ESSAI SUR TITE LIVE

PREMIÈRE PARTIE. — L'HISTOIRE CONSIDÉRÉE COMME UNE SCIENCE.

CHAPITRE III. — LA CRITIQUE CHEZ LES MODERNES.

 

 

§ 1. BEAUFORT.

I. — Un érudit français du dix-huitième siècle. — Son discours contre les documents de l'histoire romaine. — Contre les événements de l'histoire romaine. — II. Critique de la critique. — Autorité des grandes Annales. — Documents officiels. — Autorité des premiers historiens. — En histoire le probable est le vrai.

I. Pendant que Tite Live s'avance en triomphateur à travers les mythes et les victoires romaines, deux greffiers le suivent, chagrins et douteurs, comptent les morts, contrôlent ses rapports, lui demandent ses preuves. A partir du vingtième livre, ils l'approuvent ; mais, quant aux premiers, l'un déclare qu'il n'en faut rien croire, l'autre refait le récit. Certes, le scandale fut aussi grand que le jour où, pour la première fois[1], un tribun, Génucius ou Considius, mit la main sur le consul qui descendait de son char, et le cita devant le peuple pour justifier sa campagne. Cependant ni l'un ni l'autre n'avaient tort ; et si, dans son orgueil patricien, le général avait exposé ses soldats, l'historien, dans ses courses oratoires, n'avait pas toujours ménagé la vérité. Mais le critique comme le tribun ne devait pas s'acharner à une poursuite excessive, et il était aussi injuste de chasser Tite Live de l'histoire que le consul de la cité.

La dissertation de Beaufort (1738) n'était pas la première attaque. Un ami d'Érasme, Glaréanus, un Hollandais, Périzonius, avaient déjà douté ; et tout récemment, à l'Académie, une discussion de Pouilly et de Sellier venait d'ébranler la foi publique. Mais le livre de Beaufort fut, le premier, méthodique et agréable. C'était un Français de Hollande, membre de la Société de Londres, libre penseur comme on l'était alors en pays protestant, d'un esprit net et vif, fort érudit, mais sans lourdeur, point pédant, et qui laissait à la science l'air sérieux, sans lui donner l'air maussade ; de bon goût d'ailleurs, assez poli envers ses devanciers pour les battre sans mauvaise grâce, deux fois savant puisqu'il fut méthodique, lucide comme un Français ; rapide et correct, puisqu'il fut du dix-huitième siècle, souvent même spirituel, moqueur, par exemple lorsqu'un certain Allemand, Christophorus Saxius, essaye de l'accabler sous un in-quarto de citations. Outre sa critique, il fit une histoire romaine, composée de dissertations solides, précises, le plus souvent très justes, sur la religion, les institutions, les différentes classes, telles que les aimaient les politiques et les raisonneurs du temps. On se laisse volontiers conduire par cet aimable esprit, toujours clair, jamais solennel, qui fait une révolution sans se croire une mission, dit simplement des choses importantes, et, chargé de tant d'in-folio poudreux, à travers les commentaires, les chronologies, les vérifications, garde la démarche aisée et l'air naturel d'un honnête homme et d'un bon écrivain.

Tout son effort tend à détruire. Événements, documents, l'histoire romaine, quand on l'a lu, ne semble plus qu'une ruine. Mais ce critique excessif combat par la vraie méthode. Pour nous qui représentons Tite Live, considérons la guerre qu'on lui fait après dix-sept siècles, Voyons ce qui doit subsister de cet édifice élevé par ses mains pieuses, et tachons de n'être ni un Barbare ni un Romain.

