ÉTUDE SUR MARC-AURÈLE

 

SA VIE ET SA DOCTRINE

PREMIÈRE PARTIE. — ENFANCE ET JEUNESSE DE MARC-AURÈLE. SON ÉDUCATION. - SOCIÉTÉ DE SON TEMPS.

 

 

Enfance de Marc-Aurèle. - Son éducation.

 

Marc-Aurèle naquit à Rome sur le mont Cælius[1] le 6 des calendes de mai 121, la quatrième année du règne d'Adrien.

Il était d'une famille patricienne et consulaire. Son bisaïeul paternel Annius Verus, originaire du municipe de Succubis, en Espagne, où il avait exercé la préture, vint à Rome et y fut nommé sénateur. Son grand-père Annius Verus, consul et préfet de la ville, avait été agrégé à l'ordre des patriciens par les empereurs Vespasien et Titus. Son père, qu'il perdit de bonne heure, exerçait, quand il mourut, les fonctions de préteur. Son oncle, le frère aîné de son père, Annius Libon, obtint le consulat (128). Sa tante Annia Gabria Faustina épousa T. Antonin[2].

La mère de Marc-Aurèle, Domitia Calvilla ou Lucilla, était fille de Calvidius Tullus, qui fut deux fois consul, et petite-fille de Catilius Severus, qui fut également deux fois consul et préfet de Rome.

Marc-Aurèle s'appela d'abord du nom de son bisaïeul maternel, Catilius Severus. Après la mort de son père, il fut adopté par son aïeul paternel, de qui il prit le nom d'Annius Verus. A l'âge de dix-huit ans, quand l'adoption d'Antonin l'eut fait entrer dans la famille d'Aurélia, il échangea le nom d'Annius contre celui d'Aurelius[3]. Ce ne fut que peu de temps après son avènement à l'empire qu'il reçut le nom d'Antonin, nom déjà illustre et qu'il devait achever de consacrer. A tous ces noms il faut joindre celui que l'empereur Adrien donnait, par un aimable jeu de mots, au jeune Verus, pour qui il avait une tendresse particulière et qu'il se plaisait à appeler Verissimus.

Doué du cœur le plus franc et le plus généreux, comme de l'intelligence la plus vive, Marc-Aurèle sut, dès ses premières années, mettre à profit l'heureuse condition dans laquelle la fortune l'avait fait naître, et se montrer digne d'être appelé un jour à gouverner l'empire.

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Si la nature avait été prodigue envers lui, il dut aussi beaucoup à sa famille, à ses amis et à ses maîtres. Son bisaïeul s'opposa à ce qu'il fût envoyé aux écoles publiques. Grâce à lui, Marc-Aurèle reçut dans la maison paternelle les leçons de bons maîtres, et en même temps il apprit que l'éducation est le plus précieux des biens, pour lequel il ne faut rien épargner[4].

Il fut élevé dans l'endroit même où il était né, dans la maison de son aïeul Verus, près du palais de Lateran[5]. Tous les genres d'instruction que son temps pouvait offrir lui furent donnés ; tous les maîtres célèbres à Rome et à l'étranger furent appelés auprès de lui, et la plupart demeurèrent ses amis et ses conseillers long, temps après qu'il eut atteint l'âge d'homme et lorsque déjà il exerçait le pouvoir suprême.

La reconnaissance de Marc-Aurèle les a immortalisés après leur mort, comme elle leur a assuré pendant leur vie tous les bienfaits de la faveur impériale ; mais dans ses Pensées, où il nous entretient de chacun d'eux, il nous parle plutôt de ce qu'ils ont fait pour son caractère et son éducation morale que de l'objet et de la méthode de leur enseignement. Ce n'est que dans sa correspondance avec Fronton que nous pouvons trouver quelques détails sar la vie intime de Marc-Aurèle, sur ses éludes littéraires, sur l'emploi de son temps, sur ses exercices et ses travaux.

Nous y voyons que Marc-Aurèle, pendant ses premières années, vécut beaucoup à la campagne. Antonin le Pieux, en devenant empereur, avait continué à mener la vie d'un grand cultivateur, restant avec ses amis ce qu'il avait été simple particulier. Ses plus grands plaisirs étaient la pêche, la chasse, la promenade et la conversation avec ses amis. Il passait avec eux, comme un simple particulier, le temps des vendanges[6].

Comme Antonin, Marc-Aurèle fit de longs séjours à Lorium et à Lanuvium. C'est de ces villas qu'il écrit ses lettres à Fronton, pleines de récits de vendanges, de promenades et de repas champêtres.

Avec quoi penses-tu que j'aie dîné ? écrit-il à son maître. Avec un peu de pain, pendant que je voyais les autres dévorer des huîtres, des oignons et des sardines bien grasses. Après, nous nous sommes mis à cueillir des raisins. Nous avons bien sué, bien crié, et nous avons laissé, comme dit un auteur, pendre aux treilles quelques survivants de la vendange... A la sixième heure nous sommes revenus à la maison ; j'ai un peu étudié, et cela sans fruit ; ensuite j'ai beaucoup causé avec ma petite mère, qui était sur son lit... Après nous être baignés, nous avons soupe et nous nous sommes amusés à entendre les joyeux propos des villageois[7].

Voici le récit d'une autre de ces journées passées à la campagne : Aujourd'hui, après un bon repas, écrit-il, j'ai étudié depuis la neuvième heure de la nuit jusqu'à la deuxième heure du jour. De la deuxième à la troisième j'ai fait une délicieuse promenade en sandales devant ma chambre. Ensuite je me chaussai et pris le sagum, car c'est ainsi qu'on nous avait prescrit de nous présenter, et je suis ailé saluer mon seigneur. Nous sommes partis pour la chasse. Nous avons fait de beaux coups. On a tué des sangliers ; du moins nous l'avons entendu dire, car il n'y a pas eu moyen de le voir ; cependant nous avons monté une côte escarpée. Puis, à midi environ, nous sommes revenus au palais, moi à mes livres. Après m'être déshabillé et déchaussé, je suis resté deux heures sur mon lit. J'ai lu le discours de Caton sur les biens de Dulcia et un autre où il assigne un tribun... Après avoir lu ces discours, j'ai écrit quelque chose qui mérite d'être jeté au feu ou à l'eau... Ce sont des essais dignes des chasseurs et des vendangeurs qui ébranlent ma chambre du bruit de leurs chansons, bruit aussi ennuyeux, aussi odieux pour moi que celui du barreau[8].

Un autre jour le jeune prince s'abandonnait à toute la gaieté de son âge, et, au retour, il racontait à son maître sa folle aventure : Dès que mon père se fut retiré de ses vignes dans son palais, moi, selon ma coutume, je monte achevai, je pars et m'avance assez loin sur la route. Bientôt, au milieu du chemin, se présente un nombreux troupeau de moutons. Le lieu était solitaire : quatre chiens, deux bergers, mais rien de plus. L'un des bergers dit à l'autre, envoyant venir quelques cavaliers : Prends bien garde à ces cavaliers, car ce sont d'ordinaire les plus grands voleurs du monde. À peine ai-je entendu ces mots que je pique de l'éperon mon cheval et que je le précipite sur le troupeau. Les brebis effrayées se dispersent et s'enfuient pèle mêle, errantes et bêlantes. Le berger me lance sa houlette ; sa houlette s'en va tomber sur le cavalier qui me suit. Nous fuyons au plus, vite, et c'est ainsi que le pauvre homme, qui craignait de perdre son troupeau, ne perdit que sa houlette. C'est un conte, diras-tu ; non, c'est la vérité même[9].

Au milieu de cette gaieté et de ces exercices, Marc-Aurèle cherchait à acquérir la force de santé que la nature semblait lui avoir refusée et qui devait lui être si nécessaire pour supporter les fatigues de son métier d'empereur. D'ailleurs les devoirs de la vie publique allaient bientôt peser sur lui et lui rendre plus rares les plaisirs de la campagne et les joies de l'étude. Dès son adoption par Antonin, à l'âge de dix-huit ans, il partagera avec ce prince le soin des affaires, et elles le poursuivront dans chacune de ses villas.

Notre villégiature, écrit-il alors à Fronton, c'est le gouvernement et toutes les affaires de la ville. Que veux-tu ? je ne puis même t'écrire. J'appartiens à mille soins, dont je ne suis libre enfin que pendant une courte partie de la nuit[10].

Et Fronton plaisante son élève sur cette vie occupée. Dans une lettre d'une affectation étrange qu'il lui adresse à Alsium, où Marc-Aurèle était allé passer les fériés latines, il lui trace un emploi de son temps plus conforme au lieu, à la circonstance et au soin de sa santé. Si, à présent, tu as déclaré la guerre au jeu, au repos, au plaisir, lui dit-il, terminant, dors au moins autant qu'il convient à un homme libre... Pourquoi as-tu choisi ce lieu de délices ?... Est-ce pour ménager à ton esprit la volup... Qu'est ce à dire la volup... ? Au contraire, s'il faut dire la vérité avec des moitiés de mots, c'est pour ménager à ton esprit des veill... ; je veux dire des veilles, ou pour lui ménager des trav..., des enn... ; c'est-à-dire des travaux, des ennuis. Toi, jamais la volup... On accorderait plus facilement avec toi volpem (renard), que voluptatem (volupté)[11].

Comme le dit son maître avec des demi-mots si bizarres et si recherchés, Marc-Aurèle sut toujours sacrifier le plaisir à l'étude et l'étude aux affaires. Capitolin rend de lui la même témoignage : Il aimait le pugilat, la lutte, la course et la chasse aux oiseaux ; il était fort habile h la paume et à la chasse ; mais le goût de la philosophie le détourna de tous ces amusements et lui donna beaucoup de gravité, sans lui faire perdre toutefois l'agrément qu'il mettait dans son commerce avec ses amis, et même avec les personnes qu'il connaissait moins[12].

Ce changement eut lieu de bonne heure, et, dès son enfance, Marc-Aurèle se fit remarquer par la gravité de son caractère et par son application au travail[13].

A l'âge de six ans (127), Adrien l'avait nommé chevalier, et à huit ans (129), il l'avait fait entrer dans le collège des prêtres de Mars, chargés de la garde des ancilia. Le jeune prêtre avait joué son rôle dans les cérémonies : il y avait figuré comme chef de la musique et maître des initiations. Il avait consacré plusieurs prêtres et en avait destitué plusieurs, sans le secours de personne ; car, nous dit Capitolin, il avait appris les hymnes d'usage[14].

Sans comprendre la nature de ces fonctions sacrées, Marc-Aurèle dut sans doute avoir conscience de ce qu'il devait à des dignités qu'il obtenait si jeune et qui n'étaient que la promesse de faveurs plus grandes ; et il le témoigna par ses efforts pour accomplir de prompts et glorieux progrès. Seulement il avait moins de santé que de bonne volonté, et l'on dut lui reprocher plus d'une fois une ardeur an travail qui [menaçait d'ébranler sa constitution. Ce fut, ajoute Capitolin, la seule chose dont on le reprit dans sa jeunesse[15]. On rapporte qu'à l'âge de douze ans, initié à la doctrine des stoïciens, il voulut entrer dans leur ordre philosophique et mener comme eux une vie de privations et d'ascétisme. Il prit leur costume et s'interdit tout ce dont leur règle ordonnait de se passer. La famille de Marc-Aurèle s'alarma de tant d'austérités ; sa mère le pria de se ménager davantage, et il accorda à ses larmes d'avoir un petit lit recouvert d'une peau[16].

Malgré cet enthousiasme qui entraîna un moment Marc-Aurèle, comme il entraînait son siècle, vers une vie de renoncement au nom de la philosophie ou au nom de la religion, son éducation réunit les avantages de l'éducation grecque et de l'éducation romaine ; elle fut à la Fois variée et profonde, spéculative et pratique. Les exercices corporels y tinrent une grande place, comme nous l'avons vu, et les beaux-arts n'en furent pas exclus, comme l'attestent les leçons de peinture qu'il reçut de Diognète et celles que lui donna le musicien Andron, en même temps son maître de géométrie.

Andron, le comédien Geminus et le littérateur Euphorion furent chargés de lui présenter les premiers éléments d'une éducation libérale, de ce que les anciens appelaient les beaux-arts et qu'ils réunissaient avec autant de soins que nous en mettons à tout séparer. Trosius Aper, Pollion, Eulychius, Proculus de Sicca, lui enseignèrent le latin usuel, et Alexandre le grammairien lui présenta les premières notions de la langue grecque. Aninius Macer, Caninius Celer, Hérode Atticus, l'initièrent à l'éloquence grecque, et Fronton à l'éloquence latine. Proculus de Sicca fut élevé plus tard par son élève au proconsulat, et celui-ci se chargea de toutes les dépenses attachées à ces fonctions. Dans ses Pensées, écrites à un âge très avancé, Marc-Aurèle n'oublia point son vieux maître de grammaire grecque, et il lui rend ce délicat et touchant témoignage : Il ne reprenait jamais personne qu'avec ménagement ; jamais de remarque choquante au sujet d'un barbarisme ou d'un solécisme, d'un son vicieux qu'il entendait prononcer ; seulement il mettait à la place l'expression propre, adroitement, sous prétexte de réponse ou de confirmation, ou comme pour discuter, non pas sur le mot, mais sur la chose même en question, ou par tel autre fin détour qui faisait passer la leçon[17].

Fronton obtint le consulat. Une statue fut demandée pour lui au sénat. Il fut aussi nommé proconsul d'une province d'Asie, mais sa mauvaise santé l'empêcha de remplir cette charge. Ce qui dut lui être plus précieux que ces honneurs, ce fut la constante intimité dont il jouit auprès d'Antonin, de Marc-Aurèle et de Verus, et l'attachement filial que lui conserva son élève.

