ESSAI SUR TITE LIVE

PREMIÈRE PARTIE. — L'HISTOIRE CONSIDÉRÉE COMME UNE SCIENCE.

CHAPITRE IV. — LA PHILOSOPHIE DANS L'HISTOIRE.

 

 

Elle cherche la loi des faits, et la loi des lois partielles. — L'ordre des faits en montre la loi. — Puissance d'un adjectif. — La poésie est une philosophie.

En toute science, comme en histoire, la connaissance des faits particuliers est étroite. L'homme, n'occupant qu'un point de l'espace et du temps, aperçoit autour de lui un petit cercle éclairé ; au delà est un demi-jour, puis une obscurité qui s'épaissit, puis la nuit infinie qui de toutes parts le presse. C'est la connaissance des faits généraux qui nous relève. Ce coin où nous sommes relégués nous en fournit la matière, et la chute d'une pomme suffit à Newton pour deviner cette loi de la pesanteur qui fait rouler les astres au delà de la portée de nos instruments et de nos conjectures. L'historien est donc philosophe, et ne rassemble des faits que pour trouver des lois.

Cette recherche change son caractère par une nouvelle passion. Peu lui importe désormais de voir passer devant lui l'armée des événements dispersés comme ils le sont, en différents lieux, en différents temps. Ce vain plaisir de curiosité se tourne pour lui en malaise ; il essaye à chaque instant de les arrêter au passage, portant les mains en tout sens pour saisir les chaînes invisibles qui les lient, afin de voir partout la nécessité maîtresse de la fortune. Sortant du monde des corps, si bien réglé et qui paraît une raison agissante, il comprend qu'un ordre semblable est dans les affaires humaines, qu'un gouvernement secret mène tant de faits inattendus, que le monde est comme un champ de bataille, où, dans la confusion et le tumulte, tout obéit à la volonté d'un chef unique et marche vers le but que d'avance il a marqué. C'est un bonheur et un besoin que de trouver ce plan caché, non seulement parce que l'ordre est beau, mais parce qu'un fait dont on ne voit pas la cause reste incertain, flottant dans l'air, sur le point d'être emporté par la moindre difficulté qui surviendra. Les causes trouvées sont des preuves ajoutées, et une explication vaut un témoignage ; il faut que le corps entier de l'histoire revendique le fait et se l'attache par une nécessité certaine, pour qu'il soit acquis à la vérité. L'historien sait enfin qu'un fait séparé de sa loi est incomplet, qu'il tient à celui-ci, à tel autre, à ceux-là qu'on voit à peine dans le lointain de l'avenir ou du passé ; que lui ôter ses précédents ou ses suites, c'est lui retrancher une partie de lui-même. Autant vaudrait décrire les organes d'une plante sans dire comment ils s'aident et se nourrissent entre eux. L'histoire est un corps vivant qu'on mutile dès qu'on trouble l'économie de ses parties. Ce n'est pas la conserver que de présenter les faits, un à un, tels qu'ils se sont succédé dans le temps. La mémoire qui les déroule ainsi est un mauvais juge, et sa vérité n'est pas la vérité. La raison seule, interprète des lois, aperçoit l'ordre naturel qui est celui des causes ; et, découvrant le plan de l'histoire, étend, dispose, confirme et complète l'œuvre commencée par la critique et l'érudition.

Dans cet esprit, l'historien recherche deux sortes de lois. Chaque groupe de faits d'abord a sa cause. Pourquoi les Samnites furent-ils vaincus ? D'où vient que Rome abattit l'Étrurie ? puis les Gaulois, puis Carthage, puis la Macédoine ? Comment les plébéiens obtinrent-ils l'égalité des droits ? Quel changement fit passer aux grands la toute-puissance ? Par quelle nécessité s'établit l'empire ? Expliquer chacune de ces révolutions let de ces guerres, c'est ramasser et abréger en une seule idée tous les faits qui la composent. Voilà l'esprit à demi satisfait ; sa connaissance resserrée et complétée se dépose par quelques formules dans ce trésor de lois qui résume et ordonne l'ensemble des événements. Qu'un politique, un jurisconsulte, un général, s'en tiennent à cette recherche, cela est naturel, puisqu'ils savent désormais tout ce qui peut s'appliquer à leur art ; mais la raison, plus philosophique et plus exigeante, explique ces explications, et réduit ces lois en lois plus générales. Les causes partielles supposent des causes universelles. Pourquoi cette guerre éternelle ? Comment la population de Rome y a-t-elle suffi ? D'où vient que nul peuple n'a pu résister ? D'où vient ce talent d'agir, de conquérir, d'administrer ? Pourquoi ce culte discipliné de dieux abstraits, cette famille toute légale, cet amour extraordinaire de la patrie, ce respect de la lettre et do la formule, cette impuissance dans l'art et dans la haute philosophie ? Par quelles causes périt la population, la vertu ancienne, l'esprit militaire ? D'où vient que tout s'épuise et s'anéantit, croyances, talents, peuple, mœurs, lentement, fatalement, et que rien n'en reste qu'une administration et un code sous un maitre ? Toutes les parties du caractère et de la vie romaine se tiennent, et l'historien, en les rapprochant, en les classant, en les interprétant, voit du milieu de tant de lois s'élever une idée dominante qui exprime en abrégé le génie du peuple et contient d'avance son histoire, de même qu'une définition comprend en soi toutes les vérités mathématiques qu'on en déduira. C'est alors que l'historien, parvenu à son but, ressent le plein plaisir de la science. Cette foule innombrable de faits obscurs et épars, répandus à travers douze siècles, de l'Afrique à la Bretagne, de la Lusitanie au pays des Parthes, ne forme plus qu'un tout, où les lois particulières qui groupent les événements se groupent elles-mêmes sous une loi universelle, du haut de laquelle on démêle leur ordre et on suit leurs mouvements.

