ESSAI SUR TITE LIVE

 

INTRODUCTION.

 

 

§ 1. BIOGRAPHIE DE TITE LIVE.

Sa patrie. — Sa famille. — L'enfant. — L'homme fait. — L'ami d'Auguste. — Le républicain. — Le philosophe. — L'historien. — Que tout concourait à le faire orateur.

Une date dans Eusèbe, quelques détails épars dans Sénèque et Quintilien, deux mots jetés par hasard dans les Décades, voilà ce qui nous reste sur la vie de Tite Live. L'historien de Rome n'a pas d'histoire. Encore, ces rares débris n'ont surnagé dans le naufrage des lettres anciennes que par un accident littéraire, lorsqu'un commentaire ou une citation les ont rencontrés pour les soutenir. Ils guident aujourd'hui nos conjectures ; mais, à travers tant de siècles et sur de si faibles indices, les yeux les plus attentifs ont peine à découvrir ce que le temps a englouti.

Cependant il semble que ces faits si secs et si vides d'intérêt reprennent quelque vie et quelque sens, lorsqu'on connaît par les Décades le caractère et le genre d'esprit de Tite Live. On verra plus tard, je crois, que ses défauts et ses mérites viennent d'une qualité dominante, l'éloquence ; qu'il a de l'orateur le don et le goût des développements, la suite et la clarté des idées, le talent d'expliquer, de prouver et de conclure, l'art d'éprouver et de remuer toutes les passions, de ne penser et de ne sentir qu'au profit de sa cause, de revêtir ses raisons du plus ample et du plus noble style, en homme qui tous les jours parle au peuple assemblé des grands intérêts de l'État ; qu'enfin la droiture, la bonne foi, la sincérité, l'amour de la patrie, toutes les vertus sans lesquelles un orateur n'est qu'un avocat, nourrissent sa pensée et soutiennent son accent. H convient de chercher si les circonstances, aussi bien que la nature, ont aidé à faire de lui un honnête homme et un homme éloquent.

Il naquit à Padoue, chef-lieu de la Vénétie : Niebuhr trouvait dans son style le riche coloris des peintres vénitiens. Du moins sa patrie laissa une empreinte dans son âme. Pollion l'accusait de patavinité, et il a grand soin de commencer son histoire en nommant Anténor fondateur de Padoue. Au dixième livre[1], oubliant la règle qu'il s'est faite d'éviter les digressions, il rappelle avec une complaisance de citoyen la victoire que remportèrent les Padouans sur le pirate lacédémonien Cléonyme. Les éperons des navires, dit-il, et les dépouilles enlevées aux Lacédémoniens, restèrent longtemps dans un ancien temple de Junon, où ils ont été vus par plusieurs personnes qui vivent encore. On célèbre tous les ans l'anniversaire de ce combat par une joute solennelle de navires sur le fleuve qui traverse la ville. Il est donc Padouan de cœur comme d'origine. Aussi remarque-t-on avec intérêt que les mœurs de ses concitoyens passaient pour honnêtes ; dans cette vaste corruption romaine, les villes provinciales gardaient mieux les anciennes maximes de l'esprit italique[2]. Au reste, Padoue était un grand municipe, le plus important des provinces occidentales, ayant vingt mille combattants, cinq cents chevaliers, une curie, des duumvirs, les droits civils, les institutions religieuses de Rome[3] ; images de la ville maîtresse, les municipes inspiraient comme elle le goût et le besoin de l'éloquence ; et plus d'une fois la petite Rome envoyait à la grande des orateurs. C'est un grand point de trouver Tite Live dès sa naissance au milieu des débats politiques. Les premières impressions font souvent les inclinations dernières ; dans l'enfant on découvre l'homme, et l'on est toujours ce que l'on a d'abord été. Nourri aux champs, Virgile aima l'âme immense de la nature vivante, el ses vers ont la molle langueur et la suavité enivrante qu'on respire avec l'air abondant et parfumé des bois. Né à la ville, élevé parmi les hommes et les affaires, occupé à se représenter les passions et les intérêts, non les couleurs et les formes, Tite Live s'est trouvé orateur, et non  poète ; il a connu l'homme plutôt que la nature ; il a raconté les actions sans décrire les pays ; s'il eût vécu à la campagne, il eût senti peut-être que le sol et le climat contribuent à former les caractères, et que l'histoire doit renfermer aussi bien la peinture des contrées que la narration des événements.