L'expression trahit souvent cette affection dans les confidences les plus intimes du maître et de l'élève. On regrette d'y voir je ne sais quelle couleur grecque qui ressemble à du fard, une étrange exagération et une singulière afféterie ; mais il est intéressant de lire celte correspondance pour connaître le goût de l'époque et les premières influences subies par Marc-Aurèle.

Fronton souffrait de la goutte ; son élève lui avait exprima le regret de ne pouvoir être auprès de lui. Fronton lui répond : Qui peut être plus heureux que moi, à qui tu adresses des lettres si brûlantes. Bien plus, comme les amants, tu veux courir et voler vers moi. Ma souveraine, ta mère, a coutume de dire, en plaisantant, qu'elle est jalouse de moi à cause de la grande affection que tu me témoignes[18].

Plus bas, dans la même lettre, Fronton va plus loin encore : Je ne puis rien désirer de mieux que d'être aimé de toi sans raison. Est-ce l'amour, quand il y a une raison pour s'aimer, quand le rapprochement a des motifs légitimes ! Je ne comprends l'amour que fortuit, libre et n'obéissant à aucun motif, qui naît d'un premier mouvement plutôt que par raison, qui ne brûle pas comme un foyer qu'on attise, mais comme un éclair qui s'allume dans l'air.

Marc-Aurèle répond sur le même ton : Tu ne saurais faire reculer ton amant (erasten tuum), c'est de moi que je parle ; je n'en proclamerai pas moins que j'aime fronton. Je l'aime et je dépéris d'amour... Il faut accorder aux amants de préférer à leurs propres victoires, les victoires de ceux qu'ils aiment (τών έρωμένων)[19].

Après avoir lu dans le sénat, devant Antonin, un discours composé par son maître, Marc-Aurèle l'avait renvoyé à Fronton, copié de sa main. Celui-ci lui répond : C'est une grande vérité que cette parole de notre Labérius, que pour faire naître l'amour les douceurs sont des amorces et les bienfaits des enchantements. Non, jamais, ni breuvage ni philtre n'ont embrasé d'autant de feux un amant pour son amante que n'en ont allumé pour toi dans mon cœur l'étonnement et la stupeur où m'a jeté ton dernier bienfait[20].

La même tendresse passionnée se retrouve dans la réponse de Marc Aurèle.

Tu as vaincu en amour tout ce qui a jamais aimé... Mais moi qui possède dans un moindre degré la puissance d'aimer, je t'aimerai plus qu'aucun homme ne t'aime, plus enfin que tu ne t'aimes toi-même. Je n'aurai plus à lutter qu'avec Gratia (la fille de Fronton), et j'ai bien peur encore de la vaincre : car la pluie abondante d'un pareil amour, comme dit Plante, a de ses larges gouttes non-seulement percé les vêtements, mais pénétré jusqu'à la moelle. Quelle lettre penses-tu m'a voir écrite ? J'oserai le dire : celle qui m'a enfanté, qui m'a nourri, ne m'a jamais rien écrit d'aussi aimable, d'aussi doux. Ta lettre, ni diserte ni savante, source jaillissante de bonté, trésor d'affection, foyer d'amour, a élevé mon âme à un si haut degré de joie que mes paroles ne suffisent point à le redire. Elle m'a embrasé du plus ardent désir ; enfin elle m'a rempli, comme dit Névius, d'un amour à mort[21].

Malgré le mauvais goût, malgré l'exagération d'une sensibilité qui parait amollie, on né lit pas ces lettres sans un certain plaisir en songeant à la douceur de l'esprit grec, qui a vaincu la rudesse du génie romain et qui sera l'auxiliaire principal de la grande révolution morale prête à s'accomplir dans le monde.

Sans offrir à son élève un modèle bon à imiter, Fronton sut lui être fort utile. Il empêcha le jeune philosophe de se renfermer dans ses réflexions solitaires, il le ramena sans cesse à l'étude du discours et le prépara ainsi à mieux remplir une de ses fonctions d'empereur. Il aimait Marc-Aurèle comme il aimait l'éloquence. Il ne séparait point l'un de l'autre dans son culte, comme s'il sentait que la parole n'appartenait plus qu'à l'empereur. Il sut faire souvenir le prince que l'éloquence avait été une des plus grandes gloires de Rome, qu'il était le seul qui pût recueillir et conserver cet héritage, et qu'à défaut de toutes les voix qui se faisaient entendre autrefois sur le forum y il fallait que la sienne portât jusqu'à l'extrémité de l'empire des paroles dignes de la majesté impériale et de la grandeur du monde romain. Si le prince négligeait pour d'autres éludes l'étude de la parole, il se rendait coupable envers le genre humain tout entier. Puisqu'il était le seul qui eût le droit de parler, s'il se taisait il condamnait l'univers au silence. Aussi, quand Fronton sent que le jeune philosophe lui échappe, sa plainte emphatique nous montre la haute idée qu'il a de l'éloquence, et nous rappelle la situation de cette société qui ne vivait plus que par un homme.

Le monde, qui jouissait de la parole par toi, deviendrait muet (Orbem terræ, quem vocalem acceperis, per te mutum fieri !) Mais si quelqu'un coupait la langue à un seul homme, ce serait une cruauté ; et serait-ce un médiocre attentat que de retrancher l'éloquence au genre humain ?[22]

L'empereur, seul libre désormais, est le seul représentant de l'antique éloquence, fille de la liberté. C'est une responsabilité qui lui est remise en même temps que celle du pouvoir suprême. Il doit à Rome plus que des lois, plus que des plaisirs, il lui doit des discours. Dans la pensée de Fronton, l'intérêt du monde romain se confond avec celui de l'éloquence ; et, comme au temps de Cicéron, le père de la patrie doit être le maître de la parole. L'empereur doit justifier sa dignité par son mérite oratoire ; et puisqu'il pense et veut pour tous, il faut qu'il parle aussi pour tous et qu'il soit le digne interprète de la raison publique. La parole est ainsi la première et la plus précieuse de ses obligations.

Aujourd'hui, tu me parais, entraîné comme tu l'es, par les habitudes du siècle et le goût du travail, avoir déserté l'étude de l'éloquence et tourné tes regards du côté de la philosophie. Mais malgré toi il te faudra cultiver l'éloquence. Malgré toi il te faudra revêtir le manteau de pourpre, et non le manteau de laine grossière des philosophes. Cléanthes se procurait de la nourriture en tirant l'eau d'un puits ; souvent tu fus chargé de répandre sur le théâtre la pluie odorante du safran.... Il appartient aux Césars de soutenir dans le sénat les intérêts publics, de soumettre au peuple assemblé la plupart des affaires, d'attaquer une injuste prétention, d'expédier sans relâche des lettres par toute la terre, d'appeler à comparaître les rois des autres peuples, de réprimer par des édits les torts des alliés, de louer les bonnes actions, d'enchaîner les séditions et d'épouvanter l'audace. Et tout cela, point de doute, se fait par paroles et par lettres ; et tu ne cultiveras point ce qui tant de fois et dans de si grandes occasions doit si tort te servir ![23]

En rappelant ces obligations au futur empereur, Fronton lui rend un grand service. Charmé par un autre enseignement qui lui répétait qu'il n'y a qu'une chose nécessaire, la vertu, qu'il ne faut se complaire que dans la possession de la vérité, le jeune philosophe s'effrayait parfois des soins qu'il donnait à ses études oratoires el du plaisir qu'il éprouvait à y réussir. Son humilité s'en révoltait comme d'une fierté mal placée et d'un orgueil coupable. Fronton combat directement ce scrupule. Je t'ai quelquefois entendu dire : Quand j'ai parlé avec quelque talent, je me complais en moi-même, et voilà pourquoi je ne veux pas de l'éloquence. Que ne te corriges-tu du défaut de te complaire en toi-même, au lieu d'en répudier la case innocente ?[24]

Malheureusement Fronton avait pour l'éloquence un amour aveugle ; il aimait trop la parole pour elle-même, H il oubliait qu'elle n'a de valeur que celle que lui donne la pensée. Il l'acceptait pompeuse, sonore et vide. Il l'appliquait volontiers aux plus minces sujets[25]. Et faute de comprendre assez la portée de son enseignement, faute de laisser la rhétorique dans les hauteurs où l'avait portée Platon, et où Cicéron était allé la chercher sous sa conduite, Fronton ne pouvait donner à bon élève les vraies et grandes raisons qui lui auraient fait cultiver avec amour l'éloquence[26]. Des études de mots[27], la chasse aux syllabes, le dédain des idées philosophiques, devaient faire douter Marc-Aurèle de la valeur d'un art si vanté. Aussi fut-ce pour lui comme une révélation inattendue, quand, un jour qu'il développait une pensée, exercice plus rapproché de ses études favorites, il découvrit qu'en apprenant à écrire il apprenait à penser, et qu'il devenait plus capable de comprendre la vérité en devenant plus capable de la communiquer aux autres.

Oh ! que je suis heureux ! Eh quoi ! me dira-t-on, heureux qu'un maître t'enseigne à rendre une pensée avec plus d'art, de clarté, de précision ou d'élégance ? Non, ce n'est point à ce titre que je suis heureux. Et auquel donc ? J'ai appris de toi à dire la vérité, la vérité, cet écueil des dieux et des hommes ![28]

Plus tard, Marc-Aurèle réfléchit plus profondément sur ce qu'il devait à son maître, défenseur sous l'empire de ce qui avait été l'une des gloires de Rome sous la république, et il sut reconnaître qu'il devait aussi à ses leçons d'avoir su régner comme le chef d'un peuple libre.

Fronton, dit-il dans ses Pensées, m'a tenu à la fois en garde contre les suggestions du pouvoir absolu et contre celles de la cour. J'ai senti, grâce à lui, tout ce qu'il y a dans un tyran de duplicité, d'envie, d'hypocrisie, et combien il y a peu de sentiments affectueux chez les hommes que l'on nomme patriciens[29].

Ce dernier hommage rendu par Marc-Aurèle à son vieux maître nous prouve que, si Fronton se trompait avec son temps sur les moyens de l'éloquence, il ne méconnaissait point sa fin véritable, et qu'il aidait son élève à ne point séparer la cause de l'éloquence de celle de la vérité et de la liberté.

Cependant, plus d'une fois Fronton cédait aux habitudes de l'école ; par exemple, il donnait à traiter à son élève le pour et le contre. Malgré sa déférence ordinaire, Marc-Aurèle ne pouvait consentir à ces exercices, plus propres à affaiblir les convictions qu'à former l'esprit, et dont la rectitude de sa conscience se trouvait blessée. L'enseignement philosophique qu'il avait reçu, et auquel il craignait toujours de n'être pas assez fidèle, lui interdisait ces contradictions et ces joutes oratoires auxquelles se comptait de scepticisme. Voici la lettre que Marc-Aurèle écrit à ce sujet à Fronton :

Ton retour fait mon bonheur et mon tourment tout ensemble. Mon bonheur ! nul ne demandera pourquoi. Mon tourment, je vais t'en avouer franchement ta cause. Tu m'avais donné un sujet à traiter, je n'y ai pas encore touché, et ce n'est pas faute de loisir. Mais l'ouvrage d'Ariston m'occupe en ce moment ; il me met tour à tour bien et mal avec moi-même : bien avec moi-même lorsqu'il m'enseigne la vertu ; mais lorsqu'il me montre à quelle prodigieuse distance je suis encore de ces vertueux modèles, alors plus que jamais ton disciple rougit et s'indigne contre lui-même de ce que, parvenu à l'âge de vingt-cinq ans, il n'a pas encore pénétré son âme de ces pieuses maximes et de ces grandes pensées. Aussi j'en suis bien puni : je m'irrite, je m'afflige, j'envie les autres, je me refuse la nourriture. Et au milieu de toutes ces peines qui enchaînent mon esprit, j'ai remis chaque jour au lendemain le soin d'écrire. Mais il me revient un souvenir : comme cet orateur d'Athènes qui disait qu'on pouvait laisser quelquefois sommeiller les lois, je laisserai dormir quelque temps Ariston, après lui avoir demandé pardon, et je reviendrai tout entier à ton poète d'histrions, après avoir lu d'abord quelques petits discours de Cicéron. Quant au sujet que tu m'as donné, je ne le traiterai que d'une manière; mais défendre à la fois le pour et le coutre, Ariston ne dormira jamais assez pour le permettre[30].

On voit, par l'âge auquel cette lettre a été écrite, jusqu'à quelle époque se prolongea l'éducation de Marc-Aurèle. La philosophie et ses études sur lui-même lui apprenaient que l'homme a sans cesse à s'instruire, et sans cesse à acquérir. De plus, les nécessités de son rang, qui lui imposait une éloquence officielle, le forçaient, pour l'avoir toujours présente, à ne jamais cesser de s'y exercer. Le discours impérial devait être comme le en de la trompette et décoré d'images extraordinaires et éblouissantes[31]. C'était surtout dans le genre démonstratif que Fronton exerçait son élève, parce qu'il était le seul qui supportât d'une manière soutenue le ton sublime[32].

Pour le mieux préparer à y réussir, il lui faisait faire comme provision de riches métaphores et de comparaisons inattendues. Qu'on juge de ce luxe oratoire par l'image suivante. Le sujet avait été donné par Fronton et il avait embarrassé Marc-Aurèle : Au milieu de l'île Ænaria (Ischia) est un lac, et dans ce lac une autre île, laquelle est aussi habitée. Tirer de là une image[33]. — Cette image, répond Fronton, seras-tu fâché si je la trouve toute formée dans ton sein et dans celui de ton père[34]... Marc-Aurèle est la petite île, et Antonin la grande, qui protège la première contre les tempêtes de la grande mer. — Cette image, ajoute Fronton, tu pourras t'en servir en plusieurs occasions lorsque tu rendras des actions de grâce à ton père.