Voici en abrégé le discours que lui tient Beaufort[2] : Sur quels témoignages appuyez-vous votre histoire des cinq premiers siècles ? Le premier historien romain est du sixième. Comment vos ancêtres, si peu lettrés, ont-ils gardé la mémoire des cinq cents ans qui précèdent ? Vous avouez qu'on faisait alors peu d'usage de l'écriture ; que, pour marquer les années, on fichait un clou dans les temples ; que cette pratique elle-même fut longtemps interrompue. Singulière chronologie et bien digne de foi ! En croirons-nous plutôt les Annales de vos grands pontifes ? Clodius, cité par Plutarque, dit que tout fut brûlé par les Gaulois, et que ce qui tient lieu des documents perdus fut supposé. Denys, si crédule, se plaint de l'obscurité des premiers temps de Rome, Cicéron traite de fable l'histoire de ses fondateurs. Vous-même, vous regrettez dix fois la confusion des noms, des faits, des dates, et vous confessez que la plupart des monuments périrent dans l'incendie ! Dans ce débris, qu'est-ce qu'on recueillit et restaura ? Selon vos propres paroles, les lois, les traités de paix, quelques livres des pontifes et des devins. Or, ces rituels servaient autant à l'histoire que nos missels et nos bréviaires. Ils sont suspects, d'ailleurs, puisque, après la restauration des Annales, on les tint secrets ; ils furent altérés, puisque plus tard on les jugea contraires aux livres de Numa, qu'on venait de découvrir. Quant aux Annales, si elles avaient subsisté, vous ne trouveriez pas dans vos auteurs tant de difficultés et de contradictions. Mettons qu'on en ait retrouvé quelques pages. Les fables qu'en tire Aulu-Gelle montrent le crédit qu'elles doivent avoir[3]. Les Annales abandonnées, quel monument garantit l'ancien récit ? Les statues, les trophées, les édifices bâtis en souvenir des grands événements ? Ils périrent dans l'incendie, et ceux qui échappèrent ou qu'on rétablit étaient si incertains[4], qu'on ne savait si la statue de Clélie n'était pas celle de Valérie, fille de Publicola ; que Scipion Metellus prenait une statue de Scipion Émilien pour celle de Scipion Sérapion ; que l'inscription qu'Auguste prit sur le bouclier de Cossus pour vous la donner était contredite par tous les auteurs. Les inscriptions ? Il n'y en avait pas d'antérieures à celle de Duilius. Des journaux ou acta ? Ceux que cite Dodwell sont supposés ; en tout cas, il n'y en eut pas avant le sixième siècle[5]. Les livres de lin ? Ils étaient bien peu volumineux, puisqu'ils ne vous donnent des documents que pendant dix ans ; bien incertains, puisque Cincius et Tubéron, en s'appuyant sur eux, se contredisent ; bien peu accrédités, puisque Tubéron, qui les cite, doute de leur autorité. Restent donc, pour toute ressource, les mémoires des censeurs, d'où l'on a tiré quelques chiffres, et les archives des familles. Or, vous avouez qu'elles sont mensongères et altérées. Quelle foi peut-on leur accorder, quand on voit les généalogies ridicules qu'elles établissaient de votre temps : celle de Brutus, qu'on faisait descendre du premier consul ; celle de la famille Pomponia, qui se donnait pour auteur Numa Pompilius ; celle des Hostilii, plébéiens qui voulaient remonter jusqu'au roi Hostilius ; celle d'Acilius Glabrion, qui, au sixième siècle, n'avait pas obtenu la censure parce qu'il était homme nouveau, et qui, un peu plus tard, descendait d'Anchise et de Vénus ? Ces mémoires, rédigés, corrigés à loisir et à volonté, pendant cinq siècles, par la vanité des familles, selon l'intérêt du moment, dans des temps de superstition et d'ignorance, gardés secrets, restaurés ou peut-être inventés de toutes pièces après l'incendie, ont été l'unique source dont Fabius, votre premier historien, et ceux qui l'ont suivi, aient fait usage. Ajoutez, si vous voulez, quelques chants informes et des oraisons funèbres, toujours fausses par nature. Quelle confiance pouvez-vous mettre en des historiens qui n'ont que de pareils documents ? Comment surtout les croire, quand on sait de quelle manière ils ont écrit ? Selon Denys[6], qui les a tous comparés, Cincius, Caton, Pison et les plus graves ne font que suivre Fabius Pictor ; ils le suivent si bien, qu'ils copient sur lui des absurdités énormes, donnant, par exemple, à conclure que Tanaquil eut des enfants à plus de soixante-quinze ans. Quant à Gellius et à Licinius, on a la mesure de leur exactitude quand on remarque que, par un anachronisme de quatre vingt-cinq ans, ils mettent Denys, tyran de Syracuse, à la place de Gélon, l'an 262 de Rome. Reste donc le seul Fabius. Mais, selon Denys lui-même, s'il a parlé avec exactitude de ce qu'il a vu, il n'a que légèrement parcouru ce qui était arrivé depuis la fondation de Rome jusqu'à son temps. Il a pris tous ses récits dans la tradition ; il est négligent dans la chronologie : Polybe le trouve absurde sur un fait dont il fut contemporain ; il est crédule au point de prendre dans un étranger, dans un inconnu, Dioclès de Péparèthe, le récit de la fondation de Rome. Voilà les auteurs que vous avez suivis. Or, tant valent les sources, tant vaut l'histoire. Qu'est-ce donc qu'on peut affirmer dans tout ce que vous avez raconté ?

Si les documents n'ont pas d'autorité, les événements n'ont pas de vraisemblance[7]. Croyez-vous bien fermement vous-même à ce que vous rapportez de la fondation de Rome ? Denys, qui, sur la foi de Fabius et de Dioclès, adopte votre version, en cite d'autres fort différentes. Cicéron déjà s'en était moqué. Quant aux rois d'Albe et à l'arrivée d'Énée en Italie, les érudits Dodwell, Cluvier, Brochart, en ont depuis longtemps fait justice. La date de la fondation est-elle plus certaine ? Selon Denys, c'est Caton qui, le premier, essaya de la fixer[8]. Ennius la met cent ans plus tôt. Que de chances d'erreurs dans une chronologie fondée sur l'usage de désigner les années par les noms des magistrats ! Vous avouez que les noms sont plus d'une fois différents, selon les différents annalistes, et que la coutume de marquer les années par un clou était rare et fut longtemps interrompue. On ne sait donc ni quand, ni comment Rome fut fondée. Dans les faits qui suivent, autant d'invraisemblances et de contradictions. Denys[9] fait des Romains une colonie de gens honnêtes que le malheur des temps porte à quitter leur patrie ; alors pourquoi les villes voisines leur refusent-elles des femmes ? Est-il croyable qu'un prince bien fait, et orné de tant de belles qualités, tel que les historiens nous représentent Romulus, ait été réduit à la nécessité de vivre dans le célibat, s'il n'avait eu recours à la violence pour avoir une femme ? Quelques-uns disent qu'Hersilia qu'il enleva épousa Hostus Hostilius. Ainsi le pauvre prince reste sans femme, ou du moins il est incertain qu'il en ait une. Denys raconte autrement que vous l'interrègne, le gouvernement alternatif des sénateurs, l'élection de Numa et de Servius. L'histoire du bon et du méchant Tarquin, de la bonne et de la méchante Tullia, n'est pas un roman, mais un conte. J'ai parlé de Tanaquil qui, selon vos dates, aurait eu un fils à soixante-quinze ans. A chaque page, on reconnaît d'anciennes légendes inventées ou empruntées par amour-propre, celle de M. Scævola par exemple. Les Mucii plébéiens[10] trouvèrent commode de se donner une origine patricienne, et d'expliquer leur surnom de Scævola. Selon Pline et Tacite, Porsenna prit Rome, et il fut défendu à vos compatriotes de se servir du fer, excepté dans l'agriculture. Tous les malheurs et toutes les hontes de vos ancêtres sont recouverts par des traits de vertu imaginaires. Les Fabii, selon vous, meurent en héros, pour avoir entrepris seuls une guerre publique ; selon Denys, ils tombent dans une embuscade en faisant un sacrifice sur les terres ennemies. — Vous croyez, d'après vos annalistes, que les Gaulois vainqueurs furent détruits par Camille dans Rome et à Gabies ; et l'on voit par Polybe qu'ils retournèrent tranquillement chez eux pour défendre leur pays contre les Vénètes. Qu'on dresse une table des guerres gauloises selon Polybe et selon vous, et l'on verra combien vos auteurs ont dissimulé de défaites et supposé de victoires. Cicéron se plaignait déjà des triomphes inventés, qui ornent et faussent les éloges funèbres. Les fables sont si nombreuses et si vivaces, qu'elles naissent et croissent encore sur des événements que vos premiers annalistes avaient pu voir. Tandis que Sempronius Tuditanus, Cicéron, Florus, Tubéron, font périr Regulus, chacun par des tortures différentes, Polybe, si voisin des faits, si exact, si instruit, si favorable aux Romains, ne dit rien de ces cruautés invraisemblables ; et, si l'on pouvait conjecturer le vrai à travers tant de contes, on trouverait peut-être que ce supplice fut supposé, pour excuser celui que les fils de Regulus firent subir aux prisonniers carthaginois[11]. Concluons donc que les monuments de l'histoire romaine étaient rares et ont péris que les documents mensongers qui ont survécu n'ont transmis que des faits douteux, souvent invraisemblables, parfois contradictoires, et qu'une histoire ainsi faite n'a rien de certain.

