Les opprimés. — I. Grandeur de l'abatis révolutionnaire. - Les quatre procédés d'abatage. - L'expulsion par émigration forcée et par bannissement légal. - Nombre des expulsés. - La privation de la liberté physique. - Les ajournés, les internés, les reclus chez eux, les incarcérés. - Leur nombre et leur situation. - Le meurtre après jugement ou sans jugement. - Nombre des guillotinés ou fusillés après jugement. - Indices sur le nombre des autres vies détruites. - Nécessité et projet d'une destruction plus ample. - La spoliation. - Son étendue. - Le gaspillage. - La perte sèche. - Ruine des particuliers et de l'État. Les plus opprimés sont les notables. — II. Valeur des notables dans une société. - Les divers degrés et les différentes espèces de notables el 1789. - L'état-major social. - Les gens du monde. - Leur savoir-vivre. - Leur culture intellectuelle. - Leur humanité et leur philanthropie. - Leur trempe morale. - Les hommes pratiques. - Leur recrutement. - Leur compétence. - Leur bonté active. - Leur rareté et leur prix. — III. Les trois classes de notables. - La noblesse. - Sa préparation physique et morale au métier des armes. - Esprit militaire. - Conduite des officiers de 1789 à 1792. - A quel emploi cette noblesse était propre. — IV. Le clergé. - Son recrutement. - Attraits de la profession. Indépendance des ecclésiastiques. - Solidité de leur mérite. - Leur instruction théorique et leur information pratique. - Leur distribution sur le territoire. - Utilité de leur office. - Leur conduite de 1789 a 1800. - Leur courage. - Leur capacité de sacrifice. - V. La bourgeoisie. - Son recrutement. - Différence du fonctionnaire sous l'ancien régime et du fonctionnaire moderne. - Propriété des offices. - Corporations. - Indépendance et sécurité du fonctionnaire. - Les ambitions sont limitées et satisfaites. - Mœurs sédentaires, honnêtes et sobres. Recherche de la considération. - Culture intellectuelle. - Idées libérales. - Honorabilité et zèle public. - Conduite de la bourgeoisie de 1789 à 1800. — VI. Les demi-notables. - Leur recrutement. - Syndics de village et syndics de métier. - Compétence de leurs électeurs. Leurs électeurs ont intérêt à les bien choisir. - Leur capacité et leur honorabilité. - Triage des hommes sous l'ancien régime. - Conditions de maintien et de progrès pour une famille. - Droit héréditaire et personnel du notable à son bien et à son rang. - VII. Principe du socialisme égalitaire. - Toute supériorité de condition est illégitime. Portée de ce principe. - Les avantages et les jouissances inciviques. Comment les lois révolutionnaires atteignent aussi la classe inférieure. - Populations frappées en masse. - Proportion des gens du peuple sur les listes de proscrits. - Comment les lois révolutionnaires atteignent Ictus rigoureusement les notables du peuple. — VIII. La rigueur croit avec l'élévation de la classe. - Les notables proprement dits sont frappés en leur qualité de notables. - Arrêtés de Taillefer, Milhaud et Leflot. - La pénitence publique à Montargis. — IX. Deux caractères de la classe supérieure, la fortune et l'éducation. - Chacun de ces caractères est un délit. - Mesures contre les gens riches ou aisés. - Ils sont frappés en masse et par catégories. - Mesures contre les gens instruits et polis. - Danger de la culture et de la distinction. - Proscription générale des honnêtes gens. — X. Gouvernés et gouvernants. - Les détenus de la rue de Sèvres et le Comité révolutionnaire de la Croix-Rouge. - Le petit Dauphin et son précepteur Simon. - Juges et justiciables. - Trinchard et Coffinhal, Lavoisier et André Chénier. I Avant tout, pour le Jacobin, il s'agit d'anéantir ses adversaires constatés ou présumés, probables ou possibles. Quatre opérations violentes concourent, ensemble ou tour à tour, à la destruction physique ou à la destruction sociale des Français qui ne sont pas ou qui ne sont plus de la secte et du parti. La première opération consiste à les expulser du territoire. — Dès 1789, par l'émigration forcée, on les a jetés dehors ; livrés, sans défense et sans la permission de se défendre, aux jacqueries de la campagne et aux émeutes de la ville[1], les trois quarts n'ont quitté la France que pour échapper aux brutalités populaires, contre lesquelles la loi et l'administration ne les protégeaient plus. A mesure que la loi et l'administration, en devenant plus jacobines, leur sont devenues plus hostiles, ils sont partis par plus grosses troupes. Après le 10 août et le 2 septembre, ils ont dû fuir en masse ; car désormais, si quelqu'un d'entre eux s'obstinait à rester, c'était avec la chance presque certaine d'aller en prison, pour y vivre dans l'attente du massacre ou de la guillotine. Vers le même temps, aux fugitifs la loi a joint les bannis, tous les ecclésiastiques insermentés, une classe entière, près de 40.000 hommes[2]. On calcule qu'au sortir de la Terreur la liste totale des fugitifs et des bannis contenait plus de 150.000 noms[3]. Il y en aurait eu davantage, si la frontière n'avait pas été gardée par des patrouilles, si, pour la franchir, il n'avait pas fallu risquer sa vie ; et cependant, pour la franchir, beaucoup risquent leur vie, déguisés, errants, la nuit, en plein hiver, à travers les coups de fusil, décidés à se sauver, coûte que coûte, pour aller, en Suisse, en Italie, en Allemagne et jusqu'en Hongrie, chercher la sécurité et le droit de prier Dieu à leur façon[4]. — Si quelqu'un des exilés ou déportés se hasarde à rentrer, on le traque comme une bête fauve : sitôt pris, sitôt guillotiné[5]. M. de Choiseul et d'autres malheureux Ayant été jetés par un naufrage sur la côte de Normandie, le droit des gens ne suffit pas pour les protéger ; ils sont traduits devant une commission militaire ; sauvés provisoirement par le cri de la pitié publique, ils restent en prison, jusqu'à ce que le premier Consul intervienne entre eux et la loi homicide, et consente, par grâce, à les déporter sur la frontière de Hollande. — S'ils se sont armés contre la République, ils sont retranchés de l'humanité : un pandour, fait prisonnier, est traité en homme ; un émigré, fait prisonnier, est traité en loup ; séance tenante, on le fusille. Parfois même, à son endroit, on se dispense des courtes formalités légales. Quand j'ai le bonheur d'en attraper, écrit le général Vandamme[6], je ne donne pas à la commission militaire la peine de les juger : leurs procès sont faits sur-le-champ. Mon sabre et mes pistolets font leur affaire. La seconde opération consiste à priver les suspects de leur liberté, et, dans cette privation, il y a plusieurs degrés ; car il y a plusieurs moyens de mettre la main sur les personnes. — Tantôt, le suspect est ajourné, c'est-à-dire que l'ordre d'arrestation reste suspendu sur sa tète, qu'il vit sous une menace perpétuelle et ordinairement suivie d'effet, que chaque matin il peut s'attendre à coucher le soir dans une maison d'arrêt. — Tantôt, il est consigné dans l'enceinte de sa commune. — Tantôt, il est reclus chez lui, avec ou sans gardes, et, dans le premier cas, toujours avec l'obligation de payer ses gardes. — Tantôt enfin, et c'est le cas le plus fréquent, il est enfermé dans une maison d'arrêt ou de détention. — Dans le seul département du Doubs[7] on compte 1.200 hommes et femmes ajournés, 300 consignés dans leur commune, 1.500 reclus chez eux et 2.200 en prison. Dans Paris, 36 vastes prisons et 96 violons ou geôles provisoires, que remplissent incessamment les comités révolutionnaires, ne suffisent pas au service[8], et l'on calcule qu'en France, sans compter plus de 40.000 geôles provisoires, 1200 prisons, pleines et bondées, contiennent chacune plus de 200 reclus[9]. A Paris[10], malgré les vides quotidiens opérés par la guillotine, le chiffre des détenus monte, le 9 floréal an II, à 7.840 ; et, le 25 messidor suivant, malgré les grandes fournées de cinquante et soixante personnes conduites en un seul jour et tous les jours à l'échafaud, le chiffre est encore de 7.502. Il y a 975 détenus dans les prisons de Brest ; il y en a plus de 1.000 dans les prisons d'Arras, plus de 1500 dans celles de Toulouse, plus de 3.000 dans celles de Strasbourg, plus de 13.000 dans celles de Nantes[11]. Dans les deux départements de Vaucluse et des Bouches-du-Rhône, le représentant Maignet, qui est sur place, annonce de 12.000 à 15.000 arrestations[12]. Quelque temps avant thermidor, dit le représentant Beaulieu, le nombre des détenus s'élevait à près de 400.000 ; c'est ce qui résulte des listes et des registres qui étaient alors au Comité de sûreté générale[13]. — Parmi ces malheureux, il y a des enfants, et non pas seulement dans les prisons de Nantes, cil les battues révolutionnaires ont ramassé toute la population des campagnes ; dans les prisons d'Arras[14], entre vingt cas semblables, je trouve un marchand de charbon et sa femme, avec leurs sept fils et filles âgés de dix-sept à six ans ; une veuve, avec ses quatre enfants âgés de dix-sept à douze ans ; une autre veuve noble, avec ses neuf enfants âgés de dix-sept à trois ans ; six enfants de la même famille, sans père ni mère, âgés de vingt-trois à neuf ans. — Presque partout, ces prisonniers d'État sont traités comme on ne traitait pas les voleurs et les assassins sous l'ancien régime. Pour commencer, on les soumet au rapiotage, je veux dire qu'on les met nus, ou que du moins on les fouille jusque sous la chemise et par tout le corps ; des femmes, des filles s'évanouissent sous cette perquisition qu'on réservait jadis aux galériens pour leur entrée au bagne[15].— Souvent, avant de les confiner dans leur cachot ou dans leur chambrée, on les laisse deux ou trois nuits, pêle-mêle, dans une salle basse, sur des bancs, ou dans la cour, sur le pavé, sans lits ni paille.... On les tourmente dans toutes leurs affections et, pour ainsi dire, dans tous les points de leur sensibilité. On leur enlève successivement leurs biens, leurs assignats, leurs meubles, leurs aliments, la lumière du jour et celle des lampes, les secours réclamés par leurs besoins et leurs infirmités, la connaissance des événements publics, les communications, soit immédiates, soit même par écrit, avec leurs pères, leurs fils, leurs épouses[16]. On les oblige à payer leur logement, leurs gardiens, leur nourriture ; on leur vole à la porte les vivres qu'ils font venir du dehors ; on les fait manger à la gamelle : on ne leur fournit que des aliments insuffisants et dégoûtants, morue pourrie, harengs infects, viande en putréfaction, légumes absolument gâtés, le tout accompagné d'une demi-chopine d'eau de la Seine, teinte en rouge au moyen de quelques drogues. On les affame[17], on les rudoie et on les vexe exprès, comme si l'on avait résolu de lasser leur patience et de les pousser à une révolte, dont on a besoin pour les expédier tous en masse, ou, du moins, pour justifier l'accélération croissante de la guillotine. On les accumule par dix, vingt, trente, dans une même pièce, à la Force, huit dans une chambre de quatorze pieds en carré, où tous les lits se touchent, où plusieurs lits chevauchent les uns sur les autres, où, sur les huit détenus, deux sont obligés de coucher à terre, où la vermine foisonne, où la fermeture des lucarnes, la permanence du baquet et l'encombrement des corps empoisonnent l'air. — En plusieurs endroits, la proportion des malades et des morts est plus grande que dans la cale d'un négrier. De quatre-vingt-dix individus avec lesquels j'étais reclus, il y a deux mois, écrit[18] un détenu de Strasbourg, soixante-six ont été conduits à l'hôpital dans l'espace de huit jours. En deux mois, dans les prisons de Nantes, sur 13.000 prisonniers, il en meurt 3000 du typhus et de la pourriture[19]. Quatre cents prêtres[20], reclus dans l'entrepont d'un vaisseau en rade d'Aix, encaqués les uns sur les autres, exténués de faim, rongés de vermine, suffoqués par le manque d'air, demi-gelés, battus, bafoués, et perpétuellement menacés de mort, souffrent plus que des nègres dans une cale ; car, par intérêt, le capitaine négrier tient à maintenir en bonne santé sa pacotille humaine, tandis que, par fanatisme révolutionnaire, l'équipage d'Aix déteste sa cargaison de soutanes et voudrait la voir au fond de l'eau. — A ce régime qui, jusqu'au 9 thermidor, va s'aggravant tous les jours, la détention devient un supplice, souvent mortel, plus lent et plus douloureux que la guillotine[21], tellement que, pour s'y soustraire, Chamfort s'ouvre les veines et Condorcet avale du poison. Troisième expédient, le meurtre après jugement ou sans jugement. — Cent soixante-dix-huit tribunaux, dont quarante sont ambulants[22], prononcent, dans toutes les parties du territoire, des condamnations à mort, qui sont exécutées sur place et à l'instant. Du 16 avril 1793 au 9 thermidor an II, celui de Paris fait guillotiner 2.625 personnes[23], et les juges de province travaillent aussi bien que les juges de Paris. Dans la seule petite ville d'Orange, ils font guillotiner 331 personnes. Dans la seule ville d'Arras, ils font guillotiner 299 hommes et 93 femmes. Dans la seule ville de Nantes, les tribunaux révolutionnaires et les commissions militaires font guillotiner ou fusiller en moyenne 100 personnes par jour, en tout 1971. Dans la seule ville de Lyon, la commission révolutionnaire avoue 1684 exécutions, et un correspondant de Robespierre, Cadillot, lui en annonce 6000[24]. Le relevé de ces meurtres n'est pas complet, mais on en a compté 17.000[25], la plupart accomplis sans formalités, ni preuves, ni délit, entre autres, le meurtre de plus de 1.200 femmes, dont plusieurs octogénaires et infirmes[26] notamment, le meurtre de 60 femmes condamnées à mort, disent les arrêts, pour avoir fréquenté les offices d'un prêtre insermenté, ou pour avoir négligé les offices d'un prêtre assermenté. Des accusés, mis en coupe réglée, furent condamnés à vue. Des centaines de jugements prirent environ une minute par tête. On jugea des enfants de sept ans, de cinq ans, de quatre ans. On condamna le père pour le fils, et le fils pour le père. On condamna à mort un chien. Un perroquet fut produit comme témoin. De nombreux accusés, dont la condamnation ne put être écrite, furent exécutés. A Angers, la sentence de plus de 400 hommes et 360 femmes, exécutés pour désencombrer les prisons, fut mentionnée sur les registres par la seule lettre F ou G (fusillé ou guillotiné)[27]. — A Paris comme en province, le plus léger prétexte[28] suffisait pour constituer un crime et pour justifier un meurtre. La fille du célèbre peintre Joseph Vernet[29] fut guillotinée, comme receleuse, pour avoir gardé chez elle cinquante livres de bougie, distribuées aux employés de la Muette par les liquidateurs de la liste civile. Le jeune de Maillé, âgé de seize ans[30], fut guillotiné comme conspirateur, pour avoir jeté à la tête de son geôlier un hareng pourri qu'on lui servit. Mme de Puy-Verine fut guillotinée, comme coupable de n'avoir pas ôté à son vieux mari aveugle, sourd et en enfance une bourse de jetons à jouer marqués à l'effigie royale. — A défaut de prétexte[31], on supposait une conspiration ; on donnait à des émissaires payés des listes en blanc : ils se chargeaient d'aller dans les diverses prisons et d'y choisir le nombre requis de têtes ; ils inscrivaient les noms à leur fantaisie, et cela faisait une fournée pour la guillotine. — Quant à moi, disait le juré Vilate, je ne suis jamais embarrassé, je suis toujours convaincu. En révolution, tous ceux qui paraissent devant le tribunal doivent être condamnés. — A Marseille, la commission Brutus[32], siégeant sans accusateur public ni jurés, faisait monter de la prison ceux qu'elle voulait envoyer à la mort. Après leur avoir demandé leur nom, leur profession, et quelle devait être leur fortune, on les faisait descendre pour être placés sur une charrette qui se trouvait devant la porte du palais de justice ; les juges paraissaient ensuite sur le balcon, et prononçaient la sentence de mort. — Même procédé à Cambrai, Arras, Nantes, le Mans, Bordeaux, Nîmes, Lyon, Strasbourg et ailleurs. — Évidemment, le simulacre du jugement n'est qu'une parade ; on l'emploie comme un moyen décent, parmi d'autres moins décents, pour exterminer les gens qui n'ont pas les opinions requises ou qui appartiennent à des classes proscrites[33] ; Samson, à Paris, et ses collègues en province, les pelotons d'exécution à Lyon et à Nantes, ne sont que les collaborateurs des égorgeurs proprement dits, et les massacres légaux ont été imaginés pour compléter les massacres purs et simples. De ce dernier genre sont d'abord les fusillades de Toulon, où le nombre des fusillés dépasse de beaucoup 1.000[34] ; les grandes noyades de Nantes, où 4.800 hommes, femmes et enfants ont péri[35] ; les autres noyades[36], pour lesquelles on ne peut fixer le chiffre des morts ; ensuite, les innombrables meurtres populaires commis en France depuis le 14 juillet 1789 jusqu'au 10 août 1792 ; le massacre de 1.300 détenus à Paris en septembre 1792 ; la trainée d'assassinats qui, en juillet, août et septembre 1792, s'étend sur tout le territoire ; enfin, l'égorgement des prisonniers fusillés ou sabrés sans jugement à Lyon et dans l'Ouest. Même en exceptant ceux qui sont morts en combattant et ceux qui, pris les armes à la main, ont été fusillés ou sabrés tout de suite et sur place, on compte environ 10.000 personnes tuées sans jugement dans la seule province d'Anjou[37] ; aussi bien, les instructions du Comité de salut public, les ordres écrits de Francastel et Carrier prescrivaient aux généraux de saigner à blanc le pays insurgé[38], et de n'y épargner aucune vie : on peut estimer que, dans les onze départements de l'Ouest, le chiffre des morts de tout âge et des deux sexes approche d'un demi-million[39]. — A considérer le programme et les principes de la secte jacobine, c'est peu ; ils auraient dû tuer bien davantage. Malheureusement, le temps leur a manqué ; pendant la courte durée de leur règne, avec l'instrument qu'ils avaient en main, ils ont fait ce qu'ils ont pu. Considérez cette machine, sa construction graduelle et lente, les étapes successives de sa mise en jeu, depuis ses débuts jusqu'au 9 thermidor, et voyez pendant quelle brève période il lui a été donné de fonctionner. Institués le 30 mars et le 6 avril 1793, les comités révolutionnaires et le tribunal révolutionnaire n'ont guère travaillé que dix-sept mois. Ils n'ont travaillé de toute leur force qu'après la chute des Girondins, et surtout à partir de septembre 1793, c'est-à-dire pendant onze mois. La machine n'a coordonné ses organes incohérents et n'a opéré avec ensemble, sous l'impulsion du ressort central, qu'à partir de décembre 1793, c'est-à-dire pendant huit mois. Perfectionnée par la loi du 22 prairial, elle opère, pendant les deux derniers mois, bien plus et bien mieux qu'auparavant, avec une rapidité et une énergie qui croissent de semaine en semaine. — A cette date et même avant cette date, les théoriciens du parti ont mesuré la portée de leur doctrine et les conditions de leur entreprise. Étant des sectaires, ils ont une foi ; or l'orthodoxie ne peut tolérer l'hérésie, et, comme la conversion des hérétiques n'est jamais sincère ni durable, il faut supprimer les hérétiques, afin de supprimer l'hérésie. Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas, disait Barère, le 16 messidor. Le 2 et le 3 thermidor[40], le Comité de salut public envoie à Fouquier-Tinville une liste de 478 accusés, avec ordre de mettre à l'instant les dénommés en jugement. Déjà Baudot et Jean Bon Saint-André, Carrier, Antonelle et Guffroy avaient évalué à plusieurs millions le nombre des vies qu'il fallait trancher[41], et, selon Collot d'Herbois, qui avait parfois l'imagination pittoresque, la transpiration politique devait être assez abondante pour ne s'arrêter qu'après la destruction de douze à quinze millions de Français. En revanche, dans la quatrième et dernière partie de leur œuvre, ils sont allés presque jusqu'au bout : tout ce qu'on pouvait faire pour ruiner les individus, les familles et même l'État, ils l'ont fait ; tout ce qu'on pouvait prendre, ils l'ont pris. — De ce côté, la Constituante et la Législative avaient commencé la besogne par l'abolition, sans indemnité, de la dîme et de tous les droits féodaux, par la confiscation de toute la propriété ecclésiastique ; cette besogne, les opérateurs jacobins la continuent et l'achèvent ; on a vu par quels décrets, avec quelle hostilité contre la propriété collective et individuelle, soit qu'ils attribuent à l'État les biens de tous les corps quelconques, même talques, collèges, écoles, sociétés scientifiques ou littéraires, hôpitaux et communes, soit qu'ils dépouillent les particuliers, indirectement, par les assignats et le maximum, directement, par l'emprunt forcé, par les taxes révolutionnaires[42], par la saisie de l'or et de l'argent monnayé et de l'argenterie, par la réquisition de toutes les choses utiles à la vie, par la séquestration des biens des détenus, par la confiscation des biens des émigrés, des bannis, des déportés et des condamnés à mort. — Pas un capital immobilier ni mobilier, pas un revenu en argent ou en nature, quelle qu'en soit la source, bail, hypothèque ou créance privée, pension ou titre sur les fonds publics, profits de l'industrie, de l'agriculture ou du commerce, fruits de l'épargne ou du travail, depuis l'approvisionnement du fermier, du négociant et du fabricant, jusqu'aux manteaux, habits, chemises et souliers, jusqu'au lit et à la chambre des particuliers[43], rien n'échappe à leurs mains rapaces : dans la campagne, ils enlèvent jusqu'aux grains réservés pour la semence ; à Strasbourg et dans le Haut-Rhin, toutes les batteries de cuisine ; en Auvergne et ailleurs, jusqu'aux marmites des pâtres. Tout objet de valeur, même s'il n'a pas d'emploi public, tombe sous le coup de la réquisition : par exemple, le comité révolutionnaire de Bayonne[44] s'empare d'une quantité de basins et de mousselines, sous prétexte d'en faire des culottes pour les défenseurs de la patrie. Notez que souvent les objets requis, même quand ils sont utiles, ne sont pas utilisés : entre leur saisie et leur emploi, le gaspillage, le vol, la dépréciation et l'anéantissement interviennent. A Strasbourg[45], sur l'invitation menaçante des représentants en mission, les habitants se sont déshabillés et, en quelques jours, ont apporté à la municipalité 6.879 habits, culottes et vestes, 4.767 paires de bas, 16.921 paires de souliers, 863 paires de bottes, 1.351 manteaux, 20.518 chemises, 4.524 chapeaux, 523 paires de guêtres, 143 sacs de peau, 2.673 draps de lit, 900 couvertures, outre 29 quintaux de charpie, 21 quintaux de vieux linge et un grand nombre d'autres objets. Mais la plupart de ces objets sont restés entassés dans les magasins : une partie y a pourri, ou a été mangée par les rats ; on a abandonné le reste au premier venu. Le but de spoliation était rempli. — Perte sèche pour les particuliers, profit nul ou minime pour l'État, tel est, en