Pour juger de l'effet ridicule d'un discours rempli d'images semblables il faut lire une lettre adressée par Fronton à la mère de Marc-Aurèle, et dans laquelle il se compare successivement lui-même à la hyène au cou raide, au serpent à dard, à la flèche, au vaisseau poussé par le vent, à la ligne droite, à Orphée sortant des enfers, à Protogénès occupé onze ans du portrait de Jalysus, au Scythe Anacharsis, enfin a un mouton qui bêle, le tout pour s'excuser de n'avoir pas écrit plus tôt, et pour expliquer qu'il a été tout occupé du panégyrique d'Antonin et qu'il ne peut faire deux choses à la fois[35].

Cependant, les sujets les plus ordinaires des exercices donnés par Fronton à Marc-Aurèle étaient des sujets de discours ou des lieux communs. Voici quelques matières :

La chose est sérieuse. Un consul romain, aux Quinquatries, ayant déposé la prétexte et revêtu la cotte de mailles, a, parmi les jeunes gens, frappé le lion en présence du peuple romain. Ceci est du ressort des censeurs. Dispose, développe[36].

M. Lucilius, tribun du peuple, a envoyé un homme libre, un citoyen romain, en prison de sa propre autorité, contre l'avis de ses collègues, qui l'acquittaient. Et pour cela, il est noté par les censeurs. Commence par diviser la cause, ensuite développe-la et pour et .contre, comme accusateur et comme défendeur[37].

Un jour, Marc-Aurèle demande une cause dans laquelle il entre plus de passion. Je voudrais écrire quelque chose où il fallût crier. Favorise-moi et cherche-moi une cause bien criarde (clamosam). Comme s'il craignait de paraître faire cette demande pour être agréable à son maître, il multiplie les formules de supplication en grec et en latin : Uberem mihi materiam mille, oro et rogo, καί άντιβολώ καί δέομαι καί ίκετεύω. Envoie-moi une matière féconde, je t'en prie, je t'en conjure, j'implore, je sollicite, je supplie[38].

C'est plus simplement que Marc-Aurèle parle des pensées et des lieux communs, qu'il développait sans doute plus volontiers :

Je t'envoie... une pensée que j'ai développée ce matin (hodiernam γνώμην) et un lieu commun d'avant-hier.... Aujourd'hui il me sera difficile de pouvoir faire autre chose que la pensée du soir.... Envoie-moi trois pensées et des lieux communs[39].

Cet échange de pensées et de développements devait avoir quelques rapports avec la correspondance entre Sénèque et Lucilius. Mais Sénèque ne plaisait pas à Fronton, et le modèle qu'il cite à son élève est Salluste.

La pensée que j'ai reçue aujourd'hui, dit-il à son élève, approche de la perfection ; si bien qu'elle pourrait se mettre dans le livre de Salluste, où elle ne ferait ni disparate ni dissonance[40].

Suivant le précepte de Cicéron, que pour bien écrire en prose il faut écrire en vers, Marc-Aurèle s'appliqua aussi à composer des vers. Il les faisait non sans plaisir, mais avec une certaine pudeur craintive et jalouse, comme le prouvent les lettres suivantes, dont la première est de Marc Aurèle et la seconde de Fronton :

Tu me demandes très agréablement mes hexamètres; et je te les enverrais tout de suite, si je les avais avec moi; mais mon copiste, cet Articétus que tu connais, n'a laissé partir avec moi aucun de mes livres : car il sait ma maladie, et il a craint que, si mes vers me tombaient sous la main, je ne fisse comme de coutume, je ne les jetasse au feu. Cependant le danger n'était pas grand pour les hexamètres, car, pour confesser la vérité à mon maître, je les aime[41].

Je t'ai renvoyé, par notre Victorinus, les vers que tu m'avais adressés, et je les ai renvoyés de cette manière : j'ai soigneusement cousu de lin mon papier, et j'ai scellé le lin de façon qu'il fût impossible à ce souriceau d'y pénétrer par la moindre ouverture : car jamais il ne m'a rien communiqué de tes hexamètres, tant il est méchant et malin ! Mais il dit que tu récites tes hexamètres à dessein très vite et en courant ; ce qui fait qu'il ne peut les retenir. J'ai donc pris ma revanche et je lui ai rendu la pareille : il n'a pu parvenir à entendre un seul de tes vers. Je me souviens aussi que tu m'a recommandé de ne montrer tes vers à personne[42].

Ces vers n'étaient-ils qu'un simple exercice, ou leur auteur y attachait-il plus d'importance? C'est ce que ces deux lettres ne permettent pas de décider; bien que la première opinion paraisse la plus probable.

Ce qui força surtout Marc-Aurèle à prolonger ses études au delà de l'âge ordinaire, c'est qu'il en fut distrait de bonne heure par les affaires. Déjà nous l'avons entendu répéter à son maître que le soin des intérêts publics l'empêche de jouir du calme de la campagne; ce qu'il regrette davantage, c'est d'avoir trop peu de loisirs pour la lecture et pour l'étude. C'est à la dérobée, pendant la nuit, aux dépens de son sommeil et de sa santé, qu'il lit et qu'il étudie.

Si tu nous aimes un peu, écrit Fronton à son élève, dors pendant les nuits, afin de venir au sénat avec un bon teint, et de lire avec de robustes poumons[43]. Marc-Aurèle lui répond par ce simple billet : Je ne t'aimerai jamais aimez. Je dormirai[44]. Mais c'était une concession accidentelle, puisqu'il ne pouvait retrouver de loisirs pour l'étude qu'en se privant de dormir.

Je passe ici les nuits à étudier; mes jours se dissipent au théâtre. C'est pourquoi j'agis moins, fatigué le soir et sommeillant-le jour. Malgré cela, je me suis fait pendant ces jours des extraits de soixante livres en cinq tomes. Soixante ! Mais, quand tu liras parmi tout cela du Novius, des Atellanes, de petits discours de Scipion, le nombre t'effrayera moins[45].

Toi, loin de moi, tu lis Caton ; moi, loin de toi, j'écoute les avocats jusqu'à la onzième heure[46].

Avec le plus vif désir d'étudier, j'en suis empêché par les jugements, qui, comme le disent ceux qui le savent, emportent des jours entiers[47].

J'ai lu un peu de Célius et du discours de Cicéron, mais comme à la dérobée et fort à la hâte, tant les embarras se succèdent et se pressent[48]....

Ce dernier passage est pris d'une lettre écrite par Marc-Aurèle déjà empereur. Jusqu'à la fin il conserva le goût des fortes études contracté dans son enfance. On le vit se distraire des affaires en assistant à des cours publics. Beaucoup l'ont raillé de ce zèle pour apprendre, qui leur semblait tardif. Beaucoup ont prétendu qu'il n'avait pris un collègue à l'empire que pour se livrer à ses études favorites[49]. Gardons-nous cependant de rire de l'empereur écolier, quittant le palais impérial pour aller entendre un mettre de philosophie, et dans l'intervalle des affaires ayant toujours un livre à la main. Il est d'autres princes qui n'ont point fait de même. Il en est un qui sut ne cultiver que les arts qui plaisaient au peuple et qui, détourné de bonne heure par sa mère de la philosophie, crut toujours, comme elle, que cette étude ne pouvait que nuire à un empereur[50]. Ce prince est Néron. Il en, est un autre qui négligea sur le trône les études libérales... qui jamais n'ouvrit un livre d'histoire ou de poésie, ni ne soigna son style, même dans les occasions importantes; qui, excepté les mémoires et les actes de l'empereur Tibère, ne lisait rien, et laissait à un secrétaire le soin d'écrire ses lettres, ses discours et ses édits[51]. Cet autre prince est Domitien.

Ce qui devait d'ailleurs occuper, jusqu'au bout, d'une façon si louable et si utile, la pensée de Marc-Aurèle, ce n'était pas la rhétorique étroite et fausse de l'Ecole de Fronton, mais les éternels modèles du bon goût et de l'art que le genre humain ne se lasse point d'étudier, surtout la philosophie, qui lui était transmise par les disciples de l'Ecole socratique, à laquelle il devait donner lui-même une expression si parfaite, et qu'il devait faire servir an bonheur du monde.

Ici se place une autre partie de l'éducation de Marc-Aurèle, sur laquelle nous avons des détails moins précis et moins directs, mais qui se fait surtout connaître par la vie entière de Marc-Aurèle et par les admirables pages du livre des Pensées.

Junius Rusticus, dit Marc-Aurèle, me fit comprendre que j'avais besoin de redresser et de cultiver mon caractère; il me détourna des fausses voies où entraînent les sophistes, il me dissuada d'écrire sur les sciences spéculatives, de déclamer de petites harangues qui ne visent qu'aux applaudissements, de chercher à ravir l'admiration des hommes par une ostentation de grande activité ou da munificence. Je lui dus de rester étranger à la rhétorique, à la poétique, à toute affectation d'élégance... d'écrire simplement mes lettres à l'exemple de celle que Rusticus avait écrite de Sinuesse à ma mère. — Il est regrettable que cette lettre nous manque. Elle devait faire contraste avec la lettre écrite par Fronton à la mère de Marc-Aurèle et citée plus haut —. Enfin, je dus à Rusticus d'avoir entre les mains les commentaires d'Epictète ; c'est lui-même qui me prêta le livre[52].

Quelle joie profonde cette lecture ne causa-t-elle point à Marc-Aurèle! A côté de cette forte doctrine, toute autre étude perdit son intérêt. Désormais les brouillards de la sophistique se dissipaient, les voiles de la rhétorique tombaient, et toutes les splendeurs de la science morale lui apparaissaient. Le souvenir de cette première et vive impression lui resta toujours présent. Ce sont les Dieux, s'écrie-t-il dans une pieuse reconnaissance, qui m'ont offert, entourée de tant de lumière, l'image d'une vie conforme à la nature... Ce sont les Dieux qui m'ont donné de n'avoir pas fait de trop grands progrès dans la rhétorique, dans la poétique et dans les autres études ; j'y fusse peut-être resté captivé, si j'avais vu que j'y réussissais à souhait[53].

Marc-Aurèle, au moment où il écrit ces lignes, sent d'autant plus le bonheur qu'il a eu de rencontrer de bons maîtres qui fussent de vrais philosophes que jamais aucun siècle n'avait été plus fécond en faux philosophes perdus dans une vaine métaphysique ou dans une sophistique plus vaine encore, et que, trompé par leur nom, il eût pu être entraîné par eux dans tous leurs égarements.

Si, à l'origine de ma passion pour la philosophie, je ne suis pas devenu la proie de quelque sophiste, dit Marc-Aurèle, si je n'ai pas perdu mon temps à l'étude des écrivains ou à la résolution des syllogismes, ou à la recherche des secrets des choses célestes, c'est aux Dieux que je le dois[54].

Avec les maîtres qu'il eut le bonheur de rencontrer, Marc-Aurèle devait être mené à une rude et salutaire école QÙ il n'était plus question de jeux d'esprit ni de ménagements d'amour-propre ; le blâme n'y servait plus seule, ment à relever l'éloge ; tout y tendait à fortifier l'âme et à l'armer de toutes pièces pour les devoirs de la vie. Mon vieux Rusticus, disait Fronton à Marc-Aurèle, quoiqu'il fût prêt à donner sa vie, à se dévouer pour ton petit doigt, ne t'accorderait cependant cette gloire du génie qu'avec peine, à regret, et malgré loi[55]. Mais ce maître, si peu disposé à flatter et qui avait si souvent la main si rude, devait aider Marc-Aurèle à acquérir tout ce que Fronton désirait pour son élève, sans pouvoir le lui donner.

En effet, au milieu de toutes les décadences et de toutes les servitudes qui avaient placé si haut le pouvoir impérial, la philosophie seule plaçait quelque chose au-dessus de l'empereur et réclamait la suprême autorité pour la science et la vertu ; seule elle proclamait le règne de la raison éternelle et l'intérêt suprême de l'humanité ; seule elle en appelait au droit et à la nature contra tous les succès et tous les pouvoirs. Les peuples, disait-elle, ne seraient bien gouvernés que si les chefs des peuples suivaient ses maximes. C'était au philosophe qu'il appartenait de commander et d'instruire. Ce n'était pas à lui de venir vers son disciple, fût-il l'héritier du trône ; celui-ci devait venir vers son maître[56]. Parole superbe d'Apollonius de Chalcis, quand Antonin le manda au palais auprès de Marc-Aurèle ; parole dont Antonin eut raison de le railler, mais qui renfermait tout un enseignement : au-dessus des maîtres du monde il y avait ceux par qui ces maîtres pouvaient régner pour le bien du monde, comme au-dessus de toutes les victoires de l'ambition et de la tyrannie il fallait placer le service honnête du bien public ou les défaites triomphantes des défenseurs de la loi.

Telle fut la haute leçon que Marc-Aurèle reçut en particulier du péripatéticien Sévérus et qu'il nous a conservée en ces termes : C'est Sévérus qui m'a fait connaître Thraséas, Helvidius, Caton, Dion, Brutus, qui m'a fait concevoir ridée d'un état libre où règne l'égalité naturelle de tous les citoyens et de leurs droits, et l'idée d'une royauté qui place avant tous les devoirs le respect de la liberté des citoyens[57].

Cette forte éducation politique ne devait pas se borner, pour Marc-Aurèle, à la théorie. Un autre maître le conduisit à la leçon vivante et à la pratique. Pour voir réalisé cet accord si difficile, et que Lucain déclarait impossible, de la liberté et de l'empire, Marc-Aurèle n'eut qu'à ouvrir les yeux autour de lui été voir les bienfaits du gouvernement de son père adoptif. Ce fut une des plus grandes faveurs de sa fortune de vivre sous la loi d'un prince et d'un père qui devait dégager son âme de toute fumée d'orgueil et lui faire comprendre que, même dans un palais, on peut se passer de gardes, d'habits magnifiques, de torches, de statues et de tout autre appareil ; enfin, qu'un prince peut resserrer sa vie presque dans les limites de celle d'un simple citoyen, sans, pour cela, montrer moins de noblesse quand il s'agit d'être empereur et de traiter les affaires de l'Etat[58].