Selon plusieurs inscriptions[4], sa famille était noble. Les patriciens des municipes exerçaient les charges, dominaient dans la curie, allaient voter à Rome. Ainsi Tite Live reçut de sa famille comme de sa patrie l'éducation politique et oratoire. Il est probable qu'il dut à sa race les sentiments aristocratiques qui percent dans ses Annales. Il eut pour parent C. Cornelius[5], homme versé dans la science des augures, qui prenait les auspices au moment de la bataille de Pharsale. Il raconte que cet augure reconnut le moment de la bataille, et qu'un peu après, dans un transport prophétique, il s'élança en criant : Tu triomphes, César. Sans doute Tite Live fut élevé comme les anciens patriciens dans le respect des augures : de là peut-être ce sentiment religieux qui, en dépit de la philosophie et des railleries des contemporains, se soutient dans toute son histoire ; de là aussi la gravité solennelle avec laquelle il rapporte les fables saintes et reconnaît la volonté des dieux dans les affaires romaines ; de là ce récit minutieux des expiations et des prodiges[6] : En racontant les choses anciennes, mon âme, je ne sais comment, devient antique, et quand je vois des hommes si sages traiter ces événements en affaires d'État, j'ai scrupule de les trouver indignes de mes annales. S'il prend aussi aisément les sentiments antiques, c'est qu'il les a reçus dès l'enfance ; le parent d'un augure, le descendant d'une race noble, a gardé jusqu'au bout l'esprit patricien et religieux.

Il naquit en 58, année où César obtint le gouvernement des Gaules. Pendant dix ans les affaires de Rome se firent plus dans la Cisalpine qu'à Rome même. L'hiver, la moitié du sénat accourait autour de César, qui achetait les consciences et préparait l'empire. Tite Live avait quatorze ans, quand César fut tué et que les Philippiques de Cicéron coururent par toute l'Italie. Il vit, presque aux portes de Padoue, Antoine vaincu à Modène et le triumvirat conclu sur le Réno. Il vécut parmi les révolutions et les proscriptions, témoin des derniers combats de la liberté et des derniers coups de l'éloquence. De tels spectacles pouvaient préparer un républicain : l'homme qui s'éveille aux sentiments et aux idées s'attache volontiers aux causes justes et perdues. Ils pouvaient préparer un orateur : les passions politiques, source de l'éloquence, sont toutes-puissantes, quand elles saisissent une âme nouvelle. D'ailleurs, l'éducation romaine fournissait aux passions oratoires l'art de la parole. Les discours de Tite Live montrent que, selon l'usage du temps, il a passé plusieurs années chez un rhéteur. Là, on plaidait véritablement, souvent en présence d'une assemblée, sur des lois et des questions judiciaires, avec les gestes et l'accent, avec des larmes même et tout l'artifice de la comédie oratoire[7]. Déjà pourtant les plaidoiries des écoles différaient fort de celles du Forum. Trop savantes, chargées d'antithèses, noyées de lieux communs, elles gâtaient le goût des élèves, et nous retrouverons plus tard dans Tite Live quelques traces mal effacées des anciennes déclamations.

Il est probable qu'il vint à Rome au temps de la victoire d'Actium[8]. Du moins il y était quand peu de temps après il écrivit son histoire, ne pouvant trouver que là les documents dont il avait besoin. Auguste, qui par goût et par politique recherchait les hommes de lettres, fut son ami ; un jour il lui apporta l'inscription de la cuirasse de lin, mise par Corn. Cossus dans le temple de Jupiter Férétrien. Tite Live conseilla au jeune Claude, petit-fils d'Auguste, d'écrire l'histoire, et vécut assez familièrement dans la maison du prince. A la vérité, si les Suppléments sont exacts, il a blâmé le sénat d'avoir mal payé les services d'Octave ; et il a excusé le meurtre de Cicéron en disant qu'il fut traité comme il eût traité ses ennemis. Néanmoins il demeura indépendant et. sincère. Tandis qu'Horace et Virgile mettaient partout le prince au rang de dieux, il le nomma à peine dans son histoire, une fois pour marquer une date, une autre fois pour prouver un fait. Il loua Brutus et Cassius[9] et osa dire du grand César qu'on ne savait s'il avait été plus nuisible qu'utile à sa patrie[10] ; Auguste l'appelait le Pompéien : si son histoire n'est pas la satire du nouvel empire, elle est l'éloge de l'an tienne république, du gouvernement libre et des mœurs honnêtes. Il se complaît au récit des nobles actions et à la peinture des grandes âmes, en homme qui ne serait pas indigne de les imiter. Il jette quelques mots en passant et tristement contre la corruption présente, contre cette folie des jeux auxquels les plus opulents royaumes suffiraient à peine, contre la fureur de périr par le luxe et la débauche et de tout perdre avec soi[11] ; mais il ne déclame pas comme Salluste, qui veut paraître homme de bien faute de l'être. Il se détourne volontiers de ce spectacle, et habite de souvenir parmi les grands hommes auxquels il ressemble. Autant qu'on peut le conjecturer, il vécut selon ses maximes ; dans un temps où la famille paraissait une charge, et où il fallait des lois contre les célibataires, il se maria deux fois, et eut deux fils et quatre filles[12] ; son livre est d'un citoyen, et il passa sa vie au travail.

