 30.

[30] Plutarque, traduction Ricard, Vie de Fabius Maximus, chap. 1.

[31] Plutarque, traduction Ricard, Vie de Fabius Maximus, ch. XXVIII.

[32] Plutarque, traduction Ricard, Vie de Fabius Maximus, ch. XVIII.

[33] Tite Live, XXVIII, 40.

[34] Tite Live, XXVI, 19.

[35] Tite Live, XXXVIII, 35.

[36] Tite Live, XXXVIII, 18.

[37] Tite Live, XXIX, 29.

[38] Tite Live, XXXVIII, 51.

[39] Voici le discours authentique tel qu'il est dans Aulu-Gelle. Scipion dit, après quelques mots convenables à la dignité de sa vie et à sa gloire : Il me souvient, Romains, qu'à pareil jour j'ai vaincu en Afrique, dans un grand combat, Annibal le Carthaginois, le plus redoutable ennemi de votre empire, et que je vous ai gagné une paix et une gloire inespérées. Ne soyons donc pas ingrats envers les dieux ; mais plutôt laissons là ce coquin, et allons de ce pas rendre grâce à Jupiter très bon et très grand. On voit ce que la magnificence du langage de Tite Live ajoute à la grandeur de Scipion. Tite Live fait son personnage plus calme, plus hautain, plus Romain, que le personnage réel. Est-ce un si grand tort ?

[40] Tite Live, XXXVI, 44.

[41] Discours aux révoltés de Sucrone, aux captives espagnoles.

[42] Tite Live, XXXIX, 40.

[43] Tite Live, XXXIV, 2.

[44] Tite Live, XLV, 35.

[45] Plutarque, Vie de Paul Émile, chap. 41.

[46] Tite Live, XLV, 41.

[47] Fabius.

[48] Annibal, Paul Émile.

[49] Scipion.

[50] Caton, le peuple romain.