Quand, à l'âge de douze ans, Diognète avait rendu agréables à ses yeux le grabat, la simple peau et tout l'appareil de la liberté philosophique, Marc-Aurèle était déjà initié à l'amour de l'égalité et au service d'une communauté où la raison et la loi seules commandent. Toute l'éducation philosophique et morale qu'il reçut ensuite acheva de le préparer à ce noble rôle de premier serviteur de la liberté publique.

Marc-Aurèle eut de nombreux maîtres de philosophie. La plupart appartenaient à des écoles différentes ; mais la séparation existait plutôt dans la partie métaphysique que dans la partie morale de la doctrine, et tous s'accordèrent à le former, par leurs leçons et par leur exemple, à la même tranquillité d'une âme libre, aux mêmes vertus de la vie sociale. Ce que Marc-Aurèle aime surtout à se rappeler de ses maîtres, et ce qu'il s'attache surtout à imiter, c'est leur calme inaltérable au milieu de toutes les vicissitudes de la fortune, leur douceur mêlée de fermeté, leur résignation, leur humilité et leur bonté empressée à pardonner et à servir.

Préceptes d'Apollonius : Etre libre ; de la circonspection, mais jamais d'hésitation ; nul regard, ne fût-ce qu'un instant, à rien autre chose que la saine raison ; éternelle égalité d'âme au milieu des douleurs aigués, dans la perte de son enfant, dans les longues maladies. J'ai eu en lui sous les yeux un vivant et manifeste exemple de l'union possible dans le même homme de l'extrême fermeté et de la douceur ; même quand il enseignait, jamais la plus légère impatience, En lui j'ai vu un homme qui estimait certainement comme le moindre de ses biens son expérience consommée et son habileté à transmettre aux autres l'intelligence des questions philosophiques. C'est de loi que j'ai appris comment il faut accueillir les bienfaits que croient nous offrir nos amis : n'en soyons pas humiliés, ne refusons pas sans un sentiment de gratitude[59].

Sois maître de toi, disait Maximus ; jamais de versatilité ; de la fermeté dans les maladies, dans toutes les circonstances fâcheuses ; une humeur toujours égale, pleine à la fois de douceur et de gravité ; fais ta besogne obligée, sans témoigner jamais de répugnance. Quand Maximus parlait, tout le monde était convaincu qu'il exprimait sa pensée, et quand il agissait, qu'un but honorable guidait son action. Ne s'étonner de rien, n'être surpris de rien ; ne jamais se presser, mais ne pas montrer non plus d'indolence, d'irrésolution, d'abattement ; point d'alternative de bonne humeur, de colère et de bouderie ; de la bienfaisance, de la générosité dans le pardon des fautes ; jamais de mensonge ; offrir dans sa personne l'image de la rectitude naturelle plutôt que du redressement : tel était Maximus. Nul jamais ne se crut l'objet de son mépris, ni n'osa se préférer à lui ; enfin, c'était par excellence l'homme plein de grâce et d'esprit[60].

Sextus de Chéronée, dit Marc-Aurèle, m'offrit le modèle de ta bienveillance, l'exemple d'une famille gouvernée par l'affection paternelle, l'homme qui comprenait ce que c'est que vivre conformément à la nature. Sa gravité n'avait rien d'affecté ; il savait découvrir avec une inquiète bonté les besoins de ses amis ; il supportait patiemment les sots et ceux qui donnent sans réflexion leur avis. Il s'accommodait à toutes les humeurs ; aussi trouvait-on dans son commerce plus d'agrément que dans toutes les  flatteries, en même temps qu'on se sentait pénétré pour lui d'un profond respect. Il était habile à découvrir, à coordonner clairement, méthodiquement, les préceptes nécessaires à la conduite de la vie. D'ailleurs il ne donna jamais le moindre signe de colère, ni d'aucune autre passion ; il était tout à la fois et libre de toute affection déréglée et le plus aimant des hommes ; sensible au bien qu'on disait de lui y mais ennemi des bruyantes acclamations ; enfin, érudit sans pédanterie[61].

Le sévère Rusticus apprit aussi à son élève à se montrer prompt à l'indulgence et toujours prêt au pardon dès l'instant où ceux, qui l'avaient offensé par leurs paroles ou par leur conduite voulaient revenir à lui[62].

Cette forte et généreuse morale, pleine de sincérité et de bienveillance, fut ce qui attacha si passionnément Marc-Aurèle à l'enseignement de ses maîtres. En comparant leurs exemples à ceux de tant de princes qui l'avaient précédé sur le trône, il ne pouvait s'empêcher de rappeler encore à la fin de sa vie avec une vive émotion les heureuses influences qui l'avaient soustrait à tous les entraînements du pouvoir suprême.

Je dois à mon gouverneur, dit-il, de ne m'être jamais passionné, au Cirque, pour les verts ou pour les bleus, ni pour les petits ou les longs boucliers ; de savoir supporter la fatigue, réduire mes besoins, mettre moi-même la main au travail, ne point me mêler des affaires des autres et laisser chez moi peu d'accès à la délation[63]. Malheureusement nous ne savons pas le nom de ce gouverneur qui s'attacha avec tant de soin à tenir Marc-Aurèle en garde contre les délateurs.

Ce fut Diognète, le même qui l'avait amené à se soumettre à la règle des stoïciens, qui lui inspira la haine des superstitions auxquelles recourait l'âme tourmentée d'un Tibère et d'un Néron. Grâce à lui il demeura incrédule pour ce que les jongleurs et les charlatans content des incantations et de la conjuration des mauvais génies, et il s'occupa de soins plus sérieux que de celui d'engraisser des cailles pour connaître par elles la destinée[64].

Nous verrons, en étudiant la doctrine de Marc-Aurèle, à quelle admirable unité il sut ramener renseignement de ses maîtres. Déjà nous voyons ce qu'il aime à s'en rappeler et à quel objet unique il le rapporte. Il y considère surtout les préceptes qui lui ont appris à la fois à bien vivre et à régner avec justice. C'est surtout à cause de cette forte discipline qu'il se reconnut l'éternel débiteur de ses maîtres. Il les aima toujours et n'omit aucune occasion de s'acquitter envers eux.

Jamais, dit-il dans ses Pensées, je ne me suis laissé aller à aucun manque d'égards envers nul d'entre eux, bien que par ma disposition naturelle j'eusse pu, dans l'occasion, commettre quelque irrévérence ; mais la bienveillance des dieux n'a pas permis que la circonstance se présentât où je serais tombé dans celte faute[65]. Malgré mes fréquents dépits contre Rusticus, je n'ai jamais passé les bornes, ni rien fait dont j'aie en à me repentir. Grâce aux Dieux je me suis hâté d'élever ceux qui avaient soigné mon éducation aux honneurs qu'ils semblaient désirer. Je ne les ai point laissés, tout jeunes qu'ils fussent encore, sur la simple espérance que pins tard j'y songeais[66].

Nous savons l'étroite intimité dans laquelle Marc-Aurèle vécut avec Fronton, et les dignités que Fronton dut à son élève. Marc-Aurèle eut pour Rusticus une vénération profonde ; il le consultait sur toutes les questions de paix et de guerre ; il le saluait avant les préfets du prétoire ; il le nomma deux fois consul, et demanda pour lui des statues au sénat[67].

Marc-Aurèle sut aimer ses maîtres, sans jamais faire naître entre eux la moindre jalousie ; il sut même souvent les rapprocher au nom de la commune affection qu'il leur portait. Ce qu'il y a de plus admirable dans toutes tes vertus, lui dit Fronton dans une de ses lettres, c'est que tu lies tous tes amis par la concorde ; et cependant je ne dissimulerai pas que cela est plus difficile que d'apprivoiser les bêtes féroces avec la cithare[68].

Nous avons une preuve de cette difficulté et des bienveillants efforts de Marc-Aurèle dans une lettre admirable qu'il écrit à Fronton pour l'engager à user de modération dans son plaidoyer contre Hérode, caractère difficile, dont Marc-Aurèle lui-même avait eu souvent à souffrir, et auquel il pardonna toujours.

Je sais que tu m'as souvent dit que tu étais à la recherche de ce qui pourrait m'être le plus agréable. L'occasion se présente : tu peux aujourd'hui augmenter mon amour pour toi, si toutefois il peut être augmenté. L'audience approche où Ton parait disposé non-seulement h entendre favorablement ton discours, mais aussi à se faire un malin plaisir de ton indignation, et je ne vois personne qui ose te donner d'avis à ce sujet : car ceux qui sont le moins tes amis aiment mieux te voir agir un peu légèrement, et ceux qui le sont le plus craignent de paraître trop affectionnés à ton adversaire y s'ils te détournent d'une accusation qui t'appartient bien ; ils ne supportent pas non plus, si tu as préparé sur ce sujet quelque, morceau brillant, l'idée d'empêcher par leur conseil que tune le prononces. Pour moi, que tu me regardes comme un conseiller téméraire, ou comme un enfant bien hardi et trop bienveillant pour ton adversaire, cela ne m'empêchera pas de te dire tout bas mon conseil sur ce que je croirai le plus convenable. Mais que parlé-je de conseil, moi qui demande cela de toi, et qui te le demande avec instance, et qui, si je l'obtiens, promets en échange une entière reconnaissance ? Quoi, diras-tu, si je suis provoqué, je ne le payerai pas des mêmes paroles ! Mais pour toi quelle plus belle occasion de gloire que de ne pas répondre, même provoqué ? Il est vrai que si c'est lui qui commence, on pourra jusqu'à un certain point te pardonner de lui avoir répondu ; mais je lui ai demandé qu'il ne commençât point, et je crois l'avoir obtenu. Car je vous aime l'un et l'autre, et chacun en raison de ses mérites. Je sais qu'il a été élevé dans la maison de mon aïeul Calvisius, et que moi j'ai été instruit par tes soins. C'est pourquoi j'ai extrêmement à cœur que cette affaire trop odieuse s'arrange bien. Je souhaite que tu approuves ce conseil : car tu approuveras l'intention. Pour moi, j'ai préféré montrer moins de sagesse en écrivant que moins d'amitié en me taisant[69].

Cette lettre, si fine à la fois et si touchante, n'est pas la seule où Marc-Aurèle cherche à rapprocher Fronton et Atticus. La patience du premier semblait devoir encore céder au mauvais vouloir du second ; Marc-Aurèle lui écrit avec plus d'instance et avec les paroles les plus séduisantes : Pour Hérode, continue, je t'en prie, pousse-le à bout, comme dit notre Quintus, par une obstinée obstination. Hérode t'aime, et moi j'en fais autant, et quiconque ne t'aime point ne comprend point avec son esprit, ne voit point avec ses yeux ; je ne dis rien des oreilles, car toutes les oreilles sont esclaves de ta voix[70].

C'est surtout en les aimant, en ne négligeant aucune occasion de dire et de faire ce qui pouvait leur être agréable, que Marc-Aurèle témoigna à ses maîtres sa profonde gratitude. Cependant l'hommage le plus précieux qu'il leur rendit, ce fut sa vertu même, si haute et si pure glorification de leur enseignement.

Au moment de son avènement à l'empire ses années, comme ses études, faisaient de lui un modèle parfait de sagesse et de politique[71], et chacun de ses maîtres aurait pu s'associer à ces paroles que lui adressait alors avec attendrissement et bonheur son vieux maître d'éloquence : Je te vois, Antonin, prince aussi accompli que je l'ai espéré, aussi vertueux que je l'ai souhaité, aussi tendre pour moi que je l'ai voulu, aussi éloquent que tu l'as voulu toi-même[72].

La mort de chacun de ses maîtres fut pour Marc-Aurèle un deuil de famille et comme la mort d'un père. Antonin le Pieux encourageait lui-même son fils adoptif dans cette noble tristesse, témoignage de sa reconnaissance et de la bonté de son cœur. Le jeune prince pleurait la mort d'Apollonius ; les courtisans cherchaient à arrêter ses larmes ; l'empereur prononça alors ces belles paroles : Laissez-le être homme ; ni la philosophie ni le pouvoir ne dispensent d'avoir du cœur[73].

Marc-Aurèle poussa plus loin encore le culte de ses maîtres. Suivant Capitolin, il avait leur buste en or dans son oratoire (in larario suo), et il allait lui-même sacrifier sur leurs tombeaux toujours ornés de fleurs[74]. Sans croire à l'immortalité des âmes, sans se représenter la Divinité sous des traits déterminés, Marc-Aurèle croyait à la sainte et mystérieuse communauté des intelligences, et il honorait dans ses maîtres comme dans les dieux ce quelque chose de suprême qu'on nomme l'esprit. Plein d'admiration et de foi, il remerciait la raison éternelle de s'être communiquée à lui par de tels interprètes, et il l'implorait pour demeurer toujours digne et d'elle et d'eux.

 

Jeunesse de Marc-Aurèle. — État de la société.

 

Marc-Aurèle prît la toge virile à l'âge de quinze ans (156), et aussitôt il fut fiancé à la fille de L. Cejonius Commodus, l'héritier désigné du trône[75].

Peu de temps après il fut nommé préfet de Rome pendant les féries latines. Il fit briller dans ces fonctions, qu'il remplissait pour les magistrats ordinaires et dans les festins que l'empereur Adrien l'avait chargé de donner, une grande magnificence[76].