II. La critique corrige l'excès de la critique, et les modernes, plus sceptiques que Tite Live, mais plus érudits que lui, réfutent les exagérations de Beaufort en adoptant ses découvertes[12]. Certainement on pourrait lui dire : Prouvons que les Annales ont pu être composées, qu'elles ont dû l'être, qu'elles l'ont été. Vous supposez sans raison que les Romains ne savaient point écrire. L'usage de ficher un clou dans un temple est une cérémonie religieuse, non un moyen de fixer les dates ; on s'en servait pour conjurer la peste, et non pour marquer les années. Polybe a vu dans le Capitole des traités conclus avec les Carthaginois dès les premiers temps de la république, et Horace, comme Denys, en a lu d'autres, faits avec les Gabiens et les Sabins sous les rois. Ne sait-on pas d'ailleurs que, dès la fondation, les Étrusques étaient civilisés et savants, que Rome reçut d'eux plusieurs institutions, que deux fois même, comme vous l'avez indiqué, elle leur fut soumise ? Donc on pouvait à Rome écrire l'histoire. — Et les patriciens ont dû l'écrire. Toute classe noble tire sa force du passé, et conserve les souvenirs qui la fondent. — Ils l'ont écrite, et par la main d'un magistrat ; ni texte, ni conjecture ne prévaut contre Servius et Cicéron, selon qui les Annales remontaient à l'origine des choses romaines. Ont-elles péri dans l'incendie ? Ce Clodius, que vous citez d'après Plutarque, n'a pas d'autorité, puisqu'on ne sait ni qui il fut, ni dans quel temps il vécut ; et on peut lui opposer Denys, qui affirme que les premiers annalistes ont tiré d'elles tous leurs documents[13]. Reconnaître comme Tite Live qu'elles ont péri en partie, c'est dire qu'elles ont été conservées en partie, soit dans le Capitole, soit dans les temples qui ne furent pas brûlés, soit parmi les objets sacrés qu'on enterra, soit parmi ceux qu'on porta à Géré. Peut-on croire que, dans cette restauration des traités, des lois, des livres sacrés, ordonnée par le sénat après la victoire, un peuple si soigneux de ses antiquités, si occupé de la gloire de ses ancêtres, si attaché à ses institutions, si scrupuleux quand il s'agissait de textes et de souvenirs écrits, ait renoncé à son histoire, et d'un seul coup effacé sa vie passée ? Certes, les pontifes ont rétabli et complété les Annales, à l'aide des traités et des lois conservés ou retrouvés, de la tradition, des annales des villes voisines, qui toutes avaient une histoire[14]. — Et voici maintenant les preuves de ces vraisemblances. D'abord, on sait par Cicéron[15] que les Annales, vingt-quatre ans avant l'incendie (an 404), mentionnaient une éclipse de soleil. Donc elles avaient survécu. En second lieu, à partir du tribunat, année par année, on rencontre, à côté des brillantes narrations poétiques, des faits précis, si suivis et si secs, qu'on a sous les yeux, sans le moindre doute, les tables que le grand pontife exposait à sa porte. Ici tel temple est fondé, tels consuls nommés, tels prodiges expiés, telle ville assiégée[16]. Ailleurs, on reconnaît les superstitieuses grandes Annales, en lisant que les Romains recommencent les grands jeux, parce qu'un maitre a promené son esclave dans les rues en le fouettant[17]. Ce ne sont partout que détails semblables, trop petits pour avoir été conservés par la tradition, trop arides pour être attribués à l'invention poétique, trop peu importants pour avoir été imaginés dans la restauration des textes. Bref, sauf quelques fables et les amplifications oratoires, on retrouve, depuis le tribunat jusqu'à l'incendie, le même ordre, les mêmes sortes de faits, les traces du même livre que dans les récits authentiques des guerres puniques. Qu'après l'incendie la restauration des Annales ait été incomplète, mêlée d'erreurs et de mensonges, on le voit assez par les contradictions que vous marquez, et Cicéron le prouve en disant qu'on fut obligé de partir de l'éclipse de 404 pour calculer les précédentes. Mais il demeure constant que Rome garda un corps d'annales qui, à partir du tribunat, était digne de foi. Pour les règnes des rois, vous avouez qu'on avait des traditions, et plusieurs lois et traités intacts et importants ; et nul ne doute que depuis l'incendie jusqu'à Fabius Pictor les Annales n'eussent été régulièrement rédigées et conservées. Maintenant, sans parler des monnaies dont plusieurs dataient de Servius, des inscriptions antiques que vous contestez à tort, puisque Pline en vit plusieurs contemporaines de la fondation de la république[18], on lisait dans les livres des pontifes les formules des traités, dans les temples les plébiscites et les sénatus-consultes, dans les Fastes la suite des magistrats, dans les archives de famille les faits développés. Y a-t-il beaucoup de peuples dont les premiers siècles aient laissé autant de monuments ? Fabius Pictor trouvait donc des détails certains à partir de l'incendie, des détails certains encore, mais moins nombreux et mêlés d'erreurs, à partir du tribunat, les principaux faits authentiques, quoique joints à des fables, à partir du roi Servius, puis quelques noms et l'indication de plusieurs grandes révolutions cachées sous les légendes, depuis l'origine jusqu'aux Tarquins. Si Tite Live eût étudié, non les historiens, mais les documents eux-mêmes, son livre serait aussi vrai qu'il est éloquent. — Nous avouons maintenant que ces historiens ont fait des documents un médiocre usage. Rome, lorsqu'ils ont paru, commençait à devenir grecque ; Fabius, Pison, Cincius, à l'école des subtils et élégants rhéteurs, n'apprenaient pas à comprendre la poésie et la barbarie des premiers âges ; et des consulaires, qui venaient de quitter leur siège au sénat ou leur cheval de guerre, ne savaient ni ne voulaient s'enfoncer dans les doutes minutieux de la critique. Le grave Fabius a donné la chronologie des rois d'Albe ; il a tiré d'un Grec inconnu l'histoire d'Énée, et, par une malencontreuse exactitude, il a placé au quatrième mois de la ville l'enlèvement des Sabines. Telle était à peu près la critique des moines de Saint-Denis, qui ouvraient leur chronique pat l'histoire de Francus, fils d'Hector, fondateur de la nation française. Le dialogue de Romulus et des buveurs, dans Pison, est digne du roi Dagobert et de saint Éloi son ministre. Le docte Cincius rapportait les actions d'Évandre, et Valerius Antias avait employé tout un livre à développer les contes puérils qui précèdent la légende de Numa. Aussi nous accordons qu'ils n'ont pas débrouillé l'histoire des rois, ni écarté les mensonges qui jusqu'à l'incendie sont mêlés à la vérité. Vous avez prouvé que, s'autorisant des traditions, ils ont, par orgueil, dissimulé les défaites de Rome, et copié, dans les archives de famille, bien des triomphes supposés. Mais prenez garde vous-mêmes d'altérer les textes que vous connaissez si bien, de mal traduire Denys dans l'intérêt de votre cause, de lui faire dire que Fabius est léger lorsqu'il le trouve seulement moins diffus que lui. Vos mains d'inventeur tordent la vérité si fragile. Songez, je vous prie, que Cincius était un jurisconsulte exercé, que Pison avait écrit plusieurs livres sur le droit pontifical, qu'ils avaient tous manié les affaires, que personne ne doute de leur diligence et de leur bonne foi[19], que leurs dignités et leur naissance leur donnaient les moyens de consulter les documents originaux et les Annales, que le spectacle du Forum et la pratique de la guerre leur faisaient comprendre les dissensions et les combats de l'antique république. Reconnaissez que s'il y a un roman dans Tite Live, il y a aussi une histoire, et qu'avec un peu de patience et beaucoup de prudence, on peut dégager l'histoire du roman.

