ESSAI SUR TITE LIVE

PREMIÈRE PARTIE. — L'HISTOIRE CONSIDÉRÉE COMME UNE SCIENCE.

CHAPITRE II. — LA CRITIQUE DANS TITE LIVE.

 

 

§ 1. — Sa préface.

Mon livre vaudra-t-il le travail qu'il m'en coûtera pour écrire, depuis l'origine de la Ville, les actions du peuple romain ? Je ne sais, et, si je le savais, je n'oserais le dire, quand je vois que le sujet est à la fois ancien et rebattu, depuis que chaque jour de nouveaux écrivains croient apporter des faits plus certains ou surpasser l'inhabile antiquité dans l'art d'écrire. Quoi qu'il en soit, j'aurai toujours la joie d'avoir aidé selon mes forces à l'histoire du premier peuple de la terre, et, si, dans cette foule d'écrivains, mon nom reste obscur, la grandeur et l'illustration de ceux qui l'auront effacé me consoleront. C'est d'ailleurs un ouvrage d'un labeur immense, puisqu'il prend Rome à plus de sept cents ans d'ici, et que, partie de faibles commencements, elle s'est accrue au point de plier maintenant sous sa propre grandeur. Je sais de plus que la plupart des lecteurs prendront peu de plaisir à voir les origines et les temps voisins des origines, impatients d'arriver à ces derniers temps, où les forces d'un peuple depuis longtemps souverain se détruisent elles-mêmes. Pour moi, je chercherai dans mon travail encore une récompense, celle de me détourner, tant qu'il durera, des maux que notre siècle a vus si longtemps, ou du moins de les oublier, tant que mon esprit s'attachera à ces âges antiques, libre des inquiétudes qui, sans écarter un écrivain du vrai, le tiennent pourtant préoccupé.

Les faits qui se passèrent, avant que la ville fût fondée ou qu'on voulût la fonder, sont plutôt ornés de fables poétiques que transmis par des sources pures. Je ne veux ni les réfuter ni les affirmer. Laissons à l'antiquité le droit de mêler le divin à l'humain pour rendre plus augustes les commencements des villes. Que s'il est permis à un peuple de consacrer ses origines et de prendre des dieux pour ses auteurs, c'est au peuple romain ; et, quand il veut faire de Mars le père de son fondateur et le sien, sa gloire dans la guerre est assez grande pour que les nations de l'univers le souffrent, comme elles souffrent son empire. Au reste, de quelque façon qu'on regarde et qu'on juge ces récits et d'autres semblables, je n'y mets pas grande différence. Ce qu'il me faut, c'est que chacun, pour sa part, s'applique fortement à connaître quelles furent les mœurs, quelle fut la vie à Rome, par quels hommes, par quels moyens, dans la paix et dans la guerre, cet empire a été fondé et accru. Qu'on suive alors le mouvement insensible par lequel, dans le relâchement de la discipline, les mœurs d'abord s'affaissèrent, puis tombèrent chaque jour plus bas, et enfin se précipitèrent vers leur chute, jusqu'à ce qu'on en vint à ces temps où nous ne pouvons souffrir ni nos vices ni leurs remèdes. S'il y a dans la connaissance des faits quelque chose de fructueux et de salutaire, c'est que vous y contemplez, en des monuments éclatants, les enseignements de tous les exemples ; c'est que vous y trouvez, pour vous et pour votre patrie, ce qu'il vous faut imiter, ce qu'au contraire vous devez fuir, parce que l'entreprise et l'issue en sont honteuses. Au reste, ou l'amour de mon sujet m'abuse, ou il n'y eut jamais de république si grande, ni si sainte, ni si riche en bons exemples ; ni de cité où la débauche et l'avidité aient pénétré si tard, où l'on ait tant et si longtemps honoré la pauvreté et l'économie : tant il est vrai que, moins on avait, moins on désirait. C'est tout récemment que les richesses et l'abondance des plaisirs ont apporté la cupidité et la passion de périr et de tout perdre par le luxe et la débauche. Mais ces plaintes, qui déplairont lors même peut-être qu'elles seront nécessaires, doivent du moins être écartées du commencement d'une si grande œuvre. J'aimerais mieux, si c'était la coutume des historiens, commencer comme les poètes par de bons présages, en offrant des vœux et des prières aux dieux et aux déesses, pour qu'ils donnent un heureux succès aux débuts d'une si vaste entreprise.

Cette noble préface montre dans quel dessein et avec quels sentiments écrit Tite Live. C'est l'œuvre d'un moraliste qui présente aux hommes des exemples de conduite, et d'un citoyen qui veut louer la vertu de sa patrie. On reconnaît le lettré dans cet amour du beau langage, l'honnête homme dans ces promesses d'impartialité et dans ces aveux d'ignorance ; et, dans les solennelles périodes et les fiers accents d'orgueil national, on entend la voix de l'orateur, qui ouvre le récit des victoires romaines en dressant un arc de triomphe au peuple roi.

 

§ 2.

I. Il n'avance rien que sur des autorités. — II. Sur beaucoup d'autorités. — III. Ses aveux. — Son équité. — IV. Sa bonne foi. — Ses doutes. — V. La noblesse d'âme est un instinct critique. — Imbécillité de Denys. — VI. L'exactitude est un talent critique — Vérité croissante des derniers livres.

Ce génie de l'auteur annonce les mérites et les défauts du critique. Tite Live approche de la parfaite vérité, parce qu'il l'aime et parce qu'il comprend la grandeur de Rome, mais sans y atteindre, parce qu'il n'a pas l'amour unique et absolu du vrai, parce qu'il a pour sa patrie une partialité involontaire, parce qu'il a trop de goût pour le beau style et l'éloquence. Il est aussi exact qu'on peut l'être, quand on est naturellement orateur et non historien.

I. Jamais il n'avance un fait sans preuves. Pour les plus minces détails, il avait les auteurs sous les yeux. Les députés, dit-il, trouvèrent Cincinnatus dans son champ, selon les uns, creusant un fossé et appuyé sur sa bêche ; selon les autres, conduisant sa charrue ; mais, ce dont on est d'accord, occupé à un travail champêtre[1]. Sans doute il ne cite pas à chaque événement ses autorités ; son début n'est point le catalogue de ses sources ; cela est bon pour un pauvre Grec, rhéteur et sans crédit, comme Denys. Tite Live n'a pas besoin de prouver sa bonne foi ; elle se manifeste d'elle-même sans qu'il y songe ; à chaque instant on s'aperçoit qu'il ne fait que transcrire les témoignages conservés. Il est consciencieux jusqu'au scrupule ; nos critiques, si sévères, se croient le droit d'ajouter aux faits leurs causes ; Tite Live ne choisit même pas entre celles qui sont rapportées : Les malheurs, dit-il, commencèrent par une famine, soit que l'année eût été mauvaise pour les récoltes, soit que l'attrait des assemblées et de la ville eût fait délaisser la culture. On donne l'une et l'autre raison[2]. Lorsque les matrones vont trouver Coriolan, il ne sait si c'est d'elles-mêmes ou par le conseil des magistrats. Quand on doute entre deux noms, il n'ose décider, dire Furius ou Vopiscus, plutôt que Fusius ou Virginius. Enfin plus tard, quand il suit le seul Polybe, si du doigt, à chaque ligne, on compare les deux pages, on se convainc qu'il n'ajoute aucun fait, qu'au contraire il en retranche, que la seule licence qu'il prenne est de souffler un peu de vie dans les phrases traînantes de ses froids devanciers. Je trouve encore dans l'ordre de son récit une grande marque de son exactitude. Il va d'année en année, selon le plan de ses annalistes, disant comme eux les noms des magistrats, les prodiges, les expiations, les disputes civiles et les guerres étrangères, sans intervenir, sinon par des aveux d'ignorance et par des discours, sans essayer d'expliquer les événements par des conjectures, ou de lier les faits par des idées générales. Il s'efface lui-même pour laisser parler ses auteurs. Ce qu'à travers lui nous lisons aujourd'hui, c'est Fabius Pictor, c'est Pison, ce sont les premiers annalistes, plus corrects, plus clairs, plus éloquents, mais avec leur plan, leurs détails, leurs erreurs, tels qu'il le' déroulait dans la bibliothèque de Pollion, parmi les bustes d'airain et d'argent qui conservaient leurs traits et leur mémoire. Il a le mérite rare de n'altérer jamais un témoignage, et de ne dire rien sans une autorité.