Lucius César étant mort (158), Adrien dut songer de nouveau à se donner un successeur. Trouvant Marc-Aurèle trop jeune, car il n'avait que dix-sept ans, il choisit Antonin le Pieux, mari de la tante de Marc-Aurèle, mais à condition qu'Antonin adopterait Marc-Aurèle, et celui-ci Lucius Commode... Marc-Aurèle fut plus chagrin que joyeux d'apprendre qu'Adrien l'avait adopté, et ce fut à regret qu'il quitta les jardins de sa mère pour le palais de l'empereur. Les personnes de sa suite lui ayant demandé pourquoi cette glorieuse adoption le rendait triste, il leur représenta les maux attachés au souverain pouvoir[77].

Pour comprendre la tristesse et les hésitations de Marc-Aurèle, il faut se figurer ce qu'était alors l'état de la société romaine : la dépopulation des provinces, la diminution croissante de la classe libre, la multitude des esclaves et des affranchis j le long règne des délateurs, rabaissement des caractères livrés à toutes les superstitions, la dépravation des mœurs, les sacrifices que le pouvoir devait faire à la populace et à l'armée, ses appuis principaux et nécessaires, le danger d'une autorité absolue et sans contrôle, et la difficulté d'introduire les réformes que réclamait le bien public.

Depuis le règne de Trajan les progrès du mal pouvaient paraître suspendus, mais les yeux les moins clairvoyants devaient voir qu'il subsistait toujours. — A la cour les sages conseillers étaient en petit nombre, et, malgré leur sagesse et leur amitié pour le prince, ils n'osaient le plus souvent offrir leurs conseils que sous la forme de l'éloge. Le plus grand nombre des courtisans ne voyait dans le prince que le dispensateur du pouvoir et de la fortune, et ses faiblesses leur semblaient la voie la plus sûre pour arriver à la faveur. D'ailleurs, le prince eût-il été élevé par sa prudence et par son caractère au-dessus de la flatterie, combien n'y avait-il point entre les solliciteurs et lui d'intermédiaires plus accessibles à tous les genres de séduction et près de qui la servilité restait la condition du succès.

Toutes les bassesses des courtisans de Louis XIV auprès des laquais du roi et de ses bâtards, toutes les petitesses et les misères peintes par La Bruyère et par Saint-Simon, ne semblent qu'une image affaiblie de l'asservissement honteux des Romains aux confidents ou aux affranchis des empereurs. Tacite, qui avait vu de près ces maîtres revêtus d'un pouvoir emprunté et leurs infâmes complaisants, nous dit à quel prix on obtenait sa part dans la distribution des grâces. Quand l'odieux ministre délibère quittait un moment Caprée pour se laisser entrevoir sur le rivage de la Campanie, les sénateurs, les chevaliers, la foule, accouraient. Mais l'abord de Séjan était plus difficile que celui de l'empereur : il fallait, pour arriver jusqu'à lui, des intrigues et des cabales. Cependant tous campaient pêle-mêle sur le rivage on dans les champs, nuit et jour, subissant également les faveurs et les dédains de ses portiers, jusqu'à ce que cela même leur fût interdit. Ils revenaient, les uns consternés de n'avoir obtenu ni un mot ni un regard, les autres heureux d'une amitié feinte, qui touchait peut-être à un fatal dénouement[78].

Celle servilité n'avait fait que s'accroître sous les successeurs de Tibère. Epictète la présente sous des traits plus amers encore.

Un tel ne travaille toute sa vie qu'à amasser du bien et à s'avancer. Dès qu'il est levé, il pense comment il pourra faire sa cour à un domestique du prince et à un baladin qui en est aimé ; il rampe devant eux, il les flatte, il leur fait des présents. Dans ses prières et ses sacrifices, il ne demande aux dieux que de leur plaire. Tous les soirs, il fait son examen de conscience : En quoi ai-je manqué ? Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je omis de ce que je devais faire ? Ai-je négligé de dire à mon seigneur telle flatterie qui lui aurait plu ? Ai-je laissé échapper imprudemment quelque vérité qui aurait pu lui déplaire ? Ai-je omis d'applaudir à ses défauts et de louer telle mauvaise action qu'il a faite ? Si par hasard il est échappé à ce flatteur une parole digne d'un homme de bien et d'un homme libre, il se gronde, il en fait pénitence, et se croit perdu. Voilà comme il s'avance, comme il amasse du bien[79].

Félicion était un sot à qui personne ne daignait adresser la parole. Le prince lui donna le soin de sa chaise percée. Voilà Félicion homme important et homme d'esprit. Chacun dit : Félicion a parlé aujourd'hui d'une façon admirable !Eh ! mon ami, attendons un peu : que le prince lui ôte seulement le soin de sa chaise, il redeviendra promptement un sot[80].

Encore un autre trait semblable qui te donnera une juste idée du courtisan. Epaphrodite, capitaine des gardes de Néron, avait un esclave qui était cordonnier de son état, mais si sot et si malhabile que, ne pouvant en faire aucun usage, il le vendit. Un domestique de Néron l'achète, et, par hasard, cet esclave devient le cordonnier du prince et son favori. Dès le lendemain, Epaphrodite est le premier à lui faire la cour. Nous ne voyons plus Epaphrodite : il est enfermé des journées entières avec cet homme qu'il avait vendu comme impropre à tout[81].

A quel point ne fallait-il pas s'avilir pour oser être l'obligé de pareils parvenus. Aussi avec quel dédain Épictète proteste contre les ministres de leur honteuse fortune : Tu as obtenu le consulat et tu es gouverneur de province. Par qui ? Par Félicion. Et moi, je ne voudrais pas vivre, s'il me fallait vivre par le crédit de Félicion, et supporter son orgueil et son insolence d'esclave : car je sais ce que c'est qu'un esclave que sa fortune aveugle[82].

Les hommes libres rivalisaient d'ailleurs de servilité avec les esclaves et les affranchis. Dès qu'on entrait à la cour, on perdait le privilège de sa liberté : car on dépendait d'un maître qui pouvait tout donner et tout reprendre. Attendant tout de la faveur du prince et rien de soi, même, on laissait sa nature s*abandonner à toutes les faiblesses qui l'asservissent, et on ne lui demandait plus aucun des efforts généreux qui font la dignité du caractère. La fatalité de cette condition et de ses suites se trouve encore mise en pleine lumière dans cette énergique argumentation d'Epictète :

Pour juger si un homme est libre, ne regarde point à ses dignités : car, au contraire, plus il est élevé, plus il est esclave. — Mais, diras-tu, j'en vois qui font tout ce qui leur plaît. — Je le veux. Mais je t'avertis que c'est un esclave qui jouit pendant quelque temps du privilège des Saturnales, et dont le maître est absent. Attends que la fêle soit passée ou son maître revenu, et tu verras. — Qui est son maître ?C'est tout homme qui a le pouvoir de lui donner et de lui ôter ce qu'il désire[83].

Quoi, chétif philosophe, me dit un grand seigneur qui se pique d'être libre et indépendant, tu oses me dire esclave, moi dont les ancêtres ont été libres, moi qui suis sénateur, qui ai été consul, et qui me vois le favori du prince ?Grand sénateur, prouvez moi que vos ancêtres n'ont pas été dans le même esclavage que vous. Mais, je le veux, ils ont été généreux, et vous êtes lâche, intéressé, timide ; ils ont été tempérants, et vous vivez dans une débauche affreuse. — Qu'est-ce que cela fait à la liberté ?Beaucoup : car appelez-vous être libre faire ce qu'on ne veut pas ?Mais je fais tout ce que je veux, et personne ne peut me forcer que l'empereur, mon maître, qui est maître de tout. — Grand consul, nous venons de tirer de votre bouche cette confession, que vous avez un maître qui peut vous forcer. Qu'il soit maître du monde, cela ne vous laisse que la triste consolation d'être esclave dans une grande maison et parmi des millions d'autres esclaves[84].

Ce terrible aveu, arraché par Epictète au plus haut des dignitaires de Rome, nous donne le secret de la cour et celui de la société romaine. Prêt, pour plaire au prince, à avoir tous les vices, on n'avait plus de vertus sans son ordre. Comme l'esclave dont il était fier de se reconnaître le disciple, Marc-Aurèle a vu ce mal incurable de son siècle, et peut-être aussi a-t-il compris qu'il tenait à l'empire. Dans les paroles violentes d'Epictète on sent la révolte intérieure de l'esclave qui a servi chez quelqu'un des courtisans de son temps. Dans les plaintes de Marc-Aurèle nous ne trouvons que la tristesse profonde et l'ironie douloureuse du maître du monde condamné à la misérable gloire de commander à de pareils sujets, et qui ne saurait les changer.

Quelle espèce d'hommes sont ceux qui en gouvernent d'autres avec orgueil, s'emportant et traitant de haut en bas leurs inférieurs ? Un peu auparavant ils faisaient bassement leur cour. Et pourquoi ?[85] Quelles têtes ! Quels objets d'attachement ! Et pour quels motifs ils aiment et honorent ! Mets le prix à ces petites âmes toutes nues. Lorsqu'ils s'imaginent faire un grand mal en blâmant et un grand bien en louant, qu'ils font voir d'arrogance ![86] Quelle est leur conduite au lit, à table, ailleurs ; surtout à quelles nécessités leurs opinions les asservissent ! Et dans cette bassesse combien de faste ![87] Ces gens-là se méprisent, et se caressent. Ils cherchent à se supplanter, et se font des soumissions[88].

Marc-Aurèle semble n'avoir écrit ces paroles dans ses pensées que pour se tenir en garde contre l'orgueil du pouvoir suprême ; mais sans doute il songeait davantage encore à se prémunir contre les jugements et les conseils d'un semblable entourage. Malheureusement, si l'exemple des courtisans était trop bas pour être dangereux, Marc-Aurèle trouvait sur le trône même un exemple plus fatal. Sans remonter aux princes qu'il connaissait par l'histoire et dont le nom était encore répété avec horreur, plus près de lui, et sous des formes plus élégantes ou bien associées au mérite le plus respectable, ne trouvait-il pas bien des folies et des faiblesses ? Qui rassurait qu'il saurait se conserver plus pur et qu'il échapperait toujours aux entraînements du pouvoir suprême et à la corruption générale ? Les détails que Spartien nous donne sur Adrien et sur L. Cejonius Commodus, qu'Adrien avait choisi pour son successeur à l'empire, dont il avait fiancé la fille à Marc-Aurèle et dont le fils Elius Verus devait partager avec celui-ci le pouvoir suprême, contiennent les plus instructives et les plus tristes révélations[89].

Heureusement la santé du favori ne répondit pas aux intentions du prince : Verus mourut avant Adrien. Mais il laissa un fils qui devait avoir toutes les qualités aimables de son père, et aussi son goût effréné de plaisir. Et Adrien, après avoir fait élever des statues colossales à Elius dans tout l'univers et des temples dans quelque villes, voulut qu'Antonin le Pieux adoptât non-seulement Marc Aurèle, mais aussi le fils de Verus son neveu... Il faut, disait-il, que l'Etat ait quoi que ce soit de ce Verus[90].

Marc-Aurèle avait pu voir quelques-unes de ces folies ; au moins le bruit avait dû en venir jusqu'à lui. Quelle honte si un jour il compromettait lui-même à ce point la dignité impériale ! Il avait bien résisté longtemps à toutes les séductions du plaisir et de la volupté ; mais devait-il se croire invincible, et jusqu'où, pouvant tout, ne se laisserait-il pas entraîner par un premier égarement.

Bien qu'il n'eût passé que peu de temps dans la maison de la concubine de son aïeul[91], il y avait été témoin sans doute de scènes qui, sans être d'abord comprises par son intelligence, étaient da moins restées dans sa mémoire, pour troubler ses sens au moment de leur premier éveil. La preuve que ce séjour lui avait été funeste, c'est que Marc-Aurèle remercie les dieux qu'il ne se soit pas prolongé. Il semble qu'il eût reconnu cette pente fatale qui de la débauche précipite dans la cruauté. Adrien lui-même n'avait-il point ordonné plus d'une mort que n'exigeait point la justice. Si Antonin avait donné d'autres exemples et avait frappé de réprobation les mœurs grecques, les temples de cette corruption déifiée demeuraient toujours debout[92]. Quelque courageuse, quelque longue qu'eût été sa résistance contre ces séductions grossières, Marc-Aurèle avait senti l'atteinte du mal dont se mourait la société romaine ; au moment d'être appelé à l'empire, il dut redouter de porter sur le trône le scandale de semblables passions et tout ce qu'elles pouvaient amener avec elles. Bien qu'il dût plus tard démentir ces craintes par sa vie entière, nous savons cependant, par le propre témoignage de Marc-Aurèle, que ces craintes n'étaient pas sans fondement. Après avoir conservé pure la fleur de sa jeunesse, après avoir différé pour se faire homme au delà de l'âge ordinaire, il dut un moment succomber. Sa nature, trop violemment comprimée au dedans, trop fortement excitée du dehors, éclata malgré ses maîtres et malgré sa bonne volonté. Si, après m'être abandonné, nous dit-il, aux passions de l'amour, je me suis entièrement guéri de cette maladie funeste, c'est aux dieux que je le dois[93].

Ne nous arrêtons pas sur ces jours d'oubli qui devaient avoir pour Marc-Aurèle un grand enseignement, et dont. le souvenir, conservé par lui seul, disparaît pour l'histoire dans l'éclat de sa vie entière. Quelles que furent ses fautes, il sut les tourner à son profit et au profit de ses semblables. Sans briser sa confiance en la vertu et son amour pour elle, elles durent le faire réfléchir sur sa faiblesse et le détourner de tout orgueil et de toute

rance; elles le rendirent plus attentif sur lui-même et plus indulgent pour les autres. D'ailleurs, il fit mieux que les regretter, il sut en effacer entièrement toute trace dans sa vie.