Cette vertu fut ornée et affermie, comme celle de tous les grands hommes du temps, par la philosophie. Selon Sénèque, il composa plusieurs dialogues sur la philosophie et l'histoire, et plusieurs traités de philosophie pure, qui, après ceux de Pollion et de Cicéron, passaient pour les plus éloquents de la langue latine[13]. Ainsi, comme Cicéron, il fut partout orateur. Je ne trouve plus sur sa vie que deux détails ; tous deux encore indiquent le goût de l'éloquence. Selon Quintilien, il conseillait à son fils de lire avant tout Cicéron et Démosthène, puis les autres, d'autant plus qu'ils sont plus semblables à Démosthène et à Cicéron. Sa fille épousa le rhéteur Magius. Rien d'étonnant qu'il ait tant aimé un art tout romain, le seul où Rome soit vraiment originale, parce qu'il est une arme politique et un instrument d'action ; Pollion, son contemporain, se vantait d'avoir déclamé avec une présence d'esprit parfaite, quatre jours après la mort de son fils ; tant les Romains s'attachaient à l'ombre de l'éloquence morte :

Simulataque magnis

Pergama, et arentem Xanthi cognomine rivum.

Il en fut ainsi de Tite Live. Un mot de lui, conservé par Pline l'ancien[14], jette une grande lumière sur sa vie : J'ai déjà acquis assez de gloire, disait-il dans un livre de son histoire, et je pourrais m'arrêter, si mon âme inquiète ne se repaissait de son travail. Cette éloquence, comme une source trop pleine, avait besoin de s'épancher. A défaut du présent, il appliqua la sienne au passé. Il se fit contemporain de la république détruite, et plaida dans l'antiquité ; l'éloquence étant pacifiée, c'est-à-dire interdite, il fut historien pour rester orateur. Lorsqu'enfin ce fut un crime de se souvenir de la liberté antique, il cessa d'écrire et quitta Rome pour mourir à Padoue[15], loin des bassesses du sénat et des regards de Tibère (18 ans après J. C.). Ce caractère et ce talent demandaient une tribune publique et une patrie libre. Les circonstances le détournèrent ; ce fut au profit de l'histoire, au profit et au détriment de l'historien.

§ 2. LA LIBERTÉ ET LES LETTRES SOUS AUGUSTE.

I. Goût pour l'histoire nationale. — Le prince l'interdira demain, mais la permet aujourd'hui. — U. Nulle idée de l'antique barbarie. — Les érudits sont des compilateurs. — Sottises de Denys. — La philosophie n'est pas encore entrée dans l'histoire. — III. L'imagination romaine. L'imagination du temps. Plaidoiries des écoles. — Grandes traditions d'éloquence. — Majesté poétique de Rome et de l'empire.

Si inventeur que soit un esprit, il n'invente guère ; ses idées sont celles de son temps, et ce que son génie original y change ou ajoute est peu de chose. La réflexion solitaire, si forte qu'on la suppose, est faible contre cette multitude d'idées qui de tous côtés, à toute heure, par les lectures, les conversations, viennent l'assiéger, renouvelées encore et fortifiées par les institutions, les habitudes, la vue des lieux, par tout ce qui peut séduire ou maîtriser une âme. Et comment les repousserait-elle, formée elle-même à l'image des contemporains, ayant reçu des mêmes circonstances la même éducation et les mêmes penchants ? Tels que des flots dans un grand fleuve, nous avons chacun un petit mouvement, et nous faisons un peu de bruit dans le large courant qui nous emporte ; mais nous allons avec les autres et nous n'avançons que poussés par eux. Érudition, critique, philosophie, art d'écrire, tout ce que nous trouverons dans Tite Live, nous le verrons en partie et d'avance dans la science et la littérature de son temps.

I. Ce grand ouvrage d'esprit n'était à ce moment rien d'étrange. Depuis que l'empire était en paix, et les affaires publiques dans la main d'un homme, tout le monde écrivait à Rome.

Scribimus indocti doctique poemata passim.