II. Et ces autorités sont nombreuses : dans les dix premiers livres, Fabius Pictor, le plus ancien historien de Rome, Cincius Alirnentus, qui fut prisonnier d'Annibal et témoin de toute la seconde guerre punique, Calp. Pison, Valerius Antias, Licinius Macer, qui consultait les livres de lin dans le temple de Monéta, Claudius Quadrigarius, Ælius Tubéron ; dans les vingt-six autres, outre ceux-ci, Polybe, le plus réfléchi et le plus exact des historiens anciens, le Sicilien Silénus, ami d'Annibal, Cœlius Antipater, Cécilius, P. Rutilius, Clodius Licinius, plusieurs écrits de Caton le Censeur ; et partout enfin, les Fastes et les Livres des magistrats qui lui servent à vérifier et à corriger les dates[3]. Tite Live lit tous ces auteurs ensemble, et cite parfois jusqu'à quatre opinions sur un seul fait. Quand, plus tard, il rencontre Polybe, si savant, si soigneux, qu'il consulte et estime selon son mérite, il lui joint encore les contemporains, Fabius Pictor, Cincius et d'autres, sans dédaigner même Val. Antias qu'il méprise avec raison. Parmi les phrases régulières du récit, tout à coup éclate une description brillante, comme la prise de Sagonte ; une narration éloquente, comme la bataille de Trasimène. C'est que le Grec politique et raisonneur vient d'être abandonné, et que Tite Live, creusant autour de lui, a retiré d'entre les monuments quelque riche peinture enfouie. Ailleurs[4], trouvant du premier coup le récit pittoresque, il le suit jusqu'au bout, l'animant encore, sans plus penser au reste, et content d'une telle rencontre. Mais la page achevée, il aperçoit, à côté de lui, sur sa table, les autres annalistes qu'il a laissés là ; il s'arrête et met leurs versions diverses dans le chapitre qui suit. Il a donc lu beaucoup d'auteurs, plusieurs à la fois, et avec grand soin. C'est assez, sinon pour un critique, savant insatiable, du moins pour un honnête homme de tout point consciencieux.

III. Dans cette lecture, il est impartial autant qu'un Romain peut l'être, toujours fier, mais jamais flatteur avec préméditation et par intérêt, comme Denys. Il laisse le Grec fonder Rome avec une colonie de gens de bien, et avoue que l'asile fit le peuple. Entre deux récits, il ne choisit point partout le plus honorable, mais le plus vraisemblable ; et par exemple, le maître de la cavalerie, Fabius, ayant combattu contre les Samnites, il ne lui accorde qu'une seule victoire, contre plusieurs auteurs qui en rapportaient deux. Il se défie beaucoup de Valerius Antias, qui exagère le nombre des ennemis morts ou pris. Il choisit souvent le plus petit nombre, et, dans les temps trop anciens, il n'ose le marquer. En plusieurs endroits, il raconte librement les défaites et les cruautés de Rome[5]. Quelque temps après la fuite des Tarquins, l'armée avait été battue par les Aurunces, et l'un des deux consuls laissé pour mort. L'année suivante, dit-il, on revint avec plus de colère et aussi avec des forces plus grandes contre Pométia ; et comme, après avoir refait les mantelets et autres ouvrages de guerre, le soldat était sur le point d'escalader les murailles, la ville se rendit ; mais, quoiqu'elle eût capitulé, elle fut traitée aussi cruellement que si on l'eût prise d'assaut. Les principaux Aurunces, sans distinction, furent frappés de la hache, les autres habitants vendus sous la lance, la ville détruite, et le territoire vendu. Parfois, ayant avoué les mauvaises actions, il les juge ; il est homme autant que citoyen, et s'indigne des perfidies de Rome comme de ses défaites. S'il ne blâme pas lui-même le parjure légal des Fourches Caudines, c'est que le discours du Samnite est assez éloquent. On sent que ces fortes paroles viennent de l'amour du juste et non du besoin de bien plaider. Aurez-vous toujours des prétextes, Romains, quand vous êtes vaincus, pour ne pas tenir votre promesse ? Vous avez donné des otages à Porsenna, et vous les avez dérobés par fraude. Vous avez racheté à prix d'or votre cité aux Gaulois, et ils ont été massacrés dans l'instant où ils recevaient l'or. Vous avez conclu la paix avec nous, afin qu'on vous rendit vos légions prisonnières, et voilà que vous éludez cette paix, couvrant toujours vos perfidies de quelque semblant de justice.... Je ne reçois pas, je ne regarde pas comme livrés ceux que vous feignez de livrer.... Faites la guerre maintenant parce. que Sp. Postumius vient de frapper du genou le fécial, votre envoyé. Sans doute les dieux croiront que Postumius est un citoyen samnite, non un citoyen romain, et que le droit des gens a été violé dans le Romain par le Samnite ! Et l'on n'a pas honte de jouer en plein four ces comédies religieuses ! Des vieillards, des consulaires, cherchent pour manquer à leur foi des détours indignes de petits enfants ![6] »Tite Live met ainsi ses sentiments et ses jugements dans les discours, et se retire à dessein du reste de l'histoire. Caché derrière les personnages, il peut être sincère, même aux dépens des siens. Mais on reconnaît, à son accent, quand il faut distinguer de l'orateur le juge, el ; quand ce n'est plus la cause qui parle, mais la vérité. Lorsqu'Annibal prend le poison : Délivrons, dit-il, le peuple romain d'une longue inquiétude, puisqu'ils n'ont pas la patience d'attendre la mort d'un vieillard. La victoire que Flamininus remporte sur un homme trahi et désarmé n'est ni grande ni mémorable ; et ce jour même prouvera combien les mœurs du peuple romain ont changé. Leurs pères prévinrent un ennemi armé, qui avait son camp en Italie, le roi Pyrrhus, de se garder du poison ; eux, ils envoient un ambassadeur consulaire pour engager Prusias à assassiner son hôte. Ce contrasie est de Tite Live plutôt que d'Annibal, et, tandis que le personnage accuse une perfidie, l'historien marque une décadence. Souvenons-nous encore que les Grecs ont eu moins pitié que lui de la malheureuse Grèce. Denys et Polybe ont écrit les louanges des vainqueurs, celui-ci vantant leur vertu, celui-là leur noblesse, sans grand souci de leur patrie, fort disposés à justifier sa servitude, concluant tous deux que la puissance fait le droit, et. que le devoir du faible est d'obéir au fort[7]. Tite Live avait plus de raisons qu'eux pour louer Rome ; et pourtant, quand son Lycortas plaide devant Appius pour la triste Achaïe, à son accent d'indignation contenue, à ses élans de fierté douloureuse, on sent que le Romain a entendu le dernier soupir de la justice et qu'il est un moment du 'parti de l'opprimé.

IV. Il est encore mieux en garde contre la vanité d'auteur que contre les préférences de citoyen. Il avoue librement ses incertitudes et ses ignorances[8], ne voulant point paraître plus instruit qu'il n'est, ni affirmer au delà de ce qu'il sait. Il laisse au lecteur le soin de prononcer sur les traditions qui précèdent la naissance de Rome ; il ose à peine décider si les Horaces étaient Albains ou Romains, quel fut le premier dictateur, combien il y eut d'abord de tribuns ; il évite de nous imposer son jugement ; pour peu que l'opinion contraire ait de vraisemblance, il la donne après la sienne. Il ôte lui-même beaucoup d'autorité à son récit, en disant que la plupart des monuments périrent dans l'incendie, et que, par vanité, les familles ont altéré leurs archives[9] ; non qu'il abandonne les premiers temps pour mieux sauver la certitude des autres. Même dans la guerre samnite, il garde ses doutes, et s'arrête pour dire que là dans les annales tels consuls manquent, qu'ici les récits diffèrent, que les dates sont peu précises, que dans telle bataille on ne sait qui fut vainqueur[10]. Jusque dans les guerres puniques, Par exemple à la prise de Carthagène, il déclare qu'on n'est d'accord ni sur le nombre des soldats et des vaisseaux carthaginois, ni sur la quantité des machines et des otages qui furent pris, ni sur les noms des chefs de l'ennemi et de la flotte romaine. Il ne songe qu'à présenter les opinions des autres ; c'est au lecteur de choisir. Il éclaire notre raison en respectant notre libre arbitre, et nous engage non à 'croire, mais à juger. Il y a dans cette réserve autant de bon goût que de bonne foi, et l'on aime à voir Tite Live critique plus prudent que le grand critique Niebuhr. Quelle différence entre cette modération et la crédulité effrontée de Denys ! Tite Live enferme en un livre les deux siècles et demi des rois ; au bout d'un volume, Denys arrive à la mort d'Énée. Le pédant grec sait toutes les actions de tous les rois d'Albe. A-t-il été, sept cents ans auparavant, historiographe officiel de Numitor ? Il dit par quelles ruses Amulius découvre que sa nièce est grosse, quels médecins l'examinent, quel tribunal la juge. Sans doute, il a lu les procès-verbaux. Tite Live se garde bien de cette érudition intrépide ; il abrège pour n'être pas romanesque, et préfère les doutes aux contes. Il sait croire avec mesure, et raconter sans affirmer. Avec toute l'équité qu'on peut demander à un Romain, il eut toute la bonne foi qu'on doit exiger d'un honnête homme. Il a sacrifié parfois sa patrie, toujours son amour-propre. L'honnêteté est un commencement de critique, et la sincérité une promesse de vérité.