fin de compte, le bilan net du gouvernement révolutionnaire. Après avoir mis la main sur les trois cinquièmes des biens fonciers de France, après avoir arraché aux communautés et aux particuliers dix à douze milliards de valeurs mobilières et immobilières, après avoir porté, par les assignats et les mandats territoriaux[46], la dette publique, qui n'était pas de 4 milliards en 1789, à plus de 50 milliards, ne pouvant plus payer ses employés, réduit, pour faire subsister ses armées et pour vivre lui-même, aux contributions forcées qu'il lève sur les peuples conquis, il aboutit à la banqueroute, il répudie les deux tiers de sa dette, et son crédit est si bas que ce dernier tiers consolidé, garanti à nouveau par lui, perd, le lendemain, 83 pour 100 : entre ses mains, l'État a souffert autant que les particuliers. — De ceux-ci, plus de 1.200.000 ont pâti dans leurs personnes : plusieurs millions, tous ceux qui possédaient quelque chose, grands ou petits, ont pâti dans leurs biens[47]. Mais, dans cette multitude d'opprimés, ce sont les notables qui ont été frappés de préférence, et qui, dans leurs biens comme dans leurs personnes, ont le plus pâti. II Quand on évalue une forêt, on commence par y répartir les plantes en deux classes, d'un côté, la futaie, les chênes, hêtres, trembles, gros et moyens, de l'autre, le taillis et les broussailles. Pareillement, quand on veut évaluer une société, il faut y répartir les individus en deux groupes, d'un côté, les notables de toute espèce et de tout degré, de l'autre, le commun des hommes. Si la forêt est ancienne et n'a pas été trop mal administrée, presque tout l'acquis de la végétation séculaire se trouve ramassé dans la futaie : les quelques milliers de beaux arbres, les trois ou quatre cent mille baliveaux, anciens et nouveaux, de la réserve, contiennent plus de bois utile ou précieux que les vingt ou trente millions d'arbrisseaux, buissons et bruyères. De même, si la société a vécu longtemps sous une justice et une police à peu près exactes, presque tout l'acquis de la civilisation séculaire se trouve concentré dans ses notables, et, à tout prendre, tel était l'état de la société française en 1789[48]. Considérons d'abord les premiers personnages. — A la vérité, dans l'aristocratie, nombre de familles, les plus opulentes et les plus en vue, avaient cessé de rendre des services proportionnés aux frais de leur entretien. Seigneurs et dames de la cour, évêques et abbés mondains, parlementaires de salon, la plupart ne savaient guère que solliciter avec art, représenter avec grâce et dépenser avec excès. Une culture mal entendue les avait détournés de leur emploi naturel, pour en faire des arbres de luxe et d'agrément, souvent creux, étiolés, faibles de sève, trop émondés, très coûteux d'ailleurs, alimentés par une profusion de terreau, à grand renfort d'arrosage ; et le jardinage savant, qui les contournait, les groupait, les alignait en formes et en bosquets factices, faisait avorter leurs fruits, pour multiplier leurs fleurs. — Mais les fleurs étaient exquises, et, même aux yeux du moraliste, c'est quelque chose qu'une telle floraison. Du côté de la politesse, du bon ton et du savoir-vivre, les mœurs et les manières avaient alors atteint dans le grand monde un degré de perfection que jamais, en France ni ailleurs, elles n'ont eu auparavant ou n'ont regagné depuis[49], et, de tous les arts par lesquels les hommes se sont dégagés de la brutalité primitive, celui qui leur enseigne les égards mutuels est peut-être le plus précieux. Quand on le pratique, non seulement dans le salon, mais aussi dans la famille, dans les affaires et dans la rue, à l'endroit des amis, des parents, des inférieurs, des domestiques et du premier venu, il introduit autant de dignité que de douceur dans la vie humaine ; l'observation délicate de toutes les bienséances devient une habitude, un instinct, une seconde nature, et cette nature surajoutée est plus belle, plus aimable que la première ; car le code intérieur, qui gouverne alors chaque détail de l'action et de la parole, prescrit la tenue correcte et le respect de soi-même, aussi bien que les prévenances fines et le respect d'autrui. A ce mérite, ajoutez la culture de l'esprit. Aucune aristocratie n'a été si curieuse d'idées générales et de beau langage ; même celle-ci l'était trop ; chez elle, les préoccupations littéraires et philosophiques excluaient les autres, positives et pratiques ; elle causait, au lieu d'agir. Mais, dans le cercle borné du raisonnement spéculatif et des pures lettres, elle excellait ; les écrits et la façon d'écrire faisaient l'entretien ordinaire de la bonne compagnie ; toutes les idées des penseurs étaient agitées dans les salons ; c'est d'après le goût des salons que les écrivains formaient leur talent et leur style[50] ; c'est dans les salons que Montesquieu, Voltaire, Rousseau, d'Alembert, les encyclopédistes grands et petits, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre, Chamfort, Rivarol cherchaient involontairement leur auditoire, et ils y trouvaient, non seulement des admirateurs et des hôtes, mais des amis, des protecteurs, des patrons, des bienfaiteurs et des fidèles. — Sous l'enseignement des maîtres, les disciples étaient devenus philanthropes ; d'ailleurs, l'aménité des mœurs conduisait les âmes à la compassion et à la bienveillance. Ce que craignaient le plus les hommes opulents, c'était de passer pour insensibles[51]. On s'occupait des petits, des pauvres, des paysans ; on s'ingéniait pour les soulager ; on se prenait de zèle contre toute oppression, et de pitié pour toute infortune. Ceux-là même qui, par office, étaient tenus d'être durs, tempéraient, par des interprétations ou par du relâchement, la dureté de leur office. Dix ans avant la Révolution, dit Rœderer[52], les tribunaux criminels en France ne se ressemblaient plus.... Leur ancien esprit était changé.... Tous les jeunes magistrats, et je puis l'attester, puisque j'en étais un moi-même, jugeaient plus d'après les principes de Beccaria que d'après les lois. — Quant aux hommes en autorité, administrateurs et commandants militaires, impossible d'être plus patients, plus ménagers du sang humain ; de ce côté aussi, leurs qualités se tournaient en défauts, puisque, par excès d'humanité, ils étaient incapables de maintenir l'ordre public : on a vu leur attitude en face des émeutes, de 1789 à 1792. Même quand ils avaient la force en main, parmi les pires insultes et les dangers mortels, ils répugnaient à se servir de la force ; ils ne pouvaient se résoudre à réprimer les brutes, les coquins et les fous ; à l'exemple de Louis XVI, ils se considéraient comme les pasteurs du peuple, et se laissaient fouler aux pieds plutôt que de tirer sur leur troupeau. — Au fond, le cœur était noble, même généreux et grand. Dans les assemblées de bailliage, en mars 1789, bien avant la nuit du 4 août, ils ont spontanément renoncé à toue leurs privilèges pécuniaires, et, sous les plus dures épreuves, leur courage, embelli par le savoir-vivre, introduit l'élégance, le tact, la gaieté jusque dans leur héroïsme. Les plus gâtés, un duc d'Orléans, les plus légers et les plus blasés, un duc de Biron, meurent avec des dédains et un sang-froid de stoïques[53]. Des femmes délicates, qui se plaignaient d'un courant d'air dans leur salon, ne se plaignent point d'être sur un grabat ou sur la paille, dans le cachot noir, humide, où elles couchent tout habillées pour ne pas se réveiller percluses, et, chaque matin, dans la cour de la Conciergerie, on les voit descendre avec leur sourire accoutumé. Hommes et femmes, en prison, s'habillent avec le même soin qu'autrefois, pour venir causer avec la même grâce et le même esprit, dans un corridor grillé, à deux pas du Tribunal révolutionnaire et à la veille de l'échafaud[54]. — Manifestement, la trempe morale est des plus rares ; si elle pèche, c'est surtout parce qu'elle est trop fine, mauvaise pour l'usage, bonne pour l'ornement. Mais, dans la classe supérieure, à côté des deux ou trois mille oisifs de l'aristocratie frivole, il y avait à peu près autant d'hommes sérieux, qui, avec l'expérience des salons, avaient l'expérience des affaires. De ce nombre étaient presque tous ceux qui étaient en place ou qui avaient agi, ambassadeurs, officiers généraux, anciens ministres, depuis le maréchal de Broglie jusqu'à Machault et Malesherbes, les évêques résidents, comme M. de Durfort à Besançon[55], les vicaires généraux et les chanoines qui, en fait et sur place, administraient les diocèses, les prélats qui, en Provence, en Languedoc, en Bretagne, siégeaient de droit dans les états provinciaux, les agents et représentants du clergé à Paris, les chefs d'ordres et de congrégations, les commandants en premier et en second des dix-sept gouvernements militaires, les intendants de chaque généralité, les premiers commis de chaque ministère, les magistrats de chaque parlement, les fermiers généraux, les receveurs généraux, et, plus particulièrement, dans chaque province, les dignitaires ou propriétaires-locaux des deux premiers ordres, les grands industriels, négociants, armateurs, banquiers, bourgeois considérables, bref cette élite de la noblesse, du clergé et du tiers état, qui, de 1778 à 1789, avait recruté les vingt et une assemblées provinciales et, certainement, formait, en France l'état-major social. — Non pas qu'ils fussent des politiques supérieurs : il n'y en avait pas un en ce temps-là, à peine quelques centaines d'hommes compétents, presque tous spéciaux. Mais, dans ces quelques-hommes, résidait presque toute la capacité, l'information, le bon sens politique de la France ; hors de leurs tètes, dans les vingt-six millions d'autres cerveaux, on ne trouvait guère que des formules dangereuses ou vides ; ayant seuls commandé, négocié, délibéré, administré, ils étaient les seuls qui connussent à peu près les hommes et les choses, partant, les seuls qui ne fussent pas tout à fait impropres à les manier. Dans les assemblées provinciales, on les avait vus prendre l'initiative et la conduite des meilleures réformes ; ils avaient travaillé efficacement, en conscience, avec autant d'équité et de patriotisme que d'intelligence et d'application ; depuis vingt ans, guidés par la philosophie et soutenus par l'opinion, la plupart des chefs et sous-chefs des grands services publics ou privés faisaient aussi preuve de bonté active[56]. — Rien de plus précieux que de pareils hommes ; car ils sont l'aine de leurs services, et l'on ne peut point les remplacer en masse, au pied levé, par des gens de mérite égal. Dans la diplomatie, les finances, la judicature et l'administration, dans le grand négoce et la grande industrie, on ne fabrique pas, du jour au lendemain, la capacité dirigeante et pratique ; les affaires y sont trop vastes et trop compliquées ; il y a trop d'intérêts divers à ménager, trop de contre-coups prochains et lointains à prévoir ; faute de posséder les détails techniques, on saisit mal l'ensemble ; on brusque, on casse, on finit par sabrer, et l'on est obligé d'employer la brutalité systématique pour achever l'œuvre de l'impéritie présomptueuse. Sauf dans la guerre, où l'apprentissage est plus rapide qu'ailleurs, il faut, pour être un bon gouverneur d'hommes et de capitaux, dix ans de pratique, outre dix ans d'éducation préalable ; ajoutez-y, contre les tentations du pouvoir qui sont fortes, la solidité du caractère affermi par l'honneur professionnel et, s'il se peut, par les traditions de famille. — Après avoir gouverné les finances pendant deux ans[57], Cambon ne sait pas encore que les fermiers généraux des impôts indirects et les receveurs généraux des impôts directs ont des fonctions différentes ; partant il enveloppe ou laisse envelopper les quarante-huit receveurs dans le décret qui envoie les soixante fermiers au Tribunal révolutionnaires c'est-à-dire à la guillotine ; et, de fait, ils y allaient tous ensemble, si un homme du métier, Gaudin, commissaire de la Trésorerie, ayant entendu crier le décret dans la rue, n'avait couru au comité des finances pour expliquer qu'il n'y avait rien de commun entre les deux groupes de proscrits, que les fermiers étaient des concessionnaires à bail et à bénéfice aléatoire, que les receveurs étaient des fonctionnaires payés par une remise fixe, et que le délit des premiers, prouvé ou non prouvé, n'était pas imputable aux seconds. Grand étonnement des financiers improvisés. On se récrie, dit Gaudin, on veut que je sois dans l'erreur. J'insiste, je répète ce que j'ai dit au président Cambon, j'en atteste la vérité sur mon honneur, et j'offre d'en donner la preuve ; enfin on reste convaincu, et le président dit à l'un des membres : Puisqu'il en est ainsi, va au bureau des procès-verbaux, et efface le nom des receveurs généraux du décret rendu ce matin. — Voilà les bévues monstrueuses où tombe un intrus, même appliqué, lorsqu'il n'est pas averti et retenu par les vétérans de son service. Aussi bien Cambon, malgré les Jacobins, garde dans ses bureaux tout ce qu'il peut de l'ancien personnel. Si Carnot conduit habilement la guerre, c'est qu'il est lui-même un officier instruit et qu'il maintient en place d'Arçon, d'Obenheim, de Montalembert, Marescot, les hommes éminents que lui a légués l'ancien régime[58]. Réduit, avant le 9 thermidor, à la nullité parfaite, le ministère des affaires étrangères ne redeviendra utile et actif que lorsque les diplomates de profession, Miot, Colchen, Otto, Reinhart[59], y reprendront l'ascendant ou l'influence. C'est un diplomate de profession, Barthélemy, qui, après le 9 thermidor, dirigera en fait la politique extérieure de la Convention, et conclura la paix de Bâle. III Trois classes, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, fournissaient cette élite supérieure, et, comparées au reste de la nation, formaient elles-mêmes une élite. Trente mille gentilshommes, dispersés dans les provinces, étaient élevés, dès l'enfance, pour le métier des armes ; pauvres le plus souvent, ils vivaient dans leur manoir rural, sans luxe, ni commodités, ni curiosités, en compagnie de forestiers et de gardes-chasse, frugalement, rustiquement, en plein air, de façon à se faire un corps robuste. A Page de six ans, on mettait l'enfant sur un cheval ; il suivait la chasse, s'endurcissait aux intempéries[60] ; ensuite, aux académies, il assouplissait ses membres à tous les exercices, et acquérait la santé résistante qu'il faut avoir pour vivre sous la tente et faire campagne. Dès sa première enfance, il était imbu de l'esprit militaire ; son père et ses oncles ne s'entretenaient à table que de leurs risques de guerre et de leurs faits d'armes ; son imagination prenait feu ; il s'accoutumait à considérer leur état comme le seul digne d'un homme de cœur et de race, et il s'y précipitait avec une précocité que nous ne comprenons plus. J'ai lu quantité d'états de service de gentilshommes assassinés, guillotinés ou émigrés[61] ; presque toujours, ils sont entrés dans la carrière avant seize ans, souvent à quatorze ans, à treize ans, à onze ans. M. des Écherolles[62], capitaine au régiment de Poitou, avait emmené à l'armée son fils unique, âgé de neuf ans, et une douzaine de petits cousins du même âge : ces enfants se battaient comme de vieux soldats ; l'un d'eux eut la jambe cassée par une balle ; à douze ans, le petit des Écherolles reçut un coup de sabre qui lui trancha la joue depuis l'oreille jusqu'à, la lèvre supérieure, et il avait déjà sept blessures, lorsque, tout jeune encore, il reçut la croix de Saint. Louis. — Servir l'État, aller aux coups, exposer sa vie, cela leur paraissait une obligation de leur rang, une dette héréditaire ; sur neuf ou dix mille officiers qui la payaient, la plupart ne songeaient qu'à s'acquitter, et n'aspiraient à rien au delà. Dénués de fortune et dépourvus de protections, ils avaient renoncé à l'avancement ; ils savaient que les hauts grades étaient pour les héritiers des grandes familles, pour les courtisans de Versailles. Après quinze ou vingt ans de services, ils rentraient au logis avec un brevet de capitaine et la croix de Saint-Louis, parfois avec une petite pension, contents d'avoir fait leur devoir et d'être honorables à leurs propres yeux. Aux approches de la Révolution, leur vieil honneur, éclairé par les idées nouvelles, était devenu presque de la vertu civique[63] : on a vu leur conduite de 1789 à 1792, leur modération, leur longanimité, leurs sacrifices d'amour-propre, leur abnégation et leur impassibilité stoïques, leur répugnance à frapper, la force d'âme avec laquelle ils persistent à recevoir les coups sans les rendre, afin de maintenir, sinon l'ordre public, du moins le dernier simulacre de l'ordre public. Patriotes autant que militaires, par naissance, éducation et condition, ils formaient une pépinière naturelle et spéciale, celle qu'il importe le plus de préserver, puisqu'elle fournit à la société des instruments tout fabriqués de défense, à l'intérieur contre les scélérats et les brutes, à l'extérieur contre l'ennemi. Avec moins de sérieux et plus de désœuvrement que la noblesse rurale de Prusse, sous une discipline plus relâchée et parmi des mœurs plus mondaines, mais avec plus de douceur, une urbanité plus fine et des idées plus libérales, les vingt-six mille familles nobles de France entretenaient dans leurs fils les traditions et les préjugés, les habitudes et les aptitudes, les énergies de corps, de cœur et d'esprit[64], par lesquels les hobereaux prussiens ont constitué l'armée prussienne, organisé l'armée allemande et fait de l'Allemagne la première puissance de l'Europe. IV Pareillement dans l'Église, presque tout le personne ;, tout le bas et moyen clergé, curés, vicaires, chanoines et chapelains des collégiales, professeurs ou directeurs d'école, de collège et de séminaire, plus de 65.000 ecclésiastiques faisaient un corps sain, bien constitué et qui remplissait dignement son emploi. — Je ne sais, dit M. de Tocqueville[65], si, à tout prendre et malgré les vices de quelques-uns de ses membres, il y eut jamais dans le monde un clergé plus remarquable que le clergé catholique de France, au moment où la Révolution l'a surpris, plus éclairé, plus national, moins retranché dans les seules vertus privées, mieux pourvu de vertus publiques et, en même temps, de plus de foi.... J'ai commencé l'étude de l'ancienne société plein de préjugés contre lui ; j'en suis sorti plein de respect. D'abord, ce qui est un grand point, dans les cures des villes, dans les trois cents collégiales, dans les petits canonicats des chapitres cathédraux, la plupart des titulaires appartenaient à de meilleures familles qu'aujourd'hui[66]. Les enfants étaient nombreux alors, non seulement chez les paysans, mais encore dans la petite noblesse et dans la bonne bourgeoisie ; partant, chaque famille mettait volontiers un de ses fils dans les ordres, et, pour cela, elle n'avait pas besoin de le contraindre. La profession ecclésiastique avait alors les attraits qu'elle n'a plus, et ne présentait pas les désagréments qu'elle comporte aujourd'hui. On n'y était point en butte à la méfiance et à l'hostilité démocratiques ; on était sûr d'être salué dans la rue par l'ouvrier, comme à la campagne par le paysan. Avec la bourgeoisie du lieu, on se trouvait parmi les siens, presque en famille, et l'un des premiers ; on pouvait compter que l'on passerait sa vie à poste fixe, honorablement, doucement, au sein de la déférence populaire et du bon vouloir public. — D'autre part, on était moins bridé que de nos jours. Un prêtre n'était point un fonctionnaire salarié par l'État ; pareils à un revenu privé, ses appointements, mis à part et d'avance, fournis par des biens réservés, par la dime locale, par une caisse distincte, ne pouvaient jamais lui être retirés sur le rapport d'un préfet, par le caprice d'un ministre, ni menacés incessamment par les embarras du budget et par la mauvaise volonté des pouvoirs civils. Vis-à-vis de ses supérieurs ecclésiastiques, il était respectueux, mais indépendant. L'évêque n'était point dans son diocèse ce qu'il est devenu depuis le Concordat, un souverain absolu, libre de nommer et maître de destituer à son gré neuf curés sur dix. Dans trois vacances sur quatre, parfois dans quatorze vacances sur quinze[67], ce n'était pas lui qui choisissait ; le nouveau titulaire était désigné, tantôt par le chapitre cathédral en corps, tantôt par une collégiale en corps, tantôt par le seigneur dont les ancêtres avaient fondé ou doté l'église, en certains cas par le pape, quelquefois par le roi ou la commune. Par cette multiplicité et cet entrecroisement, les pouvoirs se limitaient. D'ailleurs, une fois nommé, le chanoine ou curé avait des garanties ; on ne pouvait pas le révoque arbitrairement ; dans presque tous les cas, pour le destituer ou même le suspendre, il fallait au préalable lui faire un procès, selon des formes prescrites, avec interrogatoire, plaidoirie et débats, par-devant l'officialité ou tribunal ecclésiastique. De fait, il était inamovible, et, le plus souvent, son mérite personnel eût suffi pour l'abriter. — Car, si les très hautes places étaient données à la naissance et à la faveur, les moyennes étaient réservées à la régularité et au savoir. Nombre de chanoines et vicaires généraux, presque tous les curés des villes étaient docteurs en théologie ou en droit canon, et les études ecclésiastiques, très fortes, avaient occupé huit ou neuf ans de leur jeunesse[68]. Quoique la méthode fût surannée, on apprenait beaucoup à la Sorbonne et à Saint-Sulpice ; à tout le moins, par une gymnastique savante et prolongée de l'intelligence, on devenait bon logicien. Mon cher abbé, disait en souriant Turgot à Morellet, il n'y a que nous, qui avons fait notre licence, qui sachions raisonner exactement. A vrai dire, leur préparation théologique valait à peu près notre préparation philosophique ; si elle ouvrait moins largement l'esprit, elle le fournissait mieux de notions applicables ; moins excitante, elle était plus fructueuse. Dans la Sorbonne du dix-neuvième siècle, on étudie les constructions spéculatives de quelques cerveaux isolés, divergents, qui n'ont pas eu d'autorité sur la multitude humaine ; dans la Sorbonne du dix-huitième siècle, on étudiait le dogme, la morale, la discipline, l'histoire, les canons d'une Église qui avait déjà vécu dix-sept cents années et qui, comprenant cent cinquante millions d'âmes, règne encore aujourd'hui sur la moitié du monde civilisé. — A l'éducation théorique, joignez l'éducation pratique. Un curé, à plus forte raison, un chanoine, un archidiacre, un évêque, n'était point un étranger de passage, renié par l'État, en soutane, aussi séparé du siècle par son ministère que par sa robe, confiné dans ses fonctions spirituelles : il gérait les biens de sa dotation, passait des baux, réparait, bâtissait, s'intéressait aux chances de la récolte, à la construction d'une route ou d'un canal ; en tout cela, il avait autant d'expérience qu'un propriétaire