Agrippa, Auguste, Pollion avaient fondé des bibliothèques[16]. Les philologi affluaient de Tarse et d'Alexandrie. Pendant une famine, ils furent nourris aux frais de l'État, et les plus grands personnages assistaient à leurs leçons. Les récitations s'établissaient ; Auguste lui-même y venait écouter non seulement des poèmes et des histoires, mais des dialogues et des discours[17]. Il se plaignait à Horace de n'être point nommé dans ses vers, et lui demandait s'il avait honte de l'avouer pour ami ; du reste, lettré lui-même jusqu'à faire des tragédies, qu'il avait le bon goût d'effacer. Mais la plupart des recherches se tournaient vers l'ancienne histoire. Rabirius, C. Severus, Pédo Albinovanus, écrivaient des poèmes sur les dernières guerres, et Virgile, dans son Iliade romaine, remontait au temps où Rome n'était qu'un mont solitaire, mais où un dieu, on ne sait quel dieu, habitait déjà les collines prédestinées. Ovide écrivait des vers sur les fastes, Properce sur les légendes héroïques de Rome. Deux écoles nouvelles, celles de Labéon et de Capiton, ordonnaient en un corps de doctrines les réponses des vieux jurisconsultes, les édits des préteurs et les anciennes lois de leur pays. Strabon voyageait par tout l'empire pour donner à l'histoire sa vaste géographie. De tous côtés naissaient des mémoires. Auguste, parmi les soucis des affaires, écrivait les siens. Trogue Pompée, Diodore, Denys d'Halicarnasse, Juba, Pollion, Timagène, Labienus, composaient leurs histoires. Les esprits se reportaient avec affection et complaisance vers cette antiquité dont les conseils avaient été si sages, les mœurs si pures, les actions si fortes. Auguste restaurait les anciens temples, rétablissait les coutumes oubliées, faisait lire dans le sénat, pour appuyer ses lois, les discours de Rutilius et du censeur Metellus. Oisiveté, orgueil de citoyen, amour des lettres, développement des sciences, faveur du prince, accumulation des documents, tout engageait un Romain à faire l'histoire de Rome. Écrite plus tôt, elle restait sans dénouement ; écrite plus tard, elle comprenait le commencement d'un nouveau drame. Écrite alors, elle formait une action unique et complète. Tite Live raconte comment le monde devint la propriété de Rome, Rome et le monde la propriété de l'empereur.

On avait encore le droit d'être sincère, quoiqu'il fallût se hâter d'en user. Auguste tolérait la satire. En citoyen et en homme d'esprit, souffrit longtemps qu'on se moquât de lui. Longtemps Timagène, son détracteur, fut reçu avec bienveillance dans la petite maison du Palatin ; le prince admit dans les bibliothèques les poésies injurieuses de Catulle et de Bibaculus ; il respecta à Milan une statue de Brutus[18], combla de charges et d'honneurs Messala, qui, à la première journée de Philippes, l'avait chassé de son camp, et nomma le fils de Cicéron augure et consul[19]. Tite Live pouvait louer Brutus et Cassius, et garder l'amitié d'Auguste. Mais une liberté tolérée est précaire, et quelle garantie que la modération d'un maître ! La servitude est une lèpre qui naturellement s'étend aux parties saines. Après la mort d'Horace, les lettres furent gouvernées comme le reste, Timagène chassé du palais, Ovide relégué à Tomes, la loi de majesté étendue aux écrits diffamatoires[20]. L'histoire de Labienus fut brûlée, et Auguste s'emporta dans le sénat contre les écrits secrets qui couraient à Rome. C. Severus fut exilé ; Albutius Silon, qui avait regretté tout haut et trop vivement la république, craignant le supplice, se tua. On a pensé que ce changement força Tite Live, sur la fin de son histoire, à dissimuler, et l'arrêta à la mort de Drusus. D'autres plus dociles mentirent bientôt autant qu'il plut au prince. On eut le livre de Velleius Paterculus qui exaltait le triumvirat d'Octave, et, racontant sa mort, disait qu'il avait rendu au ciel son âme céleste. Puis Tibère imposa l'adulation outrée, et pendant cinquante ans on vit des libelles ou des panégyriques, mais point d'histoire[21]. Tite Live eut pour écrire le moment court et précieux où la liberté de parler servit à la liberté d'agir.

Mais avec la volonté et la permission de faire l'histoire, avait-on l'érudition critique, l'esprit philosophique et le genre d'imagination sans lesquels l'histoire n'est pas ? On en peut douter.

II. L'histoire à Rome ne fut d'abord qu'un registre d'administration tenu par le grand pontife, une suite de mémoires rédigés par orgueil de race, plus tard un recueil de beaux exemples et une matière offerte à l'éloquence. Opus hoc unum maxime oratorium, dit Cicéron[22]. Caton écrivait ses Origines en gros caractères, afin que son fils pût y lire des modèles de vertu. Salluste faisait rassembler par le grammairien Attéius des locutions anciennes, et traitait l'histoire en exercice de style[23]. A ce titre, elle délassait les hommes faits et entrait dans l'éducation des jeunes gens ; Claude s'y était appliqué par le conseil de Tite Live lui-même. Tout occupée de l'utile, sans autre art que l'éloquence, Rome n'a ni l'imagination flexible, ni la sagacité patiente, ni la philosophie désintéressée qui font l'historien.

