ÉTUDE SUR MARC-AURÈLE

 

SA VIE ET SA DOCTRINE

CONCLUSION.

 

 

Si la société romaine avait pu être relevée de rabaissement dans lequel elle tombait chaque jour depuis la chute de la république, elle eût dû cette régénération aux Antonins, qui lui rendaient sous l'empire le gouvernement du sénat et des lois. Marc-Aurèle même semblait devoir faire davantage pour le monde, en y établissant le règne de la philosophie.

Mais plus Marc-Aurèle était digne d'accomplir cette œuvre, plus il dut souffrir de son impuissance. Plus il avait toujours présent le beau mot de Platon sur le bonheur des peuples gouvernés par des rois philosophes, plus il dut regretter de trouver les hommes si mal préparés à ce gouvernement. En mesurant l'intervalle qui les en sépara, il éprouva une tristesse profonde. En sentant qu'il ne pouvait presque rien pour les rendre meilleurs, il alla jusqu'à douter que ce fût la peine de vivre[1]. La beauté et la douceur d'une fraternité fondée sur la vertu et la justice ne le séduisaient pas seulement en théorie ; il aurait désiré de toutes les forces de son âme voir réalisées cette paix et cette union entre les hommes. En vain son expérience et sa réflexion lui démontraient l'impossibilité de ce règne idéal du bien, il ne pouvait s'en consoler qu'à force de raison et de piété.

La vie comme le règne de Marc-Aurèle se résument en deux mois : gloire et douleur d'être une exception au milieu d'une époque de décadence.

Obligé de représenter et de défendre une religion à laquelle il ne croyait pas ; forcé de combattre une religion à laquelle il ne pouvait croire ; ne trouvant, ni dans le polythéisme vieilli, ni dans le christianisme naissant, la règle de son intelligence, il se voyait séparé par un abîme de tous ceux à qui suffisait le temple ou l'église, et isolé avec un bien petit nombre dans une croyance fière et héroïque qu'il ne pouvait faire régner dans le monde.

La pensée philosophique, en effet, avait son exaltation et ses excès comme la pensée religieuse. Comme elle aussi, elle songeait à d'autres intérêts qu'à ceux de l'esprit. On se faisait philosophe pour l'honneur et le profit qu'il y avait à l'être. On prenait un nom et un costume. On s'accommodait de certaines sentences et de certaines pratiques. Mais sous ces dehors subsistaient tous les égoïsmes et toutes les faiblesses. Lucien pouvait rire du peu de philosophie des philosophes ; il pouvait se renfermer dans une sorte d'ironie socratique. Sa position dans le monde ne lui imposait pas un rôle plus sérieux ni plus de dévouement. Marc-Aurèle était empereur. Tout le monde avait les yeux fixés sur lui comme sur un maître et un modèle. Il fallait qu'il prît parti entre toutes les doctrines, qu'il eût ta sienne, il fit ce choix, avec la ferme volonté de toujours justifier sa doctrine par l'exemple de sa vie. Mais pouvait-il davantage ? En usant de son autorité pour imposer sa croyance, il n'eût fait, comme il le dit si bien lui-même, que des hypocrites. Sa charité devait reculer devant un résultat si contraire à celui qu'elle appelait de tous ses vœux. Marc Aurèle se trouvait ainsi dans la triste et fatale alternative d'abandonner les hommes à de faux principes, ou bien de ne les en arracher qu'en apparence par la servitude.

Marc-Aurèle pouvait donner des dignités, des statues, du pouvoir, des honneurs ; il pouvait soulager des misères, pardonner des fautes : il ne pouvait pas faire passer la vérité et l'honnêteté qui. étaient dans son âme, dans l'âme des autres. Condamné souvent à s'abstenir, par respect pour la liberté, il devait être accusé de fierté dédaigneuse et égoïste, ainsi que de faiblesse et d'indifférence : comme si la vérité n'avait besoin, pour se transmettre, que d'amour, d'humilité et de dévouement ; ou que l'on gagnât plus sûrement les âmes à la vertu par la sévérité et la violence. Marc-Aurèle était trop sincèrement philosophe pour ne pas avoir la tolérance la plus scrupuleuse. Il croyait trop à la dignité humaine pour vouloir d'autres réformes que les réformes librement consenties par la raison publique mieux éclairée.