talque. De plus, étant membre d'un petit corps propriétaire, je veux dire le chapitre ou la fabrique, et d'un grand corps propriétaire, c'est-à-dire du diocèse et de l'Église de France, il avait part, directement ou indirectement, à de grosses affaires temporelles, à des assemblées, à des délibérations, à des dépenses collectives, à l'établissement d'un budget local et d'un budget général ; par suite, en fait de choses publiques et d'administration, sa compétence était analogue et presque égale à celle d'un maire, ou d'un subdélégué, d'un fermier général ou d'un intendant. — Libéral, de plus : jamais le clergé français ne l'a été si profondément, depuis les derniers curés jusqu'aux premiers archevêques[69]. — Notez enfin sa distribution sur le territoire. Dans la moindre des quarante mille paroisses, il y avait un curé ou un vicaire ; en des milliers de petits villages écartés et pauvres, celui-ci était le seul homme qui sût couramment écrire et lire ; dans nombre de communes plus grosses, mais rurales[70], sauf le seigneur résident et quelque homme de loi ou praticien d'éducation bâtarde, nul autre que lui n'était lettré[71]. Effectivement, pour qu'un homme, ayant fait des études et sachant le latin, consentit, moyennant 600 francs ou même 800 francs par an, à vivre isolé, célibataire, presque dans l'indigence, parmi des indigents et des rustres, il fallait qu'il fût prêtre : la qualité de son office le résignait aux misères de sa place. Prédicateur de dogme, professeur de morale, ministre de charité, guide et dispensateur de la vie spirituelle, il enseignait une théorie du monde, à la fois consolante et répressive, qu'il rendait sensible par un culte, et ce culte était le seul qui fût approprié à son troupeau. Manifestement, les Français, surtout dans les métiers manuels et rudes, ne pouvaient penser le monde idéal que par ses formules ; là-dessus l'histoire, juge suprême, avait prononcé en dernier ressort ; aucune hérésie, aucun schisme, ni la Réforme, ni le Jansénisme, n'avait prévalu contre la foi héréditaire. Par des racines infiniment multipliées et profondes, elle tenait aux mœurs de la nation, au tempérament, au genre d'imagination et de sensibilité de la race. Implantée dans le cœur, dans l'esprit et jusque dans les sens par la tradition et la pratique immémoriales, l'habitude fixe était devenue un besoin instinctif, presque corporel, et le curé catholique, orthodoxe, en communion avec le pape, était à peu près aussi indispensable au village que la fontaine publique : lui aussi, il étanchait une soif, la soif de l'âme ; hors de lui, il n'y avait point d'eau potable pour les habitants. — Et, si l'on tient compte de la faiblesse humaine, on peut dire que, dans ce clergé, la noblesse du caractère répondait à la noblesse de la profession : à tout le moins, personne ne pouvait lui contester la capacité du sacrifice ; car il souffrait volontairement pour ce qu'il croyait la vérité. Si nombre de prêtres, en 1790, avaient prêté serment à la constitution civile du clergé, c'était avec des réserves, ou parce qu'ils jugeaient le serment licite ; mais, après la destitution des évêques et la désapprobation du pape, beaucoup s'étaient rétractés, au péril de leur vie, pour ne pas tomber dans le schisme ; ils étaient rentrés dans les rangs, ils étaient venus, d'eux-mêmes, se livrer aux brutalités de la foule et à la rigueur des lois. En outre, et dès l'origine, malgré tant de menaces et de tentations, les deux tiers du clergé n'avaient pas voulu jurer ; dans les très hauts rangs, parmi les ecclésiastiques mondains dont le scepticisme et le relâchement étaient notoires, l'honneur, à défaut de la foi, avait maintenu le même courage ; presque tous, grands et petits, avaient subordonné leurs intérêts, leur sécurité, leur salut au soin de leur dignité ou aux scrupules de leur conscience. Ils s'étaient laissé dépouiller ; ils se laissaient exiler, emprisonner, supplicier, martyriser, comme les chrétiens de l'Église primitive ; par leur invincible douceur, ils allaient, comme les chrétiens de l'Église primitive, lasser l'acharnement de leurs bourreaux, user la persécution, transformer l'opinion et faire avouer, même aux survivants du dix-huitième siècle, qu'ils étaient des hommes de foi, de mérite et de cœur. V Au-dessous de la noblesse et du clergé, une troisième classe de notables, presque tout entière concentrée dans les villes[72], la bourgeoisie, confinait, par ses rangs supérieurs, aux deux premières, et ses divers groupes, étagés depuis le parlementaire jusqu'au marchand et au fabricant aisés, comprenaient le reste des hommes à peu près cultivés, environ 100.000 familles, recrutées dans les mêmes conditions que notre bourgeoisie contemporaine : c'étaient les bourgeois vivant noblement, je veux dire de leurs rentes, les gros industriels ou négociants, les hommes engagés dans les carrières libérales, procureurs, avocats, notaires, médecins, architectes, ingénieurs, artistes, et, notamment, les fonctionnaires ; mais ceux-ci, très nombreux, différaient des nôtres par deux traits essentiels. D'une part, leur office, comme aujourd'hui une étude de notaire ou un titre d'agent de change, était une propriété privée. Emplois de justice et de finance au bailliage, au présidial, à l'élection, au grenier à sel, aux traites, aux monnaies, aux eaux et forêts, places de président, de conseiller, de procureur du roi aux divers tribunaux civils, administratifs et criminels, places de trésorier, de contrôleur, de receveur dans les diverses branches de l'impôt, toutes ces charges et beaucoup d'autres encore avaient été, depuis un siècle et davantage, aliénées par l'État contre deniers comptants ; dès lors, elles étaient tombées aux mains des particuliers acquéreurs ; chaque titulaire possédait la sienne au même titre qu'un bien-fonds, et pouvait légalement la vendre comme il l'avait achetée, à prix débattu et sur affiches[73]. — D'autre part, dans chaque ville, les différents groupes de fonctionnaires locaux étaient formés en corporations, pareilles à nos chambres de notaires et à nos syndicats d'agents de change : la petite société avait ses statuts, ses assemblées, sa caisse, souvent la capacité civile et le droit de plaider, parfois la capacité politique et le droit d'élire au conseil municipal[74] ; partant, outre ses intérêts personnels, chaque membre avait des intérêts de corps. — Ainsi sa situation était autre qu'aujourd'hui, et, par un contre-coup naturel, son caractère, ses mœurs, ses goûts étaient autres. D'abord, il était bien plus indépendant ; il ne craignait point d'être révoqué ni transféré ailleurs, brusquement, à l'improviste, sur un rapport de l'intendant, pour une raison politique, afin de faire place, comme aujourd'hui, au candidat d'un député ou à la créature d'un ministre. Cela eût coûté trop cher ; au préalable, il aurait fallu lui rembourser le prix de son office et au taux d'achat, c'est-à-dire au taux de dix fois au moins le revenu de l'office[75]. D'ailleurs, pour se défendre, réclamer, prévenir sa disgrâce, il aurait eu derrière lui son corps entier, souvent les autres corps apparentés, parfois toute la ville, remplie de ses proches, clients et camarades. Contre les caprices de la faveur et les brutalités de l'arbitraire, l'essaim défendait l'abeille, et l'on avait vu tel procureur de Paris, soutenu par ses collègues, imposer au grand seigneur qui l'avait insulté les plus humiliantes réparations[76]. De fait, sous l'ancien régime, un fonctionnaire était presque inamovible ; c'est pourquoi il pouvait exercer sa charge avec sécurité et dignité, sans être obligé de regarder tous les jours du côté de la capitale, de venir à Paris prendre l'air des bureaux, d'entretenir ses protections, de prendre garde à ses relations, de vivre en oiseau sur la branche. — En second lieu, son ambition était limitée ; il ne songeait pas incessamment à monter d'un degré dans la hiérarchie, à passer avec le même titre, d'une ville moyenne, dans une grande ville : l'opération eût été trop onéreuse et trop compliquée ; il eût fallu d'abord trouver acheteur et vendre la charge, puis trouver vendeur et acheter une autre charge plus chère : un agent de change de Bordeaux, un notaire de Lyon n'aspire point à devenir agent de change ou notaire à Paris.— Rien de semblable alors à cette colonie ambulante qui vient, par ordre d'en haut, administrer chacune de nos villes, à ces étrangers de passage, sans consistance, sans biens-fonds, intérêts ni liens locaux, campés dans un logement loué, souvent dans un logement garni, quelquefois à l'hôtel, éternels nomades, à la disposition du télégraphe, toujours prêts à déménager pour s'en aller à cent lieues, moyennant cent écus d'augmentation, faire la même besogne abstraite. Leur prédécesseur était du pays, stable et satisfait ; il n'était pas obsédé par le désir de l'avancement ; dans l'enceinte de sa corporation et de sa ville, il avait une carrière. N'ayant point l'envie ni l'idée d'en sortir, il s'y accommodait ; il contractait l'esprit de corps, il s'élevait au-dessus de l'égoïsme individuel, il mettait son amour-propre à soutenir, envers et contre tous, les prérogatives et les intérêts de sa compagnie. Établi pour toute sa vie dans sa ville natale, parmi des collègues anciens, de nombreux parents et des compagnons d'enfance, il tenait à leur opinion. Exempt des impôts vexatoires ou trop lourds, ayant quelque aisance, propriétaire au moins de sa charge, il était au-dessus des préoccupations sordides et des besoins grossiers. Accoutumé par les vieilles mœurs à la simplicité, à la sobriété, à l'épargne, il n'était pas tourmenté par la disproportion de son revenu et de sa dépense, par les exigences de la représentation et du luxe, par la nécessité de gagner chaque année davantage. Ainsi dirigés et dégagés, les instincts de vanité et de générosité, qui sont l'essence du Français, prenaient l'ascendant ; le conseiller ou contrôleur, homme du roi, se regardait comme un homme au-dessus du commun, comme un noble du tiers état. Il songeait moins à faire fortune qu'à s'acquérir de l'estime ; sa principale passion était d'être honoré et honorable ; il passait une vie facile et considérée... dans l'exercice de sa charge... sans autre ambition que de la transmettre à ses enfants... avec l'héritage d'une réputation intacte[77]. — Dans les autres groupes de la bourgeoisie, les mêmes habitudes sédentaires, la même sécurité, la même frugalité, les mêmes institutions et les mêmes mœurs[78] nourrissaient des sentiments à peu près semblables, et la culture de l'esprit n'y était pas médiocre. Comme on avait du loisir, on lisait ; comme on n'était pas assailli par les journaux, on lisait des livres dignes d'être lus : dans de vieilles bibliothèques de province, chez les descendants d'un fabricant ou d'un procureur de petite ville, j'ai trouvé des éditions complètes de Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Buffon, Condillac ; des marques, laissées dans chaque volume, prouvent qu'avant la fin du dix-huitième siècle le volume avait été lu par quelqu'un de la maison. — Nulle part ailleurs ce qu'il y avait de raisonnable et de libéral dans la philosophie du dix-huitième siècle n'avait trouvé tant d'accueil ; c'est dans cette classe que s'étaient recrutés les patriotes de 1789 ; elle avait fourni, non seulement la majorité de l'Assemblée constituante, mais encore tous ces honnêtes gens qui, depuis juillet 1789 jusqu'à la fin de 1791, avaient administré avec désintéressement, application et zèle, parmi tant de difficultés, de périls et de dégoûts. Composée de Feuillants ou monarchistes, ayant, pour types, des hommes comme Huez de Troyes ou comme Dietrich de Strasbourg, et, pour représentants, des chefs comme Lafayette et Bailly, elle comprenait les meilleures lumières, les plus solides probités du tiers état. Manifestement, c'est elle qui, avec la noblesse et le clergé, avait recueilli presque tout le produit net de l'histoire, la plus grosse part du capital mental et moral accumulé, non seulement par le siècle, mais encore par les siècles précédents. VI Comme un foyer allumé sur une hauteur, dans un lieu obscur et froid, la civilisation, entretenue sur les cimes et à grands frais au milieu de la barbarie humaine, ne rayonne qu'en s'affaiblissant. A mesure qu'elle atteint des couches plus écartées et plus profondes, sa lumière et sa chaleur diminuent. Néanmoins l'une et l'autre pénètrent encore assez loin et assez bas, avant de s'amortir tout à fait, et, si l'on veut évaluer leur force en France, à la fin du dix-huitième siècle, il faut ajouter, aux notables, les demi-notables, je veux dire les hommes adonnés, comme le peuple, au travail manuel, mais qui, dans le peuple, tenaient la tête, peut-être 150.000 familles, fermiers aisés, petits propriétaires ruraux, boutiquiers, détaillants, artisans-maîtres et ouvriers-patrons, syndics de village et syndics de métier[79], gens établis et possesseurs d'un capital quelconque, ayant leur champ et leur toit, ou leur fonds de commerce, leur outillage et leur clientèle, c'est-à-dire des avances et du crédit, n'étant pas réduits à vivre au jour le jour, partant, ayant un commencement d'indépendance et même d'autorité, bref les contremaîtres de l'atelier social, les sergents et caporaux de l'armée sociale. — Eux non plus, ils n'étaient pas indignes de leur grade. Dans la communauté de village ou de métier, le syndic, élu par ses pareils et ses voisins, n'était point nommé à l'aveugle ; à son endroit tous ses électeurs étaient compétents : paysans, ils l'avaient vu travailler à sa terre ; forgerons ou menuisiers, ils l'avaient vu travailler à sa forge ou à son établi. Et, comme il s'agissait pour eux de leurs intérêts directs, présents et palpables, ils le choisissaient au mieux de leurs intérêts, non pas sur une recommandation de journal, sur une profession de foi emphatique et vague, sur de grandes phrases creuses, mais d'après leur expérience personnelle et la connaissance approfondie qu'ils avaient de lui. L'homme que le village députait chez l'intendant, ou que la corporation déléguait à l'hôtel de ville était à l'ordinaire le plus capable et le plus autorisé de la corporation ou du village, probablement l'un de ceux qui, par leur travail, leur intelligence, leur probité et leur économie, avaient le mieux prospéré, quelque maître artisan ou laboureur, instruit par de longues années de pratique, au fait des détails et des précédents, de bon jugement et de bonne réputation, ayant plus d'intérêt qu'un autre à soutenir les intérêts de la communauté et plus de loisir qu'un autre pour vaquer aux affaires communes[80]. Par la force même des choses, cet homme s'imposait à l'attention, à la confiance, à la déférence de ses pairs, et, parce qu'il était leur représentant naturel, il devenait leur représentant légal. En somme, dans cette vieille société, si les pressions étaient mal réparties, si l'équilibre total était instable, si les pièces d'en haut pesaient trop lourdement sur les pièces d'en bas, du moins le triage, qui, dans tout État policé, sépare incessamment le grain de la paille, s'opérait presque bien ; sauf au centre et à la Cour, où, depuis un siècle, la machine à vanner fonctionnait au hasard et parfois à contre sens, le départ se faisait régulièrement, avec plus de lenteur, mais peut-être avec plus de justesse que dans notre démocratie contemporaine. Il y avait plus de chances alors pour que le notable de droit devint un notable de fait ; la difficulté était moindre et l'inclination plus forte, pour fonder, maintenir, perpétuer une famille ou une œuvre ; on regardait plus souvent au delà de soi ; les yeux se portaient naturellement hors du cercle étroit de la personne, en arrière et en avant de la vie présente. L'institution du partage égal, le régime du partage forcé, la règle du partage en nature et les autres prescriptions de notre Code civil n'émiettaient pas les héritages et ne démolissaient pas les foyers[81]. Le laisser-aller des parents et le sans-gêne des enfants n'avaient pas encore énervé l'autorité et aboli le respect dans la famille. On ne voyait point les associations utiles et naturelles, écrasées dans leur germe ou arrêtées dans leur développement par l'hostilité systématique de la loi. La facilité et le bon marché des transports, la promiscuité des écoles, l'échauffement des concours, l'appel de tous à toutes les places, l'exaltation croissante des ambitions et des convoitises, ne multipliaient pas au delà de toute mesure les déclassés mécontents et les nomades malfaisants. Dans l'ordre politique, l'ineptie, l'envie et la brutalité n'étaient point souveraines ; le suffrage universel n'excluait pas du pouvoir les hommes nés, élevés et qualifiés pour l'exercer ; les innombrables emplois publics n'étaient point offerts en proie au charlatanisme et à l'intrigue des politiciens. La France n'était pas en train, comme aujourd'hui, de devenir un vaste hôtel garni, livré à des gérants de rencontre, condamné à des faillites périodiques, peuplé d'habitants anonymes, indifférents les uns pour les autres, sans attache locale, sans intérêts ni affections de corps, simples locataires et consommateurs de passage, rangés par numéros autour d'une table d'hôte égalitaire et banale, où chacun ne songe qu'à soi, se sert au plus vite, accroche et mange tant qu'il peut, et finira par découvrir qu'en pareil endroit la meilleure condition, le parti le plus sage, est de vivre célibataire, après avoir mis tout son bien en viager. — Autrefois, dans toutes les classes et dans toutes les provinces, il y avait quantité de familles enracinées sur place, depuis cent ans, deux cents ans et davantage. Non seulement dans la noblesse, mais aussi dans la bourgeoisie et dans le tiers état, l'héritier d'une œuvre devait en être le continuateur ; comme le château et le grand domaine, comme la maison bourgeoise et l'office patrimonial, l'humble domaine rural, la ferme, la boutique et l'atelier se transmettaient intacts de génération en génération[82]. Petit ou grand, l'individu ne s'intéressait pas uniquement à lui-même ; sa pensée s'allongeait vers l'avenir et vers le passé, du côté de ses ancêtres et du côté de ses descendants, sur la chaîne indéfinie dont sa propre vie n'était qu'un anneau ; il possédait des traditions, il devait des exemples. A ces deux titres, son autorité domestique était incontestée[83] : tous les siens suivaient sa direction, sans écarts ni résistance. Quand, par la vertu de cette discipline intérieure, une famille s'était maintenue droite et respectée dans le même lieu pendant un siècle, elle pouvait aisément monter d'un degré, introduire quelqu'un des siens dans la classe supérieure, passer de la charrue ou des métiers aux petits offices, des petits offices aux grands et aux dignités parlementaires, des quatre mille charges qui anoblissaient à la noblesse légale, de la noblesse récente à la noblesse ancienne. Sauf les deux ou trois mille frelons dorés qui picoraient le miel public de Versailles, sauf les parasites de cour et leurs valets, c'est ainsi que les trois ou quatre cent mille notables et demi-notables de France avaient acquis ou gardé leur place, leur considération et leur fortune ; partant, ils en étaient les possesseurs légitimes. De père en fils, le paysan propriétaire, l'artisan maître s'était levé à quatre heures du matin, avait peiné de ses bras toute la journée, et n'avait pas bu. De père en fils, le fabricant, le négociant, le notaire, l'avocat, le propriétaire d'un office avait été soigneux, économe, expert, assidu à son bureau, régulier dans ses écritures, exact dans ses comptes. De père en fils, le gentilhomme avait servi bravement, le parlementaire avait jugé équitablement, par point d'honneur, avec un salaire moindre que l'intérêt de la somme qu'il avait versée pour acquérir son grade ou sa charge. Chacun de ces hommes n'avait que son dû ; son bien et son rang étaient l'épargne de sa race, le prix des services sociaux rendus par la longue file de ses morts méritants, ce que ses ancêtres, son père et lui-même avaient créé ou préservé de valeurs stables ; dans la bourse héréditaire qu'il tenait en main, chaque pièce d'or représentait le reliquat d'une vie, l'œuvre subsistante de quelqu'un de sa lignée, et, de ces pièces d'or, il avait fourni lui-même une portion. — Car les services personnels comptaient, même dans la haute noblesse, à plus forte raison dans la moyenne, dans le tiers état et dans le peuple. Parmi les notables de tout degré que l'on vient de décrire, à coup sûr, la plupart, en 1789, étaient des hommes faits, beaucoup des hommes mûrs, plusieurs des hommes âgés, quelques-uns des vieillards ; par conséquent, pour justifier son rang et ses appointements ou ses bénéfices et sa fortune, chacun d'eux pouvait alléguer quinze ans, vingt ans, trente ans, quarante ans de travail et d'honneur, dans l'ordre privé ou dans l'ordre public, le grand vicaire du diocèse, comme le premier commis du ministère, l'intendant de la généralité, comme le président de la cour souveraine, le curé de ville, l'officier noble, le possesseur d'un office, l'avocat, le procureur, le gros fabricant et le gros négociant, comme le laboureur aisé et l'artisan bien établi. — Ainsi, non seulement ils étaient une élite, la portion la plus précieuse de la nation, la futaie de la forêt ; mais encore le bois de chaque tige appartenait à cette tige ; il était de son cru, l'œuvre de sa végétation ; la tige l'avait fait tout entier, par l'effet incessant et spontané de sa propre pousse, par le travail ancien et récent de sa sève intérieure ; à ce titre, elle devait être respectée. — Par un double attentat, par un méfait contre chaque tige humaine et par un méfait contre la forêt française, c'est toute cette futaie que les bûcherons jacobins viennent abattre. Leur principe aboutit à ce précepte, qu'il ne faut pas laisser debout un seul tronc de choix et de prix, pas un seul arbre notable, depuis le plus grand chêne jusqu'au plus mince baliveau. VII Non pas que le ravage s'arrête là ; la portée du principe est beaucoup plus longue. Règle fondamentale : selon les maximes jacobines, toute supériorité de condition, tout avantage public ou privé dont un citoyen jouit et dont d'autres citoyens ne jouissent pas, est illégitime. — Le 19 ventôse an II, Henriot, commandant général, ayant cerné le Palais-Royal et fait une rafle de suspects, rendait ainsi compte de son expédition[84] : Cent trente muscadins ont été arrêtés.... On a transféré ces Messieurs aux Petits-Pères. Ce ne sont pas des sans-culottes ; ils sont gras et bien dodus. Henriot avait raison : se bien nourrir est incivique. Quiconque s'approvisionne est coupable, même quand il est allé très loin chercher ses provisions, quand il n'a pas surpayé le boucher de son quartier, quand il n'a pas ôté une once de viande à la ration de ses voisins ; sitôt qu'on le découvre, on lui fait rendre gorge et on le châtie. — Un citoyen avait fait venir un petit cochon de