Seulement, si les plus fortes doctrines et les meilleurs maîtres étaient impuissants à retenir dans de justes bornes une nature plus distinguée, et plus heureusement douée que les autres, que ne fallait-il pas craindre du pouvoir' suprême où l'on ne semblait monter que pour plaire à la plus grossière et à la plus vile multitude. Partout le peuple domine et l'emporte, disait Fronton à son élève ; ainsi donc c'est sur le goût du peuple que tu régleras tes actions et tes paroles[94].

Ce peuple roi, dont l'empereur était le délégué et le ministre, n'était plus que l'ombre d'un grand corps. Loin d'être la force de l'empire, il n'était plus pour lui qu'une charge et un danger. Il fallait le nourrir et l'amuser, de peur que l'ennui ou la faim ne le poussât aux plus terribles excès. Comme Néron, l'un de ses favoris, il avait des goûts d'artiste, mais où dominait la férocité. Il voulait des fêtes, mais où le sang des bêtes coulât mêlé au sang des hommes[95]. A la place des débats politiques il y avait les factions du cirque, passionnées pour un mime ou pour un gladiateur. Pour plaire à ces éternels spectateurs; dont la vie se passait sur les gradins de l'amphithéâtre, le prince devait descendre lui-même sur la scène ou dans l'arène. C'était le voeu populaire, c'était la manière dont le peuple voulait être servi. A défaut de la dignité impériale, ainsi humiliée pour son plaisir, il fallait livrer au peuple le spectacle de sénateurs on de dames romaines jouant des rôles de comédiens ou de danseurs. L'une des premières obligations du prince était d'assister aux jeux; il n'avait pas le droit d'y être indifférent, il devait partager les enthousiasmes de la multitude, et, comme elle, se prononcer pour tel cheval ou tel cocher. Quand Verus, le partisan des verts, entrait dans la loge impériale paré de leurs couleurs, il était accueilli avec des applaudissements. Des murmures, au contraire, éclataient quand Marc-Aurèle, pendant une représentation, prenait des notes, faisait une lecture ou prêtait l'oreille à un rapport[96]. Cette indifférence semblait au peuple une insulte. Il l'avait déjà fait sentir, il y avait près de deux siècles, à César, et l'héritier du dictateur, Auguste, jaloux de sa popularité, avait toujours su éviter au peuple le spectacle des affaires transporté au milieu de celui des jeux[97]. Ces exigences, trop bien entretenues depuis par les folles condescendances de plusieurs empereurs, étaient devenues la plus violente tyrannie. La justice elle-même ne semblait prononcer ses arrêts que pour livrer des victimes à l'avidité sanguinaire du peuple. L'exécution des coupables était devenue l'ornement principal de la fête éternelle. Sur le moindre caprice d'un maître cruel ou avare, les esclaves laves étaient vendus pour combattre dans l'arène ou pour être livrés aux bêtes avec les malfaiteurs. Une Ibis en présence de la multitude, condamnés et esclaves n'avaient qu'une voie de salut : c'était (l'attendrir les spectateurs, leurs bourreaux, à force de coups hardis et de mépris de la mort. Quand le peuple demandait la grâce Ou la liberté pour le gladiateur qui avait réussi à lui plaire, c'était une volonté souveraine devant laquelle la volonté du prince devait céder, ainsi que tout intérêt de morale et de justice.

A chaque avènement, à chaque adoption, à chaque événement heureux de la vie des empereurs, il fallait donner un congiaire au peuple et de l'argent aux soldats. Le peuple et l'armée étaient en effet les principaux soutiens de l'empire. C'était le peuple lassé de la république et des guerres civiles qui avait voulu le nouveau gouvernement; c'était l'armée qui aidait à le maintenir.

Pour payer cette multitude de défenseurs, on était forcé d'établir chaque jour de nouveaux impôts et de faire peser chaque jour davantage le joug de l'administration sur des provinces déjà épuisées, où la population allait sans cesse diminuant et où il n'y avait plus de bras pour l'agriculture et l'industrie. Les chefs des municipalités, responsables de la levée des contributions, se ruinaient pour combler le déficit des recettes et déjà ils cherchaient à se soustraire au dangereux honneur de leur dignité. En même temps les lois commençaient à se multiplier pour rattacher à la cité ceux qui devaient répondre des ressources du trésor.

Cependant les moeurs de Rome s'étaient répandues dans les provinces, dans chaque ville le peuple réclamait ses distributions et ses fêtes. La principale charge imposée aux gouverneurs et aux magistrats était partout la dépense des jeux. Un changement de résidence ou l'exil même ne pouvait soustraire à une semblable obligation, une fois qu'elle avait été contractée[98].

Ces plaisirs perpétuels semblaient faire oublier au monde tous les intérêts pour lesquels on avait autrefois combattu. Ils achevaient surtout de détruire ce qui aurait pu subsister des anciennes coutumes. Esclaves et gladiateurs se vengeaient de leur servitude et de leur mort par la contagion de leur immoralité. La vie devenait une orgie où tout allait s'engloutir et se confondre : antiques institutions, distinction naturelle du sexe et de l'âge, comme les distinctions civiles de rang et de classe, d'origine et de nationalité.

Les barbares avaient envahi les légions, les magistratures et jusqu'aux dignités du palais impérial ; les esclaves et tes affranchis avaient achevé de se rapprocher de leurs maîtres par la communauté de corruption. Le respect de l'antimite paternelle et de la vieillesse avait péri dans les débauches où se perdait l'antique dignité des ancêtres. La famille était ruinée par l'introduction des concubines étrangères et par l'abus du divorce. En vain on avait multiplié et rendu plus sévères les lois contre le célibat; les empereurs étaient forcés de distribuer à tous les privilèges réservés au mariage et à la paternité. Les faibles n'étant plus protégés par les moeurs, il fallait aussi rendre des lois nouvelles pour les soustraire à tous les genres de tyrannie. Malheur en effet à qui ne savait point se faire craindre, et ne pouvait pas se défendre. Chacun était prêt à sacrifier des intérêts que ne protégeait plus la conscience publique. Chacun ne reconnaissait pour règle que le caprice ou l'avidité d'un égoïsme voluptueux.

L'excès même du mal devait amener une réaction nécessaire, et faire triompher un esprit nouveau dont les signes apparaissaient déjà de toutes parts et par lequel la société allait se trouver transformée. Mais à quelle époque et au nom de quel principe cette transformation aurait-elle lieu, nul ne pouvait le dire encore, tant cette époque était tourmentée de luttes et d'agitation, tant les âmes livrées à toutes Tés contradictions se précipitaient avec une fureur aveugle dans toutes les croyances et dans toutes les superstitions.

L'ancienne religion de Rome ne retenait plus les esprits que Par un lien tout officiel. On s'obstinait à croire aux anciens dieux comme on croyait à la fortune de l'empire, comme on croyait à la divinité des empereurs. Mais comment avoir foi encore au polythéisme après toutes les railleries dont il avait été l'objet depuis Cicéron ? Comment adorer tant de dieux nouveaux inconnus hier et qui apparaissaient aujourd'hui dans l'Olympe à tous les coins de l'horizon tant de dieux que l'esprit d'abstraction formait chaque jour[99], tant de dieux surtout morts la veille, comme Claude ou Antinoüs, dans leur imbécillité ou dans leur honte[100] ?

Seulement la corruption avait tellement énervé les âmes, que la plupart, incapables de s'élever à une foi plus haute, se rattachaient par un reste d'habitude et par une sorte de désespoir à toutes les pratiques d'un culte auquel elles ne croyaient plus

Jamais la piété n'avait été plus ardente, jamais on n'avait fatigué autant d'autels de supplications furieuses el d'invocations désespérées. Il n'y avait pas de croyance, si grossière qu'elle fût, qui n'eût de nombreux adorateurs. Plus un culte était mystérieux et sensible, plus il attirait, plus il frappait les esprits de la foule. On courait aux temples d'Isis et de Sérapis. On suivait les prêtres ambulants de la déesse de Syrie ; on achetait leurs amulettes et leurs prières[101]. A défaut de croyance, on avait une immense crédulité. Les mathématiciens, les mages, les astrologues exploitaient partout, dans les campagnes, comme dans le palais du prince, la plus grossière superstition[102]. Jamais n'avait régné une ardeur religieuse plus maladive, jamais l'esprit humain n'avait autant suivi en aveugle les lueurs les plus trompeuses.

Un souffle de mysticisme, venu de l'Egypte et de l'Orient„ avait partout répandu le culte du mystère et l'attente de l'inconnu. Il avait surtout agi sur des âmes énervées par le plaisir et dégoûtées de la vie réelle. Que restait-il en effet aux Epicuriens grossiers que rien n'avait pu satisfaire, si ce n'est un vague désir et une vague espérance? Leur Dieu était en dehors de toutes choses, et on ne pouvait entrer que par l'anéantissement dans son éternel repos. Mysticisme et épicurisme s'accordaient à condamner la vie du monde et à détacher l'homme de l'action. L'un et l'autre conspiraient à achever l'oeuvre commencée par la corruption des moeurs et à compléter la grande dissolution de la société romaine.

Restaient en présence deux doctrines, semblables par beaucoup de points, mais différentes par leur principe et par leur fin. L'une avait toute la plénitude de son développement et l'autre était encore en voie de formation; l'une était une philosophie et l'autre une religion ; l'une s'adressait à la raison et l'autre à la foi; l'une renfermait la destinée de l'homme dans ce monde et l'autre voyait l'accomplissement de cette destinée dans une autre vie[103] : c'étaient le stoïcisme et le christianisme.

Ces deux doctrines, avec des moyens différents, travaillèrent également l'une et l'autre à relever la condition de l'homme. Seulement l'une voulut peut-être trop, et elle dut échouer; l'autre demanda moins, et elle sut réussir. A l'époque de Marc-Aurèle, le christianisme, moins puissant et moins connu, ne pouvait pas être jugé comme il le fut deux siècles plus tard. Toutes les conditions qui assurèrent son succès auprès de la foule le compromettaient auprès de quelques esprits plus fiers et plus forts, qui croyaient pouvoir exiger davantage de la nature humaine. Et d'ailleurs toutes les théories les plus contraires, toutes les pratiques les plus monstrueuses se présentaient alors sous le nom du christianisme, et il était difficile de distinguer ce qui était véritablement la nouvelle religion[104].

Cependant, voyons la philosophie et le christianisme en présence de la société de cette époque, d'abord parlant leur vrai langage, puis défigurés par de faux philosophes et par de faux chrétiens.

Le stoïcisme proclamait que la raison est le propre de l'homme, que l'homme doit chercher son appui en lui seul, qu'il peut être vertueux s'il le veut, et heureux par la vertu; que la vie est une grande et belle chose, parce qu'elle peut être une grande et belle oeuvre morale. Mais l'humanité avait perdu confiance en elle-même, elle déclarait la vertu impossible et stérile. Il semblait contradictoire, en effet, que l'homme pût ne devoir le bonheur qu'à la vertu quand la corruption et le vice étaient triomphants. Les intelligences étaient troublées et étourdies à la vue des misères de la société et des faiblesses de la condition humaine, et tous s'écriaient que l'homme est condamné à l'ignorance et à l'impuissance, que la vie est un mal et que le bien ne peut se trouver que dans une autre existence.

A ce moment, le christianisme vint dire à ces âmes épuisées de voluptés et poussées aux dernières limites du désespoir : Dieu lui-même a revêtu la forme humaine et a donné sa vie pour racheter l'homme d'une antique condamnation. Par la grâce de ce bienfait infini, l'homme, relevé et à agrandi, ne doit mettre aucune limite à son espérance. Lé bonheur qui lui échappe dans ce monde lui est réservé au sein même de Dieu. Qu'il se détache de la terre et de tout-ce qui la lui fait aimer. La vie d'ici-bas n'est qu'une peine et une épreuve dont la récompense est ailleurs. Il n'y a qu'une chose bonne, c'est de rechercher la souffrance et la mort, afin d'arriver plus sûrement et plus tôt à la vie du ciel, seule vie véritable. Et ce n'est pas une promesse de la sagesse humaine, c'est la parole même de Dieu mort sur la croix.

En entendant cette bonne nouvelle, on comprit, on crut, on eut la foi. On s'attacha à ce Dieu qui avait tant d'amour pour l'homme et qui faisait tant pour lui. On voulut mourir pour être plus tôt porté dans ses bras. Alors commença le culte du renoncement, de l'humilité, de la pauvreté, en même temps que l'amour de la souffrance et la soif de la mort. On aspirait à en finir avec les fausses lumières et avec les besoins de ce monde. On attendait la délivrance, la naissance à la vie véritable; et l'on s'abandonnait à la grâce, suspendu de foi et d'espérance à la croix.

Dans la béatitude éternelle toutes les inégalités doivent disparaître, et toutes les âmes se fondre dans une communauté d'amour. Avec quelle joie, avec quel enthousiasme, tous les opprimés n'acceptèrent-ils point cette doctrine qui satisfaisait leurs besoins de coeur les plus intimes, qui faisait de tous les hommes des frères, des enfants chéris d'un même père et des prédestinés à un bonheur infini ! On ne perdait rien à le croire; on y gagnait tout. Et n'eût-ce été qu'un rêve, mieux valait rêver ainsi que de vivre de la vie réelle.

Pour jouir plus tôt des merveilleuses promesses de la doctrine, on courait à la mort avec une sorte de délire[105]. Pour entrer dans la cité de Dieu on demandait le martyre. On enviait ceux que la mort avait consacrés, on avait hâte de les imiter. On irritait les bourreaux afin d'obtenir d'eux la faveur d'une mort plus prompte. On n'avait peur que de leur pitié, et, en les voyant faiblir, on leur aurait crié comme Polyeucte :

Non, non, persécutez,

Et soyez l'instrument de nos félicités.

