ESSAI SUR TITE LIVE

PREMIÈRE PARTIE. — L'HISTOIRE CONSIDÉRÉE COMME UNE SCIENCE.

CHAPITRE V. — PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE DANS TITE LIVE.

 

 

§ 1.

I. Caractère et faiblesse des Gaulois, des Samnites, des Carthaginois, de Philippe, des Athéniens, d'Antiochus. — II. Lutte des plébéiens et des patriciens. — III. Causes de la décadence du peuple romain. — Utilité de l'émotion et de la logique oratoire.

I. Ne peut-on voir d'avance en abrégé et par raisonnement ce que sera dans Tite Live la philosophie de l'histoire ?

L'esprit oratoire contient quelque chose de l'esprit philosophique aussi bien que de l'esprit critique ; mais il n'est ni l'un ni l'autre. H découvre les faits généraux comme il a vérifié les faits particuliers, incomplètement. Obligé dans les discours de donner des émotions et des arguments à ses personnages, il ranime les passions et les raisons qui ont causé les événements ; Moraliste, parce que la morale est de toutes les parties de la philosophie la plus oratoire, il s'attache à décrire les anciennes vertus, le lent changement des mœurs, la corruption profonde où toutes les âmes s'engloutissent, et rencontre ainsi l'idée principale qui résume et gouverne l'histoire de Rome ; il trouve des explications, parce qu'il donne des renseignements, et qu'il compose des harangues. Mais le goût et le don de l'éloquence ne sont pas l'amour de la science. Occupé à faire parler des personnages et à louer de belles actions, il ne montre les causes qu'en passant, il en omet plusieurs, il range mal les faits, il ne sait pas choisir entre eux, il fait moins une histoire qu'un recueil de matériaux et de morceaux d'éloquence. Il rencontre tous les faits généraux qu'on peut trouver quand on n'en cherche pas.

L'histoire de Rome, au dehors, est la conquête du monde, et s'explique par la faiblesse des vaincus et la force des vainqueurs. Cette opposition est marquée presque à chaque guerre dans les discours. Voici dans celui de Manlius les raisons de la défaite des Gaulois : Corps gigantesques, chevelures longues et rousses, vastes boucliers, épées démesurées ; ajoutez, quand ils commencent le combat, des chants, des hurlements, des danses, lé bruit horrible des armes et des boucliers qu'ils entrechoquent, suivant un antique usage de leurs pères ; tout est chez eux arrangé à dessein pour jeter la terreur. Mais laissons les peuples à qui cet épouvantail est inconnu, Phrygiens, Cariens, Grecs, s'en effrayer. Les Romains, accoutumés aux tumultes gaulois, en connaissent aussi toute la vanité. Une seule fois, à la première rencontre de l'Allia, nos ancêtres jadis s'enfuirent devant eux ; depuis, voilà près de deux cents ans qu'ils les égorgent et les dispersent aussi consternés que des troupeaux. Les Gaulois nous ont fourni plus de triomphes, je crois, que l'univers tout entier. On sait par expérience que, si l'on soutient le premier choc où les emportent leur colère aveugle et leur naturel bouillant, leur corps se fond de sueur et de lassitude ; les armes leur échappent ; ces membres mous, ces âmes molles, dès que leur rage s'affaisse, le soleil, la soif, la poussière, au défaut du fer, les abattent[1]. Ailleurs, une peinture de Camille achève le raisonnement de Manlius. Cette nation, dit-il, qui arrive en hordes tumultueuses, n reçu de la nature des corps et des courages plutôt grands que fermes. Aussi dans tout combat ils excitent plus d'effroi qu'ils n'apportent de force. La défaite de l'armée romaine en est une preuve ; ils ont pris une ville ouverte ; de la citadelle et du Capitole, une poignée d'hommes leur résiste. Déjà vaincus par l'ennui du siège, ils s'écartent et errent en vagabonds dans la campagne, gorgés de vin et de viandes gloutonnement avalées, quand la nuit approche, sans retranchements, ni postes, ni gardes, ils s'étendent près des ruisseaux comme des bêtes sauvages[2]. On voit comment les raisons des faits sont contenues dans les discours des personnages, comment la science est devenue éloquence, et comment l'historien se trouve philosophe parce qu'il est orateur.

A ce titre, les harangues de Tite Live sont la partie la plus utile de son histoire. C'est là qu'il raisonne et réfléchit. Les jugements de ses capitaines sont des théories ; et il arrive qu'en observant les âmes il explique les événements. Rome a vaincu les Samnites, parce que les pâtres des montagnes, habiles aux embuscades, n'avaient pas la discipline des légions massives, et qu'un homme n'est pas un soldat. Le tribun Decius s'étonne, en bon militaire, de voir des troupes qui savent mal leur métier. Quelle est cette paresse et cette ignorance de la guerre, et comment de telles gens ont-ils pu gagner la victoire sur les Sidicins et les Campaniens ! Voyez leurs enseignes qu'ils portent çà et là, que tantôt ils rassemblent, et que tantôt ils font sortir. Personne ne se met à l'ouvrage quand nous pourrions déjà être entourés d'un retranchement[3]. Les Romains s'échappent de nuit, rejoignent l'armée, qui, revenant sur ses pas, égorge les Samnites dispersés, la plupart sans armes. Par cette indiscipline, ce peuple si vaillant et si opiniâtre périt. Ils ne surent que dresser des pièges en brigands, se couvrir d'armes éclatantes en barbares, s'engager par des rites sanglants en fanatiques. Rome dévasta leur pays avec méthode, tua tous les ans la jeunesse qui s'armait, et maintint par ses colonies ces solitudes soumises.

