ESSAI SUR TITE LIVE

PREMIÈRE PARTIE. — L'HISTOIRE CONSIDÉRÉE COMME UNE SCIENCE.

CHAPITRE PREMIER. — LA CRITIQUE.

 

 

Le critique choisit. — Il amasse. — Il doute. — Il prouve. — Il prouve ses preuves.

Une science contient des faits particuliers qu'elle constate, et des faits généraux qu'elle enchaîne ; l'histoire épure et rassemble, par la critique, les vérités de détail ; par l'esprit philosophique, elle forme et ordonne les vérités d'ensemble. Il faut voir ce double travail dans Tite Live et dans les modernes qui ont corrigé ou complété son œuvre, mesurer ses mérites par ce qu'il a fait, et ses défauts par ce qu'il a laissé à faire, et retrouver dans ses défauts et ses mérites les beautés et les imperfections que nous avons pressenties dans l'étude de sa vie, de sa patrie et de son temps.

Qu'est-ce que la critique ? Comparons Tite Live au modèle idéal. En sachant ce qu'il devait être, on estimera ce qu'il est.

La critique recueille tout le vrai, rien que le vrai. Cela est bientôt dit ; mais quelles conséquences ! Considérez l'historien qui traite l'histoire comme elle le mérite, c'est-à-dire en science. Il ne songe ni à louer ni à blâmer ; il ne veut ni exhorter ses auditeurs à la vertu, ni les instruire dans la politique. Ce n'est pas son affaire d'exciter la haine ou l'amour, d'améliorer les cœurs ou les esprits ; que les faits soient beaux ou laids, peu lui importe ; il n'a pas charge d'âmes ; il n'a pour devoir et pour désir que de supprimer la distance des temps, de mettre le lecteur face à face avec les objets, de le rendre concitoyen des personnages qu'il décrit, et contemporain des événements qu'il raconte. Que les moralistes viennent maintenant, et dissertent sur le tableau exposé ; sa tâche est finie ; il leur laisse la place et s'en va. Parce qu'il n'aime que le vrai absolu, il s'irrite contre les demi-vérités qui sont des demi-faussetés, contre les auteurs qui n'altèrent ni une date ni une généalogie, mais dénaturent les sentiments et les mœurs, qui gardent le dessin des événements et en changent la couleur, qui copient les faits et défigurent l'âme : il veut sentir en barbare, parmi les barbares, et parmi les anciens, en ancien. Le voilà donc qui sort de son siècle et de sa nation pour ressusciter en soi-même les passions originales, les croyances étranges, le caractère oublié des autres peuples et des autres âges. Sur toute la route du temps, il en suit les changements insensibles, et il se trouve à la fin qu'il a rassemblé et développé, dans l'enceinte étroite de son esprit, les sentiments et toute la vie d'une nation. Il est moins choqué d'une bataille supposée que d'un de ces détails faussés. Il les poursuit et les recueille comme la fleur la plus vivante et la plus précieuse du vrai. — Mais il veut encore toutes les autres. Ne croyez pas le contenter en lui énumérant les faits qui semblent seuls intéresser les hommes, les changements de gouvernement, les intrigues des partis, les guerres des États, les renversements d'empires. Il vous interrogera encore sur la distribution de la richesse, sur les occupations des citoyens, sur la constitution des familles, sur les religions, les arts, les philosophies. A ses yeux, toutes les parties des institutions et des pensées humaines sont attachées les unes aux autres ; on n'en comprend aucune si on ne les connaît toutes ; c'est un édifice qu'une seule pièce ôtée fait chanceler tout entier. Il va donc, par instinct et passion, d'un fait à un autre, amassant sans cesse, inquiet et mécontent, tant qu'il n'a pas tout rassemblé, obsédé par le besoin des idées claires et complètes, apercevant toujours des vides dans l'image intérieure qu'il contemple, infatigable jusqu'à ce qu'il les ait comblés.