 On sauve ainsi en partie l'autorité des documents. Pour les événements que vous détruisez, on vous les abandonne. A vrai dire, les anecdotes qu'on a sur les rois et les détails douteux de leurs campagnes n'intéressent guère ; aujourd'hui les historiens s'attachent à des points plus importants. Romulus et Numa ont-ils vécu, on n'en sait rien ; mais on suppose que Rome fut d'abord un assemblage de deux peuples, les Latins et les Sabins, et qu'elle s'accrut dès sa naissance, parce qu'elle fut un asile. On raconte aux enfants les historiettes qui ornent les autres règnes, mais avec vous l'on admet que, sous les Tarquins, Rome devint la capitale d'un État puissant, civilisé, capable de construire de grands monuments ; d'où l'on conjecture qu'elle fut alors conquise par les Étrusques. On pense, avec vous, que les dévouements d'Horatius Coclès et de Scævola sont, sinon invraisemblables, du moins peu certains, que Rome fut prise par Porsenna, que plus tard elle se racheta des Gaulois. On tâche de retrancher les triomphes ajoutés par les familles dans les guerres des Volsques, des Gaulois, des Samnites, et l'on s'avance avec une certitude croissante, en suivant le progrès naturel de l'égalité et l'accroissement pénible du territoire. Mais on se garde de renverser comme vous la vérité en même temps que l'erreur ; on ne croit pas que là où il y a des fables, tout soit fable. On défend les faits probables de la contagion du doute ; on sait que, pour des événements reculés, il n'y a pas de démonstrations géométriques, qu'à défaut de certitude l'historien doit se contenter de vraisemblances, et tenir un événement pour vrai quand il n'est pas absurde, et que le témoin a pu en être informé. On juge enfin qu'il faut de la discrétion dans la critique, et qu'en voulant tout prouver, on finit par ne rien savoir. On loue votre méthode ; on use de vos recherches ; on s'instruit par vos objections ; mais on ne rejette pas le récit de Tite Live. On emploie vos doutes à le corriger, non à le discréditer. Un grand critique, aussi peu crédule que vous, mais moins sceptique, viendra, parce qu'il est philosophe et poète, ébranler encore ce vaste édifice ; mais pour le restaurer.

 

§ 2. — NIEBUHR.

I. Un érudit allemand du dix-neuvième siècle. — L'histoire commence par l'épopée. — Histoire probable de Rome. — Les luttes de classes à Rome sont des luttes de nations. — Découvertes dans l'histoire des institutions et des lois. — II. Recherche immodérée des détails. — L'imagination visionnaire. — En histoire, les vérités de détail ne servent qu'à établir les vérités générales.