Les modernes ont beaucoup raisonné sur les guerres puniques. Deux mots de Scipion et d'Annibal contiennent la plupart de leurs dissertations. Ce fut en frémissant, en gémissant, en retenant à peine ses larmes, qu'Annibal, dit-on, écouta les paroles des envoyés. Après qu'ils lui eurent délivré leur message : Ce n'est plus, dit-il, par des moyens cachés, c'est ouvertement qu'ils me rappellent, ceux qui, en empêchant qu'on ne m'envoyât des renforts et de l'argent, ont travaillé depuis si longtemps à m'arracher d'ici. Annibal est vaincu, non par le peuple romain tant de fois massacré et mis en fuite, mais par les calomnies et l'envie du sénat carthaginois. Cet opprobre de mon retour réjouira et enorgueillira Scipion moins qu'Hannon, qui, faute d'autres moyens, a écrasé notre maison sous les ruines de Carthage. Rarement, dit-on, exilé partit plus triste de son pays qu'Annibal du pays ennemi. Il regarda souvent les rivages de l'Italie, accusant les hommes et les dieux, se maudissant et appelant le malheur sur sa tête, pour n'avoir pas mené à Rome le soldat sanglant encore de la victoire de Cannes. Scipion, qui, consul, n'avait pas vu l'ennemi en Italie, osait aller à Carthage ; lui qui avait tué cent mille hommes armés à Trasimène et à Cannes, avait vieilli autour de Casilinum, de Cumes, de Noles[4]. Changez un mot dans ces imprécations éloquentes ; dites qu'Annibal, avec vingt-six mille hommes, ne pouvait pas, après Cannes, aller attaquer une ville armée, dont le courage était entier, éloignée de quatre-vingts lieues, et qu'il a dû s'épuiser coutre le rempart de colonies qui la protégeaient ; vous aurez en abrégé l'histoire de la guerre, que Tite Live ailleurs achève ainsi : Alliés infidèles, maîtres pesants et tyranniques, les Carthaginois n'ont rien de ferme ni de stable en Afrique. Nous encore, abandonnés par nos alliés, nous nous sommes soutenus par nos propres forces, avec des soldats romains. Chez les Carthaginois, point d'armée nationale ; ils n'ont que des mercenaires, des Africains, des Numides, naturels si prompts à changer leur foi[5]. Montesquieu n'a pas mieux dit. Je ne parle pas des explications que le récit porte en lui-même, et.que l'historien n'a pas besoin de commenter au lecteur, par, exemple, des traits de constance et de magnanimité que fit Rome après Cannes ; l'exposé nu des faits suffit là pour indiquer les forces des partis et l'issue de la lutte, et l'admiration du lecteur vaut un raisonnement. Peu importe sous quelle forme l'idée générale entre dans rame, émotion ou formule abstraite. Il faut seulement que les faits épars se groupent sous leur cause unique, que l'esprit sente ou voie leur lien, en un mot, qu'il comprenne. Comprendre des événements, c'est embrasser leur ensemble en saisissant leur loi. Si au bout du livre on admire la vertu de Rome, sa discipline, sa prudence croissante, on saura, qu'on l'exprime ou non, la raison de son succès.