V. Cette sincérité est-elle clairvoyante ? Pour gagner la confiance, il faut la défiance, et l'on ne mérite d'être cru que pour avoir douté. Tite Live, autant qu'homme du temps, s'est précautionné contre l'erreur. Il a choisi les auteurs les plus anciens, les plus savants et les plus graves : Fabius Pictor, qui le premier, à Rome, écrivit l'histoire, sénateur et versé dans le droit pontifical ; le préteur Cincius, docte jurisconsulte ; Calpurnius Pison, qui fut consul ; l'exact et soigneux Cœlius Antipater ; Rutilius, que son intégrité fit exiler ; Polybe, enfin, qui, à partir du onzième livre, est son guide et lui donne un plan[11]. Il confronte ces auteurs si bien choisis, et décide entre eux d'après des règles certaines. Quand ils ne sont pas d'accord, il suit le plus grand nombre, lés plus accrédités, les moins éloignés des événements[12], entre tous, Fabius et Pison, mais sans passion ni système, laissant la chose incertaine quand Pison a contre lui plusieurs témoignages[13]. Il mesure ce que chacun mérite de confiance, et, sachant que Valerius Antias invente et exagère les victoires, il ne le cite que pour se défier de lui. Tant, dit-il, il outre le mensonge. Il tient compte des vanités de famille. Licinius a moins d'autorité en ceci, parce qu'il a cherché la gloire de sa maison. Il est vrai qu'il ne fait pas parade de ses recherches, et qu'il épargne au lecteur le rebutant travail de la critique. Il est trop orateur pour gâter souvent l'ampleur de ses récits par la sécheresse des digressions. L'érudition est une mine où l'historien doit laisser la boue pour ne retirer que l'or pur. Mais, quand on le compare à Polybe, qu'il suit, ou à Denys, qui a puisé aux mêmes sources, on découvre le vaste travail caché sous cette abondance entraînante, et, de temps en temps, une discussion aride qui sort du courant fait deviner ce qu'on trouverait au fond. Non que je suppose sous chaque détail un volume de raisonnements. Ce n'est point ainsi que marchent les vrais critiques. Ils laissent cette méthode lente et fausse aux érudits de bibliothèque, on ne produit, en dissertant, que des dissertations ; et l'histoire naît aussi vive et aussi prompte dans l'historien que les sentiments dans ses personnages. C'est un instinct qui la découvre ; à travers les récits languissants ou altérés, sans démonstration ni prémisses, on court droit au fait vrai, au détail original, au mot authentique. Les yeux lisent machinalement une page décolorée, et tout d'un coup se détache une phrase lumineuse ; les événements se recomposent, les personnages se raniment d'eux-mêmes ; chacun va reprendre dans la tradition confuse les traits qui lui conviennent. Le critique n'a pas réfléchi ; sans qu'il y pensât, son sens intime a choisi, et la pénible érudition est devenue une vue subite[14]. Certainement Tite Live a ce don. Ses récits sont trop suivis pour être cousus de morceaux rapprochés. La passion ne s'accommoderait pas de cette allure interrompue. On voit que dans son âme d'orateur se raniment les sentiments de ceux qu'il fait agir et parler. Or, telle est la grande et clairvoyante critique. Car il semble alors que l'historien s'efface, que les personnages qui vivent en lui se chargent de sa tache, et, d'eux-mêmes, recréent avidement tout leur être, comme empressés d'agir et de jouir de tout ce qu'ils ont été.

A côté de cette divination du vrai, qu'une négligence dans les dates ou dans les noms est peu de chose ! Comme on méprise Denys quand on a lu Tite Live ! Qu'il y a de fausseté dans cette exactitude apparente ! Le rhéteur grec explique minutieusement les institutions, les guerres, les négociations ; on suit tous les pas de ses personnages ; il a des plans complets de toutes les batailles ; il ne se tient pas un conseil sans qu'a énumère tous les avis. Point de révolution dont il ne pénètre les motifs, point d'événement dont il ne révèle les causes. Si Scævola entre si aisément dans le camp de Porsenna, c'est que sa nourrice est Étrusque et lui a enseigné la langue des ennemis. Par malheur il a oublié qu'il fait agir des hommes : ses personnages parlent, marchent, imitent la vie, mais n'ont point l'âme. Tout choque dans leurs mouvements ; ce sont des automates rangés avec ordre sur un théâtre bien peint, qui traînent en boitant leurs membres mal liés. Son Brutus devant le corps de Lucrèce, le couteau sanglant à la main, vient de crier aux armes, et court au camp avec les jeunes gens furieux. Mais auparavant il trouve le loisir de disserter paisiblement sur le gouvernement qu'il conviendra de donner à Rome. Au milieu de la discussion, il observe judicieusement que le temps presse. Néanmoins il reprend son raisonnement, conseille de maintenir le pouvoir royal, de le partager seulement entre deux hommes, comme à Lacédémone, mais de ne pas laisser aux chefs la couronne d'or, le sceptre d'ivoire et la robe de pourpre brodée d'or, insignes magnifiques qui pourraient offenser ; de remplacer le nom de royauté par celui de république, parce que la plupart des hommes tiennent au nom, de conserver cependant un roi des sacrifices, etc. Après quoi, il se souvient à propos qu'il serait bon d'agir, et marche avec impétuosité contre le tyran. Ô pauvre grammairien ! retournez bien vite à vos périodes, et laissez là l'histoire pour retoucher votre livre sur l'arrangement des mots ! Certes, Tite Live, sur ce point, n'est pas sans reproche ; il a connu l'homme mieux que les hommes ; il est, selon sa coutume, orateur plutôt qu'historien : mais il y a de la vérité dans son récit, parce qu'il y a de la passion. Ils enlèvent le corps de Lucrèce, le portent sur la place. Le peuple s'assemble, comme cela arrive, étonné d'une chose aussi étrange et aussi affreuse. Ils se plaignent, chacun de son côté, de l'attentat et du crime des Tarquins. Le peuple est ému par la douleur du père, par Brutus, qui condamne les plaintes et les larmes inutiles, les exhorte à agir en hommes, en Romains, à prendre les armes contre ceux qui les traitent en ennemis. Les plus ardents des jeunes gens se présentent, volontaires et tout armés. Le reste de la jeunesse les suit. On en laisse la moitié aux portes de Collatie avec des gardes, pour que personne n'annonce au roi le mouvement. Les autres, avec Brutus pour chef, partent armés pour Rome. Ils arrivent, et partout où s'avance cette multitude en armes, on s'effraye, on s'agite ; mais dès qu'on voit en tête les premiers de la cité, quelle chose que ce soit, on pense qu'ils ne viennent pas sans raison. Cet événement atroce fit dans les âmes un aussi grand mouvement à Rome qu'à Collatie : aussi, de tous les endroits de la ville, on accourt au Forum. Dès que le peuple fut venu, le héraut l'appela autour du tribun des Célères. Par hasard, Brutus avait cette charge. Son discours fut loin de la simplicité d'esprit qu'il avait affectée jusqu'à ce jour ; il raconta la violence du débauché Sextus, le viol infâme et la mort lamentable de Lucrèce, le deuil de Tricipitinus, pour qui la mort de sa fille était moins indigne et moins déplorable que la cause de cette mort. Il rappelle, en outre, la tyrannie du roi lui-même, ta misère et les travaux du peuple plongé dans les fosses et cloaques qu'il faut creuser ; les Romains, vainqueurs de toutes les nations d'alentour, de guerriers qu'ils étaient, devenus ouvriers et tailleurs de pierres. Il rappelle le meurtre indigne du roi Servius Tullius, la fille faisant passer son char abominable sur le corps de son père, et invoque les dieux vengeurs des parents. Par le récit de ces forfaits, et par d'autres, je crois, plus atroces encore, que suggère une indignité présente, et que les écrivains ne retrouvent pas aisément, il poussa la multitude enflammée à abroger l'autorité royale et à décréter l'exil de L. Tarquin, de sa femme et de ses enfants. Pour lui, ayant enrôlé et armé les jeunes gens qui d'eux-mêmes donnaient leurs noms, il marche vers le camp d'Ardée, afin de soulever l'armée contre le roi, et laisse le commandement de Rome à Lucretius, que le roi quelque temps auparavant avait institué préfet de la ville. Dans ce tumulte, Tullia s'enfuit de sa maison, au milieu des exécrations des hommes et des femmes, qui, partout où elle passait, invoquaient les furies du parricide[15]. Ici les événements sont pressés, les émotions brusques ; on sent à demi couvertes sous le récit les paroles passionnées et les cris de vengeance, jetés sur la place publique comme des poignards et des brandons. Ce sens du vrai, incomplet peut-être, est pourtant une partie de la critique. Il révèle à Tite Live, sinon les sentiments particuliers propres à certains temps, du moins les émotions générales semblables dans tous les temps ; et le génie oratoire, qui le donne, donne encore celui des anciennes traditions. Élevé bien haut par ces nobles fables, Tite Live dédaigne de descendre aux discussions et aux doutes ; il sent que la poésie seule peut raconter les temps poétiques, et son âme éloquente devient religieuse au spectacle de la religieuse antiquité. Écoutez le récit de la fin de Romulus : Après avoir accompli ces immortels travaux, un jour qu'il tenait une assemblée dans une plaine, près du marais de Capra, pour dénombrer l'armée, tout d'un coup une tempête s'éleva avec un grand fracas et des coups de tonnerre, et couvrit le roi d'une si épaisse nuée, qu'il fut dérobé à la vue de tout le peuple. Depuis ce temps, Romulus ne reparut plus sur la terre[16].