On n'avait alors nulle idée de la grossièreté antique. Cicéron, le plus grand esprit de Rome, croyait que du temps de Romulus les lettres Laient anciennes et florissantes, et ne souffrait pas qu'on appelât Romulus un barbare[24]. A la vérité, il doutait des entretiens de Numa et d'Égérie, du rasoir de l'augure, des fables trop poétiques, et, en dépit de son patriotisme, devenait, par bon sens, sceptique et critique. Mais il louait longuement la prudence des premiers rois, et développait les profonds calculs de leur politique. On croirait, à l'entendre, que les législateurs de Rome furent des philosophes grecs, politiques de cabinet, occupés à combiner des institutions comme les pièces d'une machine. Au siècle dernier, nous jugions de même la consu1 'ilion de Lycurgue, oubliant que, s'il y eut un Lycurgue, il ne fit que transformer en lois les mœurs des Doriens. Quoi de plus faux et de I lus aimable que le personnage de Caton dans le Traité de la Vieillesse ? Que de grâce et d'élégance dans le dur campagnard ! avec quelle délicatesse il décrit la beauté des champs en fleur, les tiges molles et verdoyantes des blés qui s'élèvent, les épis dont le grain laiteux s'enfle et se durcit ! Avec quel enthousiasme il espère la mort qui le dégagera du corps, et la vie immortelle ! Qu'on lise les six derniers livres de l'Énéide, et l'on saura quels étaient, aux yeux des savants et des poètes, les anciens Romains. Pauvres, de mœurs simples et frugales, invincibles au travail ; l'orgueil national et l'esprit philosophique pouvaient le confesser. Mais sous ces habits de paysans et de chasseurs, on voulait voir des âmes modernes, cultivées, pleines de sentiments fins, des esprits réfléchis, habiles dans l'art de converser, de disserter, dignes élèves de Cicéron et de Virgile, tels enfin que les Français imaginaient les Francs avant de lire les Martyrs. Nul livre mieux que les Métamorphoses ne montre combien on ignorait l'antiquité héroïque et divine. Ces nobles légendes, boutes animées de vagues idées philosophiques, de la plus large et de la plus pire poésie, deviennent, entre les mains d'Ovide, de jolis contes, ornés d'heureuses antithèses, parfumés d'esprit et de bel esprit, qu'une femme de Rome el déroulés volontiers à sa toilette. Les Romains étaient trop raffinés et trop hautains pour comprendre la grandeur et la brutalité des âmes barbares, et Tite Live est admirable d'avoir entrevu l'antiquité et la vérité.

On avait pourtant des érudits. Quand des mains, Varron ou Pline, se piquaient de savoir, insatiables conquérants comme leurs pères, ils entassaient des montagnes de documents. Varron, dit Cicéron[25], nous a enseigné l'âge de notre patrie, les divisions de notre histoire, les lois des sacrifices et les droits des pontifes, la discipline domestique et militaire, l'emplacement des lieux et des quartiers, les noms, les classes, les emplois et les causes de toutes les choses divines et humaines. Nous errions, voyageurs et étrangers dans notre ville ; les livres nous ont conduits chez nous, et nous ont enfin appris où et qui nous étions. Il est vrai que Varron dicta plus de cinq cents volumes, que les titres de ses Ménippées sont ingénieux, que ce que saint Augustin a conservé de sa théologie est utile, que son livre sur l'agriculture est d'un style facile et agréable, qu'il a vécu dans les affaires et n'a rien d'un pédant. Mais, comme Atticus, il fabriquait des généalogies, et, outre le malheur de faire l'histoire des maisons troyennes, il eut celui d'inventer certaines étymologies. Sa crédulité est aussi puérile que sa science est profonde, et ses écrits prouvent une fois de plus que l'érudition n'est pas la critique. Il pouvait fournir à Tite Live des textes, des raits, mais non les interpréter.