lait de six lieues de Paris, et l'avait tué ensuite. Trois heures après, le cochon a été saisi par des commissaires et distribué au peuple, sans que le propriétaire ait pu en avoir un morceau ; de plus, ledit propriétaire a été mis en prison[85]. — Accapareur ; pour le Jacobin, pour des estomacs vides, il n'y a pas de plus grand crime ; leur imagination ne découvre que ce méfait pour s'expliquer l'arrestation d'Hébert, leur favori. On dit à la Halle qu'il a accaparé un compagnon de saint Antoine tout entier et un pot de vingt-cinq livres de beurre de Bretagne[86] ; cela leur suffit ; aussitôt et, à l'unanimité, ils vouent le Père Duchesne à la guillotine. — Aussi bien, de tous les privilèges, le plus blessant est la possession des vivres : Il faut maintenant que celui qui a deux plats en donné un à celui qui n'en a point[87] ; tout homme qui s'arrange pour manger plus qu'un autre est un voleur ; car, d'abord, il vole la communauté, seule propriétaire légitime des aliments ; ensuite, il vole, et personnellement, tous ceux qui ont moins à manger que lui. Même règle à l'égard des autres choses dont la possession est agréable et utile : dans le socialisme égalitaire, qui est le régime établi, toute commodité possédée par un individu à. l'exclusion des autres est un plat qu'il dérobe à la table commune et qu'il s'arroge au détriment d'autrui. Là-dessus, les théoriciens qui gouvernent sont d'accord avec les déguenillés qui règnent. Aristocrate, celui qui a deux bons habits ; car beaucoup n'en ont qu'un mauvais[88]. Aristocrate, celui qui a de bons souliers ; car beaucoup n'ont que des sabots ou vont pieds nus. Aristocrate, le propriétaire qui touche ses loyers ; car d'autres, ses locataires, au lieu de toucher, payent. Aristocrate, le locataire qui est dans ses meubles ; car beaucoup logent en garni, et plusieurs à la belle étoile. Aristocrate, quiconque possède un capital, même des plus minces, en argent ou en nature, un champ et un toit, une demi-douzaine de couverts d'argent donnés par ses parents le jour de son mariage, un bas de laine où se sont entassés, un à un, vingt ou trente écus, toutes ses économies, quelque réserve ou quelques épargnes, un chétif assortiment de subsistances ou de marchandises, sa récolte de l'année, son fonds d'épicerie, surtout s'il répugne à s'en dessaisir et s'il laisse voir son mécontentement lorsque, par la taxe révolutionnaire, par la réquisition, par le maximum, par la confiscation des métaux précieux, il est contraint de livrer sa petite épargne gratis ou à moitié prix. — Au fond, ceux-là seuls sont réputés patriotes, qui n'ont rien en propre et vivent au jour le jour, les gueux[89], les indigents, les vagabonds, les affamés ; car le travailleur le plus humble, le moins lettré et le plus malaisé est traité en coupable, en ennemi, par cela seul qu'on lui soupçonne quelques ressources ; il aura beau montrer ses mains gercées ou calleuses, il n'échappera ni à la spoliation, ni à la prison, ni à la guillotine. — A Troyes, telle pauvre fille de boutique, qui a monté un petit commerce avec de l'argent emprunté, demi-ruinée par une banqueroute, ruinée tout à fait par le maximum, infirme et mangeant pièce à pièce le demeurant de son fonds, est taxée à 500 livres[90]. Dans les villages d'Alsace, ordre d'arrêter les cinq, six ou sept plus riches de la commune, même s'il n'y a pas de riches ; en conséquence, on empoigne les moins pauvres, en leur qualité de moins pauvres, par exemple, à Heiligenberg, six laboureurs, dont un manœuvre ou journalier, comme suspect, dit le registre d'écrou, parce qu'il est dans l'aisance[91]. — A ce compte, nulle part il n'y a tant de suspects que dans le peuple ; la boutique, la ferme et l'atelier recèlent plus d'aristocrates que le presbytère et le château. Effectivement, selon les Jacobins[92], les cultivateurs sont presque tous aristocrates ; tous les marchands sont essentiellement contre-révolutionnaires[93], et, particulièrement, les débitants d'objets de première nécessité, marchands de vin, boulangers et bouchers, ceux-ci surtout, conspirateurs avérés, ennemis de l'intérieur, et dont l'aristocratie est insupportable. Voilà déjà, parmi les petites gens, beaucoup de délinquants à punir. Mais on en punit bien davantage : car, outre le crime qui consiste à n'être pas un indigent, à posséder quelque chose, à détenir des objets nécessaires à la vie, il y a le crime d'aristocratie proprement dite, je veux dire la répugnance, le manque de zèle, ou même l'indifférence pour le régime établi, le regret du régime détruit, une parenté, liaison, familiarité avec quelque émigré, condamné ou détenu de la classe supérieure, des services rendus à un proscrit, la fréquentation d'un prêtre. Or, nombre de pauvres gens, fermiers, artisans, domestiques, servantes, ont commis ce crime[94] ; et, dans plusieurs provinces, dans plusieurs grandes villes, presque toute la population qui travaille de ses mains le commet et s'y obstine ; au rapport des agents jacobins, c'est le cas pour l'Alsace, la Franche-Comté, la Provence, le Vaucluse, l'Anjou, le Poitou, la Vendée, la Bretagne, la Picardie, la Flandre, à Marseille, à Bordeaux et à Lyon : Dans Lyon seulement, écrit Collot d'Herbois, il y a soixante mille individus qui ne seront jamais républicains ; ce dont il faut s'occuper, c'est de les licencier, de les répandre avec précaution sur la surface de la République[95]. Enfin, aux gens du peuple poursuivis pour les motifs publics, ajoutez les gens du peuple poursuivis pour des motifs privés : entre les paysans du même village, entre les ouvriers du même métier, entre les boutiquiers du même quartier, il y a toujours de l'envie, des inimitiés, des rancunes ; ceux d'entre eux qui, étant jacobins, sont devenus pachas chez eux et sur place, peuvent satisfaire impunément leurs jalousies locales ou leurs ressentiments personnels, et ils n'y manquent pas[96]. C'est pourquoi, sur les listes de guillotinés, de détenus et d'émigrés, les hommes et les femmes de condition inférieure sont en nombre immense, en plus grand nombre que leurs compagnons de la classe supérieure et la classe moyenne mises ensemble. Sur 12.000 condamnés à mort dont on a relevé la qualité et la profession, on compte 7.545[97] paysans, laboureurs, garçons de charrue, ouvriers des différents corps d'état, cabaretiers et marchands de vin, soldats et matelots, domestiques, filles et femmes d'artisans, servantes et couturières. Sur 1.900 émigrés du Doubs, plus de 1.100 appartiennent au peuple. Vers le mois d'avril 1794, toutes les prisons de France s'emplissent de cultivateurs[98] ; dans les seules prisons de Paris, deux moite avant le 9 thermidor, il y en avait 2.000[99]. Sans parler des onze départements de l'ouest, où quatre à cinq cents lieues carrées de territoire ont été dévastées, où vingt villes et dix-huit cents villages ont été détruits[100], où le but avoué de la politique jacobine est l'anéantissement systématique et total du pays, bêtes et gens, bâtiments, moissons, cultures et jusqu'aux arbres, il y a des cantons et même des provinces où c'est toute la population rurale et ouvrière que l'on arrête ou qui s'enfuit : dans les Pyrénées, les vieilles peuplades basques, cc arrachées à leur sol natal, entassées dans les églises, sans autres subsistances que celles de la charité, au cœur de l'hiver, si bien que 1.600 détenus meurent, la plupart de froid et de faim[101] ; à Bédouin, ville de 2.000 âmes, où des inconnus ont abattu l'arbre de la liberté, quatre cent trente-trois maisons démolies ou incendiées, seize guillotinés, quarante-sept fusillés, tous les autres habitants expulsés, réduits à vivre en vagabonds dans la montagne et à s'abriter dans des cavernes qu'ils creusent en terre[102] ; en Alsace, 50.000 cultivateurs qui, pendant l'hiver de 1793, se sauvent, avec femmes et enfants, au delà du Rhin[103]. — Bref, l'opération révolutionnaire est une coupe sombre, conduite à travers le peuple comme à travers les autres classes, à travers le taillis comme à travers la futaie, souvent de manière à faire place nette et à raser jusqu'aux plus bas buissons. Mais, dans cette coupe à blanc étau, les notables du peuple, proportion gardée, ont plus à souffrir que les simples gens du peuple, et, manifestement, le bûcheron jacobin s'acharne, avec insistance et choix, sur les vétérans du travail et de l'épargne, sur les gros fermiers qui, de père en fils et depuis plusieurs générations, tiennent la même ferme, sur les ouvriers-patrons qui ont un atelier bien monté et une bonne clientèle, sur les boutiquiers estimés et achalandés qui n'ont pas de dettes, sur les syndics de village et de métier ; car ils portent tous, plus profondément et plus visiblement que les autres gens de leur classe, les cinq ou six marques qui appellent la hache. — Ils sont plus à leur aise, mieux fournis des choses nécessaires ou commodes, et cela seul est un délit contre l'égalité. Ayant un pécule, quelques pièces d'argenterie, parfois un magot d'écus[104], une provision de linge et de vêtements, de denrées ou de marchandises, ils ne se laissent pas dépouiller volontiers : délit d'égoïsme. Étant égoïstes, on doit présumer qu'ils sont hostiles au régime de la fraternité, ou du moins indifférents, tièdes pour la République, c'est-à-dire modérés, ce qui est un grief énorme[105]. Étant les premiers de leur classe, ils ont de l'orgueil, comme les nobles et comme les bourgeois, et ils s'estiment au-dessus d'un indigent, d'un vagabond, d'un pur sans-culotte : quatrième crime et le plus impardonnable de tous. De plus, par le fait de leur condition plus haute, ils ont contracté des familiarités et des liaisons avec la classe proscrite ; souvent le fermier, le régisseur a de l'attachement pour son propriétaire ou patron noble[106] ; quantité de cultivateurs, boutiquiers, artisans, de famille ancienne et considérée, sont apparentés à la bourgeoisie ou au clergé[107], par un fils, un frère qui s'est élevé d'un degré dans le commerce ou dans l'industrie, qui a étudié, qui est devenu curé ou homme de loi, par une fille, une sœur qui s'est bien mariée ou qui s'est faite religieuse ; or, le parent, l'allié, l'ami, le camarade d'un suspect est lui-même un suspect. Dernier signe contre-révolutionnaire et décisif : étant des hommes rangés et réguliers de mœurs, ayant prospéré ou s'étant maintenus sous l'ordre ancien, ils ont naturellement du respect pour les institutions de l'ancien régime ; ils gardent involontairement un fond de vénération pour le roi et surtout pour la religion ; ils sont catholiques pratiquants. Partant, ils voient avec chagrin la fermeture des églises, l'interdiction du culte, la persécution des ecclésiastiques ; ils voudraient bien aller encore à la messe, faire leurs Pâques, avoir un curé orthodoxe qui pût leur conférer des sacrements valables, un baptême, une absolution, un mariage, une extrême-onction de bon aloi[108]. A tous ces titres, ils ont pour ennemis personnels les chenapans en place, et, par tous ces motifs, on les abat ; ce qui faisait leur mérite fait maintenant leur démérite. — Ainsi, c'est l'élite du peuple qui, dans le peuple, fournit la principale jonchée ; c'est contre l'aristocratie subalterne, contre les hommes les plus capables de faire et de bien conduire le labeur manuel, contre les travailleurs les plus recommandables par leur activité, leur frugalité, leurs bonnes mœurs, que la Révolution, dans ses rigueurs contre la classe inférieure, a le plus âprement sévi. VIII Par la même raison, quand il s'agit des notables proprement dits, elle sévit plus âprement encore, non pas seulement contre les nobles, à titre d'anciens privilégiés, non pas seulement contre les ecclésiastiques, à titre de catholiques insoumis, mais contre les nobles, les ecclésiastiques et les bourgeois, en leur qualité commune de notables, c'est-à-dire d'hommes élevés au-dessus des autres et distingués de la foule par la supériorité de leur condition. Aux yeux du vrai Jacobin, les notables du troisième ordre ne sont pas moins coupables que les membres des deux premiers ordres. — Les bourgeois les marchands, les gros propriétaires, écrit une Société populaire du Midi[109], ont toute la prétention des ci-devant. — Et la Société se plaint de ce que la loi ne fournit aucun moyen de dessiller les yeux des gens du peuple sur le compte de ces nouveaux tyrans. Chose horrible : quoique leur condition soit un attentat contre l'égalité, ils en sont fiers ; bien pis, cette condition leur attire la considération publique. — En conséquence, la Société désirerait qu'on attribuât au Tribunal révolutionnaire le droit de condamner à une détention momentanée cette classe d'individus orgueilleux ; le peuple verrait alors qu'ils ont commis un délit, et reviendrait de l'espèce de respect qu'il a pour eux. — Hérétiques incorrigibles et contempteurs du dogme nouveau, ils sont trop heureux d'être traités en mécréants, à peu près comme les juifs au moyen âge. Aussi bien, si on les tolère, c'est pour les piller à discrétion pour les couvrir d'opprobres, pour les courber sous la crainte. — Tantôt, avec une ironie insultante, on les met en demeure de prouver leur civisme douteux par des dons forcés. Considérant, dit le représentant Milhaud[110], que tous les citoyens et citoyennes de Narbonne ont a été requis pour le déchargement et le transport des fourrages ; que, ce matin, le représentant, de sa personne, ayant inspecté l'opération, n'a vu sur le canal que des sans-culottes et quelques jeunes citoyennes ; qu'il n'a a trouvé aucun muscadin et aucune muscadine ; que les personnes, dont les mains sont sans doute trop délicates pour se livrer, même passagèrement, aux glorieux ouvrages des robustes sans-culottes, ont, d'un autre côté, plus de ressources par leur fortune ; voulant donner aux riches de Narbonne le précieux avantage d'être aussi utiles à la République, arrête que les citoyens les plus riches de Narbonne payeront dans les vingt-quatre heures un don patriotique de 100.000 livres, dont une moitié sera versée aux hôpitaux militaires ; l'autre moitié, sur la désignation d'un Comité de bienfaisance composé de trois sans-culottes bien révolutionnaires, sera distribuée aux pauvres de la commune ; si quelque riche égoïste refuse de verser son contingent, il sera, sur-le-champ, traduit dans la maison d'arrêt de Perpignan. — Ne pas travailler de ses mains, être impropre aux œuvres de la force physique, cela seul est une tache en démocratie, et attire sur l'homme qui en est souillé, non seulement un surcroit de taxes pécuniaires, mais souvent aussi un surcroit de corvées personnelles. A Villeneuve-l'Aveyron et dans tout le département du Cantal[111], le représentant Taillefer et son délégué Deltheil chargent les comités révolutionnaires de mettre en état de réquisition et conscription militaire tous les muscadins au-dessus de la première classe, c'est-à-dire de 25 à 40 ans, lesquels ne sont point atteints par la loi. Par muscadins sont entendus tous les citoyens de cet âge, non mariés et n'exerçant aucune profession utile, en d'autres termes, les gens qui vivent de leur revenu. Et, pour que, dans la classe moyenne ou supérieure, nul ne puisse échapper, l'arrêté soumet à des rigueurs spéciales, à des taxes supplémentaires, à l'arrestation arbitraire, non seulement les propriétaires et les rentiers, mais encore tous les individus désignés par les qualifications suivantes : aristocrates, feuillants, modérés, girondins, fédéralistes, muscadins, superstitieux, fanatiques, fauteurs du royalisme, de la superstition, du fédéralisme, accapareurs, monopoleurs, agioteurs, égoïstes, suspects d'incivisme, et, généralement, tous les indifférents pour la Révolution ; les comités locaux feront la liste nominative. Parfois, dans une ville, quelque démarche collective, un vote, une pétition, fournit cette liste toute faite[112] ; il suffit d'avoir la pièce, pour connaître tous les notables et les plus honnêtes gens de l'endroit ; dès lors, sous prétexte d'une répression politique, les niveleurs peuvent donner carrière à leur haine sociale. — A Montargis, neuf jours après l'attentat du 20 juin 1792[113], 228 notables ont signé une adresse pour témoigner au roi leur sympathie respectueuse ; vingt et un mois plus tard, par un coup rétroactif, on les frappe, et avec d'autant plus de plaisir que visiblement on frappe en eux les personnes les plus considérées de la ville, tout ce que la fuite et le bannissement y ont laissé d'aristocratie noble, ecclésiastique, bourgeoise ou populaire. Déjà, lors de l'épuration des autorités constituées de Montargis, le représentant avait retiré aux signataires la confiance publique et les avait repoussés de toutes les fonctions. Mais cela ne suffit pas ; le châtiment doit être exemplaire. — Quatre d'entre eux, l'ex-maire, l'ex-receveur, un administrateur du district, un notable, sont envoyés au Tribunal révolutionnaire de Paris, pour y être guillotinés selon les principes. Trente-deux autres, anciens officiers, chevaliers de Saint-Louis, mousquetaires, nobles, prêtres, juges, un ex-procureur du roi, un ex-trésorier de France, un ancien administrateur du département, deux dames, l'une désignée comme se disant ci-devant marquise, sont recluses, jusqu'à la paix, dans la maison d'arrêt de Montargis. Les quatre-vingt-six autres, anciens officiers municipaux, anciens officiers de la garde nationale, hommes de loi, notaires, avoués, médecins, chirurgiens, l'ancien receveur de l'enregistrement, l'ancien commissaire de police, l'ancien directeur de la poste aux lettres, des commerçants, des fabricants, tous, hommes et femmes, épouses ou veuves, feront amende honorable, et sont mandés au temple de la Raison, pour y subir, le 20 ventôse, à 3 heures de l'après-midi, l'humiliation d'une pénitence publique. — Ils viennent ; car l'arrêté porte que quiconque ne se présentera pas, au jour et à l'heure marqués, sera arrêté et détenu jusqu'à la paix. Arrivés dans l'église purifiée par le culte jacobin, en présence des autorités constituées, de la Société populaire et des citoyens convoqués en assemblés générale, ils montent un à un, et comparaissent à une tribune élevée de trois pieds de haut, de façon à être bien en vue. Un à un, l'agent national ou le maire les réprimande en ces termes : Vous avez eu la lâcheté de signer une adresse de flagorneries à Louis XVI, qui fut le plus odieux et le plus vil des tyrans, un ogre du genre humain, qui ne se repaissait que de débauches et de crimes. Vous êtes censuré par le peuple. Vous êtes, de plus, averti qu'au premier acte d'incivisme et contre-révolutionnaire que vous vous permettrez, la surveillance des autorités constituées s'attachera sur vous d'une manière plus active, que les tribunaux devront se montrer plus sévères, et que la guillotine saura faire une prompte et éclatante justice. Chacun d'eux, appelé par son nom, reçoit à son tour l'admonestation menaçante, descend de la tribune au milieu des huées, et signe au procès-verbal. — Mais souvent la componction leur manque, et quelques-uns n'ont pas eu l'air assez pénitents. En conséquence, la cérémonie terminée, l'agent national fait observer à l'assemblée l'impudence manifestée par certains aristocrates si encrassés que même la justice nationale ne peut les faire rougir, et aussitôt le Comité révolutionnaire, attendu l'insouciance et les actes de dérision que viennent de manifester, à cette séance, quatre femmes et trois hommes en recevant la censure nationale, considérant qu'il est essentiel de punir exemplairement une aristocratie aussi invétérée, qui semble se jouer des actes de correction qui n'attaque (sic) que le moral, décide que les sept délinquants seront mis en état d'arrestation et détenus à la maison d'arrêt de Sainte-Marie : les trois qui ont donné des marques d'insouciance y seront enfermés pour trois mois ; les quatre qui ont donné des marques de dérision y seront enfermés jusqu'à la paix. — De plus, l'arrêté de l'agent national et le procès-verbal de la séance seront imprimés à 6.000 exemplaires, aux frais des signataires les plus riches et les plus suspects, lesquels sont un ancien trésorier de France, un notaire, un épicier, la femme de l'ancien commandant de la gendarmerie, une veuve, une autre femme, tous, dit l'agent, très solides en richesse et en aristocratie. — Bravo ! crie l'assemblée à ce trait d'esprit : on applaudit et on chante l'hymne national ; il est neuf heures du soir ; la pénitence publique a duré six heures, et les Jacobins de Montargis se retirent, fiers de leur œuvre, ayant châtié, comme un attentat public, un témoignage ancien et légal de respect pour le magistrat public, ayant envoyé à l'échafaud ou à la prison, mis à l'amende, ou noté d'infamie, la petite élite locale, ayant dégradé jusqu'au niveau des filles surveillées et des repris de justice les femmes respectées et les hommes honorables, qui, de droit, sont les premiers sous un régime normal, et qui, sous le régime révolutionnaire, sont, de droit, les derniers[114]. IX Deux avantages qui s'attirent l'un l'autre, la fortune et l'éducation, rangent un homme dans la classe supérieure ; c'est pourquoi, tantôt l'un ou l'autre, tantôt les deux ensemble, désignent un homme pour la spoliation, la prison et la mort. — Vainement il aura fait preuve de jacobinisme et de jacobinisme extrême. Hérault-Séchelles, qui a voté le meurtre du Roi, qui siège au Comité de salut public, qui, dans le Haut-Rhin, vient d'appliquer à outrance les pires lois révolutionnaires[115], mais qui a le malheur d'être riche et homme du monde, est conduit à l'échafaud, et les habitués de la guillotine s'expliquent très bien sa condamnation : il n'était pas patriote ; comment aurait-il pu l'être, ayant 200.000 livres de rente et, de plus, ayant été avocat général[116] ? De ces deux griefs, un seul suffisait. — Et d'abord, à elle seule et par elle-même, l'opulence, écrit Saint-Just, est une infamie ; et, selon lui, on est opulent quand on nourrit moins d'enfants qu'on n'a de mille livres de rente : effectivement, parmi les gens enfermés comme riches et égoïstes, on trouve des personnes qui, d'après la déclaration même du Comité révolutionnaire, n'ont que 4.000, 3.700, 1.500 et même 500 livres de revenu[117]. — D'ailleurs, la fortune ou l'aisance inspire à son possesseur des sentiments contre-révolutionnaires ; par suite, il est un embarras pour le moment : Tu es riche, lui dit Cambon dans une prosopopée ; tu as une opinion qui nous occasionne des dépenses[118] ; paye donc pour nous dédommager, et sache-nous gré de notre indulgence, si, par précaution, et jusqu'à la paix, nous te tenons sous des verrous. — Riche, contre-révolutionnaire et vicieux, selon Robespierre[119], ces trois caractères se tiennent ; partant, la possession d'un superflu quelconque est une marque infaillible d'aristocratie, un signe visible d'incivisme, et, comme dit Fouché, un sceau de réprobation ; le superflu étant une violation évidente et gratuite des droits du peuple, tout homme qui a au delà de ses