I. On trouverait sans beaucoup d'efforts Niebuhr dans Vico. Les découvertes se font plusieurs fois ; et, ce qu'on invente aujourd'hui, on le rencontrera peut-être demain dans sa bibliothèque. D'ailleurs, selon la coutume des novateurs, il pousse la vérité jusqu'à l'erreur : exagérer est la loi et le malheur de l'esprit de l'homme ; il faut dépasser le but pour l'atteindre. Tout écrivain a le double regret d'avoir des devanciers et des correcteurs.

Mais le grand penseur allemand approche de Tite Live par sa majesté oratoire et par le respect qu'il a de son œuvre. Rome a deux fois eu l'honneur de susciter pour son histoire des esprits égaux à sa grandeur. Il faut entendre Niebuhr parler de la philologie médiatrice de l'éternité[20], du penchant secret qui l'entraîne à deviner ce qui a péri[21]. Il y a, dans sa préface, des accents religieux comme dans celle de Tite Live. Son siècle, dit-il, a reçu de la Providence une vocation particulière pour ces recherches, et Dieu bénira son travail. Il parle noblement comme Tite Live de la haute félicité que ressent l'âme dans le commerce intime des grands hommes qui ne sont plus[22]. Sans doute il est plébéien de cœur, et, comme le peuple au retour de Véies, il pousse hardiment ses constructions nouvelles à travers les débris sacrés de la ville patricienne. Mais l'amas irrégulier des monuments qu'il élève est la véritable Rome, et, comme le pontife, il retrouve parmi les ruines le sceptre augural de Romulus.

Ne le prenez point pour un simple destructeur. L'Allemagne a plus de goût pour les hypothèses que pour les doutes ; et il n'abat que pour rebâtir. Au premier moment, quand on quitte Beaufort et qu'on ouvre Niebuhr, quelle horrible lecture ! Conjectures sur conjectures, discussions sur les traditions, les altérations, les interpolations, les moindres faits commentés, contrôlés, restitués, un entassement de dissertations, de démonstrations, de suppositions, l'érudition la plus épineuse, la plus pesante, la plus rebutante, un style obscurci par des mots abstraits, embarrassé de longues phrases, sans divisions nettes ni mouvement sensible ; on se croirait au fond des mines du Hartz, sous la lueur fumeuse d'une lampe, près d'un mineur qui gratte péniblement le dur rocher. Mais, si l'on s'habitue à la noire vapeur de l'atelier souterrain, on admire bientôt quelles masses énormes soulève cette main puis-ii sante, et dans quelles profondeurs inconnues il a pénétré. Ce ne sont plus, comme dans Beaufort, des réflexions frivoles sur la politique de Porsenna qui ne rétablit pas Tarquin, sur les lumières de Numa qui enseigne à ses peuples un Dieu immatériel, sur la sottise du peuple qui se laisse duper par la constitution de Servius. Contemporain de la révolution philosophique qui depuis Kant agite l'esprit humain, né dans cette Allemagne, patrie d'une science et d'une poésie nouvelles, dont le flexible et profond génie reproduit le mieux les pensées perdues, Niebuhr est encore jurisconsulte, politique, financier, géographe, antiquaire, homme d'imagination et de science, esprit aussi pratique que spéculatif, mais intempérant par excès de force, capable de tout, sauf de se restreindre, avide de science jusqu'à prendre ses conceptions pour les objets mêmes, et imaginer Rome quand il ne peut plus la restaurer.

Sa première découverte est d'un poète. Puisque les Annales remontent à peine au tribunat, et les documents originaux à Servius, l'histoire des premiers rois est une tradition. Or, toute tradition est poétique ; car les barbares et le peuple, faute de mots abstraits, expriment les faits généraux par des symboles, et figurent par des légendes les révolutions des États, comme ils transforment en dieux les lois de la nature. Ainsi cherchons d'abord, non les faits véritables, mais la poésie qu'ils ont fait naître ; recomposons les traditions, pour démêler ensuite les événements qu'elles cachent, et devinons les chants nationaux sous les textes des historiens qui en ont tiré leurs récits. Niebuhr parcourt ainsi le premier âge de Rome, séparant la poésie de la prose qui coule dans le même lit. Le règne de Tullus Hostilius est encore un poème barbare, mais déjà, le fond du récit est vrai[23]. Peu à peu les faits authentiques, quoique mal expliqués ou altérés, se lient, se serrent et forment la trame de l'histoire. Il faut bientôt qu'un grand intérêt national ait fortement remué l'imagination populaire, pour que la poésie sorte vivante et sur ce tissu terne étale ses riches couleurs. Telle est cette tragédie des Tarquins, qui a pour épisodes les dévouements de Scævola, de Coclès, de Clélie, et dont le dénouement est la bataille homérique du lac de Régille. Les chefs s'y provoquent au combat, comme Ajax ou Hector ; les Romains et les Latins plient tour à tour, selon que les héros sont vaincus ou vainqueurs. Au premier rang de l'armée romaine, combattent deux jeunes guerriers à la taille gigantesque, montés sur des chevaux blancs ; ce sont les Dioscures, qui subitement apparaissent à Rome, dès que l'ennemi est en déroute, lavent leurs armes à la fontaine de Juturne, et annoncent au peuple la victoire. Un de ces chevaux divins laissa l'empreinte de son pied dans le basalte. — A partir de l'insurrection de la Commune, l'histoire est réelle, quoique devenue fabuleuse en beaucoup de parties[24]. — Au temps de Denys, la chanson de Coriolan subsistait encore. Selon l'usage des héros poétiques, il prend en un an toutes les cités dépendantes de Rome, et campe devant la ville. — La prise de Véies est épique comme celle de Troie. Un aruspice prédit sa ruine ; les Romains, en détournant l'inondation du lac d'Albe, décident contre elle la volonté des dieux. Ils arrivent par la mine jusque dans la citadelle, arrachent des mains du prêtre la victime et la consacrent aux dieux. Junon, qu'ils interrogent, leur fait signe qu'elle consent à revenir à Rome.— Dans les guerres gauloises et samnites, les fables de V. Corvus et de Curtius prouvent qu'on est bien près encore du pays des contes. A mesure qu'on s'approche des guerres puniques, les faits précis se dessinent dans une lumière croissante, et les grandioses apparitions s'évanouissent dans les lointains obscurs où elles sont nées.