Le plus grand bienfait que Marc-Aurèle pouvait donner au monde, c'étaient des lois plus conformes à la loi naturelle, une sage et juste administration, surtout un grand et noble exemple. C'est ce qu'il sut accomplir avec le secours des citoyens les plus éclairés de son temps. C'est là qu'il faut chercher les titres de Marc-Aurèle à l'admiration de son siècle et de la postérité, ainsi que la justification la plus éclatante de sa doctrine.

Malgré une profonde tristesse que tout concourait à nourrir autour de lui et jusque dans sa famille, et qu'il combattit toujours, Marc-Aurèle ne cessa de travailler avec une énergie pleine de courage au bien public.

Pour ranimer cette énergie dans son âme attristée, il eut besoin de se recueillir sans cesse en lui-même et de rattacher à une règle éternelle les contradictions et les impuissances de la vie humaine. C'est dans une méditation quotidienne, à laquelle nous devons le livre des Pensées, qu'il puisa cette foi éclairée à la raison et à la vertu qui l'aida à faire sa vie grande et utile. C'est de là, comme d'un sanctuaire, qu'il plana au-dessus de tous les entraînements du souverain pouvoir et de tous les découragements. C'est de là qu'il s'est élevé si haut au-dessus de tous les plus grands noms que nous offre, de César à Théodose, la liste des empereurs.

 

Les générations, qui ont suivi comme les contemporains de Marc-Aurèle, ont admiré avec un respect religieux une vertu qu'ils pouvaient à peine comprendre, mais qui avait donné tant de gloire et de prospérité à l'empire.

De son vivant même, nous dit Capitolin, Marc-Aurèle fut tellement aimé de tous les citoyens que les uns l'appelaient leur père, les autres leur frère, d'autres leur fils, suivant leur âge. Le jour de ses funérailles le sénat et le peuple le nommèrent ensemble et tout d'une voix le dieu propice, sans attendre la fin de la cérémonie ; ce qui ne s'était jamais fait jusque là, ce qui ne se fit jamais depuis. Aujourd'hui même, ajoute Capitolin en parlant de son temps[2], on trouve dans beaucoup de maisons des statues de Marc-Aurèle à côté de celles des dieux pénates.

Le nom d'Antonin, quoique déshonoré par Commode, puis par Élagabale, demeura tellement aimé du sénat et du peuple, que quiconque ne le portait pas ne semblait pas digne de l'empire[3].

Pendant que les noms d'Auguste et de César continuent de se transmettre comme titres de la dignité impériale, le nom d'Antonin demeure comme la marque de l'héritage de vertus transmis par Antonin et Marc-Aurèle à leurs successeurs, et de l'obligation de ne pas faillir à cette succession glorieuse.

On en a la preuve dans la biographie de Diadumène par Lampride, et dans celle d'Alexandre Sévère. La plus noble des flatteries adressées par les sénateurs à ce dernier prince, le titre suprême de la dignité qu'ils lui offrent, c'est le beau nom d'Antonin.

Antonin Alexandre, que les dieux te conservent ! Antonin Aurèle, que les dieux te conservent ! Antonin le Pieux, que les dieux te conservent ! Prends le nom d'Antonin, nous t'en prions. En mémoire des bons empereurs, accepte le nom d'Antonin. Purifie le nom des Antonins, qu'un infâme a déshonoré. Rends à sa sainteté première le nom des Antonins ; que le sang des Antonins se reconnaisse. Venge l'injure de Marc-Aurèle. Vive Alexandre Antonin ! Pour consacrer les temples des Antonins, qu'un nouvel Antonin triomphe des Parthes et des Perses. Sacré lui-même, qu'il reçoive un nom sacré... En toi, par toi, nous possédons tout, ô Antonin... ! Sois Antonin pour être aimé des dieux. Qu'on rende à la monnaie le nom des Antonins, qu'un Antonin consacre le temple des Antonins ![4]...

L'empereur Julien, dans sa Satire des Césars, n'est que l'interprète de cet enthousiasme et de cette reconnaissance de l'empire quand il donne à Marc-Aurèle le premier rang au-dessus de tous les empereurs. Ce jugement, présenté sous forme mythologique, et mêlé d'une apologie que Julien met dans la bouche de Marc-Aurèle, ne saurait manquer d'intérêt à la fin de cette étude :

Marc-Aurèle fut appelé à son tour. Il parut avec un air grave et majestueux. Le travail et la contention d'esprit lui avaient tant soit peu ridé les joues et enfoncé les yeux. Mais son extérieur sans affectation, presque négligé, lui donnait une beauté que Fart ne saurait atteindre. Il portait une barbe épaisse et des habits simples et modestes. Son corps, atténué par l'abstinence, était transparent et jetait même de l'éclat comme la plus pure et la plus vive lumière.