besoins ne peut plus user et ne peut plus qu'abuser[120]. Quiconque n'apporte pas à la masse l'excédent de son strict nécessaire... se place de lui-même au rang des hommes suspects.... — Riches égoïstes, c'est vous qui causez tous nos maux[121]. — Vous avez osé rire avec mépris à la dénomination de sans-culottes[122] ; vous avez eu du superflu à côté de vos frères qui mouraient de faim : vous n'êtes pas dignes de faire société avec eux ; et, puisque vous avez dédaigné de les faire siéger à votre table, ils vous vomissent éternellement de leur sein et vous condamnent, à votre tour, à porter les fers que votre insouciance ou vos manœuvres criminelles leur avaient préparés. — En d'autres termes, quiconque a sur la tète un bon toit et sur le corps un bon habit, homme ou femme, oisif ou travailleur, noble ou roturier, devient un gibier de prison et de guillotine, à tout le moins un serf taillable et corvéable à merci ; ses capitaux et ses économies, s'il ne les livre pas spontanément et à l'instant, font un corps de délit, et sont une pièce de conviction. Le plus souvent, les arrêtés le frappent en sa seule qualité de riche ; on parque ensemble tous ceux d'une ville, pour les pressurer un à un, selon leurs facultés présumées ; à Strasbourg[123], 193 personnes, taxées chacune de 6.000 à 300.000 livres, en tout 9 millions à payer dans les vingt-quatre heures par les principaux de chaque profession ou métier, banquiers, courtiers, négociants, fabricants, professeurs, pasteurs, avoués, médecins, chirurgiens, libraires-imprimeurs, tapissiers, miroitiers, cordiers, maîtres maçons, cafetiers, aubergistes. Et qu'ils aient soin de s'exécuter dans le délai prescrit ; sinon, ils seront mis au pilori, sur l'échafaud, face à face avec la guillotine. Un des meilleurs citoyens de la commune, qui avait donné des preuves constantes de son attachement à la Révolution, n'ayant pu, en un jour, réaliser une somme de 250.000 livres, fut attaché à ce poteau de l'infamie[124]. — Parfois l'arrêté frappe une classe entière, non seulement les nobles et les prêtres, mais tous les membres d'une profession bourgeoise ou même d'un métier presque manuel. A Strasbourg, un peu plus tard, considérant que la soif de l'or a toujours guidé les brasseurs de la commune, on les condamne à 250.000 livres d'amende, qu'ils doivent payer dans les trois jours, sous peine d'être déclarés rebelles à la loi, et de voir leurs biens confisqués ; puis, sur un considérant semblable, on taxe les boulangers et fariniers à 300.000 livres[125]. De plus, écrivent les représentants Milhaud et Guyardin[126], nous avons ordonné l'arrestation de tous les banquiers, agents de change et notaires.... Toutes leurs richesses sont séquestrées ; nous croyons que les sommes qui se trouvent sous les scellés se montent à 2 ou 3 millions en numéraire, et à 15 ou 16 millions en assignats. — Même coup de filet à Paris : par ordre du procureur du département Lhuilier, chez tous les banquiers, agents de change, agioteurs, marchands d'argent, etc., les scellés sont apposés, et on les enferme eux-mêmes aux Madelonnettes ; quelques jours après, par grâce, pour qu'ils puissent payer leurs traites, on les relâche, mais à condition qu'ils resteront en arrestation chez eux, à leurs frais, chacun sous la garde de deux bons sans-culottes[127]. — Pareillement, à Nantes[128], à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, les prisons s'emplissent et la guillotine travaille par catégories. A Bordeaux, ce sont, tantôt tous les sujets du Grand-Théâtre, tantôt tous les gros négociants, au nombre de plus de 200, incarcérés en une seule nuit[129]. A Paris, c'est tantôt la fournée des fermiers généraux, tantôt la fournée des parlementaires de la capitale. De Toulouse, tous les parlementaires de la ville partent sur des charrettes, pour être jugés et décapités à Paris. A Aix, écrit un agent[130], la guillotine va jouer sur des avocats, des ci-devant ; quelques centaines de tètes coupées légalement feront le plus grand bien. — Et, comme pour des crimes nouveaux il faut des termes nouveaux, à l'incivisme, au modérantisme, on ajoute le négociantisme, délit aisé à constater et très répandu. Les riches et les négociants, écrit un observateur[131], sont ici (à Lille) ce qu'ils sont ailleurs, ennemis-nés de l'égalité et amateurs du hideux fédéralisme ; c'est la seule aristocratie qui reste à écraser. Plus précisément encore, Barère, à la tribune, déclare que le commerce est usuraire, monarchique et contre-révolutionnaire[132]. Considéré en lui-même, on peut le définir un appel aux mauvais instincts ; il apparaît comme une institution corruptrice, incivique, anti-fraternelle, et plusieurs bons Jacobins proposent[133] soit de l'interdire aux particuliers, pour l'attribuer tout entier à l'État, soit de le supprimer, avec les arts et les fabriques qui l'alimentent, pour ne laisser en France qu'une population d'agriculteurs et de soldats. Second avantage et second délit des notables, la
supériorité d'éducation. Dans toutes les sociétés
honnêtes, écrit un voyageur hollandais en 1795[134], on peut être sûr que la moitié des personnes présentes a
été emprisonnée ; aux présents ajoutez les absents, je veux dire les
guillotinés, les bannis, les émigrés, les déportés, et notez que, dans
l'autre moitié favorisée, ceux qui n'ont pas goûté de la prison en ont eu
l'avant-goût. Chacun d'eux s'attendait, chaque jour, à recevoir son mandat
d'arrêt ; ce qu'il y avait de pis sous Robespierre,
m'ont dit des vieillards, c'est que, le matin, on n'était jamais certain de
coucher le soir dans son lit. Pas un homme bien élevé qui ne vécût
sous cette crainte. Feuilletez la liste des suspects, des détenus, des exilés
et des suppliciés dans une ville, un district, un département[135] : on voit tout
de suite, par les qualités et professions, d'abord que les trois quarts des
gens cultivés y sont inscrits, ensuite que la culture de l'esprit, par
elle-même, est suspecte[136]. On était également coupable, écrivent les
administrateurs de Strasbourg, soit qu'on fût riche,
soit qu'on fût instruit.... La municipalité (jacobine) déclara
l'université fédéraliste ; elle proscrivit l'instruction publique, et fit, en
conséquence, arrêter les professeurs, les régents, les maîtres d'école et
tous les instituteurs, tant publics que privés, même ceux munis d'un
certificat de civisme.... On a incarcéré tous
les ministres et instituteurs du culte protestant dans le Bas-Rhin, avec
menace de les transférer à la citadelle de Besançon. — Aux Jacobins de
Paris, Fourcroy, pour s'excuser d'être savant, de faire des cours de chimie,
de ne pas donner tout son temps aux bavardages de la Convention et des clubs,
a dû déclarer qu'il était pauvre, qu'il vivait de son travail, qu'il
nourrissait le sans-culotte son père, et les
sans-culottes ses sœurs. Quoique bon républicain, il échappe tout
juste, et ses pareils, de même. On persécutait tous
les hommes instruits, dit-il, un mois après le 9 thermidor[137] ; il suffisait d'avoir des connaissances, d'être homme de
lettres, pour être arrêté comme aristocrate.... Robespierre... avec un art
atroce, déchirait, calomniait, abreuvait de dégoûts et d'amertumes tous ceux
qui s'étaient livrés à de grandes études, tous ceux qui possédaient des connaissances
étendues... il sentait que jamais les hommes
instruits ne fléchiraient le genou devant...
On a paralysé l'instruction, on a voulu briller les bibliothèques.... Faut-il vous dire qu'il la porte même de vos séances, on
met partout des fautes d'orthographe ? On n'apprend plus à lire et à écrire.
— A Nantes, Carrier se glorifiait d'avoir dispersé
les chambres littéraires, et, dans son dénombrement des
malintentionnés, il ajoute, aux négociants et aux
riches, les gens d'esprit[138]. Parfois, sur
les registres d'écrou, on lit qu'un tel est détenu pour
avoir de l'esprit et des moyens de nuire, un tel pour avoir dit aux municipaux : Bonjour, Messieurs[139]. — C'est que la
politesse, comme les autres marques d'une bonne éducation, est devenue un
stigmate : le savoir-vivre est considéré, non seulement comme un reste de
l'ancien régime, mais comme une révolte contre les institutions nouvelles ;
on s'insurge contre le régime établi, quand on répugne à la camaraderie
brutale, aux jurons familiers, aux locutions ordurières de l'ouvrier et du
soldat. — Au total, le jacobinisme, par ses doctrines et ses actes, par ses
cachots et ses bourreaux, crie à la nation qu'il tient sous sa férule[140] : Sois grossière, pour devenir républicaine ; redeviens
sauvage, pour montrer la supériorité de ton génie ; quitte les usages d'un
peuple civilisé, pour prendre ceux des galériens ; défigure ta langue, pour
l'élever ; parle comme la populace, sous peine de mort. Les mendiants
espagnols se traitent avec dignité : ils rendent le respect à l'espèce
humaine sous les haillons. Nous, au contraire, nous t'enjoignons de prendre
nos haillons, notre patois, notre tutoiement. Habille-toi en carmagnole et
tremble ; deviens rustique et sotte, et prouve ton civisme par l'absence de
toute éducation. — Cela est vrai, à la lettre. L'éducation, dit un autre contemporain[141], les qualités aimables, les manières douces, un tour
heureux de physionomie, les grâces du corps, la culture de l'esprit, tous les
dons de la nature étaient autant de causes de proscription. On se
dénonçait soi-même comme aristocrate, quand on ne s'était pas fait
sans-culotte et prolétaire de mœurs, de façon, de ton, de langage et
d'habits. C'est pourquoi, par un genre d'hypocrisie
inconnu jusqu'à ce jour, des hommes qui n'étaient pas vicieux se croyaient obligés
de le paraître. Bien pis, on craignait même
d'être soi, on changeait de nom, on se déguisait sous des costumes grossiers
et dégoûtants, chacun redoutait de ressembler à lui-même. —
Effectivement, selon le programme jacobin, tous les Français doivent être
refondus[142]
dans un seul moule uniforme ; on les prendra tout petits, on leur imposera la
même éducation, l'éducation d'un artisan, d'un campagnard, d'un enfant de
troupe, et déjà les adultes, avertis par la guillotine, se réforment d'avance
d'après le modèle prescrit. Plus de vases d'or ou de cristal, coûteux,
élégants ou délicats : on les a cassés et on les casse ; désormais, on ne
tolère et l'on ne commande que des poteries communes, toutes de la même
substance, de la même taille, de la même couleur, fabriquées par milliers et
à la grosse, dans les manufactures publiques, pour les usages rudes et
simples de la vie rurale et de la vie militaire ; toute forme originale et supérieure
est rejetée. Les maîtres du jour, écrit
Daunou[143],
ont, de préférence, dirigé leur glaive sur les
talents distingués, sur les caractères énergiques : ils ont moissonné, autant
qu'ils l'ont pu dans un temps aussi court, la fleur ou l'espérance de la
nation. — En cela, ils étaient conséquents. Le socialisme égalitaire[144] ne veut pour
citoyens que des automates, simples outils aux mains de l'État, tous
semblables, de structure rudimentaire, commodes à la main, sans conscience,
visée, initiative, curiosité ou honnêteté personnelle ; quiconque s'est
cultivé, a réfléchi, pense et veut par lui-même, dépasse le niveau et secoue
le joug ; se distinguer, avoir de l'esprit et de l'honneur,
appartenir à l'élite, c'est être contre-révolutionnaire. — A la Société
populaire de Bourg en Bresse[145], le représentant
Javogues déclarait que la République ne pourrait
s'établir que sur le cadavre du dernier des honnêtes
gens. X Voici donc, d'un côté, hors du droit commun, en exil, en prison, sous les piques, sur l'échafaud, l'élite de la France, presque tous les gens de race, de rang, de fortune, de mérite, les notables de l'intelligence et de la culture, du talent et de la vertu ; et voilà, de l'autre côté, au-dessus du droit commun, dans les dignités et dans l'omnipotence, dans la dictature irresponsable, dans les proconsulats arbitraires, dans la souveraineté judiciaire, un ramassis de déclassés de toutes les classes, les parvenus de l'infatuation, du charlatanisme, de la brutalité et du crime. Souvent, par l'accolement des personnages, le contraste des gouvernés et des gouvernants éclate avec un relief si fort qu'on le croirait calculé et voulu ; pour le représenter, il faudrait, non pas.des mots, mais des couleurs physiques et les coups de pinceau d'un peintre. — A l'ouest de Paris, dans la prison de la rue de Sèvres[146], les détenus entassés sont les premiers personnages du quartier Saint — Germain, prélats, officiers, grands seigneurs, grandes dames, M. de Clermont-Tonnerre, M. de Crussol d'Amboise, M. de Kersaint, M. de Saint-Simon, évêque d'Agde, la comtesse de Narbonne-Pellet, la duchesse de Choiseul, la princesse de Chimay, la comtesse de Raymond-Narbonne et sa fille âgée de dix ans, bref la fleur de cette société polie que l'Europe admirait, imitait, et qui, par sa perfection exquise, égalait ou surpassait tout ce que la civilisation supérieure, en Grèce, à Rome, en Italie, a produit de plus aimable, de plus brillant, de plus fin. Mettez en regard les arbitres de leur vie et de leur mort, les potentats du même quartier qui ont décerné contre eux le mandat d'arrêt, qui les parquent pour les exploiter, et qui, sous leurs yeux, à leurs frais, font des ripailles : ce sont les membres du comité révolutionnaire de la Croix-Rouge, les dix-huit drôles vérifiés ou manœuvres crapuleux qu'on a décrits[147], ex-cochers, portiers, savetiers, commissionnaires du coin, garçons vidangeurs, banqueroutiers, faussaires, anciens ou futurs repris de justice, tous gibier de police ou d'hôpital. — A l'autre bout de Paris, dans la tour du Temple, séparé de sa sœur, arraché à sa mère, le petit Dauphin vit encore ; nul en France n'est si digne de pitié et de respect ; car, s'il y a une France, c'est grâce aux trente-cinq chefs militaires ou rois couronnés dont il est le dernier rejeton direct. Sans leurs dix siècles de politique persévérante et de commandement héréditaire, les conventionnels, qui viennent de profaner leurs tombes à Saint-Denis et de jeter leurs os dans la fosse commune[148], ne seraient pas des Français. En ce moment, si les suffrages étaient libres, l'immense majorité du peuple, dix-neuf Français sur vingt, reconnaîtraient pour leur roi l'enfant innocent et précieux, l'héritier de la race à laquelle ils doivent d'être une nation et d'avoir une patrie : c'est un enfant de huit ans, d'une précocité rare, aussi intelligent que bon, d'une figure douce et charmante. Regardez à ses côtés, l'injure à la bouche et le poing levé, l'autre figure, un visage patibulaire et chaud d'eau-de-vie, son gouverneur en titre, son précepteur officiel, son maître absolu, le savetier Simon, aussi méchant qu'ordurier, ignoble de cœur et de façons, qui l'enivre de force, qui l'affame, qui l'empêche de dormir, qui le roue de coups, et qui, par consigne, par instinct, par principes, pèse sur lui de toute sa brutalité, de toute sa corruption, pour le dénaturer, l'abrutir et le dépraver[149]. — Entre la tour du Temple et la prison de la rue de Sèvres, dans le Palais de justice, un contraste presque égal met tous les jours, face à face, en transposant les mérites et les démérites, les innocents et les scélérats ; et il est des jours où le contraste, plus énorme encore, assoit les criminels sur l'estrade des juges, et les juges sur le banc des criminels. Le 1er et le 2 floréal, les anciens dépositaires du droit public, les représentants et gardiens de la liberté sous la monarchie, vingt-cinq magistrats des parlements de Paris et de Toulouse, plusieurs d'un esprit éminent, de la plus haute culture et du plus noble caractère, parmi eux les plus beaux noms historiques de la magistrature française, M. Étienne Pasquier, M. Lefèvre d'Ormesson, M. Molé de Champlatreux, M. de Lamoignon de Malesherbes, sont expédiés à la guillotine[150] par les juges et jurés que l'on connaît, par des assassins ou des brutes qui ne prennent pas la peine ou qui n'ont pas la capacité de colorer leurs sentences. M. de Malesherbes disait, après avoir lu son acte d'accusation : Si seulement cela avait le sens commun ! Effectivement, ceux qui prononcent l'arrêt sont, de leur propre aveu, des jurés solides, de bons sans-culottes, des hommes de la nature[151] ; quelle nature ! L'un d'eux, Trinchard, menuisier auvergnat, se peint lui-même au vif par ce billet qu'avant l'audience il adresse à sa femme : Si tu nest pas toute seulle et que le compagnion soit a travalier tu peus ma chaire amie venir voir juger 24 mesieurs tous si-deven président ou conselier au parlement de Paris et de Toulouse. Je t'ainvite a prendre quelque choge aven de venir parcheque nous naurons pas fini de 3 hurres. Je t'embrase ma chère amie et épouge. — Au même tribunal, le fondateur et l'organisateur de la chimie, le grand inventeur Lavoisier, condamné à mort, demande un sursis de quinze jours pour achever une expérience, et le président Coffinhal, autre Auvergnat, lui répond : La République n'a pas besoin de savants[152]. Elle n'a pas besoin non plus de poètes, et le premier poète de l'époque, l'artiste délicat et supérieur qui a rouvert les sources antiques, qui ouvre les sources modernes, André Chénier, est guillotiné ; nous avons en original le procès-verbal manuscrit de son interrogatoire, véritable chef-d'œuvre de baragouinage et de barbarie ; il faudrait le transcrire en entier avec ses turpitudes de sens et d'orthographe[153]. Lisez-le, si vous voulez voir un homme de génie livré aux bêtes, à des bêtes grossières, colériques et despotiques, qui n'écoutent rien, qui ne comprennent rien, qui n'entendent pas même les mots usuels, qui trébuchent dans leurs quiproquos et qui, pour singer l'intelligence, pataugent dans l'ânerie. — Le renversement est complet : soumise au gouvernement révolutionnaire, la France ressemble à une créature humaine que l'on forcerait à marcher sur sa tête et à penser avec ses pieds. |
[1] Cf. la Révolution, I, livre I, ch. I, et livre III, ch. IX et X.
[2] Grégoire, Mémoires, II, 172. Parmi les émigrés, on compte environ 18.000 ecclésiastiques partis à la première époque. Environ 18.000 autres se sont déportés eux-mêmes, ou ont été déportés après le 2 septembre.
[3] Grégoire, Mémoires, II, 172. Le chef du bureau des émigrés au ministère de la police compte (9 mai 1805) environ 200.000 individus atteints ou froissés par les lois sur l'émigration. — Laily-Tollendal, Défense des émigrés (2e partie, p. 62 et passim). Plusieurs milliers d'individus, inscrits comme émigrés, n'étaient pas sortis de France ; l'administration locale les portait sur sa liste, soit parce qu'ils résidaient dans un autre département et n'avaient pu obtenir les certificats très nombreux exigés par la loi pour constater la résidence, soit parce que les faiseurs de listes se moquaient des certificats produits ; ils trouvaient agréable de fabriquer un émigré, afin de confisquer légalement son bien, et de le guillotiner lui-même, non moins légalement, comme émigré rentré. — Message du Directoire aux Cinq-Cents, 3 ventôse an V. D'après l'aperçu qui a été fait dans les bureaux du ministre des finances, le nombre des inscrits sur la liste générale des émigrés s'élève à plus de 120.000 ; encore est-il quelques départements dont les listes ne nous sont point encore parvenues. — Lafayette, Mémoires, II, 181 (Lettre à M. de Maubourg, 17 octobre 1799, note). Le 19 octobre 1800, d'après le rapport du ministre de la police, la liste, en neuf volumes, des émigrés contenait encore 146.000 individus, malgré les 13.000 radiations du Directoire et les 1200 du gouvernement consulaire.
[4] Cf. les mémoires de Louvet, de Dulaure et de Vaublanc. — Mallet- Dupan, Mémoires, II, 7. Plusieurs, à qui j'ai parlé, ont fait, à la lettre le tour de la France, sous plusieurs déguisements, sans avoir pu trouver une issue ; ce n'est qu'à la suite d'aventures romanesques qu'ils sont enfin parvenus, à vol d'oiseau, à gagner enfin la Suisse, seule frontière encore un peu accessible. — Sauzay, V, 210, 220, 226, 270 (Émigration de 54 habitants de Charquemont, qui vont s'établir en Hongrie).
[5] Sauzay, tomes IV, V, VI et VII (Sur les prêtres bannis qui sont restés pour continuer leur ministère, et sur les prêtres expulsés qui rentrent pour y vaquer). — Pour se rendre compte de la situation des émigrés et de leurs parents ou amis, il faut lire la loi du 25 brumaire an III (15 novembre 1794), qui renouvelle et généralise les lois antérieures : des enfants de 14 ans, de 10 ans sont atteints ; rien de plus difficile, même si l'on est resté en France, que de prouver qu'on n'a pas émigré.
[6] Moniteur, XVIII, 215 (Lettre de Vandamme, général de brigade, à la Convention, Furnes, 1er brumaire an II). — La lecture de cette lettre est accueillie par des applaudissements réitérés.
[7] Sauzay, V, 196 (Le total est de 5.200 ; probablement, il faudrait y ajouter quelques centaines de noms, parce que les listes manquent pour plusieurs villages).
[8] Buchez et Roux, XXXIV, 434 (Procès de Fouquier-Tinville, déposition de Thirriet-Grandpré, chef de division à la commission des administrations civiles, police et tribunaux, 51e témoin).
[9] Rapport de Saladin, 4 mars 1795.
[10] Wallon, la Terreur, II, 202.
[11] Duchatelier, Brest pendant la Terreur, p. 105. — Paris, Histoire de Joseph Lebon, II, 370. — Pescayre, Tableau des prisons de Toulouse, p. 409. — Recueil de pièces authentiques sur la Révolution à Strasbourg, I, 65 (Liste d'arrestations à partir du 7 prairial an II). Lors des arrestations ci-après mentionnées, il y avait déjà plus de 3000 personnes enfermées à Strasbourg. — Alfred Lallié, les Noyades de Nantes, p. 90.
[12] Berryat Saint-Prix, p. 436 (Lettre de Maignet à Couthon, Avignon, 4 floréal an II).
[13] Beaulieu, Essais, V, 283. — Déjà, à la fin de décembre 1793, Camille Desmoulins écrivait : Ouvrez les portes des prisons à ces 200.000 citoyens que vous appelez des suspects. (Le Vieux Cordelier, n° 4, 30 frimaire an II) Or le nombre des détenus s'est beaucoup accru pendant les sept mois suivants. — Beaulieu ne dit pas avec précision ce qu'on entendait, au Comité de sûreté générale, par détenus : s'agit-il seulement des gens détenus dans la prison publique, ou doit-on aussi comprendre sous ce nom les gens reclus chez eux ? — On peut contrôler son assertion et déterminer des chiffres probables, en considérant un département où la rigueur da régime révolutionnaire a été moyenne, et où le relevé des listes est presque complet. D'après le recensement de 1791, le Doubs contenait 221.000 habitants, la France avait 26 millions d'habitants, et l'on vient de voir, pour le Doubs, le chiffre des détenus de chaque catégorie ; la proportion donne, pour la France, 258.000 personnes en prison, 175.000 personnes recluses chez elles, 175.000 autres personnes consignées dans leur commune ou ajournées, en tout, 608.000 personnes atteintes dans leur liberté. Les deux premières catégories forment un total de 433.000 personnes, chiffre assez voisin de celui de Beaulieu.