Niebuhr, ayant refait les fables, essaye de refaire la vérité. Selon lui, Rome fut d'abord subjuguée par les Sabins, et les deux ou trois cités qui la composaient se sentirent longtemps de la séparation primitive : Il n'y a pas de motif raisonnable pour douter de l'existence personnelle du roi Tullus Hostilius[25]. — Je regarde, dit-il, la chute d'Albe comme historiquement certaine[26]. Sous Ancus, un grand nombre de Latins transportés à Horne formèrent la plèbe. Il reconnaît que Tarquin l'Ancien bâtit le mur d'enceinte, les vastes égouts qui desséchèrent le Vélabrum et la place publique, et suppose qu'en ce temps-là un roi d'Étrurie s'établit à Rome[27]. Il croit, selon le texte de Claude, que l'Étrusque Cœlius Vibenna y vint avec une grande armée, et que Servius, un de ses clients, devenu roi, donna des droits politiques à la plèbe par l'institution des centuries. On peut admettre comme historique le complot des patriciens contre Servius[28]. Tarquin le Superbe ôte à la plèbe ces droits ; il est chassé avec toute sa race. Mais Rome, conquise par Porsenna, perd tout ce qu'elle possédait au nord du Tibre. Affaiblie, elle traîne une vie précaire, et met cent ans à conquérir Véies.

Sauf les premières conjectures, cela est-il trop romanesque ? Tite Live se fût-il indigné qu'on traitât ainsi son histoire ? Niebuhr est seulement un peu plus poète que lui. En laissant subsister les grands faits, il rend à l'histoire le ton des traditions primitives. Quant aux expéditions de Romulus contre Fidènes et de Tarquin contre Gabies, je ne sais s'il faut bien vivement les défendre. Du reste les grandes découvertes de Niebuhr sont ailleurs.

L'histoire du droit public, dit-il quelque part, est le but que je me propose[29]. L'opposition de deux races explique l'histoire intérieure de Ronge ; les patriciens et les plébéiens étaient deux nations en une seule cité. Les patriciens sont le peuple primitif, maîtres légitimes de la ville, divisés en gentes dont les membres sont unis moins par la parenté que par la loi et par des sacrifices communs. Ils ont sous eux des clients étrangers, sortes de vassaux, qui portent leur nom et vivent sous la protection de leurs dieux et de leur lance. Tous réunis, ils forment l'assemblée par curies ; les chefs réunis des gentes forment le sénat. A côté et au-dessous d'eux vit une nation distincte, accrue des clients dont l'obligation s'est éteinte, composée des étrangers vaincus transportés à Rome, et non seulement d'une populace, mais de maisons nobles et riches. Ils ont le droit de cité sans suffrage et ne peuvent contracter mariage avec ceux de l'autre nation. Divisés en tribus, ils ont, depuis Servius, des tribuns et des juges. Ainsi une différence de race et de condition fonde et maintient l'inégalité des ordres ; la guerre extérieure continue par une guerre domestique ; et les vaincus, devenus citoyens, supportent et combattent encore des vainqueurs. Les patriciens gouvernent la cité où ils ont reçu les plébéiens, et jouissent des terres publiques qu'ils ont conquises par les mains des plébéiens ; ceux-ci demandent des droits pour sortir de la servitude, des terres pour sortir de la misère, et obtiennent des terres et des droits parce qu'ils deviennent la nation. Dès lors tout le récit de Tite Live s'éclaircit. Les deux peuples, réunis en une seule armée et en une seule assemblée[30] par la constitution de Servius, restent distincts longtemps encore. Chacun a son assemblée[31], ses magistrats, ses intérêts, son caractère ; et les retraites de la plèbe ne sont que la séparation de deux nations unies, non confondues. Et remarquez que cette union de deux peuples est la constitution de toute l'antique Italie. Depuis le traité de Servius, le peuple latin est attaché au peuple romain, comme la plèbe à la nation patricienne ; ainsi que les plébéiens, les Latins demandent l'égalité, se séparent plusieurs fois de la nation maîtresse, lui fournissent des soldais, et finissent par obtenir les mêmes droits. L'Italie, comme le Latium, subit le commandement de Rome, rompt l'alliance dans la guerre Sociale comme le Latium dans la guerre samnite, commets plèbe dans la retraite au mont Sacré. La colonie romaine est encore l'image de Rome ; elle forme dans la ville occupée la nation patricienne, et les anciens habitants sont la plèbe. Rome elle-même est une colonie d'Albains et de Sabins réunis sur le pied de l'égalité, et les Lucères appartiennent à un peuple allié sur un pied d'infériorité, ou qui même était sujet[32]. Niebuhr trouve enfin la constitution romaine chez les voisins de Rome. Partout, dans le monde antique, des cités composées d'une plèbe de vaincus et d'une noblesse de vainqueurs s'assujettissent d'autres cites. Sparte a ses ilotes et ses périèques. Sparte, Athènes, Carthage, et leurs colonies, conquérantes comme Rome, s'entourent d'une plèbe de villes soumises. Ce mouvement d'union et de subordination avait commencé dix fois autour de la Méditerranée. Rome le répète, l'assure et l'agrandit.