Les Grecs, précepteurs des Romains, pouvaient ils mieux les éclairer sur l'histoire ? Voici un autre savant, Denys, qui, pendant vingt ans, s'entretient à Rome avec les hommes les plus instruits, lit toutes les inscriptions, visite les monuments, écrit un livre immense, dont il vante lui-même l'exactitude, et conclut qu'on a fait grand tort à Romulus.de le considérer comme un pâtre et un bandit. Les Romains sont d'honnêtes gens qui ont fondé pacifiquement une ville, et se sont donné des lois avec réflexion et après de longs discours. Par exemple, quand les murs sont bâtis, Romulus propose aux siens de choisir entre l'oligarchie et la monarchie, énumérant les avantages des deux gouvernements. Ceux-ci, en hommes bien appris, le nomment roi et lui développent leurs raisons. Romulus console les Sabines enlevées (il y en a 683, Denys en sait le compte), en leur apprenant que telle est l'ancienne coutume des Grecs[26] ; raisonneur, historien, philosophe, il disserte comme s'il sortait de l'école du rhéteur, et, dans un discours en trois points, il leur explique combien il a fait prudemment et humainement de donner le droit de cité à leurs pères. Je ne parle pas du moraliste Valère Maxime, de l'abréviateur Paterculus, ni des autres. Telle était à Rome l'histoire de Rome. Quo des érudits y aient compilé des matériaux nombreux, cela est certain ; que des politiques aient raconté avec vérité leurs actions ou des événements voisins d'eux, César et Salluste le prouvent. Mais la critique n'avait ni expérience, ni règles, ni clairvoyance ; nul ne comprenait les mœurs n les esprits antiques. On verra que sur ce point Tite Live eut souvent les défauts de son temps.

La philosophie de l'histoire fut aussi imparfaite chez les anciens que la critique, non seulement chez les Romains, mais chez les Grecs. Quand Platon décrit la succession des quatre gouvernements, il ne fait que raconter poétiquement les révolutions de l'âme. Quand Aristote note les avantages et les inconvénients de chaque constitution, il ne compose qu'un traité de politique. Thucydide jette dans ses discours des pensées profondes ; mais il n'ordonne pas les faits sous les idées, et son journal d'événements ne comprend que vingt ans de guerre. Trouve-t-on un dessein philosophique dans l'histoire universelle d'Éphore, qui joint bout à bout celles de tous les pays, en simple géographe, allant de l'Orient à l'Occident ? Polybe, le premier, forme des faits épars un système, marque leurs causes, explique la conquête du monde par la faiblesse et les fautes des vaincus, par la force et la sagesse des vainqueurs. Mais son histoire ne comprend qu'un siècle et ne contient que des événements politiques. Qui d'ailleurs a suivi son exemple ? Nul Grec n'a su que l'histoire est un corps indivisible, et que la race humaine marche d'un mouvement régulier vers un but marqué. Le monde à leurs yeux est un théâtre immobile où se joue éternellement le drame de la mort et de la vie, où le destin promène dans un cercle borné de révolutions fatales les cités mortelles comme les hommes, sans que l'homme en devienne plus puissant ni meilleur. Enfermés dans l'enceinte trop étroite de leurs souvenirs, ils n'ont pu, comme nous, embrasser du regard la longue suite des faits, et relier les fragments épars de cette chaîne immense qui traverse les âges. Rome, qui n'eut que des sciences transplantées, n'eut donc pas de philosophie de l'histoire. Cicéron, son philosophe, ne demande aux historiens que d'orner des faits vrais par un beau style[27]. Si, dans les Lois ou dans la République, il explique les institutions romaines, c'est en politique, en Romain, en moraliste, pour relever la sagesse des ancêtres et proposer un modèle à l'univers. La philosophie d'un Romain consiste à prétendre que Rome, par sa vertu et par une destinée divine, a dû conquérir le monde. Ces sentiments prêtent à l'éloquence, mais ne font pas une science. La philosophie n'a point de patrie ; les partialités nationales animent le style, mais rétrécissent les idées ; elles excitent à défendre une cause et non à former une théorie. Les contemporains de Tite Live lui enseignent à être orateur dans l'histoire plutôt qu'historien.