En dépit du beau style, l'histoire de Tullus garde l'accent des légendes héroïques. Ce sont les résolutions soudaines et les supplices atroces d'un peuple barbare. Horace tue sa sœur ; Mettius est tiré par des chevaux et mis en pièces. On entend les formules minutieuses que prononçait dans les traités la cité superstitieuse et légiste. Du milieu des phrases polies s'élèvent des textes rudes et âpres, comme un vieux mur cyclopéen dans une ville moderne. Tel est ce chant horrible de la loi : Que les duumvirs jugent  le crime de perduellion ; s'il en appelle, qu'on débatte sur l'appel ; s'ils gagnent, qu'on lui voile la tête ; qu'on le suspende par une corde à l'arbre malheureux ; qu'on le batte de verges soit dans le pomœrium, soit hors du pomœrium. On créa par cette loi des duumvirs, qui, avec cette loi, n'auraient pas cru pouvoir absoudre même un innocent. Lorsqu'ils l'eurent condamné, l'un d'eux : P. Horatius, je te déclare coupable de perduellion : va, licteur, attache-lui les mains. Alors Horace, de l'avis de Tullus, interprète clément de la loi : J'en appelle, dit-il. Ainsi l'on débattit devant le peuple sur l'appel[17]. Le discours perd vite cette brièveté saisissante ; mais après les antithèses admirables et le plaidoyer trop parfait du vieil Horace, on retrouve les mœurs primitives. Il semble qu'on voit ici le fragment d'un bas-relief antique : Le père, ayant fait quelques sacrifices expiatoires, conservés plus tard par la famille Horatia, mit en travers de la rue un poteau, en forme de joug, sous lequel il fit passer le jeune homme, la tête voilée. On l'appelle le poteau de la sœur. Tite Live a-t-il compris partout l'antiquité et la barbarie ? Nous verrons tout à l'heure en quels points il les altère ; mais du moins avouons qu'il garde en orateur l'accent solennel des traditions primitives, et que son talent s'accorde avec son sujet. — J'admire encore que son éloquence et son patriotisme aient si bien ranimé dans son cœur les passions politiques et les grands sentiments romains. L'amour des nobles actions, des fortes vertus, des fermes courages, est un sens critique. Il faut de la hauteur d'âme pour comprendre les actions d'un peuple héroïque, et le discours doit être oratoire pour être digne de tels citoyens et de tels soldats. Tite Live a le cœur de l'antique Rome, et l'on n'en pourrait dire autant de tous ceux qui ont refait son ouvrage. Qu'on lise ce passage de la guerre de Véies, et l'on verra qu'il est bon de sentir d'une certaine manière pour exprimer de certains sentiments : En une heure, le rempart, les mantelets, qui avaient coûté un si long travail, furent consumés par l'incendie. Beaucoup d'hommes, qui vinrent inutilement au secours, périrent par le fer et le feu. Cette nouvelle, portée à Rome, jeta partout la tristesse, et dans le sénat l'inquiétude et la peur. Il craignait qu'on ne pût désormais soutenir la sédition dans la ville ni dans le camp, et que les tribuns du peuple ne foulassent la république en vainqueurs ; lorsque tout à coup, ceux qui payaient le cens équestre sans que l'État leur eût assigné de chevaux, après avoir tenu conseil entre eux, se présentent devant le sénat, et, ayant reçu la permission de parler, promettent de faire leur service avec des chevaux qu'ils fourniront eux-mêmes. Le sénat leur ayant rendu grâces dans les termes les plus magnifiques, et ce bruit s'étant répandu dans le Forum et dans la ville, le peuple tout à coup accourt autour de la curie : ils sont de l'ordre pédestre, et viennent à leur tour promettre à la république service extraordinaire, soit à Véies, soit où l'on voudra les mener. Si on les mène à Véies, ils s'engagent à ne pas revenir avant d'avoir pris la ville des ennemis. Alors on put à peine contenir la joie qui débordait. On ne voulut pas les louer, comme les cavaliers, par la voix des magistrats, ni les mander dans la curie pour leur faire réponse ; les sénateurs ne peuvent rester dans l'enceinte de la curie ; mais d'en haut, tournés vers la multitude qui est debout sur la place aux comices, de la voix, de la main, chacun pour sa part, ils lui témoignent la joie publique ; ils disent que par cette concorde la ville de Rome est heureuse, invincible, éternelle ; ils louent les cavaliers ; ils louent le peuple ; ils exaltent par des louanges la journée elle-même ; ils avouent que le sénat est vaincu en bonté et en générosité[18].

VI. A mesure que Tite Live avance, son récit devient plus vrai. Dans l'histoire des rois, les hommes sont peints avec vérité, mais en général. Dans les trois premiers siècles de la république les sentiments sont déjà romains, et l'on entend l'accent des passions politiques. A partir des guerres puniques, se marquent de plus en plus les traits particuliers qui conviennent uniquement au temps et au pays, et le tableau devient presque un portrait. C'est que les documents sont contemporains et que Tite Live les transcrit fidèlement. Sous les rois, il avait pour sens critique sa grandiose éloquence ; dans le premier tige de la république, sa vertu et son rime de citoyen ; ici, son exactitude et sa bonne foi. Toujours quelque mérite remplace ou complète en lui les talents qui lui manquent ou qu'il n'a pas assez grands. Du fond vaporeux de la fable, à travers les pays demi-obscurs de l'histoire altérée, il est venu poser le pied sur le seuil de l'histoire complète et pure. Chaque année maintenant on voit le sénat, le jour où les consuls entrent en charge, se rassembler au Capitole, distribuer les commandements contre Annibal, prescrire les sacrifices expiatoires, ordonner l'impôt, les levées, les approvisionnements, juger les réclamations des colonies et des municipes, envoyer des ambassades, pourvoir à la Sicile, à l'Espagne, à la Cisalpine, et régler toute la conduite de la guerre. Les événements sont plus pressés, les narrations plus courtes, les discours moins fréquents. On s'explique les mouvements compliqués de cette grande machine politique. On pénètre dans son intérieur, on compte ses rouages. Ici sont des restes de l'ancienne opposition des ordres. Quand les deux consuls sont plébéiens[19], les augures déclarent encore les présages contraires. Deux nouvelles classes se forment, les nobles et les citoyens sans ancêtres[20] ; Varron est élu parce qu'il est homme nouveau. Cent détails jetés çà et là par le mouvement du récit montrent la constitution et les sentiments de l'Italie. C'est une arme de villes libres dont Rome est le général. Sous sa suprématie, chacune se gouverne, lève, pour la cause commune, de l'argent et des hommes, et, quoique dépendante, garde chez elle des dissensions publiques, les grands favorisant Rome et le peuple Annibal. Ce sont autant de petites républiques, actives et disciplinées, qui se forment en légion à la voix de la cité commandante. Entre tous ces détails d'administration, abondent les traits de générosité romaine ; parmi les faits, de toutes parts jaillissent les sentiments. L'an 214[21], le sénat chasse de leurs tribus ceux qui, prisonniers d'Annibal, et lui ayant juré de revenir, ont voulu éluder leur promesse. Les fournisseurs qui entretiennent les édifices et donnent des chevaux aux magistrats, les maîtres dont on a pris les esclaves, ne veulent pas être payés avant la paix ; les veuves et les orphelins portent leur fortune au trésor ; les chevaliers et les centurions refusent leur solde et traitent de mercenaires ceux qui l'acceptent ; toute la ville combat d'une seule âme, inventant des sacrifices, accumulant des dévouements. — Sitôt que les Romains entrant en Asie, le changement parait dans Tite Live avec une vérité frappante. Rien de brusque ; Rome entre dans la corruption, sans s'y enfoncer encore. Tout est mêlé : tel fait rappelle l'ancienne discipline celui qui suit annonce la décadence ; souvent le même montre les deux à la fois, comme au confluent de deux rivières l'eau troublée se teint de deux couleurs. L'esprit religieux n'a pas péri, et les sénateurs apprennent avec crainte que la statue de Pollentia est renversée. Le magnifique orgueil subsiste tout entier ; quand l'armée marche contre Antiochus, il semble qu'elle va, non pas combattre contre tant de milliers d'hommes, mais égorger des troupeaux d'animaux[22]. Déjà, pourtant, les antiques maximes fléchissent, et la perfidie grecque entre dans les conseils de Rome. Marcius et les ambassadeurs se vantent d'avoir trompé Persée par des espérances de paix, afin de gagner un délai nécessaire, tandis que les vieux sénateurs s'indignent de cette tromperie, et déclarent que, pour bien vaincre, il faut vaincre par la force et ouvertement[23]. L'administration devient un pillage, et la paix romaine bientôt ne sera plus qu'une guerre contre les hommes et contre les dieux. F. Flaccus enlève les tuiles de marbre du temple de Junon Lacinienne. Un Flamininus, pour le plaisir d'une courtisane, égorge un Gaulois qui se livrait à sa bonne foi. Le sénat s'indigne et punit les malfaiteurs publics ; mais bientôt, malgré ses ordres, on voit Popilius recommencer la guerre contre les Stelliates soumis, les Chalcédoniens pillés en pleine paix par Hortensius, Manlius, consul mercenaire, rançonnant les rois sur sa route, et promenant dans toute l'Asie son brigandage. Déjà les soldats n'obéissent plus ; ils pillent Phocée malgré la défense de leur général ; ils perdent jusqu'au courage ; les garnisons d'Illyrie se rendent à Persée sans combat ; à Uscana, les soldats d'Appius se sont enfuis au premier cri des ennemis. En même temps entrent à Rome les bacchanales sanglantes et les furieuses orgies orientales. Parmi les Grecs rhéteurs et les Asiatiques serviles, les Romains, habitués à tout oser, usurpent la licence de tout faire ; à force de mépriser les hommes, leurs héros méprisent le droit, et l'austère Paul-Émile vend les Épirotes auxquels il a promis la liberté[24]. Ici Tite Live nous manque ; mais la vérité de ces derniers livres nous prouve celle des cent qui suivaient ; et, quand on le juge, on doit songer que le meilleur de son histoire a péri.