Niebuhr est admirable encore, lorsqu'il montre la naissance insensible de toutes les magistratures, les tribuns institués par Servius quand la plèbe se forme en tribus, déclarés inviolables lorsqu'elle revient du mont Sacré, chaque jour plus puissants parce qu'elle devient le peuple, et à la fin vrais chefs de l'État ; les dictateurs, magistrats latins, dès longtemps établis à Lanuvium et à Tusculum ; les préteurs, déjà institués sous les rois, ayant la garde de la ville et le droit d'expédier les affaires en leur absence[33] ; les censeurs, d'abord tribuns militaires et simples intendants de la fortune publique, qui, du droit d'inscrire chaque citoyen dans sa classe, tirent celui d'inspecter les mœurs. Il comprend que rien, dans les institutions humaines, n'est soudain ; que, comme les choses naturelles, elles ont des commencements faibles ; que tout changement, étant graduel et préparé, arrive, non par l'arbitraire des volontés, mais par la force des situations, qu'il faut donc lui trouver des origines obscures ; que, par la même raison, une institution ne reste jamais dans le même état ; que, sous les mêmes noms, on trouve à chaque siècle des pouvoirs différents ; qu'elle s'altère nécessairement et sans cesse, parce que l'homme n'est pas un seul instant le même, et que l'histoire n'est que le récit d'un mouvement. Cette vue pénétrante de la nature humaine et cette connaissance infinie des faits marquent, en Niebuhr, le génie moderne. Parcourez les explications qu'il accumule sur les nexi, sur les finances de Rome, sur la population, sur les terres et les dettes, sur les municipes et les colonies, sur les changements de la légion ; dans l'économie politique, dans le droit public ou privé, dans les institutions d'argent ou de guerre, il n'est aucun point qu'il n'éclaircisse. Déjà, il est vrai, le lecteur se perd dans la multitude des suppositions. Niebuhr corrige Tite Live comme si aujourd'hui il avait sous les yeux les grandes Annales, devine sur un manuscrit demi-brûlé[34] les traces d'une conspiration des Patres minores contre les majores, exagère partout la manie des conjectures, philologue et légiste intraitable, les yeux fixés sur les textes avec tant d'obstination et d'imagination qu'il finit par y lire ce qui n'y est plus, tandis que le lecteur, noyé dans les doutes, arrive à peine à bord, ne sachant plus s'il est dans le roman ou dans l'histoire, sauvant à peine quelques grandes vérités parmi les vraisemblances qui ont glissé entre ses mains.

Faut-il entrer maintenant dans le détail infini des recherches que Niebuhr amasse sur les guerres de Rome ? Qu'il suffise de dire que le premier il explique comment l'alliance conclue par Sp. Cassius avec les Latins et les Herniques doubla les forces de la cité, et la tira lentement de l'abaissement où elle était tombée par la victoire de Porsenna ; qu'il ôte aux Romains et rend aux Volsques beaucoup de victoires ; qu'il refait et déplace l'histoire de Coriolan ; qu'il montre Rome épuisée par l'invasion des Gaulois, et renouvelée par le nouvel ordre que Camille met dans l'armée[35] ; qu'il suit enfin toute la guerre samnite et s'avance jusqu'à la fin de la première guerre punique, contestant, corrigeant, conjecturant, plébéien de cœur et partisan des vaincus, avec une subtilité et une minutie admirables et déplorables. Sans doute, ce travail eût pu être fait du temps de Tite Live, quoique à grand'peine, et avec bien des lacunes ; mais, quand nous n'avons pour documents que des auteurs éloignés des faits de plus de sept cents ans, quand nous savons qu'ils ont copié imparfaitement d'autres historiens faibles critiques, copistes eux-mêmes de monuments altérés, vouloir retrouver les moindres détails n'est-ce pas folie ? Là est le défaut dominant de Niebuhr ; et le bon sens de Tite Live corrige à son tour la témérité de celui qui l'a jugé. C'était assez de démêler les poèmes primitifs, de retrouver les grands traits de la constitution de Rome, et de marquer les principaux événements de ses premières conquêtes. Il fallait être sobre dans ce désir de science, et comprendre que des vraisemblances douteuses, soutenues par des conjectures aventurées, ne méritent pas d'entrer dans l'histoire. A force de passion et de divination, on finit par devenir visionnaire. Cette phrase est-elle d'un critique ou d'un inspiré ? Pour l'observateur dont la contemplation a duré de longues années, qui l'a toujours renouvelée, qui n'a jamais détourné la vue de son sujet, l'histoire des faits méconnus, effacés, défigurés, sort de son obscurité ; elle quitte la nuit et les nuages ; elle prend un corps et une forme précise. Telle, dans la légende slave, la nymphe aérienne, d'abord à peine visible, devient fille de la terre, et se personnifie par la seule puissance d'un long regard de vie et d'amour[36]. Que sont ces villes toutes germaines, Lucérum, Rémuria, Quirium, fondées seulement de nos jours[37] ? A quoi bon chercher comment s'est formée la tradition sur Tarquin l'Ancien, supposer, par exemple, qu'un Corinthien se fixa autrefois à Targui-nies, qu'on lui attribua l'invention de l'écriture, et que, de même qu'on a rattaché Numa à Pythagore, on lui a rattaché Tarquin[38] ? Quelle est cette interprétation des années symboliques de Numa, ce compte exact des familles éteintes, inventé pour expliquer le nombre des centuries que Tarquin ajouta ? Toute apparence, dites-vous, peut tromper à la lueur incertaine de ce crépuscule. Laissez donc ces ombres incertaines ; elles ne peuvent plus être touchées par des vivants : elles sont comme les vains fantômes qu'Ulysse aperçoit chez Hadès, dans les humides prairies d'asphodèle, et qui s'évanouissent en fumée dès qu'on veut les saisir. Que voulez-vous que le lecteur devienne parmi tant de suppositions et de vraisemblances[39] ? Ici vous reportez de deux ans en arrière la prise d'une ville ; un instant après vous devinez deux armistices ; plus loin, vous imaginez trois ou quatre mensonges des annalistes : Q. Fabius n'a pas repris le butin fait par les Èques. Cincinnatus n'a pas délivré Minucius ; il n'a été nommé que pour effrayer les plébéiens. Il est vraisemblable que beaucoup de villes latines sont tombées entre les mains des Volsques[40] ; il est probable que quelques-unes se sont garanties par des traités ; il est à croire que Tusculum, Aricie, Lanuvium, se sont mises dans la clientèle de Rome. Délivrez-nous de tant de conjectures ; j'aime mieux tout ignorer que trébucher à chaque instant sur des demi-croyances. Le sol s'enfonce sous les pas, et l'on tend en vain les mains autour de soi pour se retenir à quelque appui. L'issue malheureuse de la guerre ayant déterminé les Samnites à consentir à l'extradition de Papius Brutulus, il est permis de supposer que ce fut une opposition politique qui paralysa et fit échouer ses conseils, précisément parce qu'ils étaient de lui. Je n'examine pas si cette opposition avait le caractère d'une faction, ou si elle venait de peuples à qui il n'appartenait pas immédiatement[41]. Cela est fort heureux, mais vous examinez bien d'autres choses. Le parti pour lequel se décida Pontius était si étranger à l'esprit des hommes d'État de l'antiquité, qu'on ne peut guère douter qu'il ne se fût élevé l'âme par la doctrine des philosophes Grecs[42]. Et un peu plus loin, vous cherchez si les boucliers d'argent des Samnites étaient en grand nombre, si c'était la première fois qu'ils en avaient, d'où ils leur venaient[43]. Prenez garde de quitter la profonde critique de Vico pour les puérilités de l'érudition. D'autres ont eu le tort de faire des livres sur les anneaux ou les chaussures des Romains. Un génie comme le vôtre méritait d'être appliqué à des questions plus hautes et plus certaines. Tite Live, que vous blâmez si durement, pouvait par sa discrétion vous donner un exemple de bon goût. Les dieux, dites-vous, se refusèrent-ils à ressusciter Pélops, parce qu'il lui fallait donner une épaule d'ivoire ? Notre travail ressemble beaucoup à celui du naturaliste qui dégage des éléments étrangers un squelette d'ossements fossiles rassemblés avec trop de légèreté[44]. Un naturaliste comme Cuvier reconstruit la charpente d'un animal, mais ne s'amuse pas à deviner les plus petites saillies d'un os qui manque, ou la couleur de la peau qui est perdue ; et nous ne sommes pas des dieux pour rendre la vie à tous les morts. Sachons estimer ce que nous valons et mesurer ce que nous pouvons. Notre esprit est trop borné pour embrasser tous les objets, trop noble pour s'abaisser à toute recherche. Il faut, dans l'histoire effacée, ne rétablir que les grands traits, parce que les autres ne peuvent pas être retrouvés et ne méritent pas de l'être. Ne corrigeons pas tous les détails de Tite Live, puisque les moyens qu'il avait nous manquent ; essayons seulement de découvrir dans son récit l'antique poésie et la vraie nature de la constitution primitive, de diminuer quelque chose des vertus patriciennes et des victoires romaines ; pour le reste, imitons sa modération et sa réserve ; souvenons-nous qu'il a mieux aimé ignorer que deviner, et que, s'il a employé dix livres à abréger avec des doutes les cinq cents premières années de Rome, il en a employé cent trente à développer l'histoire certaine des deux derniers siècles. A travers la distance, nous ne découvrons des anciens âges que les grandes masses et les vastes mouvements. Les faits particuliers ont péri ; les faits généraux subsistent, et le critique se fait philosophe pour rester historien.