Dans la guerre de Macédoine, Philippe, par ses cruautés, concilia la Grèce aux Romains. Une fois qu'ils eurent le pied dans le pays, les peuples incertains, moitié par gré, moitié par crainte, devinrent leurs alliés. Dans l'assemblée des Étoliens, les Athéniens déplorèrent le ravage et la dévastation lamentable de leur territoire. Ils ne se plaignaient pas qu'un ennemi les eût traités en ennemis. La guerre a certains droits qu'on peut supporter aussi bien qu'exercer. Des moissons brûlées, des toits abattus, des hommes et des troupeaux emmenés comme butin, ce sont là des malheurs, non des indignités. Ce dont ils se plaignent, par les dieux 1 c'est que celui qui appelle les Romains étrangers et barbares ait violé à la fois tous les droits divins et humains jusqu'à faire une guerre sacrilège, dans sa première dévastation, aux dieux des enfers, dans la seconde, aux dieux du ciel. Tous les tombeaux, tous les monuments sont détruits dans leur pays. Les mânes de tous leurs concitoyens sont dépouillés de leurs asiles. Nulle part les ossements des morts ne sont couverts par la terre. Ils avaient des temples qu'autrefois leurs pères, habitants de bourgades, avaient consacrés dans leurs villages et dans leurs petits forts, et qu'ils n'avaient ni abandonnés ni négligés, lors même qu'ils s'étaient réunis en une seule ville. Philippe a porté dans tous ces sanctuaires la flamme ennemie ; les statues des dieux mutilées et à demi brûlées gisent parmi les colonnes abattues des temples. Ce qu'il a fait de l'Attique si belle et si ornée autrefois, il le ferait, s'il pouvait, de l'Étolie et de toute la Grèce. On verrait dans Athènes la même désolation, si les Romains n'étaient venus à leur secours. Car il a attaqué avec la même impiété les dieux qui habitent la ville et Minerve gardienne de la citadelle ; avec la même impiété le temple de Cérès à Éleusis ; avec la même impiété le Jupiter et la Minerve du Pirée. Repoussé par la force et les armes, non seulement de ces temples, mais encore des murailles, il s'est déchaîné sur les monuments qui n'étaient défendus que par la religion. C'est pourquoi ils prient et supplient les Étoliens, par pitié pour les Athéniens, et sous la conduite des dieux immortels, et sous celle des Romains qui, après les dieux, sont les premiers en puissance, d'entreprendre la guerre[6]. Trouve-t-on que cette amplification habile, si convenable à des Athéniens aussi rhéteurs qu'orateurs, fasse mal entendre pourquoi les Étoliens s'allièrent à Rome ? Pour moi, je préfère ce discours si animé à un froid raisonnement tel qu'en ferait Polybe ; c'est dans ce langage oratoire, et avec ce mouvement de passion que s'est décidée la guerre ; et la cause de la défection s'explique mieux dans un discours, parce qu'elle a été un discours. — Un peu plus loin, l'Achaïe, ancienne amie de Philippe, prend parti pour les Romains. La harangue du préteur Aristène montre ce qu'est devenue la guerre, comment le roi ne combat plus pour la victoire, mais pour son salut, comment il perd des alliés parce qu'il en a déjà perdu : Pourquoi Philippe absent demande-t-il notre secours, au lieu de venir en personne nous défendre, nous ses anciens alliés, contre Nabis et les Romains ? Nous défendre ? Pourquoi a-t-il laissé prendre Érétrie et Caryste ? Pourquoi tant de villes de la Thessalie ? Pourquoi la Locride et la Phocide ? Pourquoi en ce moment même souffre-t-il qu'Élatée soit assiégée ? D'où vient qu'il est sorti des gorges de l'Épire et de ces retranchements inexpugnables sur le fleuve Aoüs, par force, crainte ou volonté, quittant le défilé qu'il occupait pour se retirer au fond de son royaume ? Admettons qu'il n'y ait rien de vrai dans ce que les Athéniens ont dit tout à l'heure de la cruauté, de l'avidité et des débauches du roi. Supposons que les crimes de Philippe ne nous touchent pas, ni ceux qu'il a commis en Attique contre les dieux du ciel et des enfers, ni, à plus forte raison, ce que les Cianiens et les Abydéniens, si éloignés de nous, ont souffert. Oublions nous-mêmes, si vous le voulez, nos propres blessures, les meurtres et les pillages de biens à Messène, au milieu du Péloponnèse, notre hôte de Cyparissie, Garitène, contre tout droit et toute justice égorgé presque au milieu d'un festin ; Aratus de Sicyone, malheureux vieillard, que Philippe lui-même nommait son père, assassiné ; son fils, tué ; l'épouse du fils emmenée en Macédoine pour servir à la brutalité du roi. Abandonnons à l'oubli le viol de tant de vierges et de matrones.... Peut-on nous demander de faire ce que nous ne pouvons pas faire ? Le Péloponnèse est une péninsule attachée au continent par l'étroit défilé de l'isthme, plus ouverte et plus exposée à la guerre navale qu'à toute autre. Si cent navires pontés et cinquante plus légers non couverts, avec cinquante barques isséennes, se mettent à dévaster la côte de la mer, à assiéger les villes qui leur sont offertes presque sur le rivage, nous nous retirerons sans doute dans les villes de l'intérieur ? Comme si nous n'étions pas brûlés par une guerre intestine attachée à nos entrailles elles-mêmes ! Lorsque nous serons pressés sur terre par Nabis et les Lacédémoniens, sur mer par la flotte romain ; où irons-nous implorer l'alliance royale et le secours des Macédoniens ?[7] Nous concluons comme Aristène que les Achéens doivent quitter Philippe. Le voilà réduit à ses propres forces et bientôt vaincu. Le fils se soutiendra quelque temps par les inimitiés qu'inspire Rome trop puissante, et par la barrière de montagnes qui défend la Macédoine ; mais, dès que les armées seront aux prises, la description d'une manœuvre expliquera le succès de la guerre ; et Tite Live aura marqué les raisons des événements sans sortir de la narration ou du plaidoyer. La charge de la deuxième légion rompit la phalange ; et il n'y eut point de cause plus manifeste de la victoire que ces combats nombreux et séparés qui troublèrent d'abord cette masse flottante, puis la brisèrent en morceaux. Car, lorsqu'elle est serrée et toute hérissée de piques dressées, sa force est irrésistible. Mais si, en l'attaquant par pièces, vous la forcez à tourner ses lances qui sont trop longues et trop lourdes pour être maniables, elles s'entremêlent en amas confus, et, à la moindre alarme qui s'élève par derrière ou sur les flancs, tout se trouble, elle n'est plus qu'une ruine ; ce qui arriva cette fois, parce que, obligés d'aller à la rencontre des Romains qui chargeaient par pelotons, ils ouvraient en beaucoup d'endroits leur front de bataille ; et ceux-ci, partout où s'offrait un intervalle, insinuaient leurs rangs[8].