III. L'imagination, comme la science, est ouvrière de l'histoire ; et, pour expliquer celle de Tite Live, il faut observer celle du temps. C'est le grand siècle sans doute, ce qui veut dire que jamais la littérature ne fut plus riche, le style meilleur, le goût plus pur. Mais l'imagination romaine a-t-elle jamais reproduit ou conçu des caractères ? Qu'est-ce qu'Énée ? Un modèle de vertus, un sage, personnage excellent dans un livre de morale, mais non dans un poème ou dans une histoire. Les Troyens et les Rutules n'ont point de traits originaux ni distinctifs. Évandre, Mézence, Pallas, Turnus, tous également civilisés, ne diffèrent que comme les héros de notre théâtre. Virgile, comme Racine, a plutôt développé des passions que créé des personnages. Le don qui est en lui, est cette sensibilité tendre et triste, déjà presque chrétienne, cet amour profond de la nature sainte et toute-puissante, digne des Alexandrins. Mais est-ce à dire qu'il ait animé des figures saisissantes et inventé, comme Homère, des hommes réels ? Ni lui, ni Horace, encore moins Ovide, Tibulle ou Properce, n'ont dessiné d'une main ferme ces portraits nets et frappants de peuples ou d'hommes que nous exigeons de l'historien, et qui sont la meilleure partie de l'histoire. Ils n'ont pas l'inspiration surabondante, qui répand sur tous les terrains les êtres poétiques. Ils disent plutôt ce qui est dans leur cœur que ce qui est dans celui des autres. Aucun d'eux n'a donné à Tite Live l'exemple de cette conception forte, dans laquelle l'auteur s'oublie, dominé et possédé par les personnages ressuscités qui habitent et se meuvent d'eux-mêmes dans son esprit. Les âges littéraires ressemblent aux âges de la nature[28]. A de longs intervalles des générations sans parents ont paru dans la pensée renouvelée comme sur la terre bouleversée ; puis l'esprit, comme la nature, a répété ses œuvres et n'a vécu qu'en s'imitant. Savait-on même, à Rome, distinguer l'invention de la copie ? On y égalait aux modèles grecs les tragédies d'Ovide et de Varius. J'oserais dire enfin que cette littérature si accomplie penchait vers l'affectation. Déjà, du moins, Horace cherchait les alliances de mots[29], et donnait à son style cette perfection excessive, qui est le signe d'une invention amoindrie. Combien d'autres, autour de lui, étaient de simples artisans de phrases ! On sait l'histoire du puriste Marcellus Pomponius, qui, dans une cause, pour un solécisme, arrêta deux ou trois fois son adversaire, et l'empêcha de continuer ; Auguste prononce la remise ; Marcellus remarque que, dans l'arrêt, il y a un mot de mauvais latin. — Pourquoi Horace attaque-t-il sans merci les anciens poètes de Rome, qui, de son aveu, avaient le souffle tragique et osaient heureusement ? Il allègue pour grief qu'ils ne sont pas assez polis, assez châtiés, assez habiles ; il a pour précepte d'effacer, de corriger, de limer sans cesse ; il enseigne par son exemple à rechercher les fines nuances de pensée, à cacher sous chaque mot plusieurs intentions, à mettre en relief les expressions heureuses, à donner aux idées un air piquant par des tours nouveaux, à parer chaque phrase de toutes les richesses de l'esprit et de l'art. Dans le style d'Ovide, quel désir de plaire ! quel soin et quelle facilité pour être joli ! que de jeux de mots, d'oppositions élégantes, de pointe presque ridicules ! Avouons que le goût comment à se gâter par une trop grande connaissance des ressources littéraires ; c'est un malheur quand chacun, après quelques efforts, peut posséder un vocabulaire de belles expressions, de tours ingénieux, d'allusions mythologiques, de développements oratoires et de lieux communs. Cela dispense de l'invention vraie, qui est perpétuelle. La mémoire alors tient lieu de génie poétique. Quelques mouvements de passion vive, épars dans Properce ; certains traits de sensibilité délicate et presque féminine qui percent dans Tibulle, voilà ce que le naturel produit encore ; le reste vient de l'art. Pour les récitations, il fallait des ouvrages d'apparat, pleins de mouvements surprenants, d'efforts de style ; on y perdait le naturel, et les déclamations publiques, que Pollion venait d'instituer, poussaient encore plus avant dans le mal. On voit par les discours d'Ajax et d'Ulysse, dans Ovide, tout ce qu'elles avaient apporté déjà de faux et mauvais esprit ; et les controverses de Sénèque le père le disent bien mieux encore ; sujets, arguments, expressions, tout était de convention, hors de l'usage commun et du bon sens ; s'il y a au monde quelque chose de ridicule, ce sont les plaidoiries qu'on faisait sur les jumeaux languissants, les cadavres mangés et les sépulcres enchantés. Un jour Q. Hatérius, plaidant la cause du père enlevé auprès du tombeau de ses trois enfants, se souvint qu'il avait perdu son fils, et quitta un instant le ton affecté et les phrases déclamatoires. Les assistants se regardèrent étonnés, ne comprenant plus ; le naturel et la vérité étaient devenus des monstres. Dans cet air malsain, il est difficile, même à un contemporain de Virgile et d'Horace, lorsqu'il compose lui-même des discours, de ne pas laisser un peu de rhétorique se glisser parfois à travers son éloquence. On en trouve bien dans Cicéron.