Alors Mercure se tourna vers le prince et lui dit : Et toi, l'homme grave, quelle fin t'es-tu proposée ? Marc-Aurèle répondit, doucement et avec modestie : d'imiter les dieux. Cette réponse parut pleine de noblesse et renfermait tout ce qu'on pouvait dire, si bien que Mercure voulait s'en tenir là, persuadé que Marc-Aurèle répondrait toujours sur le même ton. Il n'y eut que Silène qui s'écria : Par Bacchus ! ce sophiste n'en sera pas quitte a si bon marché. Pourquoi donc, Marc-Aurèle, vivais-tu de pain et de vin, et non pas de nectar et d'ambroisie comme nous ?C'est, dit-il, que je ne prétendais pas vous ressembler pour le manger et le boire. Je nourrissais mon corps, dans cette idée, vraie ou fausse, que les vôtres ont besoin d'être nourris de la fumée des sacrifices. C'était seulement du côté des fonctions de l'esprit que je croyais vous devoir imiter. Silène demeura un moment étourdi du coup qui partait d'une main sûre et habile. Dans ce que tu viens de dire il peut y avoir quelque chose de juste ; mais réponds-moi à ceci : Qu'étant-ce, selon toi, qu'imiter les dieux ?Avoir le moins de besoins, faire le plus de bien qu'il est possible... Alors Silène se jeta sur ce qui paraissait lui donner prise dans la vie de Marc-Aurèle, sur sa conduite envers sa femme et son fils. Il lui reprocha d'avoir mis l'une au rang des déesses, et fait de l'autre un empereur. En tout cela, dit Marc-Aurèle, je n'ai fait encore qu'imiter les dieux. A l'égard de ma femme, j'ai suivi la maxime d'Homère : L'homme de bien chérit et respecte sa femme. Ma tendresse pour mon fils est justifiée par un aveu sorti de la bouche de Jupiter même. Il y a longtemps, dit-il à Mars, contre lequel il est courroucé, que je t'aurais écrasé, si je ne t'aimais pas parce que tu es mon fils. D'ailleurs, je ne prévoyais pas que le mien dût se porter à de tels excès. La jeunesse flotte entre le vice et la vertu ; si le vice l'a entraîné, il ne s'ensuit pas que j'aie confié l'empire à un prince vicieux ; il l'est devenu depuis. J'ai donc pour garant de ma conduite envers ma femme l'exemple du divin Achille ; envers mon fils, celui du maître des dieux ; envers l'un et l'autre, des coutumes établies depuis longtemps : les lois et les vœux de tout le monde appellent les enfants à la succession de leur père. Les honneurs que j'ai rendus à ma femme ne sont pas de mon invention : bien d'autres en avaient usé de même avant moi. Peut être n'a-t-on pas eu raison d'introduire de pareils usages ; cependant, lorsqu'ils sont autorisés par la coutume, ce serait une espèce d'injustice d'y déroger au préjudice de ceux qui nous touchent de si près. Mais je m'oublie ici, et je fais une longue apologie de mes actions devant des juges auxquels rien n'est caché. Je vous prie, grand Jupiter, et vous, dieux puissants, de me pardonner mon indiscrétion. — On fit silence, et les dieux donnèrent leurs suffrages : Marc-Aurèle eut la majorité.

Une sorte de hasard mystérieux semble avoir accompli sur la terre, d'une façon sensible, un arrêt semblable à celui que Julien fait rendre dans le ciel par les dieux. L'image de Marc-Aurèle a seule trouvé grâce, dans Rome, devant les barbares et devant le temps, comme sa vertu a seule trouvé entièrement grâce devant les dieux et devant l'histoire. De tant de statues colossales élevées à la mémoire des empereurs, une seule subsiste aujourd'hui, à ciel ouvert, au milieu des monuments de Rome : c'est la statue équestre de Marc-Aurèle debout, sur la plateforme du Capitole.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Pensées de Marc-Aurèle, IX, 3 ; IX, 24.

[2] Sous Dioclétien.

[3] Lampride, Diadumène.

[4] Lampride, Alexandre Sévère. Dans son ouvrage sur les journaux chez les Romains M. V. Leclerc cite en son entier le remarquable passage que nous abrégeons ici, p. 407 et sqq.