Il y a des cas où l'exposition, pour être vraie, doit être éloquente, et où l'on ne doit raisonner que par des peintures vives. C'est ainsi qu'il fallait exposer la faiblesse d'Antiochus si malhabile, si imprévoyant, si confiant dans l'attirail de ses troupes et dans les forfanteries de ses courtisans. Toutes ces troupes de différentes armes, disait T. Quintius aux Achéens, tant de nations aux noms inconnus, Dahes, Mèdes, Cadusiens, Élymmens, ne sont que des Syriens, race d'esclaves plutôt que de soldats. Et plût aux dieux, Achéens, que je pusse mettre sous vos yeux les allées et les venues de ce grand roi, tantôt de Démétriade à Lamia, tantôt de l'assemblée des Étoliens à Chalcis ? Vous verriez à peine dans son camp l'apparence de deux petites légions mal complètes. Vous verriez le roi, tantôt mendiant presque du blé aux Étoliens pour le mesurer à ses soldats, tantôt empruntant pour les solder de l'argent à usure, tantôt debout aux portes de Chalcis, bientôt chassé de là et retournant en Étolie sans avoir rien fait que voir Chalcis et l'Euripe[9]. Et ailleurs, Acilius Glabrion ajoute : Ce roi qui a passé d'Asie en Europe pour porter la guerre contre le peuple romain n'a rien fait, en tout un hiver, de plus mémorable que de prendre, par amour, une épouse dans la maison d'un simple particulier, qui est obscur même chez les siens ; maintenant nouveau mari, comme engraissé par les festins de noce, il vient livrer bataille[10]. Un instant auparavant, on voit par les discours d'Annibal combien le roi eut tort de s'aliéner Philippe et de ne pas porter la guerre en Italie. Celle qu'il fait n'est qu'une longue déroute. Il perd ou abandonne tous les postes où il pouvait arrêter l'ennemi. Il fallait défendre Lysimachie, lui dit Scipion, pour nous empêcher d'entrer dans la Chersonèse ou nous résister sur l'Hellespont, pour nous empêcher de passer en Asie, si vous vouliez nous demander la paix en nous inquiétant sur l'issue de la guerre ; maintenant que vous nous avez accordé le passage en Asie, et que vous avez reçu non seulement le frein, mais encore le joug, pouvez-vous discuter en égaux quand vous n'avez plus qu'à subir la loi du maitre ?[11] En effet, la bataille de Magnésie fut une boucherie, l'épouvantail des chars armés de faux et des cavaliers bardés de fer hâta la déroute. Tout cet appareil ne fut qu'une proie. Dès lors l'Asie, la Syrie et ses riches royaumes jusqu'au lever du soleil, furent ouverts à la domination romaine. Rien n'empêcha plus que, de Gadès à la mer Rouge, leur frontière ne fût bornée par l'Océan dont l'enceinte limite la terre, et que le genre humait ne vénérât le nom de Rome comme le premier après celui des dieux[12].

II. L'histoire de Rome au dedans est le progrès de la classe moyenne qui conquiert des droits et reçoit des terres. Ces deux idées sont dans les harangues, mais enflammées par la passion, telles qu'on les agitait au milieu du bruit de la place publique. Un vieillard avec les marques de tous ses maux se jette dans le Forum. Ses vêtements sales, son corps exténué, plus hideux encore par sa pâleur et sa maigreur, sa longue barbe, ses cheveux lui donnaient un air sauvage. On le reconnaissait pourtant, tout défiguré qu'il était ; on disait qu'il avait été centurion : la foule en le plaignant célébrait ses autres récompenses militaires. On lui demande pourquoi cet aspect, qui l'a ainsi défiguré ; et le peuple s'amassait autour de lui en forme d'assemblée. Pendant qu'il servait contre les Sabins, dit-il, non seulement il avait perdu sa récolte par les ravages de l'ennemi, mais sa ferme avait été brûlée, tout son bien pillé, son troupeau enlevé ; dans cette détresse on avait exigé de lui l'impôt. Il avait emprunté ; sa dette grossie par l'usure l'avait dépouillé d'abord du champ de son père et de son aïeul, puis du reste de son bien, puis comme une lèpre avait atteint son corps. Emmené par son créancier, il avait trouvé, non un maître, mais un geôlier et un bourreau. En même temps il montrait son dos meurtri par les coups récents des verges[13]. On comprend maintenant ces fortes paroles du peuple : Ils disaient en frémissant que combattant au dehors pour la liberté et pour l'empire, ils étaient au dedans traités en captifs et opprimés par leurs concitoyens, et que la liberté du peuple était plus en danger dans la paix que dans la guerre, parmi leurs concitoyens que parmi des ennemis. Que les patriciens fassent le service, que les patriciens prennent les armes, qu'ils aient les périls de la guerre, puisqu'ils en ont les récompenses. Mais la misère moins que l'insulte touche des âmes libres. Déjà, Romains, dit Canuléius, j'ai remarqué souvent combien les patriciens vous méprisent, combien ils vous jugent indignes d'habiter avec eux dans la même ville, entre les mêmes murs ; mais je le sens aujourd'hui mieux que jamais, en voyant avec quelle fureur ils s'emportent contre nos propositions. Eh quoi ! si l'on donne au peuple romain la liberté des suffrages pour qu'il puisse confier le consulat à qui il voudra, si l'on ne retranche pas au plébéien digne de cet honneur suprême l'espoir de parvenir à cet honneur suprême, cette ville ne pourra subsister ? C'en est fait de l'empire ? Demander qu'un plébéien soit consul est un scandale, comme si l'on disait qu'un esclave ou un fils d'affranchi sera consul ? Sentez-vous enfin sous quel mépris vous vivez ? Ils vous empêcheraient, s'ils pouvaient, d'avoir part à cette lumière ; ils s'indignent que vous parliez, que vous respiriez, que vous ayez figure humaine..... Peut-on inventer un plus grand affront que de séparer comme souillée une partie de la nation, en la tenant indigne du mariage ? Qu'est-ce autre chose que de souffrir dans l'enceinte des mêmes murs l'exil et la déportation ? Pourquoi n'établissez-vous pas aussi qu'il n'y aura point mariage entre les pauvres et les riches ? Pourquoi ne défendez-vous pas qu'un plébéien soit le voisin d'un patricien, qu'il aille par le même chemin, qu'il s'asseye à la même table, qu'il se tienne dans le même Forum ?Consuls, que cette guerre soit feinte ou véritable, le peuple est prêt à vous suivre, si, en lui rendant les mariages, vous faites de cette cité un seul État, s'il a le droit de se joindre, de s'unir, de se mêler à vous par des alliances privées, si l'on ouvre aux hommes actifs et courageux l'espérance et l'accès des honneurs ; si on lui accorde sa part et son rang dans la chose publique ; si, selon les droits d'une liberté égale, il lui est permis dans les magistratures annuelles de commander et d'obéir tour à tour. Si on s'oppose à ces demandes, déchaînez dans vos discours et multipliez les guerres : personne ne donnera son nom, personne ne prendra les armes, personne ne combattra pour des maîtres orgueilleux qui ne veulent avec nous ni, alliance publique par le partage des honneurs, ni alliance privée par le droit de mariage[14]. Ainsi Tite Live explique la révolte des plébéiens en plaidant leurs sentiments, et leur succès en montrant leur force. Ils finissent par vaincre ; parce qu'ils sont l'armée, et que depuis Servius ils forment un corps. Il faut bien qu'on leur cède, sous peine de voir Rome se retirer de Rome. comme il arriva pour l'établissement des tribuns, après le meurtre de Virginie, au retour des révoltés de Capoue, au temps du dictateur Hortensius. Pressés par les Volsques, les Èques et tant d'autres, les patriciens sont forcés, pour garder leurs soldats, d'en faire des propriétaires et des citoyens.