Faut-il pour cela abandonner la narration et composer des catalogues de faits terminés par des formules géométriques ? Un écrit peut être philosophique et rester vivant. Pour expliquer les événements, il suffit de les disposer dans l'ordre convenable ; c'est dire leur cause que leur donner leur place ; et l'art de philosopher n'est que l'art de composer. Mettons ensemble ceux qui sont les effets d'une même cause, ou qui vont vers un même but. Conservons dans la science les ressemblances qu'ils ont dans la nature ; estimons-les d'après ce qu'ils sont. Et que sont-ils, sinon les dépendances d'tine grande cause commune et les avant-coureurs d'un effet important ? Telle conquête du peuple, le partage du consulat ou la publication des Douze Tables, n'est qu'un pas dans le lent progrès de l'égalité. Telle expédition contre les Samnites n'est qu'une marche dans cette bataille de soixante années qui abattit les montagnards du Sud. Vous n'avez plus besoin de disserter quand vous avez exposé des faits suivis, tous de même espèce, aboutissant tous au même effet. Le lecteur trouve de lui-même la loi qui les assemble ; en les mettant en ordre, vous avez montré leur ordre, et vous êtes philosophe sans cesser d'être historien. — Un autre moyen de faire saisir les lois est de choisir parmi les faits. Quelle langueur dans la narration, si on les dit tous ! A quoi bon, après avoir raconté dans une guerre vingt combats ou pillages, continuer la suite monotone d'escarmouches toujours semblables ? C'est trop dire que tout dire, il ne faut ni accabler l'esprit, ni encombrer la science. Ce sont les chroniqueurs qui éternellement répètent les famines, les batailles, les fêtes, sans jamais se lasser de recommencer leur rebutante énumération. L'historien court à l'idée générale à travers les faits qui la prouvent, ne s'arrête que pour mieux l'expliquer par des détails expressifs, et montrer à l'horizon le but de son voyage. On sent avec lui qu'on chemine et qu'on avance ; la narration devient intéressante parce que les faits sont choisis, comme tout à l'heure elle devenait animée parce que les faits étaient ordonnés ; elle est rapide, parce qu'elle est savante, et amuse, parce qu'elle instruit. Croit-on enfin qu'il faille tant de mots pour exprimer une loi ou indiquer une cause ? Les principales sont les caractères des climats et des peuples. Un portrait de six lignes s'il est vif et vrai, en apprend plus qu'un volume de dissertation. L'imagination a cela d'admirable qu'un adjectif bien placé lui figure toute une contrée ou toute une nation. Est-ce faire une théorie trop sèche que d'expliquer ainsi la ruine de l'Étrurie ? Au milieu de leurs fêtes religieuses et de leurs éternels banquets, les Lucumons d'Étrurie s'avouaient leur décadence et prédisaient le soir prochain du monde. Derrière les murs cyclopéens des villes pélasgiques, ils entendaient le péril s'approcher. Les Liguriens avaient poussé jusqu'à l'Arno ; les Gaulois gravissaient à grands cris l'Apennin comme des bandes de loups, avec leurs moustaches fauves et leurs yeux d'azur si effrayants pour les hommes du Midi. Et cependant, du Midi même, les lourdes légions de Rome marchaient d'un pas ferme à cette proie commune des barbares. Déjà la grande ville de Véies laissait une place vacante dans la réunion nationale des fêtes annuelles de Vulsinie. Il fallut bien quitter les pantomimes sacrées, et les tables somptueuses, et les danses réglées par la flûte lydienne ; il fallut équiper en soldats les laboureurs des campagnes, et donner la main aux intrépides Samnites[1].

Grouper les faits sous des lois qui les complètent et les prouvent, enchaîner les lois particulières par des lois universelles, soit en disposant les narrations, soit en choisissant parmi les détails, soit en résumant les théories par des éclairs d'imagination, tels sont les traits d'un historien philosophe. Reconnaissons-nous Tite Live à ce portrait ?

 

 

 



[1] Michelet, Histoire romaine, t. I, p. 219.