[14] Paris, Histoire de Joseph Lebon, II, 311, 372, 375, 377, es, 380. Les Angoisses de la mort, par Poirier et Monjay de Dunkerque (2e édition, an II1). Il restait encore, dans les maisons des détenus, leurs enfants et leurs personnes de confiance ; ils ne furent pas plus épargnés que nous.... Nous vîmes arriver, de toutes parts, des enfants depuis Pige de 5 ans, et, pour les soustraire à l'autorité paternelle, on leur envoyait, de temps en temps, des commissaires qui leur tenaient un langage immoral.
[15] Mémoires sur les prisons (collection Barrière et Berville), II, 355, et appendice F. — Ibid., II, 261, 262. Les femmes furent les premières à passer au rapiotage. (Prisons d'Arras et prison du Plessis à Paris.)
[16] Documents sur Daunou, par Taillandier (Récit de Daunou, qui a été détenu tour à tour à la Force, aux Madelonnettes, aux Bénédictins anglais à l'Hôtel des Fermes et à Port-Libre). — Sur le régime des prisons, cf., pour Toulouse, Tableau des prisons de Toulouse, par Pescayre ; pour Arras et Amiens, Un séjour en France de 1792 à 1795 et les Horreurs des prisons d'Arras ; pour Lyon, Une famille sous la Terreur, par Alexandrine des Echerolles ; pour Nantes, le Procès de Carrier ; pour Paris, Histoire du prisons, par Nougaret, 4 vol., et Mémoires sur les prisons, 2 vol.
[17] Témoignages du représentant Blanqui, détenu à la Force ; du représentant Beaulieu, détenu au Luxembourg et aux Madelonnettes. — Beaulieu, Essais, V, 290. La Conciergerie était encore remplie de malheureux prévenus de vol et d'assassinat, rongés et dégoûtants de misère.... C'était avec eux qu'étaient enfermés, pêle-mêle, dans les plus infects cachots, des comtes, des marquis, de voluptueux financiers, d'élégants petits-maîtres et plus d'un malheureux philosophe, en attendant que la guillotine eût fait des places vides dans les chambres à lits de camp. Presque toujours, en arrivant, on était mis avec les pailleux ; parfois on y restait plus de quinze jours... Il fallait boire de l'eau-de-vie avec eux ; le soir, après avoir déposé leurs excréments à côté de leur paille, ils s'endormaient dans leur fumier... Je passai ces trois nuits d'horreur, moitié assis, une jambe étendue sur un banc, l'autre posée à terre, et le dos appuyé contre la muraille. — Wallon, la Terreur, II, 87 (Rapport de Grandpré sur la Conciergerie, 17 mars 1793). 26 hommes rassemblés dans une seule pièce, couchant sur 21 paillasses, respirant l'air le plus infect, et couverts de lambeaux à demi pourris ; dans une autre pièce, 45 hommes et 10 grabats ; dans une troisième, 39 moribonds sur 9 couchettes ; dans trois autres pièces, 80 malheureux sur 16 paillasses remplies de vermine ; ailleurs, 54 femmes ayant 9 paillasses et se tenant alternativement debout. — Les pires prisons de Paris étaient la Conciergerie, la Force, le Plessis et Bicêtre. — Tableau des prisons de Toulouse, par Pescayre, p. 316. Mourant de faim nous disputions aux chiens les os destinés à leur subsistance, et nous les pulvérisions pour en faire du bouillon.
[18] Recueil de pièces authentiques, etc., I, 3 (Lettre de Frédéric Burger, 2 prairial an II).
[19] Alfred Lallié, les Noyades de Nantes, p. 90. — Campardon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris (Procès de Carrier), II, 55. Déposition de l'officier de santé Thomas : J'ai vu périr dans l'hospice révolutionnaire (à Nantes) 75 détenus en 2 jours ; on n'y trouvait que des matelas pourris et sur chacun desquels l'épidémie avait dévoré plus de 50 individus.... A l'Entrepôt, je trouvai une quantité de cadavres épars çà et là ; je vis des enfants palpitants et noyés dans des baquets pleins d'excréments humains.
[20] Relation de ce qu'ont souffert les prêtres insermentés, déportés en 1794 dans la rade d'Aix, passim.
[21] Histoire des prisons, I, 10 : Allez visiter, dit un contemporain, les cachots qu'on appelle le Grand-César, Bel-Air, Bombée, Saint-Vincent (à la Conciergerie), etc., et dites si la mort n'est pas préférable à un pareil séjour. — Effectivement, certains prisonniers, pour en finir plus vite, écrivent à l'accusateur public, s'accusent eux-mêmes, demandent un roi et des prêtres ; selon leur désir, ils sont guillotinés sur-le-champ. — Sur les souffrances des détenus en route pour leur prison finale, cf. Riouffe, Mémoires, et le récit de la Translation des cent trente-deux Nantais à Paris.
[22] Berryat Saint-Prix, p. 9 et passim.
[23] Campardon, II, 224.
[24] Berryat Saint-Prix, p. 445. — Paris, Histoire de Joseph Lebon, II, 352. — Alfred Lallié, p. 90. — Buchez et Roux, XXXII, 394.
[25] Berryat Saint-Prix, p. 23, 24.
[26] Berryat Saint-Prix, p. 458 : A Orange, Mme de Latour-Vidau, âgée de quatre-vingts ans et en démence depuis plusieurs années, fut exécutée avec son fils. On rapporte que, conduite à l'échafaud, elle croyait être mise en carrosse pour faire des visites, et qu'elle le dit à son fils. — Ibid., 471. Après thermidor, les juges de la commission d'Orange ayant été mis en jugement, le jury déclara qu'ils avaient refusé d'entendre les témoins à décharge et de donner aux accusés des défenseurs officieux.
[27] Camille Boursier, la Terreur en Anjou, p. 228 (Déposition de la veuve Edin) : La Persac, religieuse, malade, infirme, était prête à faire le serment. Nicolas, coureur de Vacheron, aidé de plusieurs autres personnes, la tira du lit et la mit sur une charrette ; quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quatorze autres furent fusillées avec elle.
[28] Berryat Saint-Prix, p. 161. Exemples de ces arrêts : F. (fusillée), 13 germinal, veuve Ménard, soixante-douze ans, vieille aristocrate, n'aimant personne, étant accoutumée à vivre seule. — Arrêt de la commission de Marseille, 28 germinal, condamnant à mort Cousinéri, pour avoir continuellement erré, comme fuyant la vengeance populaire qu'il s'était attirée par sa conduite incivique, et pour avoir détesté la Révolution. — Camille Boursier, p. 72. 15 floréal an II, exécution de Gérard, coupable d'avoir dédaigné d'assister à la plantation de l'arbre de la Liberté en la commune de Vouillé, en septembre 1792, et engagé plusieurs officiers municipaux à partager son mépris insolent et liberticide.
[29] Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, V, 145.
[30] Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, V, 105 (Déposition de Mme de Maillé) ; — V, 189 (Déposition de Lhuiller). — Cf., pour les mêmes affaires, l'ouvrage de Campardon.
[31] Campardon, II, 189, 190, 193, 197 (Dépositions de Beaulieu, de Duclos, de Tirard et Ducray, etc.).
[32] Berryat Saint-Prix, 395 (Lettre du représentant Moyse Bayle). Ibid., 216 (Paroles du représentant Lecarpentier à Saint-Malo) : A quoi bon toutes ces lenteurs ? Où vous mènent ces éternels interrogatoires ? Qu'avez-vous besoin d'en savoir si long ? Le nom, la profession, la culbute, et voilà le procès terminé. — Il disait publiquement aux délateurs : Vous ne savez pour quel fait dénoncer les modérés ? Eh bien, sachez qu'un geste, un seul geste me suffit.
[33] Berryat Saint-Prix, 466. Lettre de Payan à Roman Formosa, juge à Orange : Dans les commissions chargées de punir les conspirateurs, il ne doit exister aucunes formes ; la conscience du juge est là, et les remplace.... Les commissions doivent être aussi des tribunaux politiques ; elles doivent se rappeler que tous les hommes qui n'ont pas été pour la Révolution ont été, par cela même, contre elle, puisqu'ils n'ont rien fait pour la patrie.... Je dis aux juges, au nom de la patrie : Tremblez de sauver un coupable. — Robespierre disait de même aux Jacobins, le 19 frimaire an II : On juge, en politique, avec des soupçons d'un patriotisme éclairé.
[34] Mémoires de Fréron (Collection Barrière et Berville), p. 364. — Lettre de Fréron, Toulon, 16 nivôse : Il y a déjà 800 Toulonnais de fusillés.
[35] Lallié, les Noyades de Nantes, p. 90 (Les onze noyades distinctes, constatées par M. Lallié, vont jusqu'au 12 pluviôse an II).
[36] Moniteur, XXII, 227 (Pièces officielles lues à la Convention, le 21 vendémiaire an III). Ces pièces constatent une noyade ultérieure, exécutée le 9 ventôse an II, par ordre de Lefèvre, adjudant général : 41 personnes ont été noyées, dont 2 hommes, l'un de 78 ans et aveugle, 12 femmes, 12 filles et 15 enfants, dont 10 de 6 à 10 ans et 5 enfants à la mamelle ; l'opération a eu lieu dans la baie de Bourgueuf. — Ibid., XXII, 578 (Paroles de Carrier à la Convention, à propos des noyades de femmes enceintes) : A Laval, Angers, Saumur, Château-Gontier, partout, on a fait les mémos choses qu'à Nantes.
[37] Camille Boursier, p. 159.
[38] Camille Boursier, p. 203. Le représentant Francastel annonce l'intention immuable de purger, de saigner à blanc la génération vendéenne. — Ce même Francastel écrivait au général Grignon : Tu feras trembler les brigands, auxquels il ne faut faire aucun quartier ; nos prisons regorgent ; des prisonniers en Vendée !... Il faut achever la transformation de ce pays en désert. Point de mollesse ni de grâce.... Ce sont les vues de la Convention.... Je le jure : la Vendée sera dépeuplée.
[39] Granier de Cassagnac, Histoire du Directoire, II, 241. — (Lettre du général Hoche au ministre de l'intérieur, 2 février 1796) : Il ne reste qu'un homme sur cinq de la population de 1789.
[40] Campardon, II, 247, 259, 251, 261, 321 (Interrogatoire et plaidoyer de Fouquier-Tinville, et paroles du substitut Cambon).
[41] Article de Guffroy, dans son journal le Rougiff : A bas tous les nobles, et tant pis pour les bons, s'il y en a ! Que la guillotine soit en permanence dans toute la République ; la France aura assez de cinq millions d'habitants. — Berryat Saint-Prix, 455 (Lettre de Fauvety, Orange, 22 prairial an II) : Nous n'avons que huit mille détenus dans notre arrondissement ; quelle bagatelle ! — Ibid., 447 (Lettre de la commission d'Orange au Comité de salut public, 3 messidor) : Lorsque la commission sera dans sa pleine activité, elle mettra en jugement tous les prêtres gros négociants, ex-nobles. — (Lettre de Juge, 2 messidor) : Suivant les apparences, il tombera dans le département plus de trois mille têtes.... — Ibid., 311. Détails sur la construction à Bordeaux d'un vaste échafaud, avec sept portes, dont deux grandes en forme de portes de grange, dit guillotine à quatre couteaux, pour opérer plus vite et plus largement. Les autorisations et ordres de construction sont du 3 et du 8 thermidor an II. — Berryat Saint-Prix, 285 (Lettre du représentant Blutel en mission à Rochefort, après thermidor) : Une poignée d'hommes, perdus de débauches et de crimes, osait proscrire (ici) le patriotisme vertueux, parce qu'il ne partageait pas leurs transports sanguinaires ; on y disait que l'arbre de la Liberté ne pouvait prendre racine que dans dix pieds de sang humain.
[42] Recueil de pièces authentiques concernant la Révolution à Strasbourg, I, 174, 178. Exemple des taxes révolutionnaires. — Arrêté des représentants Milhaud, Ruamps, Guyardin, approuvant les contributions suivantes, 20 brumaire an II :
Sur |
3 |
particuliers |
de Stützheim |
150.000 |
livres. |
3 |
d'Offenheim |
30.000 |
|||
21 |
de Molsheim |
367.000 |
|||
17 |
d'Oberehnheim |
402.000 |
|||
84 |
de Rosheim |
607.000 |
|||
10 |
de Mutzig |
114.000 |
Autre arrêté, de Daum et Tisserand, membres de la commission qui, provisoirement, remplace l'administration du district : Considérant que c'est aussi grâce aux aristocrates des campagnes que la République supporte le fardeau de la guerre, ils approuvent les taxes suivantes :
Sur les
aristocrates |
de Geispolzheim |
400.000 |
livres. |
d'Oberschœffolsheim |
200.000 |
||
de Düttlenheim |
150.000 |
||
de Duppigheim |
100.000 |
||
d'Achenheim |
100.000 |
État des contributions levées dans les communes de la campagne du district de Strasbourg, selon la répartition faite par Stamm, procureur provisoire du district, 3.196.100 livres.
[43] Recueil de pièces authentiques concernant la Révolution à Strasbourg, I, 23 : Par ordre des représentants en date du 25 brumaire an II, la municipalité déchaussa, dans les vingt-quatre heures, toute la commune de Strasbourg, et envoya, de maison en maison, prendre les souliers des citoyens. — Arrêté des représentants Lemane et Baudot, 1er frimaire an II, déclarant que les batteries de cuisine, chaudrons, poêlons, casseroles, baquets et autres objets en cuivre et en plomb, de même que les cuivres et plombs non travaillés qui se trouvent à Strasbourg et dans le département, sont en réquisition. — Archives nationales, AF, II, 92 (Arrêté de Taillefer, 3 brumaire an II, Villefranche-l'Aveyron). Création d'un comité de dix personnes chargées de faire les visites domiciliaires, et autorisées à s'emparer de tous fers, plombs, aciers, cuivres trouvés dans les maisons des suspects, pour toutes les batteries de cuisine être métamorphosées en bouches à feu. — Mallet-Dupan, Mémoires, II, 16.
[44] Moniteur, XXV, 189 (Discours du représentant Blutel, 9 juillet 1795).
[45] Recueil de pièces, etc., I, 24. — Grégoire, Rapports sur le vandalisme, 14 fructidor an II, et 24 brumaire an III (Moniteur, XXII, 86 et 751). — Ibid., Lettre du 24 décembre 1796 : On a détruit, je ne dis pas pour des millions, mais pour des milliards. — Ibid., Mémoires, I, 334 : Elle est incalculable la perte d'objets religieux, scientifiques et littéraires. L'administration du district de Blanc (Indre) me marquait que, pour assurer la conservation d'une bibliothèque, elle avait fait mettre tous les livres dans des tonneaux. — Quinze cent mille francs furent dépensés pour abattre les statues des Pères de l'Eglise, qui faisaient cercle autour du dôme des Invalides. — Quantité d'objets devinrent sans valeur par la suppression de leur emploi : par exemple, la cathédrale de Meaux fut mise en adjudication à 600 francs et ne trouva pas d'acheteur. On estimait les matériaux 45.000 francs ; mais les frais de la main-d'œuvre étaient trop grands (Récit d'un habitant de Meaux).
[46] Eugène Sturm, les Origines du système financier actuel, p. 53, 79.
[47] Meissner, Voyage à Paris (fin de 1795), p. 65 : La classe de ceux qui peuvent avoir gagné réellement à la Révolution... n'est composée que des agioteurs, des entrepreneurs, des fournisseurs de l'armée et de leurs sous-ordres, de quelques agents du gouvernement, des fermiers qu'enrichirent leurs nouvelles acquisitions et qui furent assez durs, assez prévoyants, pour cacher leur blé, enfouir leur or, et repousser constamment l'assignat. — Ibid., 68, 70. Sur la route, il demande à qui appartient un très beau château, et on lui répond d'un air significatif : C'est à un ci-devant pouilleux. — A Vesoul, la maîtresse d'hôtel lui disait : Ah ! monsieur, pour un que la Révolution enrichit, croyez qu'elle en appauvrit mille.
[48] Les descriptions et appréciations qui suivent sont le fruit d'une enquête très étendue ; je cite à peine le dixième des faits et des textes qui m'ont servi ; je dois donc renvoyer le lecteur à toute la série des documents imprimés ou manuscrits, notamment à ceux que j'ai mentionnés, soit dans ce volume, soit dans les trois volumes précédents.
[49] L'Ancien Régime, livre II, ch. II, § 4.
[50] L'Ancien Régime, livre IV, ch. I-III.
[51] Lacretelle, Histoire de France au dix-huitième siècle, V, 2. L'Ancien Régime, p. 212, 392.
[52] Morellet, Mémoires, I, 168 (Lettre de Rœderer à la fille de Beccaria, 20 mai 1797).
[53] Mallet-du-Pan, Mémoires, II, 493 : Le duc d'Orléans lisait un journal pendant qu'on l'interrogeait. — Ibid., 497 : Personne n'est mort avec plus de fermeté, de grandeur d'âme et de fierté que le duc d'Orléans ; il redevint prince du sang. Lorsqu'on lui demanda au Tribunal révolutionnaire s'il n'avait rien à dire pour sa défense, il répondit : Mourir aujourd'hui plutôt que demain : délibérez là-dessus. — Cela lui fut accordé. — Le duc de Biron refusa de s'évader, trouvant que, Jans une pareille bagarre, ce n'était pas la peine. Il passait sa vie au lit, à boire du vin de Bordeaux.... Lorsqu'il fut devant le Tribunal révolutionnaire, on lui demanda son nom, et il répondit : Chou, navet, Biron, comme vous voudrez, tout cela est fort égal. — Comment ! dirent les juges, vous êtes un insolent ! — Et vous, des verbiageurs. Allez au fait. Guillotiné, voilà tout ce que vous avez à dire, et moi, je n'ai rien à répondre. — Cependant, ils se mirent à l'interroger sur ses prétendues trahisons dans la Vendée, etc. — Vous ne savez ce que vous dites, vous êtes des ignorants, qui n'entendez rien à la guerre ; finissez vos questions. J'ai remis le compte de ma conduite au Comité de salut public, qui l'approuva dans le temps ; aujourd'hui, il a changé, et vous a ordonné de me faire périr : obéissez et ne perdons pas de temps. — Biron demanda pardon à Dieu et au roi ; jamais il ne fut plus beau que sur la charrette.
[54] Morellet, II, 31. — Mémoires de la duchesse de Tourzel, de Mlle des Écherolles, etc. — Beugnot, Mémoires, I, 200-203 : Les propos délicats, les allusions fines, les reparties saillantes étaient échangés d'un côté de la grille à l'autre. On y parlait agréablement de tout, sans s'appesantir sur rien. Là, le malheur était traité comme un enfant méchant dont il ne fallait que rire, et, dans le fait, on y riait très franchement de la divinité de Marat, du sacerdoce de Robespierre, de la magistrature de Fouquier, et l'on semblait dire à toute cette valetaille ensanglantée : Vous nous tuerez quand il vous plaira, mais vous ne nous empêcherez pas d'élu aimables. — Archives nationales, F7, 31167 (Rapport de l'observateur Charmont, 29 nivôse an II) : Le peuple, qui assiste aux exécutions, s'étonne singulièrement de la fermeté et du courage qu'il montre (sic) en allant à l'échafaud. Il semblerait, disent-ils, que est (sic) à la noce qu'ils vont. — Le peuple ne peut se faire à cela, et quelque-uns (sic) disent qu'il y a du surnaturel.
[55] Sauzay, I, Introduction. — De Tocqueville, l'Ancien Régime et la Révolution, 166 : J'ai eu la patience de lire la plupart des rapports et débats que nous ont laissés les anciens états provinciaux, et particulièrement ceux du Languedoc, où le clergé était encore plus mêlé qu'ailleurs aux détails de l'administration publique, ainsi que les procès-verbaux des assemblées provinciales qui furent réunies en 1779 et 1787 ; et, apportant dans cette lecture les idées de mon temps, je m'étonnais de voir des évêques et des abbés, parmi lesquels plusieurs ont été aussi éminents par leur sainteté que par leur savoir, faire des rapports sur l'établissement d'un chemin ou d'un canal, y traiter la matière en profonde connaissance de cause, discuter, avec infiniment de science et d'art, quels étaient les meilleurs moyens d'accroître les produits de l'agriculture, d'assurer le bien-être des habitants, et de faire prospérer l'industrie, toujours égaux et souvent supérieurs à tous les laïques qui s'occupaient avec eux des mêmes affaires.
[56] L'Ancien Régime, p. 392. — La Révolution, tome I, 154. — Buchez et Roux, 1, 481. — La liste des notables convoqués par le roi en 1787 donne à peu près l'idée de ce que pouvait être cet état-major social. Outre les principaux princes et seigneurs, on y compte, sur 134 membres, 12 maréchaux de France, 3 conseillers d'État, 5 maîtres des requêtes, 14 évêques et archevêques, 20 présidents et 17 procureurs généraux des parlements et des conseils souverains, 25 maires, prévôts des marchands, capitouls, échevins des grandes villes, les députés des États de Bourgogne, d'Artois, de Bretagne et de Languedoc, trois ministres et deux premiers commis. — Les capacités étaient là, sous la main, pour faire une grande réforme ; mais il n'y avait point de main ferme, forte et dirigeante, la main d'un Richelieu ou d'un Frédéric II.
[57] Mémoires de Gandin, duc de Gaëte, I, 11.
[58] Mallet-du-Pan, Mémoires, II, 23, 44 : Le comité de la guerre est formé d'officiers du génie et de l'état-major, dont les principaux sont Meusnier, Favart, Saint-Fief, d'Arçon, Lafitte-Clavé et quelques autres. D'Arçon a dirigé la levée du siège de Dunkerque et celle du siège de Maubeuge.... Ces officiers ont été choisis avec discernement ; ils rédigent et préparent les opérations ; aidés de secours immenses, des cartes, plans et reconnaissances recueillis au Dépôt de la guerre, ils opèrent réellement d'après l'expérience et les lumières des grande généraux de la monarchie.
[59] Miot de Mélito, Mémoires, I, 47. — Correspondance de Mallet-du-Pan avec la cour de Vienne, publiée par André Michel, I, 26 (3 janvier 1795) : La Convention sent tellement le besoin de serviteurs propres à soutenir le fardeau de ses embarras, qu'elle en cherche, aujourd'hui même, parmi les royalistes prononcés. Par exemple, elle vient d'offrir la direction du trésor royal à M. Dufresne, ancien premier chef du département sous le règne du feu roi, et retiré depuis 1790. C'est dans le même esprit, et par un choix encore plus extraordinaire, qu'elle pense à confier le commissariat des affaires étrangères à M. Gérard de Rayneval, premier chef de correspondance depuis le ministère du duc de Choiseul jusqu'à celui de M. le comte de Montmorin inclusivement ; c'est un homme d'opinions et de caractère également raides, et que j'ai vu, en 1790, abandonner le département, par aversion pour les maximes que la Révolution y avait forcément introduites.