Reconnaissons dans la critique de Tite Live les mérites que donnent l'honnêteté, l'amour de la patrie et le génie oratoire ; je veux dire le soin' de ne rien avancer sans preuves et d'amasser des documents importants et nombreux, la volonté d'être juge intègre, l'habitude de confesser ses ignorances, la précaution de confronter les auteurs, le choix prudent des témoignages, le sens exact de la vérité générale, des traditions poétiques, de la grandeur romaine, des mœurs plus récentes, sinon de la vérité locale et de la barbarie primitive, du génie romain tout entier et de tous les âges de Rome. On a besoin de louer un pareil homme, avant d'oser le blâmer.

 

§ 3.

I. Nul emploi des documents anciens. — Il Ni des récits primitifs. — III. Ni de la géographie. — Hérodote et l'Égypte. — Polybe. — Utilité des détails de cuisine. —IV. Tite Live Romain et patricien. — V. Sa critique incomplète. — Ses anachronismes de mœurs. — VI. Son érudition incomplète.

Il faut l'oser pourtant : car, entre tous ces mérites, on ne trouve pas l'amour infatigable de la science complète et de la vérité absolue. Il n'en a que le goût ; il n'en a pas la passion. Nulle autre qualité ne supplée à celle-là.

I. Tite Live ne consulte pas d'auteurs plus anciens que Fabius Pictor, écrivain du sixième siècle de Rome. Pouvait-on raconter les origines sur des témoignages aussi éloignés des origines ? Il fallait à tout prix puiser aux mêmes sources que Fabius la nouvelle histoire, et égaler au moins ses recherches pour faire mieux que lui. Un critique moderne serait allé dans le trésor public et dans le temple des Nymphes, pour lire sur les tables d'airain les lois royales et tribunitiennes, les anciens traités conclus avec les Sabins, les Carthaginois, les Gabiens, les décrets du sénat, les plébiscites. Tite Live, enfermé parmi ses livres, laisse dormir dans la poudre les débris authentiques et l'histoire pure[25], si peu inquiet des anciens textes, que, plus tard, quand il découvre dans Polybe le premier traité de Rome et de Carthage, il ne prend pas la peine de rouvrir son second livre pour l'y ajouter ou seulement l'indiquer. Il y a peu d'historiens moins antiquaires. Auguste, qui l'était beaucoup, avait trouvé dans le temple demi-ruiné de Jupiter Férétrien les dépouilles opimes conquises par C. Cossus sur le roi véien Tolumnius, et y avait lu qu'alors Cossus était consul. Or, tous les auteurs rapportaient qu'il était tribun des soldats. Heureuse occasion, s'il en fut, d'aller déchiffrer sur la cuirasse de lin une inscription de l'ancien style. Tite Live cite les deux témoignages contraires et s'en tient là[26]. Ne lui demandez pas de fouiller les archives, comme un greffier aux gages de l'État, qui cherche une pièce perdue. S'il rapporte une formule de droit public, ou une invocation religieuse, il l'a prise, non dans les rituels, mais dans F. Pictor. Quand, par hasard, il cite une ancienne prière, celle de Decius, c'est par respect de citoyen, et non par exactitude d'historien ou par goût de la couleur vraie. Encore il s'en excuse. Quoique nous ayons perdu, dit-il, presque tout souvenir de nos usages civils et religieux, préférant partout des coutumes étrangères et nouvelles à nos institutions anciennes et nationales, je n'ai pas jugé hors de propos de rapporter ces détails dans les termes mêmes où ils ont été transmis et énoncés[27]. On se doute à ce ton que de telles citations seront rares. Aussi, quand à l'arrivée d'Asdrubal vingt-sept jeunes filles chantent en l'honneur de Junon reine un hymne de Livius Andronicus, premier essai de la nouvelle littérature, il le laisse de côté par bon goût, plus curieux de plaire que d'instruire. Ce chant, dit-il, que pouvaient louer les grossiers esprits de ce temps, si on le rapportait aujourd'hui, choquerait et paraîtrait informe[28]. Horace aussi était rebuté de l'horrible vers saturnin, vrai poison qu'avait chassé la moderne élégance. Ces amateurs de beau langage n'étaient pas admirateurs des Douze Tables, et Tite Live non plus qu'Horace ne les eût crues dictées par les Muses sur le mont Albain. C'est donc trop exiger de lui que de l'envoyer remuer les tables triomphales, les livres des censeurs, les actes du sénat, et tant d'autres monuments illisibles. Il laissera Licinius Macer, dans le temple de Monéta, compulser les livres de lin, et se souciera moins que le scrupuleux Denys des vieilles chansons nationales. Que d'autres aillent gâter leur style parmi les chiffres et les détails d'administration, parmi les expressions barbares et les lourdes railleries de l'antique poésie. Il ne veut pas ternir son discours brillant et poli dans la poussière de l'érudition. C'est bien assez de corriger et d'orner les historiens languissants et malhabiles, Fabius et Pison, tout chargés et appesantis qu'ils sont par la barbarie des vieux textes. Tite Live les trouve accrédités, les croit fidèles, y lit tout au long les hauts faits de Rome. Cela suffit à sa conscience et à son éloquence. Il a matière pour bien dire, et garanties pour raconter. Ni l'orateur, ni l'homme honnête n'ont besoin de remonter plus haut.

II. Voilà les pièces officielles écartées. Tite Live a-t-il au moins jeté les yeux sur les récits primitifs ? Un historien de Rome aurait dû recourir aux annales que, par un usage antique et une décision nationale, Rome lui avait préparées. Car, attentive à tout discipliner, elle avait fait de l'histoire, comme du reste, une institution. Tous les ans, le grand pontife exposait un tableau où il avait inscrit les principaux événements ; et ces tables assemblées étaient les grandes Annales. De la prise de Rome aux guerres puniques, on les avait complètes. A partir du tribunat jusqu'à la prise de Rome, elles subsistaient encore, quoique restaurées et altérées. Sur les origines, il restait des traditions[29]. Malheureusement les Annales étaient fort sèches[30]. Le grand pontife, peu lettré, homme d'administration et d'affaires, y marquait combien de fois le prix du grain avait haussé, les éclipses de soleil et de lune, si le cri de la musaraigne avait interrompu les auspices, et autres faits très arides, plus sèchement racontés, jour par jour, dit Servius[31], et illisibles pour quiconque n'était pas le grand pontife, ou tout au moins érudit de profession. Il y en avait quatre-vingts. livres. Que Fabius les ait lus, cela est louable, même naturel. Il avait écrit sur le droit pontifical ; et, entre les fragments qui restent de lui, il en est un sur les petits plumets du flamine de Jupiter. Mais exiger de Tite Live qu'il secoua cet énorme fatras de puérilités superstitieuses, de détails commerciaux, de chiffres administratifs, pour en faire sortir les traits de mœurs, les dates authentiques, l'ordre vrai des campagnes, c'est ignorer son caractère et violenter son talent. Se figure-t-on le noble orateur enfoncé tout le jour au milieu des écritures moisies, la lampe à la main, dans un coin du vieux temple, contrôlant Fabius, comme un avocat qui, perdu parmi les pièces de procédure, poursuit une vérité ingrate à travers le bavardage et le griffonnage de cent dossiers ? Nous pourrions aussi bien lui ordonner d'aller fouiller les archives des familles, cheminant à talons parmi les amplifications oratoires, les falsifications d'amour-propre, les généalogies inventées, les triomphes et les consulats ajoutés, et tout ce que l'orgueil romain et l'adulation grecque ont défiguré. Il eût fallu qu'une génération de savants parût avant lui pour éclaircir, vérifier, ordonner les textes. Mais Rome, au lieu d'un Ducange, d'un Mabillon, d'un Fréret, n'eut que Varron, compilateur crédule. Réduit à lui-même, Tite Live marche d'un pas libre et superbe à travers les victoires romaines, traitant les premiers documents comme s'ils n'étaient pas[32].