On était tellement fatigué de la vie, tellement avide d'autre chose, qu'on crut avec joie un Dieu crucifié, des martyrs qui se faisaient égorger, et une doctrine à laquelle on devait soi-même un immense désir de la mort.

Que pouvait à côté d'un semblable entraînement l'optimisme stoïcien ! Quand la justification de la Providence apparaissait si claire et si lumineuse dans le ciel, il la cherchait péniblement sur la terre. Quand Dieu se donnait à l'homme et lui demandait de tout lui sacrifier, quelle vanité dangereuse de rattacher l'homme à lui-même et au monde par une science déjà éprouvée et condamnée, par une vertu superbe et fatale ! Quel blasphème enfin, quand Dieu avait dit lui-même que son royaume n'est pas de ce monde, de prétendre qu'il ne peu| y avoir rien de mieux que ce qui est, et que la raison gouverne tout !

Comment concilier la folle et sanglante orgie romaine avec le règne de la raison, avec le gouvernement d'un être suprême souverainement bon et souverainement juste, sans un jugement après la mort et sans une vie à venir ? Comment admettre chez l'homme une sagesse triomphante, inaccessible à toutes les attaques de la fortune et capable de demeurer debout au milieu des ruines de l'univers ? Où étaient ces fières intelligences, ces esprits purs, si forts et si insensibles ? L'homme n'était-il pas un être sensible, ayant des attachements, des désirs, des affections, des espérances ? Ne souffrait-il pas dans toutes les parties de son être ? Et quelle compensation à ses souffrances que celte immobile contemplation du mouvement des choses, que cette affirmation que rien n'arrive que ce qui doit arriver, enfin que cette abstraction qui réduit l'homme à la pensée et à la satisfaction de sa conscience !

La contagion de l'orgie avait trop attaché l'homme au corps, instrument de tant de plaisirs. On était prêt à le priver de tout, à le sacrifier même, mais à la condition qu'il y eût pour lui comme pour l'âme une résurrection bienheureuse. Nous attendons de Dieu plus encore, dit saint Justin, nous attendons la résurrection des corps, qui n'est pas plus difficile à Dieu, ni en soi plus incroyable, que la création et la génération humaine dont nous avons l'expérience tous les jours[106].

Il semble que l'idée de la survivance de l'âme dégagée du corps fût une idée trop pure, comme celle du triomphe de l'esprit calme et serein au-dessus de toutes les ruines matérielles et de toutes les décadences morales. Il semble qu'il fallût une autre croyance capable de satisfaire à la fois le désir secret des jouissances sensibles et l'exigence de certaines âmes incapables de séparer de la vie du corps la vie de la pensée.

La philosophie avait le grand tort d'exalter la puissance des idées au moment même où elles semblaient vaincues et impuissantes, de ne s'adresser ni aux sens ni à l'imagination, de ne parler que pour des êtres capables de raison et qui étaient censés n'écouter qu'elle. La vérité qu'elle voyait s'accommodait mal à son auditoire. Ses prescriptions étaient pour des hommes pleins de santé j fortement préparés au culte en esprit et en vérité de l'Intelligence éternelle, dignes d'être émancipés et de vivre libres. Jamais tant de plomb n'avait été attaché aux ailes de l'âme pour la retenir dans la nature sensible. Jamais le monde n'avait langui dans une telle faiblesse et n'avait eu un si grand besoin de tutelle.

La philosophie prescrivait, sans aucune compensation, comme la fin suprême, le culte de l'intelligence et l'accomplissement du devoir. Mais, pour ceux chez qui la passion la plus aveugle et la plus égoïste semblait vivre seule, quel partage, quelle satisfaction, que cette perte volontaire de tout ce qu'ils aimaient, de tout ce qui semblait leur être le plus propre ! Il leur était impossible d'avoir assez de résignation pour tant supporter et tant s'abstenir, s'ils ne devaient pas recevoir de récompense. Une vertu aussi désintéressée n'eût-elle pas été un sacrifice insensé et le plus inexplicable suicide ? C'est la parole même de l'apôtre saint Paul : Si j'ai combattu contre les bêtes à Ephèse par des vues humaines, quel profit en ai-je, si les morts ne ressuscitent point ? Mangeons et buvons, car demain nous mourrons[107]. On voulait espérer le prix de son sacrifice, de même qu'on redoutait avec épouvante des peines sensibles si on s'abandonnait à ce qu'on appelait sa nature. Sans la récompense, la vertu n'était qu'un mot, comme la faute n'était qu'un mot sans le châtiment.

La philosophie tenait un autre langage : Fais comme Jupiter l'a ordonné, sinon tu en ressentiras de la peine, tu en éprouveras du dommage. — Et quel dommage ?Aucun autre que de manquer à ton devoir, de perdre la fidélité, la modestie, l'honneur. Ne cherche pas d'autre dommage plus grand que celui-là[108]. Mais, quand elle parlait ainsi, la philosophie n'était comprise que d'un bien petit nombre ; pour les autres, elle ne semblait énoncer que des paradoxes condamnés par la conscience de tous. Le stoïcisme pouvait donc être le soutien de quelques âmes héroïques et privilégiées ; il ne pouvait pas être la foi ni la règle de la multitude.

Cependant, au second siècle encore, la philosophie servait souvent d'introduction à la religion nouvelle. Justin avait quitté l'école de Platon pour entrer dans l'Eglise chrétienne, et toute sa vie il conserva le manteau de philosophe.

Avant que le christianisme se fût répandu dans le monde, les esprits s'étaient élancés vers la philosophie, le plus souvent sans la comprendre, mais attirés par ses affirmations hardies contre des dieux auxquels on ne croyait plus, et par ses satires amères contre des mœurs dont on commençait à sentir le dégoût et la honte. La philosophie, en se voyant tout à coup tant de disciples, n'en avait reconnu qu'un bien petit nombre qui fussent dignes de la représenter[109]. La plupart étaient de faux philosophes contre lesquels elle protesta, comme le christianisme devait protester contre les hérésiarques qui prenaient le nom de chrétiens.

Toutes les subtilités de l'ancienne sophistique, les jeux de mots les plus puérils, les discussions les plus misérables[110], semblaient tenir lieu de doctrine, et la morale était enseignée partout, excepté dans l'école. — Tout est perdu, en vérité, s'écriait le grammairien Domitius : voilà que les plus illustres philosophes ne s'occupent plus que de la valeur des mots... Moi, grammairien, je m'occupe des préceptes de la morale pratique, et vous autres, vous n'êtes plus, pour parler comme Caton, que des registres mortuaires. Vous recueillez des mots, des frivolités, des obscurités, aussi futiles que les paroles des pleureuses d'enterrement. Ah ! plût aux dieux que nous fussions tous muets ! L'iniquité aurait moins de moyens de se répandre[111].

On sait ce que la société romaine, en adoptant l'épicurisme, avait fait de cette doctrine. Les satires de Lucien et d'Epictète nous font connaître plus amplement que celles de Sénèque et d'Horace les grossièretés et les sottises qui s'étaient produites sous le couvert du stoïcisme.

D'abord, on avait pris un costume grave et sévère pour rompre ostensiblement avec les libertins et les mœurs du siècle. Ce courage généreux avait été honoré partout, même par les moins capables de l'imiter. Il avait été récompensé par de nombreux privilèges. Dès lors, la philosophie devint une position flatteuse pour l'amour-propre et un métier aussi doux pour la paresse que commode pour la sensualité et l'avarice[112]. Dès lors aussi, la philosophie, compromise devant le monde par de semblables représentants, eut ses apologistes, comme le christianisme devait avoir les siens.

Qu'on relise Le Pêcheur de Lucien, on y verra que toutes ses satires contre les philosophes ne sont que la défense de la philosophie. Cette plainte contre les faux philosophes est partout chez les écrivains de cette époque. Aussitôt, dit Epictète, que les hommes se sont revêtus d'un manteau et qu'ils ont laissé croître une longue barbe, ils s'écrient : Je suis philosophe[113].... ...Mais leurs sentiments ne s'accordent point avec leurs discours ; ils ne veulent que faire parade de belles maximes, et, ne pouvant pas même remplir leur rôle d'homme, ils s'attribuent celui de philosophe[114]. Allons, dit-il ailleurs, sectateur de la vérité, de Diogène et de Socrate, que veux-tu faire à Athènes ?Les mêmes choses que les épicuriens.... — Pourquoi donc te dis-tu stoïcien ? Si ceux qui usurpent le nom de citoyens romains sont sévèrement punis, ceux qui se parent faussement d'un nom aussi grand et aussi respectable seront-ils renvoyés absous ?[115]

Apulée exprime presque la même pensée ; Oh ! si la philosophie pouvait, comme Alexandre, interdire au vulgaire de reproduire son image, un petit nombre d'hommes de bien véritablement instruits se donnerait à l'étude de la sagesse ; cette tourbe grossière, ignorante, inculte, ni ? miterait pas les philosophes jusqu'au manteau, et la reine des sciences, qui n'enseigne pas moins h bien vivre qu'à bien dire, ils ne la déshonoreraient pas par un langage et une conduite indignes d'elle[116].

Maintenant voici l'apologie en forme de la philosophie, qui demande à ne pas être jugée sur le nom et sur le costume de ceux qui la représentent, mais sur leurs principes et leurs actions. Quel art est apprécié d'après l'habit et la chevelure ? Chacun n'a-t-il pas ses règles, sa matière et sa fin ? Quelle est donc la matière que travaille le philosophe ? Est-ce son manteau ? Non, mais sa raison. Quelle est sa fin ? Est-ce déporter un manteau ? Non, mais d'avoir une raison droite. Quelle est sa règle ? Prescrit-elle de laisser croître sa barbe ou de porter une ample chevelure ? Non, mais de connaître et d'exercer sa raison. Ne voudras-tu donc pas, avant d'accuser la science du philosophe, examiner s'il remplit son devoir en se conduisant mal ? Cependant, si tu as des mœurs pures, tu t'écries, dès que tu vois la mauvaise conduite du philosophe : Voyez le philosophe ! Voilà les mœurs du philosophe ! Ne devrais-tu pas, d'après cette conduite, affirmer qu'il n'est pas philosophe.... Euphratès disait fort bien que pendant longtemps il s'était efforcé de cacher qu'il était philosophe, et cela, disait-il, m’a été profitable : car j'avais la conscience que tout ce que je faisais de bien ; je le faisais non pour des admirateurs, mais pour moi et pour Dieu. C'est ainsi que Socrate était inconnu à la plupart des hommes, au point qu'une foule de gens venaient à lui pour le prier de les recommander à des philosophes. S'indignait-il comme nous, en disant : Est-ce que je ne te parais pas philosophe ? Loin de là, il les conduisait aux écoles des philosophes et les recommandait lui-même, se contentant d'être philosophe sans le paraître, et la joie qu'il en ressentait l'empêchait d'en avoir du dépit, car il se souvenait de sa tâche[117].

Pour être regardé comme philosophe, la barbe et le manteau semblaient ne pas suffire sans la malpropreté du cynisme ; c'était le complément de l'extérieur philosophique. Épictète arrache cette partie du masque comme les autres. Il ne faut pas, dit-il, que, par son extérieur, le philosophe dégoûte le vulgaire de la philosophie.... S'il se présente avec la figure et l'habit d'un condamné, quelle divinité persuadera jamais de s'attacher à un philosophe, qui rend tels ceux qui le fréquentent.... Quant à moi, j'aime bien mieux qu'un jeune homme que son penchant porte à la philosophie s'approche de moi propre et bien mis, plutôt qu'avec un habit sale et les cheveux en désordre. On voit alors en lui une idée du beau et une tendance vers ce qui est bienséant, parce qu'il dirige ses efforts où il croit le trouver. Il ne reste plus qu'à le lui montrer et à lui dire : Jeune homme, tu cherches le beau, sache seulement qu’il est où se trouve la raison.... S'il se présente à moi plein de crasse et dégoûtant.... que lui dirai-je ? quoi s'est-il attaché qui ressemble au beau, pour rengager à changer et lui dire : Ce n'est pas ici, mais là, que se trouve le beau ? Veux-tu que je lui dise : Le beau ne consiste pas dans la crasse, mais dans la raision ? Mais a-t-il quelque idée du beau ? Retire-toi donc et dispute avec un pourceau[118].