[60] Le maréchal Marmont, Mémoires. — Dès l'âge de neuf ans, il montait à cheval, et chassait tous les jours avec son père.
[61] Entre autres documents manuscrits, lettre de M. G. Symon de Carneville, 11 mars 1881 (sur les familles de Carneville et de Montmorin-Saint-Herem, en 1789). La seconde de ces familles resta en France : deux de ses membres furent massacrés, deux exécutés, un cinquième échappa à l'échafaud en prévenant la justice du peuple ; le sixième, engagé dans les armées de la Révolution, reçut à dix-neuf ans un coup de feu qui le rendit aveugle. — L'autre famille émigra, et ses chefs, le comte et le vicomte de Carne-ville, commandèrent, l'un un corps franc dans l'armée autrichienne, l'autre un régiment de hussards dans l'armée de Condé. Douze officiers de ces deux troupes étaient beaux-frères, neveux, cousins germains et cousins des deux commandants. Le premier était entré au service à quinze ans, et le second à onze ans. — Cf. les Mémoires du prince de Ligne : A sept ou huit ans, j'avais déjà entendu une bataille, j'avais été dans une ville assiégée, et, de ma fenêtre, j'avais vu trois sièges. Un peu plus âgé, j'étais entouré de militaires ; d'anciens officiers, retirés de plusieurs services, dans des terres voisines de celles de mon père, entretenaient ma passion. Turenne, disais-je, dormait à dix ans sur l'affût d'un canon.... Mon goût pour la guerre était si violent, que je m'étais arrangé avec un capitaine de Royal-Vaisseaux, de garnison à deux lieues de là : si la guerre s'était déclarée, je me sauvais, ignoré du monde entier, excepté de lui, je m'engageais dans sa compagnie et ne voulais devoir ma fortune qu'à des actions de valeur. — Cf. aussi les Mémoires du maréchal de Saxe ; Soldat à douze ans dans la légion saxonne, le mousquet sur l'épaule et marchant avec les autres, il fit les étapes à pied, depuis la Saxe jusqu'à la Flandre, et assista, avant treize ans, à la bataille de Malplaquet.
[62] Alexandrine des Écherolles, Une Famille noble sous la Terreur, p. 3, 5. — Cf. Correspondance de Mlle de Fernig, par Honoré Bonhomme. Les deux sœurs, l'une de seize ans, l'autre de treize ans, déguisées en hommes, combattaient avec leur père, dans l'armée de Dumouriez. — On voit ces sentiments de la jeune noblesse jusque dans Berquin et dans Marmontel. (Les Rivaux d'eux-mêmes.)
[63] La Révolution, I, 207, 421. — Ibid., Affaire de M. de Bussy, 383 ; affaire des quatre-vingt-deux gentilshommes de Caen, 408. — Voir dans Rivarol (Journal politique national) les détails sur l'admirable conduite des gardes du corps à Versailles, le 5 et le 6 octobre 1789.
[64] On peut définir les familles nobles, sous l'ancien régime, des familles d'enfants de troupe.
[65] L'Ancien Régime et la Révolution, par M. de Tocqueville, 169. Mon jugement, fondé sur l'étude des textes, coïncide ici, comme ailleurs, avec celui de M. de Tocqueville. Les documents, trop nombreux pour être cités, se trouvent surtout dans les biographies et histoires locales.
[66] Sauzay, I, Introduction, et Ludovic Sciout, Histoire de la constitution civile du clergé, I, Introduction. — (Voir, dans Sauzay, la biographie et les grades des principaux dignitaires ecclésiastiques du diocèse de Besançon.) On n'entrait dans le chapitre cathédral et dans le chapitre de Sainte-Madeleine que par la noblesse ou par les grades ; les titulaires devaient avoir ur père noble ou docteur, et être eux-mêmes docteurs en théologie ou en droit canon. Des titres analogues, quoique moindres, étaient demandés aux chanoines des collégiales et aux chapelains ou familiers.
[67] La Révolution, I, 233. — Cf. Émile Ollivier, l'Église et l'État au concile du Vatican, I, 134 ; II, 616.
[68] Morellet, Mémoires, I, 8, 31. — La Sorbonne, fondée par Robert Sorbon, confesseur de saint Louis, était une société analogue à l'un des collèges d'Oxford ou de Cambridge, c'est-à-dire un corps propriétaire, ayant une maison, des revenus, des statuts, des pensionnaires ; son objet était l'enseignement des sciences théologiques ; ses membres titulaires, au nombre de cent environ, étaient pour la plupart des évêques, des vicaires généraux, des chanoines, des curés de Paris et des principales villes. Elle préparait les sujets distinguée aux grandes charges de l'Église. — Les examens qui précédaient le doctorat étaient la tentative, la mineure, la sorbonique et la majeure. Le talent de la discussion et de l'argumentation y était particulièrement développé. — Cf. Ernest Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 279 (sur Saint-Sulpice et l'étude de la théologie).
[69] Cf. les cahiers du clergé aux États généraux, et les rapports des ecclésiastiques dans les assemblées provinciales.
[70] La Révolution, I, 95.
[71] Dans quelques diocèses, notamment dans celui de Besançon, les cures rurales étaient souvent occupées par des hommes distingués (Sauzay, I, 16). On n'y était pas surpris de voir un homme d'une renommée européenne, comme Bergier, si longtemps curé de Flangebouche, ou un astronome de grand mérite, comme M. Mongin, curé de la Grand'Combe des Bois, dont les travaux occupent une place si honorable dans la bibliographie de Lalande, passer leur vie au milieu des paysans. — A Rochejean, un prêtre d'un grand esprit et d'un grand cœur, M. Boillan, naturaliste distingué, avait fait de son presbytère un musée d'histoire naturelle en même temps qu'un excellent collège.... Il n'était pas rare de voir des prêtres appartenant aux plus hautes classes de la société, comme MM. de Trévillers à Trévillers, Balard de Bonneraux à Bonétage, de Mesmay à Mesmay, du Bouvot à Osselle, s'ensevelir volontairement au fond des campagnes, quelques-uns an milieu des domaines de leur famille, et, non contents de partager leurs revenus avec leurs pauvres paroissiens, laisser encore à ceux-ci en mourant une grande partie de leur fortune.
[72] De Tocqueville, 134, 137.
[73] Albert Babeau, la Ville sous l'ancien régime, p. 26. — (Annonces dans le Journal de Troyes, 1784, 1789) : Vente d'un office et charge de conseiller au grenier à sel à Sézannes ; rapport annuel, 8 à 900 livres ; on désirerait en trouver 10.000 livres. — Une personne désirerait acheter dans cette ville (Troyes) une charge de magistrature ou de finance ; elle y mettrait depuis 25.000 jusqu'à 60.000 livres et plus ; cette personne payera comptant, si on l'exige.
[74] De Tocqueville, 356. L'assemblée municipale d'Angers comprend, entre autres membres, deux députés du présidial, deux des eaux et forêts, deux de l'élection, deux du grenier à sel, deux des traites, deux des monnaies, deux des juges consuls. — Le système universel, dans l'ancien régime, est le groupement de tous les individus en corps et la représentation de tous les corps, surtout de tous les corps de notables. L'assemblée municipale d'Angers comprend, en conséquence, deux députés du corps des avocats et procureurs, deux du corps des notaires, un de l'université, un du chapitre, le syndic des clercs, etc. — A Troyes (Albert Babeau, Histoire de Troyes pendant la Révolution, I, p. 23), parmi les notables de la municipalité, il doit se trouver un membre du clergé, deux nobles, un officier du bailliage, un officier des autres juridictions, un médecin, un ou deux bourgeois, un avocat, un notaire ou un procureur, quatre négociants ou marchands, et deux membres des corps de métiers.
[75] Albert Babeau, la Ville, p. 26. (Cf. la note précédente.) — La recette de Rethel est vendue, en 170, 150.000 livres ; elle rapporte de 11.000 à 14.000 livres. — L'acquéreur doit en outre payer à l'État le droit du marc d'or ; en 1762, ce droit est de 940 livres, pour une charge de conseiller au bailliage de Troyes. — D'Esprémesnil, conseiller au Parlement de Paris, avait payé sa charge 50.000 livres, plus 10.000 livres pour le droit du marc d'or.
[76] Émile Bos, les Avocats au conseil du Roi, 340. — Maitre Pernot, procureur, était assis au balcon de la Comédie française, lorsque le comte de Chabrillant survient et veut lui prendre sa place. Le procureur résiste, le comte appelle la garde et le fait mener en prison. — Plainte de mettre Pernot, procès, intervention des amis de M. de Chabrillant auprès du garde des sceaux, sollicitations de la noblesse, résistance de tont le corps des avocats et procureurs. M. de Chabrillant père offre à Pernot 40.000 livres, pour qu'il se désiste ; Pernot refuse. Enfin, le comte de Chabrillant est condamné à 6000 livres de dommages et intérêts, applicables aux pauvres et aux prisonniers, et à la publication de l'arrêt imprimé à 200 exemplaires. — Dufort de Cheverny, Mémoires (inédits) communiqués par M. Robert de Crèvecœur : Autrefois, un homme payait l'achat d'une charge 40 ou 50.000 livres, pour n'avoir que 300 livres de revenu ; mais la considération qui y était attachée M l'assurance qu'il y resterait toute sa vie le dédommageaient de ce sacrifice, et, plus il la gardait, plus il prenait de poids pour lui et pour ses enfants.
[77] Albert Babeau, la Ville, p. 27. — Histoire de Troyes, I, p. 21. — Plusieurs traits de cette description sont empruntés à des souvenirs d'enfance et des récits de famille. J'ai eu l'occasion de connaître ainsi en détail deux ou trois petites villes de province, l'une de 6.000 âmes, où, avant 1800, presque tous les notables, quarante familles, étaient parents ; aujourd'hui, toutes sont dispersées. — Plus on étudie los documents, plus on trouve juste et profonde la définition que donne Montesquieu du ressort principal de la société en France sous l'ancien régime : ce ressort était l'honneur. — Dans la portion de la bourgeoisie qui se confondait avec la noblesse, je veux dire chez lu parlementaires, les fonctions étaient gratuites ; le magistrat était payé en considération. — (Moniteur, V, 520, séance du 30 août 1790, discours de d'Esprémesnil.) Voici ce que coûtait un conseiller ; je me prends pour exemple. Il payait sa charge 50.000 livres, et, en outre, 10.000 livres pour les droits du marc d'or. Il recevait 389 livres 10 sous de gages, sur lesquels il fallait ôter 367 livres de capitation. Pour le sers vice extraordinaire de la Tournelle, le roi nous allouait 45 livres. — On me dit : Et les épices ? — La Grande Chambre, qui était le plus accusée d'en recevoir, était composée de cent quatre-vingts membres ; les épices montaient à 250.000 livres, et ceci ne pesait pas sur la nation, mais sur les plaideurs. — Je prends M. Thouret à témoin, il a plaidé au parlement de Rouen. Je lui demande, en son âme et conscience, ce qu'un conseiller retirait de son office ; pas 500 livres.... Quand un arrêté coûtait 900 livres au plaideur, le roi en retirait 600 livres.... Je me résume : j'avais, pour mon office, 7 livres 10 sous.
[78] Albert Babeau, la Ville, ch. II, et Histoire de Troyes, I, ch. I. A Troyes, cinquante marchands notables élisent le juge consul et deux consuls ; la communauté des marchands a sa halle et ses assemblées. A Paris, les drapiers, merciers, épiciers, pelletiers, bonnetiers, orfèvre, forment les six corps de marchands. La corporation des marchands est partout placée au-dessus des autres communautés industrielles, et possède des privilèges particuliers. Les marchands, dit Loyseau, ont qualité d'honneur, étant qualifiés honorables hommes, honnêtes personnes, et bourgeois des villes, qualités qui ne sont attribuées ni aux laboureurs, ni aux sergents, ni aux artisans et moins encore aux gens de bras. — Sur l'autorité paternelle et la discipline domestique dans ces vieilles familles bourgeoises, voir l'histoire de Beaumarchais et de son père (Beaumarchais, par M. de Loménie, tome Ier).
[79] Albert Babeau, le Village sous l'ancien régime, p. 56, ch. III et IV (sur les syndics de village). Ibid., p. 357, 359 : Les paysans avaient le droit de délibérer directement sur leurs affaires communes et d'élire librement leurs principaux agents.... Ils connaissaient leurs besoins communs, ils savaient s'imposer des sacrifices, pour l'école, pour l'église.... (pour les réparations de) l'horloge et de la cloche. Ils nommaient leurs agents, et d'ordinaire ils choisissaient les plus capables. — Id. (la Ville sous l'ancien régime, p. 29). Les corporations d'artisans étaient au nombre de 124 à Paris, de 64 à Amiens, de 50 à Troyes et à Châlons-sur-Marne, de 27 à Angers. Elles furent réduites, par les édits de 1776, à 44 pour Paris et à 20 au maximum pour les principales villes du ressort du Parlement de Paris. — Chaque corporation était une cité dans la cité.... Comme la commune, elle avait ses lois particulières, ses chefs électifs, ses assemblées, sa maison ou au moins sa chambre commune, sa bannière, son blason, ses jetons, ses couleurs. — Id., Histoire de Troyes pendant la Révolution, I, 23, 529. — Les corps et communautés de métiers, dont les noms suivent, rédigent, en 1789, des cahiers de doléances : Apothicaires, Orfèvres et horlogers, Libraires et imprimeurs, Maîtres perruquiers, Épiciers, ciriers et chandeliers, Boulangers, Tailleurs, Maîtres cordonniers, Traiteurs et rôtisseurs, Aubergistes, Chapeliers, Maîtres maçons, Couvreurs et ouvriers à chaux, plâtre et ciment, Maîtres charpentiers, Maîtres menuisiers, tonneliers, ébénistes, Maîtres couteliers, armuriers et fourbisseurs, Fondeurs, chaudronniers et épingliers, Maîtres serruriers, taillandiers, ferblantiers et autres ouvriers en fer, Vinaigriers, Maîtres tondeurs à grandes forces, Mal-Ires cordiers, Maîtres tanneurs, Marchands mitres teinturiers et apprêteurs, Selliers et bourreliers, Maîtres encordeurs et charbonniers, Cartiers, papetiers et cartonniers, Compagnons bonnetiers, Compagnons des arts et métiers. — En quelques villes, un ou deux de ces corps naturels se sont maintenus à travers la Révolution et subsistent, par exemple celui des bouchers à Limoges.
[80] Leplay, les Ouvriers européens, V, 456 (2e édition) (sur la corporation des ouvriers charpentiers de Paris).
[81] F. Leplay, les Ouvriers européens (2e édition), IV, 377. — Lire les monographies de quatre familles (Bordier de la Busse-Bretagne, Brassier de l'Armagnac, Savonnier de la Basse-Provence, Paysan de Lavedan, ch. VII, VIII et IX). — Id., l'Organisation de la famille, p. 62, et tout le volume. — M. Leplay, par ses recherches méthodiques, exactes et profondes, a rendu un service de premier ordre à la politique, et, par contre-coup, à l'histoire. Il a observé et décrit minutieusement les débris épars de l'ancienne organisation sociale : l'analyse et la comparaison de ces débris montrent l'épaisseur et l'étendue de la couche presque détruite à laquelle ils ont appartenu. — Mes propres observations sur place, en plusieurs provinces de la France, et mes souvenirs d'enfance concordent avec les découvertes de M. Leplay. — Sur les familles stables, honnêtes et prospères de petits propriétaires ruraux, cf. Ibid. p. 68 (Observations d'Arthur Young dans le Béarn) et p. 75. Il y avait beaucoup de ces familles en 1789, beaucoup plus qu'aujourd'hui, notamment dans la Gascogne, le Languedoc, l'Auvergne, le Dauphiné, la Franche-Comté, l'Alsace et la Normandie.— Ibid., p. 499, 503, 508 (Effets du Code civil sur la transmission de la fabrique ou de la maison de commerce en France, et sur la culture en Savoie ; nombre des procès provoqués en France par le régime du partage forcé).
[82] F. Leplay, l'Organisation de la famille, p. 212 (Histoire de la famille Mélouga, de 1856 à 1869, par M. Cheysson), et p. 269 (sur la difficulté des partages d'ascendants, par M. Claudio Jannet).
[83] Rétif de la Bretonne, Vie de mon père (Autorité du père dans une famille de paysans en Bourgogne). Sur cet article, je prie chaque lecteur d'interroger les souvenirs de ses grands parents. — Pour la bourgeoisie, j'ai cité plus haut la famille de Beaumarchais. — Pour la noblesse, lire l'admirable lettre de Buffon du 22 juin 1787 (Correspondance de Buffon, 2 vol., publiée par M. Nadaud de Buffon), prescrivant à son fils la conduite qu'il doit tenir, après le scandale donné par sa femme.
[84] Moniteur, XIX, 669.
[85] Dauban, Paris en 1794, p. 245 (Rapport de Bacon, 25 ventôse an II).
[86] Dauban, Paris en 1794, p. 253 (Rapport de Perrière, 26 ventôse).
[87] Dauban, Paris en 1794, p. 245 (Rapport de Bacon, discours d'un orateur à l'assemblée générale de la section du Contrat social, 25 ventôse).
[88] Un Séjour en France (septembre 1792). Lettre d'un Parisien : Il n'est pas encore sûr de se promener dans les rues avec des habits décents ; j'ai été obligé de me procurer des pantalons, une jaquette, une cravate de couleur et du linge grossier, que j'ai soin d'endosser avant de m'aventurer dehors. — Beaulieu, Essais, V, 281 : Nos petits-maîtres s'étaient laissé croître de longues moustaches ; ils avaient hérissé leur chevelure, sali leurs mains, endossé des habits dégoûtants. Nos philosophes, nos gens de lettres portaient de grands bonnets de poils, d'où pendaient de longues queues de renard qui flottaient sur leurs épaules ; quelques-uns tramaient sur le pavé de grands sabres à roulettes ; on les prenait pour des Tartares.... Dans les assemblées publiques, dans les loges de théâtres, on ne voyait au premier rang que de monstrueux bonnets rouges : les galériens de tous les bagnes de l'Europe semblaient avoir quitté leurs bans, pour venir, à leur tour, donner le ton à cette superbe ville qui l'avait donné à toute l'Europe. — Un Séjour en France, p. 43 (Amiens, septembre 1792) : On insulte communément dans les rues les femmes qui s'habillent trop bien ou avec des couleurs qu'il plats au peuple d'appeler aristocratiques. J'ai été moi-même presque renversée à terre, parce que je portais un chapeau de paille avec des rubans verts. — Nolhac, Souvenirs de trois années de la Révolution à Lyon, p. 132 : On publia que quiconque avait deux babils devait en porter un à sa section, pour babiller un bon républicain et assurer le règne de l'égalité.
[89] Buchez et Roux, XXVI, 455 (Discours de Robespierre aux Jacobins, 10 mai 1793) : Tous les riches font des vœux pour la contre-révolution ; il n'y a que les hommes gueux, il n'y a que le peuple qui puisse sauver la patrie. — Id., XX (Rapport de Robespierre à la Convention, 25 novembre 1793) : Les vertus sont l'apanage du malheureux et le patrimoine du peuple. — Archives nationales, AF, II, 72 (Lettre de la municipalité de Montauban, 23 vendémiaire an IV). Beaucoup d'ouvriers des manufactures ont été pervertis par les démagogues furieux, par les orateurs des clubs, qui leur ont laissé entrevoir l'égalité des fortunes, et leur ont présenté la Révolution comme la proie de la classe qu'ils appelaient sans-culottes.... La loi du maximum, d'abord assez bien exécutée, l'humiliation des riches, la séquestration des biens immenses des riches, semblaient devoir réaliser ces belles promesses.
[90] Archives nationales, F7, 4421. Pétition de Madeleine Patris. — Pétition de Quetrent Cognier, fabricant-tisserand, sans-culotte et un des premier de la création de la garde nationalle de Troyes. — (Le style et l'orthographe sont tout à fait barbares.)
[91] Archives nationales, AF, II, 135 (Extrait du registre des délibérations du comité révolutionnaire de la commune de Strasbourg, liste des détenus et motifs de chaque arrestation). A Oberschœffolsheim, deux laboureurs ont été arrêtés, parce qu'ils étaient deux des plus riches particuliers de la commune. — Recueil de pièces, etc., I, 225 (Déclaration de Welker, commissaire révolutionnaire) : Je soussigné déclare que, sur les ordres du citoyen Clauer, commissaire du canton, j'ai livré à Strasbourg les sept plus riches d'Oberschœffolsheim, sans que j'aie su pourquoi. — Sur les sept, quatre furent guillotinés.
[92] Buchez et Roux, XXVI, 341 (Discours de Chasles à la Convention, 2 mai 1793).
[93] Moniteur, XVIII, 452 (Discours d'Hébert aux Jacobins, 26 brumaire). — Schmidt, Tableaux de la Révolution française, II, 19 (Rapport de Dutard, 11 juin). — Archives nationales, F7, 31167 (Rapport de Pourvoyeur, 6 nivôse an II) : Le peuple ce plain qu'il y a encore quelques conspirateurs dans l'intérieur, comme les bouchers et les boulangers, mais notamment les premier qui son d'une aristocratie insuportable. Ils ne veulent plus vendre de viande, il est affreux de voir ce qu'ils donnent au peuple.
[94] Recueil de pièces, etc., I, 69 et 91. A Strasbourg, nombre de femmes du peuple sont incarcérées, comme aristocrates et fanatiques, sans autre motif allégué, et voici leurs conditions : ouvrières en modes, tapissière, ménagère, sage-femme, boulangère, femmes de confiseurs, de cafetiers, de tailleurs, de potiers, de ramoneurs. — Ibid., II, 216 : Ursule Roth, servante chez un émigré, arrêtée pour savoir si son maître n'avait rien caché.... Marie Faber, arrêtée comme soupçonnée d'avoir servi chez un prêtre. — Archives nationales, AF, II, 135. (État nominatif des femmes suspectes et détenues dans les bâtiments du collège national.) La plupart sont détenues comme mères, sœurs, femmes ou filles d'émigrés ou de prêtres déportés, et beaucoup sont des femmes de boutiquiers ou d'artisans. L'une, garde-malade de son métier, est détenue, comme aristocrate et fanatique. — (Autre état nominatif pour les hommes détenus :) Un tonnelier, comme aristocrate ; un tripier, comme très incivique et n'ayant jamais montré d'attachement pour la Révolution ; un maçon, comme n'ayant jamais montré de patriotisme ; un cordonnier, comme aristocrate de tout temps et ayant accepté une place de portier sous le tyran ; quatre forestiers nationaux, comme n'ayant pas des sentiments patriotiques, etc. — Recueil de pièces, etc., II, 220 : La citoyenne Gunz, âgée de soixante-quinze ans, et sa fille, âgée de quarante-quatre ans, accusées d'avoir envoyé, le 22 mai 1792, 36 francs en argent au fils de la première, émigré, furent guillotinées. — Cf. Sauzay, tomes III, IV et V (appendices), les listes d'émigrés et détenus dans le Doubs ; on y trouvera les qualités et professions, avec les motifs d'incarcération. —A Paris même (Archives nationales, F7, 31167, Rapport de Latour-Lamontagne, 20 septembre 1793), l'aversion pour le gouvernement descend très bas : Ces femmes (de la Halle et des marchés) s'accordent toutes sur un point, le besoin d'un nouvel ordre de choses ; elles se plaignent de toutes les autorités constituées, sans en excepter une... elles n'ont pas encore le roi dans la bouche, il est bien à craindre qu'elles ne l'aient déjà dans le cœur. Une femme disait dans le faubourg Saint-Antoine : Si nos maris ont fait la Révolution, nous saurons bien faire la contre-révolution, si cela est nécessaire.