Comment les combler, sinon par des faits prouvés ? Aussi est-ce un échafaudage infini qu'il faut à l'édifice. L'amour de la vérité enfante l'amour de la preuve, et voilà le critique qui la poursuit, non avec le zèle paisible d'un juge impartial, mais avec la sagacité et l'opiniâtreté d'un chercheur passionné. Il court aux sources les plus lointaines, parce qu'elles sont les plus pures ; plus le texte est barbare, plus il est précieux ; il donnerait la plus belle pièce d'éloquence pour un vieux livre d'un style informe, grossier comme son auteur, dont les épines blesseraient les mains d'un lettré délicat ; c'est un trésor que Caton le campagnard, et son manuel, âpre fagot de formules rustiques. Il va dans les archives déterrer les lois, les discours, les traités, se frayant un chemin dans l'illisible grimoire d'une écriture oubliée, à travers les phrases brutes et les mots inconnus ; car alors ce sont les faits eux-mêmes qu'il touche, entiers et intacts, sans témoins entre eux et lui ; c'est la propre voix de l'antiquité qu'il écoute, sans interprète qui en change l'accent : c'est le passé qui, sans être altéré par d'autres mains, est venu d'abord dans les siennes. — Il éclaira ces textes si frappants par des monuments plus expressifs encore ; il sait que la nature subsiste pendant que les âmes changent, qu'à travers les révolutions civiles elle maintient les propriétés des climats et la figure du sol, et qu'en entourant l'homme d'objets invariables, elle nourrit en lui des pensées fixes. Il va prendre ces sentiments dans le pays qui les engendre, et, parce qu'il les éprouve, il les comprend. Mais s'il traverse tous les documents pour aller d'abord aux sources incorruptibles, il ne laisse échapper aucun témoin récent, ancien, entier, mutilé, formules, monnaies, rituels, traditions ; le texte le plus ingrat dévoile souvent un trait d'un caractère, ou les débris d'une institution. Ce n'est qu'en voyant tout qu'on peut saisir la vérité originale et tout prouver.

Mais les preuves elles-mêmes seront vérifiées. Le critique sait que les hommes ont la faculté de mentir et qu'ils en usent, qu'on ment non seulement en le sachant et à dessein, mais par une partialité involontaire et sans claire conscience du mensonge ; que d'ailleurs un auteur, sans vouloir tromper, altère les faits, soit parce qu'il les a mal vus, soit parce qu'il ne les a pas compris ; que rien n'est plus rare qu'un esprit assez droit pour tout dire, assez flexible pour tout entendre, et qu'à travers tant de mains infidèles ou grossières, la vérité, chaque jour déformée, nous arrive semblable à l'erreur. C'est pourquoi il veut que chaque auteur vienne devant lui justifier son témoignage, lui dise dans quel temps, dans quel pays if a vécu, comment il a recueilli les faits, s'il a contrôlé les documents. Il exige qu'il se mette d'accord avec lui-même et avec les mitres ; puis il le suit, la chronologie et la géographie à la main ; il le corrige à chaque instant d'après les lois de la nature humaine et de l'histoire avérée ; il mesure sa sagacité et sa bonne foi ; il tient compte de la forme que les faits ont prise dans cette glace imparfaite ; il les redresse, tout courbés qu'ils sont, et ranime par la force de ses conjectures jusqu'aux plus effacés et aux plus dénaturés, devinant à travers lui ce qu'il n'a pu ni voulu dire, et, en dépit de lui-même, le rendant fidèle et complet. C'est ainsi qu'il avance sur ces routes glissantes, avec les précautions minutieuses, le tact exquis, la sensibilité scrupuleuse, la résolution ardente d'un homme qui ne laissera rien ni à l'erreur ni à l'incertitude de tout ce que l'instinct du vrai, la patience et la passion pourront leur arracher.

Ce portrait convient-il à Tite Live ? Dans quel but, selon quelles règles, avec quel soin, a-t-il usé de la critique ! Il répondra lui-même et nous n'avons qu'à recueillir ses aveux.