III. Tite Live, ayant marqué les causes générales qui forment en groupes les événements particuliers, n'a pas laissé cet immense journal de sept cents années sans un lien commun. Son abrégé de l'histoire est que les mœurs, d'abord pures, se sont corrompues ; il le dit au commencement de son livre, quand il conseille au lecteur de s'attacher à considérer l'antique vertu romaine, à en suivre le déclin insensible, puis à contempler la chute qui l'enfonce dans les vices et les débauches les plus extrêmes. A chaque instant, dans les premiers livres, il s'arrête pour louer ou mettre en lumière des traits de courage, de probité, de dévouement, et il se trouve historien parce qu'il est moraliste. Lorsque les plébéiens reçurent le droit d'être tribuns militaires, les patriciens indignés et sans espérance voulurent d'abord se tenir à l'écart. Mais l'issue des comices leur apprit qu'autres sont les esprits lorsqu'ils luttent pour la liberté et pour l'honneur, autres lorsque, le combat fini, rien n'altère plus la droiture de leur jugement. Car le peuple ne créa tribuns que des patriciens, satisfait qu'on eût tenu compte des plébéiens. Trouverait-on maintenant dans un seul homme cette modération, cette équité, cette hauteur d'âme, qui furent alors celles d'un peuple entier ![15] Ces regrets de moraliste lui font remarquer la faiblesse de Rome en même temps que ses vices. L'an 346 (avant J. C.), les Latins refusèrent les secours de troupes qu'ils devaient donner d'après les traités. Rome suppléa à l'armée des alliés par une armée de citoyens. On rapporte qu'on enrôla non seulement la jeunesse de la ville, mais celle des campagnes, et qu'on en forma dix légions de 4.200 fantassins chacune et de 300 chevaux. Lever aujourd'hui une pareille armée, si du dehors quelque danger fondait sur nous, ne serait pas chose facile, même en réunissant toutes les forces de ce peuple romain que l'univers a peine à contenir. Tant il est vrai que nous n'avons grandi qu'en ce qui nous mine, en richesses et en luxe ![16] Telles sont les causes de la grandeur romaine : de fortes vertus et une multitude de soldats. C'est pourquoi Rome déchoit quand ses mœurs s'altèrent et que sa population diminue. Tite Live a marqué le moment et les raisons de ce changement. Il se déclara après le brigandage de Manlius en Asie. La renommée rapportait qu'il avait corrompu la discipline militaire par tous les genres de licence. Il était décrié, non seulement par les récits de ce qu'il avait fait loin des yeux, dans sa province, mais encore par le spectacle que ses soldats donnaient tous les jours. En effet, ce fut l'armée d'Asie qui introduisit à Rome les commencements du luxe étranger. Les premiers ils apportèrent des lits ornés d'airain, des tapis précieux, des voiles et autres tissus déliés, ces buffets, ces tables à un seul pied, qui passaient alors pour des meubles magnifiques. Ce fut alors qu'on ajouta aux festins des chanteuses, des joueurs de harpe et des baladins pour amuser les convives, que les repas eux-mêmes commencèrent à être préparés avec plus de soin et de frais, que le cuisinier, le dernier des esclaves chez les anciens pour le prix et pour l'emploi, fut tenu en estime, et que ce qui n'était qu'un office de valet fut regardé comme un art[17]. Déjà, dans la guerre samnite, la garnison de Capoue a comploté, comme celle de Rhégium, pour tuer les habitants et s'établir dans la ville. Ces paysans, plébéiens et patriciens, ne résistèrent pas à la conquête de l'Asie voluptueuse et de la Grèce raffinée, dont les plaisirs subjuguaient leurs sens, et dont les idées assujettissaient leurs esprits. Les Germains qui s'emparèrent de l'Empire, les Mèdes, les Perses, les Arabes, conquérants de la riche Asie, les Mongols, maîtres de la Chine savante et polie, tous se sont jetés sur les jouissances offertes avec fougue et fureur, parce que la tempérance et la vertu des barbares ne tiennent pas à la réflexion et à la raison, mais à l'habitude et à la pauvreté[18]. Aujourd'hui, dans Tite Live, c'est une province pillée ; demain, une ville massacrée après qu'elle a capitulé ; les généraux ne sont plus obéis ; une religion nouvelle apporte pour rites l'adultère et le meurtre. Cette décadence est si prompte, que Rome a peine à finir ses dernières guerres, qu'elle est vaincue d'abord par Persée, par Numance, par