[95] Voir plus haut, ch. V, § 4. — Archives nationales, F7, 4435, n° 10 (Lettre de Collot d'Herbois à Couthon, 11 frimaire an II).
[96] Archives des affaires étrangères, tome 331 (Lettre de Bertrand, Nismes, 3 frimaire) : Nous voyons avec peine que les patriotes en place ne sont point délicats sur les moyens de faire arrêter, de trouver des coupables, et que la classe précieuse des artisans n'est pas exceptée.
[97] Berryat Saint-Prix, la Justice révolutionnaire, 1re éd., p. 229.
[98] Un séjour en France, p. 186 : Je m'aperçois que la plupart des gens que l'on arrête à présent sont des fermiers. (Par suite de la réquisition des grains et de l'application de la loi du maximum aux grains.)
[99] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, n° 31 (Déposition de Toutin, secrétaire du parquet). — 1.200 de ces malheureux furent élargis après le 9 thermidor.
[100] Moniteur, séance du 29 janvier 1797 (Rapport de Luminais). Danican, les Brigands démasqués, p. 194.
[101] Meillan, Mémoires, p. 166.
[102] Berryat Saint-Prix, la Justice révolutionnaire, p. 419. — Archives nationales, AF, II, 146 (Arrêtés du représentant Maignet, 14, 15, 17 floréal an II). — Le tribunal criminel jugera et fera exécuter les principaux coupables ; les autres habitants évacueront, dans les vingt-quatre heures, leurs maisons en emportant leurs meubles. Puis toute la ville sera brûlée. Défense d'y reconstruire ou de cultiver le sol. Les habitants seront répartis dans les communes voisines ; défense à chacun d'eux de quitter la commune qui lui est assignée, sous peine d'être traité en émigré ; ordre d'y comparaître une fois par décade, devant la municipalité, sous peine d'être déclaré suspect et incarcéré, etc.
[103] Recueil de pièces, etc., I, 62 (Arrêté de Baudot et Lacoste, 6 pluviôse an II) : Considérant qu'on ne pourrait se procurer de jurés dans une étendue de cent lieues, dont les deux tiers des habitants ont émigré..... — Moniteur, 28 et 29 août 1797 (Rapport d'Harmand de la Meuse). — Ibid., XIX, 714 (séance du 26 ventôse an II, discours de Baudot) : 40.000 personnes, de tout âge et de tout sexe, ont, dans les seuls districts d'Haguenau et de Wissembourg, fui le territoire français, à la reprise des lignes. Les noms sont dans nos mains, les meubles dans le dépôt de Saverne, et les propriétés au pouvoir de la République.
[104] Albert Babeau, Histoire de Troyes, II, 160 : Un jardinier conservait avec soin 8.223 livres en or, qui étaient le fruit de ses économies : menacé de la prison, il fut obligé de les livrer.
[105] Archives nationales, AF, II, 116 (Arrêté du représentant Paganel, Toulouse, 2 brumaire an II) : Le jour est arrivé où l'apathie est une injure au patriotisme, et l'indifférence, un crime. Nous ne répondrons plus aux objections de l'avarice ; nous forcerons les riches aux devoirs de la fraternité qu'ils ont abjurée. — Ibid. (Extrait du registre des séances du Comité central de Montauban, 11 avril 1793, avec approbation du représentant Jean Bon Saint-André) : Le voici enfin venu le moment où le modérantisme, le royalisme, la pusillanimité et toutes autres sectes inutiles ou traitre à la patrie doivent disparaitre du sol de la liberté. Toutes opinions contraires à celles de la sans-culotterie sont condamnables et doivent être punies.
[106] Archives nationales, F7, 2471 (Registre du Comité révolutionnaire de la section des Tuileries, séance du 17 septembre 1793). Liste de soixante-quatorze personnes à mettre en état d'arrestation, entre autres M. de Noailles, avec cette mention : Toute la famille à arrêter, y compris Guy leur secrétaire, et Hervet leur ancien intendant, rue Saint-Honoré.
[107] Archives des affaires étrangères, tome 322 (Lettres de Ladouay, Châlons, 17 et 20 septembre 1792) : A Meaux, les brigands ont égorgé 16 prisonniers, dont 7 prêtres, dont les parents sont de la ville ou des envions. De là un nombre immense de mécontents. — Sauzay, I, 17 : Les curés de campagne se recrutaient généralement dans la bourgeoisie rurale et parmi les plus honorables familles de cultivateurs.
[108] Sauzay, passim, surtout les tomes III, IV, V, VI.
[109] Archives nationales, F7, 4437 (Adresse de la Société populaire de Clavisson (Gard), 7 messidor an II). — Rodolphe Reuss, Seligman Alexandre, ou les tribulations d'un Israélite strasbourgeois pendant la Terreur, p. 37. (Ordre donné par le général Dièche à Coppin, commandant de la prison du séminaire :) Mets le plus grand zèle à abaisser le caquet des aristocrates. Telle est, en abrégé, la consigne de tous les Jacobins en place.
[110] Archives nationales, AF, II, 88 (Arrêté du représentant Milhaud, Narbonne, 9 ventôse an II). Article II : Le don patriotique sera doublé, si dans les trois jours toutes les barques ne sont pas déchargées, et si toutes les charrettes ne sont pas chargées à mesure de leur arrivée. Article IV : La municipalité est chargée, sous sa responsabilité personnelle, de faire la répartition sur les citoyens les plus fortunés de Narbonne. — Article VII : Si l'arrêté n'est pas exécuté dans les vingt-quatre heures, la municipalité indiquera au commandant de la place les riches égoïstes qui auraient refusé de verser leur contingent, etc. Article VIII : Le commandant est spécialement chargé de rendre compte de l'arrestation des riches réfractaires aux représentants du peuple, dans les vingt-quatre heures, et répondra sur sa tête de l'exécution ponctuelle du présent arrêt. — Ibid., AF, II, 136 (Arrêté de Saint-Just et Lebas, Strasbourg, 10 brumaire an II). Ironie analogue : les riches de Strasbourg sont représentés comme sollicitant un emprunt sur les personnes opulentes et des mesures de sévérité contre les égoïstes récalcitrants.
[111] Archives nationales, AF, II, 92 (Arrêtés du représentant Taillefer, Villefranche-l'Aveyron, 3 brumaire an II, et de son délégué Deltheil, 11 brumaire an II).
[112] C'est le cas à Lyon, Marseille, et Bordeaux, et à Paris, pour les signataires de la pétition de 8.000 ou de la pétition de 20.000, pour les membres des clubs feuillants, etc.
[113] Archives nationales, AF, II, 116 (Procès-verbal de la séance publique du 20 ventôse an II, tenue à Montargis, au temple de la Raison, par Denon, agent national de la commune et agent particulier du représentant du peuple. — Arrêtés antérieurs et ultérieurs du représentant Leflot.) Ont signé 86 personnes soumises à la pénitence publique, parmi elles 24 femmes ou veuves ; ce qui, avec les quatre signataires envoyés au tribunal de Paris et les 32 reclus, fait 122. — Très probablement, les 106 qui manquent, pour parfaire le chiffre de 228, avaient émigré, ou avaient été bannis, comme prêtres insermentés, dans l'intervalle. — Ibid., DS, 1, 10 (Arrêtés de Delacroix, Louchet et Legendre, Conches, 8 et 9 frimaire an II). Incarcération des officiers municipaux de Conches, pour une pétition analogue et autres marques de feuillantisme.
[114] Le sentiment intime et l'objet final des Jacobins se montrent très bien à Strasbourg (Recueil de pièces authentiques, etc., I, 77. Séance publique du corps municipal, discours de Bierlyn, 25 prairial an II) : Faudra-t-il vous représenter l'insipide arrogance de ces habitants (de Strasbourg), leur attachement insensé aux familles patriciennes qu'ils ont dans leur sein, l'absurde feuillantisme des uns et la vile flagornerie des autres ? Comment ! ont-ils toujours dit, des intrus, sans fortune, à peine connus autrefois, oseraient s'emparer de quelque crédit dans une ville composée d'habitants sensés et de familles honnêtes, exercées, de père en fils, à l'administration publique et renommées depuis des siècles ! — Ibid., 113 (Discours du maire Monet, 21 floréal an II). L'épuration morale (à Strasbourg) est devenue moins difficile par le nivellement qui s'y est opéré dans les fortunes et par la terreur salutaire inspirée à ces hommes cupides.... La civilisation a rencontré de puissants obstacles dans ce grand nombre de familles aisées, qui nourrissaient le souvenir et le regret des privilèges dont elles avaient joui sous les empereurs ; ces familles formaient une caste séparée dans l'État ; conservant avec soin les tableaux gothiques de leurs ancêtres, elles ne s'unissaient qu'entre elles. On les a exclues des fonctions publiques. Des artisans honnêtes, élevés aujourd'hui à tous les emplois, poussent d'une main vigoureuse le char de la Révolution.
[115] Archives des affaires étrangères, vol. 1411 (Instructions pour les commissaires civils, par Hérault, représentant du peuple, Colmar, 2 frimaire an II). Il énumère les diverses catégories des gens qui doivent être arrêtés ; ces catégories sont si larges et si nombreuses que neuf habitants sur dix doivent y être compris.
[116] Dauban, Paris en 1794, p. 264 (Rapport de Pourvoyeur, 29 ventôse) : On observent (sic) que l'on est (sic) pas patriote avec 200.000 livre (sic) de rente, et surtout un cy-devant avocat-général.
[117] De Martel, Fouché, p. 2.6-228. Par exemple, à Nevers, un homme de soixante-deux ans est détenu, comme riche, égoïste, fanatique, ne faisant rien pour la Révolution, propriétaire, ayant 500 livres de revenu.
[118] Buchez et Roux, XXVI, 177 (Discours de Cambon, 27 avril 1793).
[119] Quels sont nos ennemis ? Les hommes vicieux et les riches. — Tous les riches font des vœux pour la contre-révolution. (Notes écrites par Robespierre en juin et juillet 1193, et discours de Robespierre aux Jacobins, 10 mai 1793.)
[120] Guillon, II, 355 (Instructions données par Collot d'Herbois et Fouché, 26 brumaire an II).
[121] De Martel, 117, 181 (Arrêtés de Fouché, Nevers, 25 août et 8 oct. 1793).
[122] Guillon, II, 355. — Archives des affaires étrangères, F, 1411, Rapport des observateurs sur Paris, du 12 au 13 août 1793 : Le riche est l'ennemi juré de la Révolution.
[123] Archives nationales, AF, II, 135 (Arrêté de Saint-Just et Lebas, Strasbourg, 10 brumaire an II, avec la liste nominative des cent quatre-vingt-treize personnes taxées et de leurs tues respectives). — Entre autres : veuve Frank, banquier, 200.000 livres — Ibid., AF, II, 49 (Papiers relatifs à la taxe révolutionnaire de Belfort) : Vieillard, comme modéré et égoïste, 10.000 ; Keller, comme riche égoïste, 7.000 ; comme aristocrates dont l'aîné et le puiné sont détenus : Barthélemy puiné, 10.000 ; Barthélemy aîné, 3.600 ; Barthélemy cadet, 7.000 ; citoyenne Barthélemy mère, 1.000 ; etc.
[124] Recueil de pièces, etc., I, 22 (Lettre des autorités de Strasbourg). De Martel, p. 238 (Lettre des autorités de l'Allier) : Les citoyens Saincy, Balorre, Heulard et Lavaleisse furent exposés, par la plus rigoureuse saison, sur l'échafaud pendant six heures (à Moulins), avec un écriteau portant : Mauvais riche, qui n'a rien donné à la caisse de bienfaisance.
[125] Recueil de pièces, etc., I, 16.
[126] Recueil de pièces, etc., I, 159 (Arrêté du 15 brumaire an II). — Ludovic Sciout, IV, 87, 147 (Lettre de Maignet en mission à Marseille) : La guillotine a expédié aujourd'hui et hier quarante-trois scélérats qui ont laissé à la république près de 30 millions. — (Paroles de Baudot, revenu de Bordeaux, dans la séance de la Convention du 12 brumaire an II) : Nous avons fait punir (guillotiner) le maire de Bordeaux (M. Saige), riche de 10 millions. Camille Boursier, Essai sur la Terreur en Anjou, p. 79 (Extrait du registre des délibérations du directoire du département de la Mayenne) : Pierre Dubignon était en correspondance avec les brigands de la Vendée ; pour surcroît de suspicion, le dénoncé possède, en propriétés foncières, mobilières et commerciales, au moins 40 003 livres de rente. (Guillotiné le 20 frimaire an II) — Dumans-Chalais... 20.000 livres de rente sont les garants de ses projets liberticides. (Guillotiné de même.) — Leclerc de la Raugère possède 40.000 livres de rente : égoïste, par conséquent.... Monfrand fils, frère d'un émigré, suspect à ce titre, est da plus propriétaire d'un revenu de 30 à 40.000 livres de rente. — Dufort de Cheverny (Mémoires manuscrits, derniers mois de 1794). — Sorti de prison et demi-ruiné, il conduit à Cheverny Laurençot, député, l'un des soixante-treize. Celui-ci, dès qu'il eut vu la beauté de l'habitation, s'écria, avec une naïveté pénétrante : Comment ! vous vivez encore !
[127] Archives nationales, F7, 2475 (Registre du Comité révolutionnaire de la section des Piques). Le 9 septembre 1793, à trois heures du matin, le Comité déclare que, pour sa part, il a fait arrêter vingt et une personnes de la catégorie susdite. — Le 8 octobre, il met deux sans-culottes comme gardiens chez tous les susdits de son quartier, même chez ceux qui, étant absents, n'ont pu être arrêtés : Il est temps enfin d'adopter de grandes mesures pour s'assurer de tous ces êtres dont l'insoussiance (sic) et le modérantisme perdent la patrie.
[128] Berryat Saint-Prix, p. 36, 38. Carrier déclare suspects les négociants et les riches.
[129] Moniteur, XVIII 641 (Lettre des représentants en mission à Bordeaux, 10 frimaire an II).
[130] Archives des affaires étrangères, tome 329 (Lettre de Brutus, octobre 1793).
[131] Archives des affaires étrangères, tome 329 (Lettre de Charles Duvivier, Lille, 15 vendémiaire an II).
[132] Discours de Barère, 17 ventôse an II.
[133] Archives des affaires étrangères, tome 331 (Lettre de Darbault, agent politique, Tarbes, 11 frimaire an II). Projet pour supprimer les commerçants intermédiaires, courtiers et banquiers : La profession de banquier est abolie. Il est défendu à tous porteurs d'effets publics de les vendre, avant un an et un jour après celui de la date de leur achat. Nul ne pourra être 8 à la fois marchand en gros et marchand en détail, etc. — Ces sortes de projets sont nombreux ; quant au plan plus ou moins arrêté d'une république purement agricole et militaire, on peut le lire dans les papiers de Saint-Just, dans la correspondance des Terroristes de Lyon : selon ceux-ci, la France nouvelle n'a pas besoin d'ouvriers en soie. C'est toujours chez les Babouvistes qu'on découvre les formules définitives du système : Périssent, s'il le faut, tous les arts, pourvu qu'il nous reste l'égalité réelle ! (Sylvain Maréchal, Manifeste des Égaux.)
[134] Revue historique, numéro de novembre 1878 (Lettre de M. Falk, Paris, 29 octobre 1795)
[135] Études sur l'histoire de Grenoble pendant la Terreur, par Paul Thibault. (Listes des suspects notoires et des suspects simples pour chaque district de l'Isère, avril et mai 1793.) — Cf. les diverses listes pour le Doubs, dans Sauzay, et pour Troyes, dans Albert Babeau.
[136] Recueil de pièces authentiques, etc., I, 29, et deuxième lettre de Frédéric Burger, 25 thermidor. — Archives nationales, AF, II, III (Arrêté des représentants Merlino et Amar, Grenoble, 27 avril 1793) : Les personnes chargées de l'instruction et de l'administration immédiate des établissements publics connus dans cette ville sous les noms 1° des Orphelines ; 2° des Présentines ; 3° des Capucines ; 4e de la Propagation ; 5° de l'Hospice pour les domestiques du sexe.... seront mises en état d'arrestation, et il leur est fait défense de s'immiscer dans aucune des fonctions relatives à l'enseignement, instruction ou éducation.
[137] Moniteur, XXI, 645 (séance de la Convention du 14 fructidor an II). — Bibliothèque nationale, LB41, 1802 (Dénonciation des six sections de la commune de Dijon), p. 3 : Malheur à ceux qu'une honnête aisance, une éducation soignée, une mise décente et quelques talents distinguaient de leurs concitoyens ! Ils étaient dévoués aux persécutions et à la mort.
[138] Moniteur, XVII, 51 (Lettre de Carrier, 17 brumaire an II). — Berryat Saint-Prix, p. 36 et 38.
[139] Moniteur, XVII, 240 (Détenus de Brest). — Duchatelier (Brest pendant la Terreur, p. 205). Sur les 976 détenus, il y a 106 ex-nobles, 239 femmes nobles, 174 prêtres ou religieux, 206 religieuses, 111 ouvrières, couturières, lingères, 56 cultivateurs, 46 artisans ou ouvriers, 17 marchands, 3 personnes de profession libérale. L'un d'eux est incarcéré pour avoir des opinions secrètes ; une fille, pour être spirituelle et disposée à se moquer des patriotes.
[140] Mallet-Dupan, Correspondance politique, Introduction, p. 8 (Hambourg, 1796).
[141] Portalis, de la Révision des jugements, 1795 (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, V, 452). — Moniteur, XXII, 86 (Rapport de Grégoire, 14 fructidor an II) : Dumas disait qu'il fallait guillotiner tous les hommes d'esprit.... Henriot proposait de brûler la Bibliothèque nationale, et l'on répétait sa motion à Marseille.... Le système de persécution contre les hommes à talent était organisé.... On criait dans les sections : Défiez-vous de cet homme, car il a fait un livre.
[142] Tableau des prisons de Toulouse, par Pescayre, détenu, an III, p. 317 (22 messidor an II). Pinson, secrétaire du concierge, catéchisait ainsi le vieux duc de Lesparre : Citoyen, ta détention est un moyen de conversion que la patrie te ménage. Huit de tes proches, pour n'avoir pas su profiter de ces moyens, ont porté leurs tètes sur l'échafaud. Qu'as-tu fait pour te soustraire au glaive de la justice ? Parle, quels sont tes sentiments ? Expose-nous tes principes. As-tu seulement renoncé à la morgue de l'ancien régime ? Crois-tu à l'égalité établie par la nature et décrétée par la Convention ? Quels sont les sans-culottes que tu fréquentes ? Ta cellule n'est-elle pas le réceptacle des aristocrates ?.... C'est moi qui, à l'avenir, ferai ta société ; c'est moi qui le ferai connaître les principes républicains, qui te les ferai aimer, et qui me charge de te corriger.
[143] Taillandier, Mémoires écrits par Daunou, à Port-Libre, en août 1794, p. 51, 62.
[144] Granier de Cassagnac, Histoire du Directoire, I, 107 (Procès de Babeuf, extraits de Buonarotti, Programme des Égaux) : Interdire tout écrit en faveur de la Révélation ; les enfants seront élevés en commun ; l'enfant ne portera plus le nom de son père ; nul Français ne pourra sortir de France. Les villes seront démolies, les châteaux rasés, les livres proscrits ; les Français porteront un costume spécial ; les armées seront commandées par des magistrats civils ; les morts seront jugés et n'obtiendront la sépulture que sur la sentence favorable du tribunal ; nul écrit ne sera publié sans l'autorisation du gouvernement, etc. — Cf. les Institutions de Saint-Just.
[145] Guillon de Montléon, II, 274.
[146] Mémoires sur les prisons, I, 211 ; II, 187. — Beaulieu, Essais, V, 320 : Les prisons étaient devenues le rendez-vous de la bonne compagnie.
[147] La Révolution, tome III, ch. VI.
[148] Chateaubriand, Génie du Christianisme, 4e partie, livre II, notes sur les exhumations de Saint-Denis, prises par un religieux, témoin oculaire. Destruction de cinquante et un monuments funéraires, du 6 au 8 août 1793. Exhumations des corps, du 12 au 25 octobre 1793. — Camille Boursier, Essai sur la Terreur en Anjou, p. 223 (Témoignage de Bordier-Langlois) : J'ai vu le cœur de notre excellent duc René, déposé dans la chapelle de Saint-Bernardin aux Cordeliers d'Angers, servir de jouet à des manœuvres qui se le jetaient les uns aux autres.
[149] R. Chantelauze, Louis XVII (d'après des documents inédits). Ce livre, pur de toute déclamation et composé selon la méthode critique, est définitif sur la question.
[150] Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, III, 286. — Campardon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, I, 306. Un des jurés était Brochet, ancien laquais.
[151] Buchez et Roux, XXXV, 76, 102 (Procès de Fouquier-Tinville, paroles du juré Trinchard).
[152] Wallon, III, 402.
[153] Campardon, II, 350. — Cf. Causeries du lundi, IV, 164, le commentaire de Sainte-Beuve sur cet interrogatoire. — André Chenier natife de Constentinoble... Son frere, vice-consulte en Espagne. — Notez les questions sur sa santé, sa correspondance, et le coq-à-l'âne sur la maison à Cottée. — On lui demande où était, le 10 août 1792, le domestique qui le servait ; il répond qu'il l'ignore : A lui representé qua lepoque de cette journée que toute les bons citoyent ny gnoroit point leur existence, et quayant enttendu batte la générale, cettait un motife de plus pour reconnoitre tous les bons chopent et le motife au quelle il setait employée pour sauvée la Republique. — A répondue qu'il avoit dite l'exate véritée. — A lui demandée quel était l'exalte vérités. — A répondue que cetoit toutes ce qui étoit cy dessue.