III. Ne parlons pas des auteurs moins anciens qu'il a négligés, de Sulpicius Galba, de Scribonius Libon, de Cassius Hemina, de Sempronius Tuditanus, de Lutatius, du savant Varron[33] Au moins il eût dû lire les origines du vieux Caton, le dernier Italien de l'Italie. Son malheur et son tort sont de laisser là tout ce qui pourrait le mettre face à face avec les faits, tout à l'heure les documents originaux et les écrits contemporains, maintenant la géographie. Polybe et Diodore avaient visité et étudié les pays dont ils font l'histoire ; Tite Live, point, sauf les Alpes, peut-être, si voisines de sa patrie[34]. De là plusieurs erreurs. Laissons les savants le blâmer d'avoir confondu l'expédition du lac Fucin avec une autre contre les Volsques[35], l'Achradine à Syracuse avec l'Île[36], d'avoir placé chez les Èques Alba Fucens des Marses[37], et, ce qui est plus grave, de décrire assez obscurément les marches et les batailles. Ces taches gîtent un point ; mais il en est d'autres qui s'étendent au loin, et altèrent la couleur de toute la toile. Sauf une remarque sur le soleil d'Italie, que les Gaulois ne peuvent supporter, et un éloge oratoire de la situation de Rome, Tite Live n'a jamais observé les climats pour comprendre les mœurs. de sais que cette méthode est toute moderne ; que, depuis trente ans seulement, on essaye de retrouver les passions éteintes, en reconstruisant les objets d'alentour ; que les premiers nos historiens ont observé les arbres et les pierres pour deviner l'âme. Les anciens, moins contemplatifs et moins rêveurs, ne racontent que la politique et la guerre, et préfèrent l'exposé des actions à celui des sentiments. Mais, sans raffiner ni conjecturer, Tite Live pouvait imiter Hérodote et Polybe, et ce n'est pas trop exiger d'un historien que de lui donner pour modèles un raisonneur et un conteur. Le chroniqueur curieux[38] ouvre son histoire d'Égypte en décrivant le sol noir et crevassé, don du fleuve qui s'allonge entre lès sables rougeâtres de l'Afrique et la terre pierreuse de l'Arabie, tantôt répandu comme une mer sur les campagnes et parsemé de villes, tantôt portant sur ses eaux limoneuses des panégyries retentissantes, et tout un peuple enivré de la puissance de son Dieu. En contemplant dans ces phrases naïves la suite monotone des édifices grandioses et sans nombre qui sont la végétation de ce sol nu, les calmes révolutions de ce fleuve mystérieux et immense, et l'éternel éclat de ce ciel sans nuages, on pénètre dans la vie immobile et dans la discipline étrange de ce peuple disparu. Hérodote, devenu géographe, du même coup se trouve historien. — Qui ne comprend les mœurs et les guerres gauloises après ce passage de Polybe ? Les expressions manquent pour dire la fertilité de ce pays.... De nos jours on y a vu plus d'une fois le médimne sicilien de froment ne valoir que quatre oboles, celui d'orge, deux, et le métrète de vin ne pas coûter plus d'une mesure d'orge.... La plupart des porcs qu'on tue en Italie viennent de ces campagnes. Dans les hôtelleries, le plus souvent l'hôte s'engage à fournir tout ce qui est nécessaire pour un semisse (c'est un quart d'obole), et il est rare que ce prix soit dépassé[39]. Voilà bien le sol inépuisable d'où sortaient des bandes toujours nouvelles, comme des nuées d'insectes qui foisonnent et bourdonnent dans l'air chaud des jours d'orage. Voyez, à la page suivante, comment ils logent dans des bourgs sans murailles, dorment sur la paille ou sur l'herbe, vivent de chair seulement, ne savent que combattre et un peu labourer ; et ces détails de cuisine et d'auberge, que dédaigne Tite Live, vous mettront sous les yeux ce peuple immense, à demi nomade, multitude bruyante, fougueuse et gloutonne d'enfants robustes, grands corps que la profusion de nourriture emplit d'un excès de courage, et dont les forces débordent et se perdent en bravades et en mouvements. Mais, pour étudier ainsi dans un pays le sol, le climat, la culture, il fallait s'intéresser aux plus grossières parties d'un caractère. Tite Live va d'un vol trop haut pour entrer dans cette critique ; et, se tenant au-dessus du vrai, il arrive souvent qu'il ne l'atteint pas.

IV. Il était d'ailleurs Romain de cœur, et patricien, quoique juste. On a beau être consciencieux, toujours le goût dominant l'emporte. Par volonté et réflexion, on tient un temps la balance égale. A la première négligence, d'elle-même, la voilà qui penche, et l'on est partial sans y songer. Comment être toujours en garde contre soi-même ? Certes, Tite Live n'a pas une seule fois, menti ; mais pensons en combien de manières une partialité involontaire peut séduire. Qu'il confesse et blâme les injustices romaines, lorsqu'elles sont évidentes : ces grands aveux mettent sur le reste sa conscience en repos et ouvrent à la faveur une porte secrète. Qu'il rejette les chiffres exagérés et les embellissements puérils : cette véracité et ce bon goût ne sont pas encore l'esprit critique. Doit-on y compter après la hautaine préface qui impose aux vaincus les traditions romaines, et comprend dans la conquête le droit de régler la vérité ? Est-ce une garantie que la joie et l'indignation avec lesquelles il annonce la victoire de Camille ? «Les dieux et les hommes, dit-il, empêchèrent les Romains de vivre rachetés. » J'entends ici un soldat qui bat des mains dans le triomphe, non un critique qui pèse deux traditions contraires. Croit-on que ces sentiments si nobles, si convenables dans une pièce d'éloquence laisseront à l'historien sa sagacité de démêler, sous des monceaux de mensonges, les défaites romaines, et le courage d'ôter à son livre ses plus magnifiques récits ? Tite Live n'ira point, de ses mains filiales, déchirer la robe de pourpre qui aujourd'hui dissimule une blessure ou une souillure. Il fera son devoir d'orateur, en ornant de son plus beau style la plus belle tradition. Aussi, ne lui demandez pas non plus d'ouvrir l'histoire de la liberté romaine par l'aveu d'une servitude ; s'il soupçonne ici quelque difficulté, il la tournera en argument ; s'il s'étonne que le peuple romain, lorsqu'il servait sous des rois, n'eût jamais été assiégé dans aucune guerre et par aucun ennemi, et que ce même peuple, libre à présent, fût assiégé par les mêmes Étrusques dont il avait souvent vaincu les armées[40], il trouve là le motif de la colère et du dévouement de Mucius. S'il rencontre dans les anciennes formules quelque marque d'une conquête et d'une révolte[41], il l'expose avec embarras, mais sans partir de cet indice pour poursuivre une vérité humiliante. A chaque instant sa fierté l'emporte sur son bon sens ; encore un pas, il corrigeait les mensonges ; mais un instinct romain l'arrête sur le seuil de la vérité. Un jour, il se lasse des éternelles défaites des Volsques : comment ce petit pays a-t-il pu fournir tant de soldats ? Le lecteur ici crie à l'auteur d'avancer : les batailles rangées sont des escarmouches, et bien des victoires ne sont que dans les chroniques. Mais Tite Live, ayant effleuré le doute, reprend complaisamment le récit monotone de ces vains triomphes. Il est bien contraint d'avouer qu'on fut vaincu près de l'Allia. Mais à l'entendre, la cause en est la volonté insurmontable du destin. Les Romains ont été aveuglés[42] ; eux si disciplinés, si religieux, si attachés aux usages antiques, ils ont méprisé les avertissements des dieux ; ils n'ont point su se ranger en bataille : ils n'ont ni pris les auspices, ni immolé les victimes. Tout est miracle, ou plutôt tout est éloquence. Voyez ce coup de théâtre qui sauve l'honneur romain : Avant que l'infâme marché fût accompli, le dictateur survient ; il ordonne d'emporter l'or et d'écarter les Gaulois. Ceux-ci résistent, disant que le traité est conclu. Il répond qu'un engagement contracté depuis qu'il est dictateur, par un magistrat inférieur, est nul, et déclare aux Gaulois qu'ils ont à se préparer au combat[43]. Comparez cette longue narration romanesque à l'abrégé simple et vrai de Polybe : nul doute ; chacun voit d'abord de quel côté est la fable, de quel côté est l'histoire. Pourquoi Tite Live a-t-il adopté la fable ? Cela est clair, après ce discours de Camille : Il ordonne aux siens de jeter en un tas tous leurs bagages, de préparer leurs armes. C'est avec le fer, non avec l'or, qu'ils doivent recouvrer leur patrie. Ils ont devant les yeux les temples des dieux, leurs femmes, leurs enfants, le sol de la patrie défigurée par tant de maux, et tout ce qu'ils doivent défendre, reconquérir et venger. L'historien combattait de cœur avec ses personnages ; il croyait comme eux qu'il portait dans ses mains l'honneur de Rome, et triomphait dans son récit comme sur un champ de bataille. Déjà, dit-il, la fortune avait tourné ; déjà la protection des dieux et la sagesse humaine aidaient Rome : aussi, du premier choc, ils sont dispersés sans beaucoup plus de peine qu'ils n'avaient vaincu sur l'Allia. Dans un second combat plus régulier, à la huitième borne, sur le chemin de Gabies, où ils s'étaient ralliés après leur déroute, sous la conduite et les auspices du même Camille, ils sont encore vaincus. Là, le carnage embrassa tout. Le camp est pris ; il ne reste pas même un messager du désastre. Heureusement, dans ces narrations, le ton oratoire met le lecteur en défiance ; en écoutant un plaidoyer, il devine que le récit cesse, et se met en devoir d'admirer au lieu de croire. Mais ceci est un mérite du lecteur, non de l'auteur ; et Tite Live ferait mieux de mériter notre croyance que de nous prémunir contre ses erreurs.