Carthage, par Jugurtha, par les Cimbres, et obligée chaque fois de chercher, parmi les rares gardiens des anciennes coutumes, un Paul Émile, un Scipion, un Marius, qui, à force de châtiments et de travaux, renouvelle le courage et rétablisse la discipline. Cependant les levées se font péniblement. Les hommes de médiocre fortune se ruinent ou périssent dans les guerres lointaines ; bientôt Marius sera forcé d'enrôler les prolétaires. On sent la cause de cet épuisement, quand on a connu, par le discours d'un vieux centurion, la vie et les périls d'un soldat. Romains, dit-il, je suis Spurius Ligustinus, né dans la tribu Crustumine, au pays des Sabins. Mon père m'a laissé. un arpent de terre et une petite chaumière où je suis né, et où j'ai été élevé. J'y habite encore aujourd'hui. Lorsque je fus en âge, mon père me donna pour femme la fille de son frère, qui n'apporta rien avec elle, que la liberté, la pudicité, et en outre une fécondité assez grande même pour une maison riche. Nous avons six fils et deux filles, toutes deux déjà mariées. Quatre de mes fils ont la toge virile, les deux autres ont encore la prétexte. Je fus enrôlé, sous le consulat de P. Sulpicius et de C. Aurelius, dans l'armée qu'on embarqua pour la Macédoine ; j'y fus deux ans simple soldat contre le roi Philippe. La troisième année, à cause de mon courage, T. Q. Flamininus m'assigna la dixième compagnie des hastats. Après que Philippe et les Macédoniens furent vaincus, et qu'on nous eut ramenés en Italie et licenciés, je partis sur-le-champ comme volontaire, avec le consul M. Porcius Caton, pour l'Espagne. De tous les généraux qui vivent aujourd'hui, on sait, quand on a servi longtemps sous lui et sous les autres, qu'il n'y a pas de témoin plus sûr ni de juge meilleur du courage. Ce général m'a jugé digne du grade de premier centurion dans le premier manipule des hastats. Pour la troisième fois, je redevins soldat volontaire dans l'armée qui fut envoyée contre les Étoliens et le roi Antiochus. M, Acilius me fit premier centurion du premier manipule des Princes. Le roi Antiochus ayant été chassé et les Étoliens soumis, on nous embarqua pour l'Italie, et, depuis, j'ai fait deux fois le service annuel des légions. Ensuite j'ai encore servi deux fois en Espagne, une fois sous Q. Fulvius Flaccus, une autre fois sous le préteur T. Sempronius Gracchus. Flaccus me ramena parmi ceux qu'il faisait revenir de la province pour le triomphe, à cause de leur bravoure ; sur la demande de T. Gracchus, je retournai dans la province. En peu d'années, j'ai été quatre fois primipile de ma légion. J'ai reçu des généraux trente-quatre prix de courage ; j'ai gagné six couronnes civiques ; j'ai vingt-deux années de service accompli à l'armée, et plus de cinquante ans d'âge. Quant je n'aurais pas fait mon temps et que mon âge ne me servirait pas d'exemption, comme je puis vous présenter quatre soldats à ma place, C. Licinius, il serait juste de me donner mon congé. Mais ce n'est point pour moi que je donne toutes ces raisons, c'est pour ma cause. Quant à moi, tant que celui qui fera les levées me jugera capable d'être soldat, je ne m'excuserai jamais. C'est aux tribuns des soldats de voir de quel grade ils me jugent digne. Je ferai mes efforts pour que personne ne me surpasse en bravoure, ainsi que je l'ai toujours fait, ce dont mes généraux et tous ceux qui ont servi avec moi sont témoins. Vous aussi, mes camarades, quoique vous usiez maintenant du droit d'appel, puisque vous n'avez jamais rien fait, étant jeunes, contre l'autorité des magistrats ni du sénat, il vous convient aujourd'hui de vous soumettre au sénat et aux consuls, et de trouver convenables tous les postes où vous défendrez la république[19]. Combien d'hommes, dans l'armée qui refusait le triomphe à P. Émile, auraient prononcé ce discours si noble et si simple ? On donnait en exemple le centurion aux soldats, ce qui prouve qu'ils en avaient besoin. Combien avaient survécu à tant de campagnes ? Combien, comme Ligustinus, avaient pu conserver leur champ, toujours absents, opprimés par leurs riches voisins ? Un peu plus tard, les Gracques 'diront que les bêtes des forêts ont leurs tanières, et que les vainqueurs du monde n'ont ni un tombeau ni un toit. La conquête dépeupla et pervertit Rome, et dans la victoire les hommes périrent aussi bien que les mœurs.