Mais Tite Live, contemporain de Cicéron, avait vécu parmi les guerres civiles, agité par les passions politiques, entouré d'une génération d'orateurs, la dernière qu'ait produite Rome, mais la plus parfaite, parce qu'elle reçut des Grecs l'art presque pur, et du choc des grands événements 'inspiration vraie. La paix était trop récente et les âmes trop vivantes pour que l'éloquence eût pu s'éteindre ou se corrompre, et l'art exquis des maîtres ne faisait que la régler et la soutenir. Cet art enseignait à l'orateur, sinon à s'émouvoir, du moins à communiquer son émotion, sinon et trouver les preuves, du moins à les développer ; il ne lui donnait pas de nouvelles forces, mais lui apprenait à se servir des siennes ; il armait la passion et la raison par l'étude et l'exercice, et sa perfection continue cachait les inégalités du génie. Ce rare mélange d'inspiration et de science s'était rencontré dans Cicéron ; il parut pour la dernière fois dans Tite Live. — Telle est la part que son siècle eut dans ses mérites et dans ses fautes ; une idée imparfaite de l'histoire, nul exemple suffisant de philosophie et de critique, une conception faible des caractères originaux et vrais, un style déjà trop savant ; mais de nombreux matériaux préparés pour la science, de grandes traditions d'éloquence, l'éducation politique, un art consommé, la liberté d'être sincère ; c'est dans ces circonstances bonnes et mauvaises que le jeta sa bonne et mauvaise fortune. J'en ajoute une dernière, à laquelle il doit peut-être la grandeur calme de son style, l'aspect de Rome souveraine et paisible, telle que l'avait faite Auguste, celle que Virgile appelait la plus belle chose de l'univers. C'est qu'alors Auguste, porté par un triple triomphe dans les murs de Rome, consacrait aux dieux italiens un vœu immortel, trois cents grands temples par toute la ville. Les rues frémissaient de la joie, des jeux, des applaudissements de tout un peuple. Dans les temples, des chœurs de femmes ; dans tous, des autels ; devant les autels, des taureaux immolés jonchaient la terre. Lui-même, assis sur le seuil de marbre du brillant Phœbus, passe en revue les dons des peuples, et les attache aux colonnes superbes ; les nations vaincues s'avancent en long ordre, aussi diverses d'armes et d'aspect que de langage : Nomades, Africains aux robes pendantes, Lélèges, Cares, les Gélons armés de flèches, les Morins les plus lointains des hommes, les Dahes indomptés. L'Euphrate coule docile, et l'Araxe frémit sous le pont qui l'a vaincu[30]. Dans cette ville immense à qui les nations bâtissaient des temples, parmi ce peuple de statues et tous ces monuments de victoire, un Romain pouvait voir se lever la grande image de la patrie, et égaler par son éloquence la majesté du peuple romain.

 

 

 



[1] Tite Live, X, 2.

[2] Duruy (d'après Strabon), Thèse sur l'état de l'empire romain, page 103.

[3] Gaius, I, 96.

[4] Tomasini, page 10.

[5] Tite Live, éd. Nisard, t. II, p. 901 : citations de Plutarque.

[6] Tite Live, XLIII, 13.

[7] Sénèque, Quintilien.

[8] Tite Live, I, 19. Cf. Vossius.

[9] Tacite, Annales, IV, 34.

[10] Sénèque, Questions naturelles, V, 18.

[11] Tite Live, VI, 2, et préface.

[12] Tomasini, page 21.

[13] Sénèque, Épîtres, 100.

[14] Pline, préface.

[15] Eusèbe, Chronique, n° 2033.

[16] Egger, Examen des historiens du siècle d'Auguste.

[17] Suétone, Vie d'Auguste.

[18] Duruy, Thèse, p. 254.

[19] On sait l'anecdote rapportée par Plutarque. Auguste trouva un jour un de ses petits-fils qui lisait un ouvrage de Cicéron ; l'enfant effrayé cacha son livre ; Auguste prit le volume et dit au bout d'un instant : C'était un homme éloquent, mon fils, un homme éloquent et qui aimait sa patrie.

[20] Egger, Examen des historiens du siècle d'Auguste.

[21] Tacite, Annales, I.

[22] Cicéron, des Lois, I, 2.

[23] Suétone, cité par M. Michelet.

[24] Cicéron, de la République, passim.

[25] Cicéron, Questions académiques.

[26] Molière, le Malade imaginaire, acte II, scène VII : Nous lisons des anciens, mademoiselle, que leur coutume était d'enlever par force de la maison des pères les filles qu'on menait marier, afin qu'il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu'elles convolaient dans les bras d'un homme.

[27] Voir les reproches qu'il fait aux anciens historiens.

[28] Cuvier.

[29] Horace, Art poétique : Dixeris egregie, notum, etc.

[30] Énéide, VII, 710.