Cette partialité fausse les mœurs comme les faits. C'est trop de vertus et de victoires, et l'on voudrait en des hommes moins de perfection et de bonheur. En vérité, il devrait expliquer les mœurs antiques et non les louer. Qu'ils écoutent, dit-il, ceux qui méprisent tout au prix des richesses, et croient qu'il n'y a place pour les grands honneurs et pour la vertu que là où affluent et regorgent les trésors. L'unique espérance du peuple romain, L. Quintius, cultivait au delà du Tibre un champ de quatre arpents[44]. Belle leçon, sans doute, et digne d'un moraliste ; mais un historien ajouterait que ces mœurs simples étaient grossières[45], et ne donnerait pas à des sénateurs, patres de bœufs et conducteurs de charrue, le langage choisi et achevé d'un lettré parfait. Cincinnatus n'est point un Xénophon, homme de goût, instruit, philosophe, qui s'amuse à l'agriculture ; c'est un paysan fort rude. Il est aisé de mépriser le luxe quand on l'ignore, et d'être frugal quand on n'a sur sa table que des oignons.

Pendant dix livres, on traverse une galerie de grands hommes, un peu orgueilleux peut-être, mais tous orateurs, philosophes, héros. Ce sont d'utiles exemples, je le veux ; mais, au risque de scandale, on se souvient volontiers que ces sages faisaient métier de l'usure ; qu'ils étaient conquérants par maxime, c'est-à-dire voleurs par institution ; qu'ils passaient le jour à expliquer des formules de procédure, à observer le vol du corbeau, à inventer des chicanes publiques et privées pour piller leurs voisins. On juge encore, sans pour cela être niveleur, que Tite Live est prévenu contre les plébéiens. Un homme si juste n'eût point dû appeler révoltes des demandes si justes. Est-il vrai que les lois agraires fussent un poison dont les tribuns enivraient le peuple[46] ? Les plébéiens avaient droit de ne pas mourir de faim devant les terres acquises à l'État par leur sang et leurs dangers. Était-ce être séditieux que demander sans violence l'égalité et.des garanties ? Licinius Stolon faisait il une action indigne quand il refusait de porter la loi agraire à moins qu'on ne votât en même temps sur le partage du consulat ? Pour que le peuple eût protection, il fallait le forcer à prendre un des consuls dans son ordre, et rien n'est plus noble que la franchise et la fermeté du tribun. Je reconnais que Tite Live a plus d'une fois blâmé la violence et la dureté des patriciens ; qu'il n'a pas dissimulé, comme le flatteur Denys, l'assassinat de Génucius ; que ses tribuns plaident pour le peuple avec une force incomparable ; que, s'il a blâmé les Gracques, Cicéron, homme nouveau et équitable, l'avait fait avant lui ; que ses auteurs sont eux-mêmes patriciens et Romains ; en un mot, que sa bonne foi est entière. Mais ces raisons excusent l'homme, sans justifier le critique. Un panégyrique, si sincère qu'il soit, n'est pas une histoire. C'est peu d'aimer le vrai, en homme de bien, comme toutes les choses belles ; il faut encore l'aimer en savant, et plus que tout.

V. De là vient qu'il n'est pas assez clairvoyant C'est la passion du vrai qui donne le doute, et, sans le besoin de certitude, on se contente à peu de frais. A peine a-t-il interrogé ses auteurs sur leurs sources ; sa science là-dessus tient dans les six lignes que voici : De la fondation à l'incendie, les monuments furent rares, parce qu'on écrivait peu ; ils périrent en grande partie dans l'incendie. Après ce moment, ils deviennent plus authentiques et plus nombreux ; vers la deuxième guerre punique, Fabius Pictor, Cincius et les autres sont contemporains des faits qu'ils rapportent[47]. Tite Live s'en tient à ce sommaire, et là-dessus commence son récit. Quels documents Fabius a-t-il consultés ? de combien d'espèces ? quelle foi méritaient-ils ? étaient-ils sincères, complets, non altérés ? Comment Fabius les a-t-il lus ? était-il impartial, capable de bien juger, exercé à la critique ? Sur tout cela, nulle recherche. Tite Live eût-il entrepris cet examen, lui qui n'a pas daigné ouvrir les documents originaux ? Pour toute critique, il a quelques règles de bon sens et l'opinion commune. Fabius est le plus ancien ; Fabius et Pison sont les plus accrédités : donc ils sont les plus véridiques. D'après ce raisonnement, il prend l'histoire dans leurs livres, sans mesurer auparavant ce qu'ils méritent de confiance. Or, sans estime exacte de la certitude acquise, il n'y a pas de science. L'historien, comme l'astronome, doit limiter d'avance les erreurs prévues de ses instruments imparfaits, et marquer de combien s'a probabilité approche de l'évidence. Quand on plonge profondément dans le temps ou dans l'espace, le principal travail est de fixer à quel degré d'assurance peut et doit monter la croyance. La science est une monnaie qui n'a de valeur qu'en portant sur soi le chiffre de valeur. Tite Live sent que les premiers siècles sont douteux ; mais il ne dit pas jusqu'à quel point il faut douter. — Remarquez encore qu'il critique aussi peu les événements que les documents. S'il connaît le jeu des passions humaines, c'est dans les faits grands et saillants, dans une bataille, une délibération, une sédition. Mais souvent il ignore les mœurs étranges et oubliées qui ont fait les institutions, les révolutions obscures et lentes qui les ont défaites, et ces vastes mouvements insensibles par lesquels naissent et se forment les nations. Rome, dans son histoire, se fonde tout d'un coup telle qu'elle sera pendant plusieurs siècles. Romulus, un jour, s'avise d'un décret, et voilà le peuple divisé en deux ordres. Numa, d'un seul coup, invente tout le culte, crée les prêtres. Instruit par ses vertus, ce peuple de brigands devient subitement si pieux et si juste que ses voisins se font un scrupule de l'attaquer. Puis aussitôt on entend le terrible chant de Tullus Hostilius. Tout s'improvise ; les esprits changent, les institutions naissent comme par magie. Dans ce roman peu vraisemblable, on a oublié deux choses, la nature de l'homme et le temps. Que dire de la délicatesse du bon Porsenna, qui cesse d'insister en faveur de Tarquin de peur d'être indiscret ? de la ponctuelle obéissance des Volsques, qui ne gardent pas une seule des villes conquises pour eux par Coriolan ? Tite Live s'arrête devant les fables trop évidentes ; il doute du gouffre de Curtius, du corbeau de Valerius. Mais que d'obscurités et d'erreurs dans ses récits de victoires supposées et de séditions confuses ! Il n'est ni homme d'État ni homme de guerre ; il ne songe ni à contrôler le récit d'une campagne par l'étude des lieux et la comparaison des marches, ni à expliquer les dissensions civiles en cherchant l'origine, la composition et la situation des partis. Dira-t-on qu'il s'est figuré clairement les mœurs et les sentiments propres aux temps anciens, et que, pour peindre les temps barbares, il a pris les couleurs et les traits de la barbarie ? Mais, sauf quelques formules frappantes jetées çà et là par hasard, il représente l'antique Rome, comme Racine se représentait l'antique Grèce, avec des disparates choquantes, tout s'y heurtant, les mœurs et le style, les institutions et les sentiments. Entre le fratricide d'Horace et le supplice de Mettius se développent d'harmonieux et abondants discours d'un art consommé et d'une élocution choisie, dignes de Messala ou de Pollion. Voyez comme Tullus Hostilius a profité entre les mains de Tite Live, comme le féroce barbare est devenu habile harangueur. Un orateur eût-il mieux préparé les esprits 'et ménagé les passions ? Romains, dit-il, si jamais dans une guerre vous avez dû rendre grâce d'abord aux dieux immortels, ensuite à votre courage, c'est dans le combat d'hier ; car vous avez combattu non seulement contre les ennemis, mais contre un ennemi plus grand et plus dangereux, contre la perfidie et la trahison de vos alliés. Ne vous y trompez pas ; c'est sans mon commandement que les Albains ont gagné les montagnes. Ce n'était point un ordre, mais un stratagème et un semblant d'ordre, afin de vous retenir au combat en vous laissant ignorer cette désertion, et de jeter l'épouvante et la fuite parmi les ennemis, en leur faisant croire qu'ils allaient être entourés.par derrière. Au reste, tous les Albains n'ont point part à la faute que je dénonce ; ils ont suivi leur chef comme vous m'auriez suivis vous-mêmes, si j'avais voulu vous mener hors de votre poste. C'est Mettius que voici qui les a conduits là ; c'est Mettius qui est le machinateur de cette guerre ; c'est Mettius qui est le violateur des traités conclus entre Albe et Rome. Mais je veux qu'un autre ose à l'avenir une action pareille, si je ne donne aujourd'hui en sa personne une leçon éclatante aux mortels. Mettius Fuffétius, si tu pouvais apprendre à respecter la foi et les traités, vivant tu aurais reçu de moi cet enseignement. Mais, puisque ton naturel est incurable, enseigne du moins au genre humain, par ton supplice, à croire à la sainteté de ce que tu as violé. Ainsi, de même que tout à l'heure ton âme a été partagée entre Fidènes et Rome, de même tu vas livrer ton corps qui sera déchiré en morceaux[48]. Trop heureuse et trop ingénieuse antithèse ! J'ai honte de comparer Tite Live à Mézerai ; mais c'est justice, et Tullus parle aussi bien que les nobles de Childéric[49]. Songeons que Tullus, Scipion, Caton, plébéiens, patriciens, Grecs, Romains, barbares, hommes de tous temps et de tous pays, ont chez Tite Live le même langage exquis, le même bon goût oratoire et la même science du raisonnement, disciples de la même école, formés sous un maître qui, bon gré mal gré, les rend tous éloquents. Cela nous choque moins, au temps des guerres grecques et puniques, plus voisines des âges lettrés ; à tort pourtant : car cet art heureux ne s'accorde guère avec les rudes fragments d'Ennius et de Caton. Ce genre d'ignorance n'a qu'une excuse : c'est qu'alors il était universel. Et pourtant comment, dans un récit de sept cents années, ne pas s'apercevoir que les esprits et le langage changent ? Il suffit d'avoir vécu dix ans pour découvrir une révolution dans le style et dans les sentiments. Tite Live a-t-il donc cru que l'histoire est une énumération de batailles et de décrets, et qu'il s'agit non de peindre les hommes, mais d'exposer les faits ? Dans cette ignorance, que devient le sens critique ? Comment décider si un événement est vraisemblable, quand on ne se représente pas les mœurs et les idées qui l'ont causé ? Comment comprendre les passions, quand l'imagination se figure toujours les mêmes physionomies, et qu'elle avance parmi cent copies du même portrait ? J'ose dire que l'histoire reste immobile. Du premier au trente-deuxième livre, mêmes vertus, même sagesse, même frugalité, même constance ; on a vu les conquêtes s'étendre et l'égalité s'établir ; tout a changé, sauf l'homme, et dans le vrai rien ne change que par les changements de l'homme. Cette erreur permanente brise la pointe de la critique. L'instrument émoussé ne fait plus que tâtonner grossièrement parmi les traits délicats de la vérité.