Une idée dominante qui explique toute l'histoire, des idées subordonnées qui résument les grandes guerres et les révolutions politiques, voilà ce que les réflexions morales et les harangues oratoires ont fourni à Tite Live. Que manque-t-ii donc à la philosophie de son histoire ? L'esprit philosophique. Il a vu les causes, mais par rencontre, et en allant ailleurs.

 

§ 2.

I. L'ordre des années n'est point l'ordre des idées. — Obscurité des campagnes et de la politique. — Il. Beaucoup de lois manquent. — III. Détails inutiles. — Les grands faits confondus parmi les petits. — L'esprit oratoire n'est pas l'esprit philosophique.

I. De là ses défauts :

Il a fait des annales, et partant, il n'a pas disposé les événements comme ils doivent l'être. Si nous les lisons, non pas comme tout à l'heure en notant les idées, en démêlant les lois, mais en simples auditeurs, attachés à répéter sa pensée, nous ne gardons que quelque vague impression dominante dans la confusion des faits innombrables. Accablé sous cette multitude de batailles, de décrets, de dissensions, l'esprit ne sait vers quel but il marche, ni quelle est la pente des événements. Que Tacite les range par années, il en a le droit, parce que, sous les premiers Césars, la révolution est insensible et que les faits sont dispersés, parce que, dans la servitude et la tranquillité publique, l'histoire peut se changer en peintures des mœurs et en mémoires contre les tyrans. Cela est permis à César, qui ne compose que des commentaires et sur une seule guerre, simples documents proposés aux historiens. Au contraire Tite Live, qui raconte les événements de sept cents années et le développement régulier de la constitution et de t'empire, devait classer les faits selon leurs lois, non selon leurs dates. Des annales conviennent quand les événements sont contemporains, quand leur suite incomplète ne laisse pas encore apercevoir leur but, leur marche ou leur cause, et la chronique vient à sa place quand l'histoire est prématurée. Mais, lorsqu'on écrit après Polybe, quand on voit le monde conquis, l'empire établi, les mœurs changées, quand on peut embrasser d'un coup d'œil ce progrès réglé et continu de corruption, d'asservissement et de puissance, il faut mettre les faits dans leur ordre, et, de toutes ces pierres éparses, bâtir un monument. Ce monument dans Tite Live n'est point construit ; une esquisse indiquée dans une préface, ou cachée dans un discours, n'est pas un édifice. Il lui manque le besoin d'expliquer qui achève l'historien et fait le philosophe. Est-de assez de jeter dans une harangue la raison des faits ? Oui, peut-être, lorsque, comme Thucydide, les discours sont des dissertations destinées au lecteur plutôt qu'à l'auditeur, plus propres à lier les faits qu'à imprimer une persuasion, mais non, lorsqu'un courant d'éloquence change les théories en arguments, et cache les raisons qu'il contient sous les passions qu'il agite. Serait-ce même assez de noter la cause à la fin ou au commencement du groupe de faits qu'elle régit ? On ne peut faire ainsi deux personnage ; are annaliste dans son récit, philosophe dans sa conclusion ou dans sa préface. Il faut que la cause ou l'effet principal des événements soit visible dans chacun d'eux, qu'à chaque pas l'esprit sente l'action croissante de la cause qu'il a quittée, et la proximité plus grande de l'effet qu'il va toucher, que dans une guerre, à chaque mouvement, à chaque bataille, on découvre la force et la faiblesse des deux partis, les progrès de l'un, les pertes de l'autre, et qu'au moment où arrive l'événement suprême et l'explication dernière, le lecteur prévoie l'issue préparée et devance la conclusion annoncée. Ainsi disposée, la narration est un tissu continu où les premiers faits attirent et nécessitent les derniers, où la logique, non le hasard, gouverne les choses, où la raison retrouve une image de son ordre et de sa beauté. Au contraire, Tite Live laisse tomber de sa main les événements un à un : aujourd'hui une guerre contre les Volsques ; l'an suivant, les Sabins sont battus ; un peu plus tard, Fidènes est prise ou se révolte. Sans cesse on est tenté de noter et détacher les faits pour mettre ensemble ceux qui se conviennent. On lui dit : Pourquoi telle guerre ? Au moment où nous sommes, quels progrès a fait Rome ? De grâce, servez-vous de votre haute raison, et non plus seulement de votre mémoire et de votre éloquence. Nous ne venons pas vous écouter pour entendre un recueil d'aventures. Fabius Pictor suffisait pour cela. Faites au moins ce que demandait Sempronius Asellio, un de vos premiers historiens, si rude de style, si peu exercé au raisonnement ; que des idées générales rangent chacune sous elle un groupe de ces dissensions et de ces expéditions, et nous en fassent retenir le détail ; sinon le lecteur se fatigue et quitte le livre ; ou du moins, l'ordre manquant, au bout du volume, il a tout oublié. Ne voyez-vous pas que vous vous lassez vous-même de la monotonie de ces batailles[20] ? Au moins, pour l'honneur de Rome, montrez la sage disposition de ses entreprises et la fatalité divine de sa domination.