 

 

 



[1] Tite Live, II, 52.

[2] Dissertation sur l'incertitude des cinq premiers siècles de Rome, p. 3, etc.

[3] Aulu-Gelle, Nuits Attiques, IV, 5.

[4] Beaufort, Dissertation, etc., p. 70.

[5] Beaufort, Dissertation, etc., p. 87.

[6] Beaufort, Dissertation, etc., p. 113.

[7] Beaufort, p. 209

[8] Beaufort, p. 225.

[9] Beaufort, Dissertation, etc., p. 259.

[10] Beaufort, p. 330.

[11] Beaufort, Dissertation, etc., p. 436.

[12] Leclerc, Niebuhr, Lebas.

[13] Denys, t. I, p. 59.

[14] Leclerc, des Journaux chez les Romains, p. 71.

[15] Cicéron, de la République, I, 16.

[16] Tite Live, II, 19 ; II, 21.

[17] Tite Live, II, 36.

[18] Pline, Histoire naturelle, XXXV, 3.

[19] Lachmann, de Fontibus Titi Livii, Ire partie.

[20] Niebuhr, Histoire romaine, Préface, traduction de M. de Golbéry, p. 21.

[21] Niebuhr, Ibid., p. 23.

[22] Niebuhr, Histoire romaine, t. VI, p. 43.

[23] Niebuhr, t. I, p. 346.

[24] Niebuhr, t. III.

[25] Niebuhr, t. I, p. 357.

[26] Niebuhr, t. III, p. 62.

[27] Niebuhr, t. III, p 77-101.

[28] Niebuhr, t. III, p. 87.

[29] Niebuhr, t. III, p. 17.

[30] L'assemblée par centuries.

[31] L'assemblée par curies et l'assemblée par tribus.

[32] Niebuhr, t. III, p. 68.

[33] Niebuhr, t. III, p. 151 ; t. IV, p. 118.

[34] Niebuhr, t. III, p. 170.

[35] Niebuhr, t. II, p. 241.

[36] Niebuhr, t. III, p. 20.

[37] Leclerc, des Journaux chez les Romains.

[38] Niebuhr, t. II, p. 95, 127.

[39] Niebuhr, t. III, p. 147, etc.

[40] Niebuhr, t. III, p. 342.

[41] Niebuhr, t. VI, p. 252.

[42] Niebuhr, t. VI, p. 297.

[43] Niebuhr, t. VI, p. 344.

[44] Niebuhr, t. VI, p. 161.