VI. Je crois que, s'il est trop peu clairvoyant, c'est qu'il est trop peu érudit. Pour atteindre un parcelle de la vérité, il faut l'embrasser toute ; chaque fait s'éclaire de la lumière des autres, et le grand jour les met dans leur vrai jour. C'était peu de connaître les batailles, les traités, les séditions, et ce que rapportaient les annalistes. Il fallait, par les rituels et les traditions rustiques, retrouver l'ancienne religion sous la mythologie nouvelle qui l'avait ornée et déformée, et séparer les dieux italiens, pures abstractions, immobiles, mystérieux, adorés par intérêt et par crainte, des brillantes divinités de la Grèce, images embellies de l'homme, vivantes comme lui. Il eût dû observer, dans les Douze Tables et dans le droit Papirien, l'institution de la famille antique transformée depuis par la morale stoïque et par les interprétations des préteurs. On voudrait qu'il eut connu la vie des laboureurs romains, ce combat contre le sol, contre le Tibre, contre la famine, cette épargne et cette avarice. Mais ces faits le touchent si peu qu'il cite la loi des Douze Tables sans paraître la comprendre ou en remarquer l'importance. Il n'est frappé que des événements rapportés par les annalistes ; il s'intéresse bien plus à l'histoire de Virginie qu'à la législation nouvelle. Autant il recherche ardemment les morceaux d'éloquence, autant il fuit soigneusement les dissertations d'érudit ; la passion s'émeut d'abord en lui, jamais la curiosité. Il ne s'inquiète ni de la constitution, ni de la religion, ni des usages domestiques, ni de tout ce qui fonde le caractère et règle la vie d'un peuple. Les événements, l'action, surtout l'action dramatique, voilà ce qui lui plaît et ce qu'il développe ; et si, après le vingtième livre, nous comprenons par son récit les institutions de Rome et de l'Italie, son intention n'y est pour rien ; les faits parlent à sa place ; il dit tout, parce qu'il transcrit tout. Il eût fallu savoir davantage pour bien voir.

Reconnaissons dans la critique de Tite Live les défauts, comme tout à l'heure les mérites : nul emploi des documents originaux ; dans les premiers siècles les récits contemporains négligés ; une partialité involontaire pour Rome et les patriciens ; sur les annalistes consultés, presque aucune recherche ; les événements saillants mieux compris que les changements lents et vastes ; nulle idée de la barbarie antique, nulle étude, sinon par accident, de ce qui n'est pas une bataille, un décret du sénat, une querelle du Forum. L'orateur lettré et citoyen évite les recherches érudites, n'étudie que ce qui peut être une matière d'éloquence, orne tout de son beau style, et devant la postérité loue sa patrie et sa classe. Les mérites de Tite Live ont les mêmes causes que ses défauts.

 

 

 



[1] Tite Live, III, 26.

[2] Tite Live, IV, 12.

[3] Lachmann, passim.

[4] Tite Live, VII, 42.

[5] Tite Live, III, 17.

[6] Tite Live, IX, 11.

[7] Denys, Proœmium.

[8] Tite Live, III, 23, etc.

[9] Tite Live, VIII, 43 ; VI, 1.

[10] Tite Live, VIII, 18, 40, etc. ; IX, 44 ; X, 3, 5.

[11] Lachmann, p. 26.

[12] Tite Live, I, 7, III, 33 ; XXI, 46.

[13] Tite Live, I, 44 ; X, 9.

[14] Augustin Thierry, préface de l'Histoire de la conquête des Normands.

[15] Tite Live, I, 59.

[16] Tite Live, I, 16.

[17] Tite Live, I, 26.

[18] Tite Live, V, 7.

[19] Tite Live, XXIII, 31.

[20] Tite Live, XXII, 34.

[21] Tite Live, XXIV, 18.

[22] Tite Live, XXXVII, 39.

[23] Tite Live, XLII, 74.

[24] Tite Live, XLII, 21 ; XLIII, 10 ; XXXVIII, 14 ; XXXVII, 32, XLV, 34, etc.

[25] Lachmann, 1re partie, sections 1 et 2.

[26] Comparez Tite Live, III, 31, et Denys, X, 31, 32, 35, 40, 43, 45, 47, 55. Tite Live n'est point allé lire la loi Icilia, qui était gravée sur une colonne de bronze dans le temple de Diane. Il la néglige et la dénature dans son récit.

[27] Tite Live, VIII, 11.

[28] Tite Live, XXVIII, 37.

[29] Voyez plus loin, ch. III, Discussion.

[30] Aulu-Gelle, II, 28.

[31] V, 377.

[32] Voyez Leclerc, Journaux chez les Romains.

[33] Lachmann, I, 43.

[34] Lachmann, I, 105. Voyez dans Tite Live le passage des Alpes, par Annibal.

[35] Tite Live, IV.

[36] Tite Live, XXV, 30 ; XXVI, 10.

[37] Tite Live, X, 1.

[38] Hérodote, II, 12, 97, 60.

[39] Polybe, II, 15. (Traduction de M. Bouchot.)

[40] Tite Live, II, 12.

[41] Par exemple le dicton : Vendre les biens du roi Porsenna.

[42] Tite Live, V, 38.

[43] Tite Live, V, 49.

[44] Tite Live, III, 26.

[45] Saint-Évremond.

[46] Tite Live, II, 52 ; IV, 40.

[47] Tite Live, VI, 1.

[48] Tite Live, I, 28.

[49] Histoire de France, I, 21, 22.