II. Parmi ces lois impuissantes à classer les faits, que de lois manquent ! On n'est pas impunément amateur d'éloquence. Il faut poursuivre partout les causes pour les trouver Lou tes, ct, quand on les cherche d'un désir languissant, on en laisse échapper beaucoup. Ne parlons pas de l'histoire des rois tout altérée et fabuleuse, si abrégée dans Tite Live, si poétique. Mais à partir du tribunat, quel lecteur entend un mot à toutes ces marches d'armées ? A grand'peine, les cartes sous les yeux, en conjecturant les intentions, on découvre les signes d'un progrès et les traces d'un plan ; et il faut être un Niebuhr pour mettre quelque ordre dans les guerres volsques. Si l'on s'en tient à Tite Live, on ignore comme lui la tactique des chefs et les conseils du sénat. Peut-on suivre les opérations militaires dans les guerres samnites ? Que dire des expéditions d'Espagne et de Gaule ? On marche sur des monceaux d'ennemis, en aveugle, comme le soldat qui les a tués. Tite Live essaye-t-il en un seul endroit d'expliquer la tactique d'Annibal ou les mouvements des armées de Macédoine et d'Asie ? Qu'un historien ignore l'art militaire, qu'il s'abstienne de juger les plans de campagne, et d'assigner aux vaincus deux cents ans après leur mort ce qu'ils devaient faire, on l'excuse. Mais encore doit-il rendre raison des principaux mouvements ; sinon, qu'il abrège et qu'il cesse d'énumérer des faits qu'il n'entend pas. Quand on raconte toutes les prises de villes, toutes les marches, toutes les batailles, on est tenu de les comprendre. C'est fausser les événements que de changer en jeux du hasard les calculs de la réflexion. Ici, comme ailleurs, les faits ne valent que par la pensée qu'ils révèlent, et c'est leur ôter l'âme que d'omettre leurs raisons. Tite Live eût-il pu les connaître, lui qui s'inquiète si peu de la géographie, et ne décrit pas une seule fois les pays où il conduit la guerre[21] ? Il n'y a touché que par hasard, et pour remplir ses discours. Par la même raison, il a laissé obscure la politique du sénat. Il a cité les décisions sans montrer les maximes ; il a marqué les fondations de colonies et les conditions des traités, sans en rechercher les motifs ni les effets. Comment le ferait-il, étant aussi peu politique que tacticien, aussi peu attentif à la constitution des États qu'à la géographie des pays ? A plus forte raison, il n'a pas expliqué les changements qu'il n'a pas rapportés. Lorsqu'il s'agit de droit, de littérature, de science, de commerce, d'industrie, de mœurs domestiques, les lois chez lui comme les faits manquent. Et pourtant tout contribue à chaque événement ; chacun d'eux tient aux autres par cent mille chaînes invisibles ; pour le comprendre, il faut voir agir toutes ces causes éparses, ouvriers innombrables, qui travaillent sourdement et tissent la trame infinie de l'histoire. La vérité est qu'après avoir lu Tite Live, il reste à étudier chez lui et ailleurs le climat, le sol, les institutions, le plan de conduite des différents peuples, et bien d'autres choses ; on connaît par ses discours certains intérêts et certaines passions dominantes, mais rien de plus, et l'on juge l'auteur plus admirable qu'instructif. S'il raisonne, c'est par un bonheur oratoire, quand son personnage doit être meilleur politique et capitaine que lui-même. Il y a, pour un historien, un moyen certain d'omettre des causes : c'est d'attendre que sur son passage un personnage orateur se rencontre pour les exposer.

III. Le même défaut accumule les détails inutiles, et laisse dans l'ombre les faits importants. Les événements doivent être pesés et non comptés, et c'est étouffer les grands que de donner à tous une place égale. Tel combat contre les Èques ou les Volsques peut être négligé sans grand dommage. Mais l'alliance conclue avec les Herniques et les Latins, qui soutient Rome débile contre ses voisins, la loi des Douze Tables, qui établit la liberté civile, la loi Licinia, qui renouvelle la classe des petits propriétaires, l'institution régulière des municipes et des colonies, qui fait de l'Italie un État unique, discipliné et stable, voilà des faits qu'il faut mettre dans un lieu éclatant et élevé, d'où ils puissent dominer et éclairer tous les autres. Les événements forment une armée, et chacun n'y tient que la place d'un homme. Mais les uns sont des chefs et mènent les autres ; on peut oublier plusieurs soldats, pourvu qu'on voie le général. Tite Live passe rapidement sur les faits notables, pour s'arrêter complaisamment sur ceux qui prêtent à l'éloquence, se croyant fort exact, parce que chaque année il dit les noms des consuls, les pestes, les prodiges, toutes les expéditions, tous les sièges. Ce n'est là qu'une revue et un dénombrement ; quelques chiffres et une phrase générale auraient pu en tenir lieu, et l'on en eût su tout autant ; on en eût su davantage : car on aurait remarqué plus aisément les faits remarquables ; on ne serait pas réduit à écarter la foule importune des de :ails monotones, pour saisir le combat ou le traité qui décide de la guerre. Pour mieux instruire, il fallait mieux choisir.

Tels sont les effets de l'esprit oratoire. Tite Live en louant la vertu et en composant des discours, fournit à ses successeurs plusieurs lois ; mais il leur laisse le soin de les dégager d'entre les harangues, de leur ajouter celles qu'il a omises, de distribuer les faits dans un ordre meilleur, d'en effacer un grand nombre, de donner aux plus importants plus d'importance, et de changer une narration éloquente de faits mal liés en un système de lois régulières et d'événements expliqués.

 

 

 



[1] Tite Live, XXXVIII, 17.

[2] Tite Lire, XXXVIII, V, 44.

[3] Tite Live, VII, 34.

[4] Tite Live, XXX, 20.

[5] Tite Live, XVIII, 44.

[6] Tite Live, XXXI, 30.

[7] Tite Live, XXXII, 21.

[8] Tite Lite, XLIV, 41.

[9] Tite Live, XXXV, 49.

[10] Tite Live, XXXVI, 17.

[11] Tite Live, XXXVII, 36.

[12] Tite Live, XXXVI, 17.

[13] Tite Live, II, 23.

[14] Tite Live, IV, 3.

[15] Tite Live, IV, 6.

[16] Tite Live, VII, 25.

[17] Tite Live, XXXIX, 6.

[18] Duruy, Histoire romaine, tome II, ch. I.

[19] Tite Live, XLII, 34.

[20] Tite Live, VI, 12.

[21] Sauf la Bretagne, selon les suppléments.