La philosophie était tombée bien bas pour mériter d*être ainsi flagellée. Le récit suivant, emprunté à Aulu-Gelle, achève le tableau tracé dans les satires d'Epictète : Un jour, dit-il, Hérode Atticus, ce consulaire si célèbre par l'élégance de son esprit et par son talent pour l'éloquence grecque, fut abordé en ma présence par un homme vêtu d'un long manteau et avec une longue chevelure et une barbe tombant jusqu'au-dessous de la ceinture ; cet homme lui demanda de l'argent pour acheter du pain. Hérode lui demanda qui il était. L'homme répondit d'un ton fâché et d'un air impertinent qu'il était philosophe. Et je m'étonne, ajouta-t-il, qu'on me demande ce qu'on voit bien que je suis. — Je vois, reprit Hérode, une barbe et un manteau, mais je ne vois point encore de philosophe. Je te prie, dis-nous sans te fâcher à quelles marques tu veux que nous reconnaissions en toi un philosophe. Alors un de ceux qui se trouvaient avec Hérode lui apprit que cet homme était un vagabond, un misérable, un pilier de mauvais lieux, qui avait coutume de mendier et qui poursuivait d'injures grossières ceux de qui il n'obtenait rien. Hérode dit alors : Qu'il soit ce qu'il voudra, mais donnons-lui quelque argent, non comme à un homme, mais parce que nous sommes nous-mêmes des hommes. Et il lui fit donner de quoi acheter du pain pendant trente jours. Puis s'étant tourné vers nous : Le philosophe Musonius, dit-il, fit compter un jour à un homme de cette espèce, qui mendiait en prenant le titre de philosophe, une somme de mille deniers ; et, comme on disait que c'était un vaurien, un misérable, un fripon qui ne méritait aucune pitié, Musonius répondit en souriant : L'argent est donc fait pour lui. Pour moi, je ne ris pas, mais je m'afflige et m'irrite en voyant des êtres aussi vils et aussi abjects usurper le plus saint de tous les noms et s'appeler philosophes. Les Athéniens, mes ancêtres, firent un décret pour défendre de donner aux esclaves les noms d'Harmodius et d'Aristogiton, ces héros qui pour rétablir la liberté frappèrent le tyran Hippias. Ils eussent craint de souiller par le contact de la servitude ces noms consacrés à la liberté : pourquoi donc souffrons-nous que les plus méprisables des hommes avilissent, en l'usurpant, le beau nom de philosophe ?[119]

Par ces différents témoignages, on voit que, si le nom et le costume de philosophe étaient fort répandus, il n'y avait rien de plus rare que la chose. Perdue dans les discussions les plus vaines, rendue ridicule par la folie et la grossièreté de ses représentants, il semblait qu'il ne restât plus à la philosophie qu'à abdiquer et à se détruire elle-même. Elle le fit solennellement à Olympie[120] dans la personne de Pérégrinus, qui avait promis de se brûler vif, et qui tint parole[121]. Cet étrange suicide eut lieu la cinquième année du règne de Marc-Aurèle, bizarre dénouement de la monstrueuse comédie jouée par les sophistes sous le masque de philosophes.

Trompée par tant de folie et de scandale, la multitude devait n'avoir que du mépris pour la philosophie[122], et chercher ailleurs une lumière et une règle de conduite ; sans faire ses réserves, comme les faisait Lucien, elle devait envelopper dans une même condamnation toutes les croyances du polythéisme et toutes les doctrines rendues ridicules par les faux philosophes.

Les premiers chrétiens, pour répondre à l'ancienne civilisation qui leur opposait ses grands penseurs et leur forte doctrine, n'avaient qu'à répéter les paroles mêmes des défenseurs de la philosophie et leurs satires contre les philosophes de leur temps : Qu'est-ce que vos philosophes ont de si grand et de si merveilleux ? demandaient les chrétiens à leur tour. Ils découvrent négligemment une de leurs épaulés, se laissent pousser de longs cheveux, une grande barbe, et portent des ongles comme des griffes de bêtes. Ils publient qu'ils n'ont besoin de personne. Cependant il leur faut un corroyeur pour leur besace, un tailleur pour leur habit, un tourneur pour leur bâton, des gens riches et un bon cuisinier pour leur gourmandise. Toi, cynique, pareil à l'animal auquel tu dois ton nom, tu aboies effrontément devant tout le monde, comme si tu n'avais besoin de rien. Mais, si l'on te renvoie sans te rien donner, tu te venges toi-même, tu charges d'injures les riches, et tu fais de la philosophie un métier[123].

Les chrétiens se trompaient sur le caractère véritable de la philosophie et sur ses bienfaits, comme les philosophes se trompaient sur la vraie nature et sur les bienfaits du christianisme. En effet, si les anciennes doctrines étaient compromises par les exagérations les plus folles et par une conduite grossière et anti-sociale, il en était de même de la doctrine nouvelle, confondue avec les systèmes les plus bizarres et les règles d'association les plus monstrueuses[124].

Les chrétiens étaient obligés de protester contre l'ignorance ou la malveillance, qui prétendait les confondre avec les faux chrétiens, comme Epictète protestait au nom de la philosophie, devant une société fatiguée des philosophes et qui se faisait chrétienne. Les apologistes n'exposaient la foi et la constitution de la nouvelle Eglise que pour empêcher de croire tous ceux qui se disaient chrétiens et qui ne Tétaient point. Ce rapprochement se trouve partout dans les apologies : par exemple, dans saint Justin, qui signale aussi les imposteurs qui se font passer pour les enfants de l'Eglise et que l'Eglise ne veut point reconnaître. Mais, dira quelqu'un, il s'est trouvé des chrétiens coupables ! Cela peut être : car ce nom, de même que celui de philosophe, est commun à une foule de personnes qui ne pensent pas de même[125]... Par exemple, Simon le Samaritain, du bourg de Gitton, ayant fait, du temps de l'empereur Claude, plusieurs opérations magiques par l'art des démons qui le possédaient, a été reconnu pour Dieu à Rome, et honoré comme Dieu d'une statue dressée dans l'île du Tibre, entre les deux ponts, avec cette inscription : A Simon, Dieu saint. La plupart des Samaritains et d'autres en grand nombre continuent de l'adorer. Ménandre, disciple de Simon, a, par les mêmes artifices, séduit beaucoup de monde dans Antioche ; Marcion enseigne encore à présent qu'il faut reconnaître un autre Dieu plus grand que le Créateur. Tous ces gens se disent chrétiens[126].

Toutes les superstitions, les erreurs, les grossièretés, les folies, se produisant à la fois, pour se faire accepter elles s'emparèrent des deux noms consacrés par la vénération publique, et elles luttèrent en aveugles, les unes sous le nom de la philosophie, les autres sous celui du christianisme. C'était une lutte terrible et mystérieuse, dont on ne pouvait prévoir le terme, tant il y avait en présence d'intérêts, de passions, de mauvaise foi et d'ignorance.

Cependant les âmes religieuses se portaient en foule vers la foi nouvelle, dans laquelle elles ne voyaient que la condamnation et le remède de tous les maux de la société. Un petit nombre d'âmes seulement, au lieu de se précipiter vers le nouveau et l'inconnu, se rattachaient de toutes leurs forces à l'antique tradition de l'école socratique et au culte de leur propre pensée, pleins de l'espoir d'y trouver à la fois le secret de la Providence divine et du salut de la société. Marc-Aurèle fut une de ces âmes.

 

 

 



[1] J. Capitolin, M. Antonin le Philosophe, § 1. — Fronton, Lettres à M. César, trad. d'A. Cassan, l. II, ép. 2.

[2] J. Capitolin, ibid.

[3] J. Capitolin, ibid., § 5.

[4] Pensées de Marc-Aurèle, trad. d'Alexis Pierron., l. I, 4.

[5] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 1.

[6] J. Capitolin, Antonin le Pieux, § 9.

[7] Front., lieu cité, l. IV, ép. 6.

[8] Id., ibid., ép. 5.

[9] Id., ibid., l. II, ép. 17.

[10] Front., Lettres à Marc Antonin, l. II, ép. 4.

[11] Front., Lettres sur les féries alsiennes, ép. 3.

[12] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 4. — Fronton, Lettres à M. César, l. IV, ép. 5.

[13] Dion Cassius, l. LXXI.

[14] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 2.

[15] Id., ibid., § 3.

[16] Id., ibid.

[17] Pensées de M. Aurèle, l. I, 10.

[18] Front., Lettre à M. César, l. I, ép. 5.

[19] Id., ibid., ép. 7.

[20] Id., ibid., l. II, ép. 1.

[21] Id., ibid., ép. 5.

[22] Front., Lettre à M. César sur l'éloquence.

[23] Id., ibid.

[24] Id., ibid.

[25] Voir l'Eloge de la fumée et de la poussière, celui de la négligence.

[26] La plus noble de ces raisons se trouve dans ces mots de Cicéron : Eloqui copiose, modo prudenter, melius est quam vel acutissime sine eloquentia cogitare : quod cogitatio in se ipsa vertitur, eloquentia complectitur eos quibuscum communitate juncti sumus. (De officiis, I, 44.)

[27] Front., Lettres à M. César, l. IV, ép. 3. En louant beaucoup Cicéron, Fronton lui reproche de n'avoir pas donné assez de soins à la recherche des mots. Il n'y a que Caton et Salluste, ajoute-t-il, qui se soient livrés à cette délicate et périlleuse étude.

[28] Front., Lettres à M. César, l. III, ép. 12.

[29] Pensées de Marc-Aurèle, l. I, II.

[30] Front., Lettres à M. César, l. IV, ép. 13.

[31] Id., ibid., l. III, ép. 16.

[32] Id., ibid.

[33] Id., ibid., ép. 7.

[34] Id., ibid., ép. 8.

[35] Id., ibid., l. II, ép. 8.

[36] Id., ibid., l. V, ép. 22.

[37] Id., ibid., ép. 27.

[38] Id., ibid., ép. 28.

[39] Id., ibid., ép. 59.

[40] Id., ibid., l. III, ép. 41.

[41] Id., ibid., l. II, ép. 9.

[42] Id., ibid., ép. 7.

[43] Id., ibid., l. V, ép. 1.

[44] Id., ibid., ép. 2. — L. III, ép. 21. Voici que je ne dors pas, dit-il en terminant une lettre à son maître qu'il écrit le soir, je vais tâcher de dormir, pour que tu ne te fâches pas.

[45] Id., ibid., l. II, ép. 9.

[46] Id., ibid., ép. 16.

[47] Id., ibid., l. V, ép. 59.

[48] Id. Lettres à M. Ant., l. II, ép. 1.

[49] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 7.

[50] Suétone, Néron, § 52.

[51] Suétone, Domitien, § 35.

[52] Pensées de Marc-Aurèle, l. I, 7.

[53] Ibid., l. I, 17.

[54] Ibid.

[55] Front., Lettres à M. Ant., l. I, ép. 2.

[56] Capitolin, Ant. le Pieux, § 10.

[57] Pensées de Marc-Aurèle, l. I, 14.

[58] Ibid., l. I, 16.

[59] Ibid., l. I, 8.

[60] Ibid., l. I, 15.

[61] Ibid., l. I, 9.

[62] Ibid., l. I, 7.

[63] Ibid., l. I, 5.

[64] Ibid., l. I, 6.

[65] Ibid., l. I, 17.

[66] Id., ibid.

[67] Capitolin, M. Ant. le Phil., § 7.

[68] Font., Lettes à M. César, l. IV, ép. 1.

[69] Ibid., l. III, ép.2.

[70] Ibid., l. IV, ép. 2.

[71] Hérodien, l. I.

[72] Front., Lettre à M. Ant., l. I, ép. 2.

[73] J. Capitolin, M. Ant. le Pieux., § 10.

[74] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 3.

[75] Ibid.

[76] Ibid.

[77] Ibid.

[78] Tacite, Annales, IV, 74.

[79] Arrien, Discours d'Epictète, l. IV, ch. 6.

[80] Id., ibid., l. I.

[81] Id., ibid. C'est l'histoire de Vatinius rapportée par Tacite, Ann., XV, 34.

[82] Id., ibid., l. III.

[83] Id., ibid.

[84] Id., ibid., l. IV.

[85] Pensées de M. Aurèle, l. X, 19.

[86] Ibid., l. IX, 34.

[87] Ibid.,  l. XI, 18, § 2.

[88] Ibid., l. XI, 11.

[89] Spartien, Elius Verus, § 5.

[90] Spartien, Elius Verus, § 7.

[91] Pensées de M. Aurèle, l. I, 16.

[92] C'est en 132 qu'Antinoüs est mis par Adrien au rang des dieux et son culte imposé aux Grecs. Marc-Aurèle avait onze ans, Hérodien nous montre jusque dans les palais de l'empereur Commode παιδον πνυ νπιον, τοτων δ τν γυμνν μν σθτος χρυσ δ κα λθοις πολυτμοις κεκοσμημνων, ος ε χαρουσι ωμαων ο τρυφντες. Ce passage explique les mots suivants que nous trouvons dans les Pensées de Marc-Aurèle : Παρ τν θεν... τ μήτε Βενεδίκτης ψασθαι μήτε Θεοδότου.

[93] Pensées de Marc-Aurèle, l. I, 17.

[94] Front., Lettres à M. César., l. II, ép. 7.

[95] Sénèque, ép., 7.

[96] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 15.

[97] Suétone, Auguste, § 45.

[98] Digeste, De sollicitationibus, 8.

[99] Tertullien, Lucien.

[100] Juvénal, l. VI, 623.

[101] Aulu-Gelle, XVII, 16. — Lucien, Sur la déesse syrienne.

[102] Juvénal, Sat. X, 94-95; VI. 510-555. — Suétone, Tibère, § 14, 62. — Tacite, Ann., l. VI, 22, 30. Hist., l. I, 22.

[103] Le Manuel d'Epictète a été arrangé par saint Nil, pour les moines de son couvent. Sauf la substitution du nom de saint Pierre au nom de Socrate et la suppression d'une pensée sur l'amour, il n'y a qu'une différence entre le manuel original et celui de saint Nil c'est que l'idée de l'immortalité de l'âme, omise dans le premier, a été introduite dans le second.

[104] Tacite, Ann., XV, 44. Suétone, Néron, § 16.

[105] Pensées de Marc-Aurèle, l. XI, 3.

[106] Saint Justin, Apologie.

[107] Saint Paul, Ep. Aux Corinth., XV, 32.

[108] Arrien, Disc. d'Epict., l. III, ch. 8.

[109] Lucien, Les Fugitifs.

[110] Sénèque, ép. 45. — Aulu-Gelle, l. XVIII, ch. 2, 13 ; l. VII ch. 13.

[111] Id., l. XVIII, ch. 7.

[112] Lucien, Les Fugitifs ; La Double Accusation.

[113] Arr., Disc d'Ep., l. IV, ch. 8.

[114] Ibid., l. II, ch. 9.

[115] Ibid., I. III, ch. 24.

[116] Apulée, Les Florides, l. IX.

[117] Arr., Disc. d'Epict., l. IV, ch. 8.

[118] Ibid., l. IV, ch. 11.

[119] Aulu-Gelle, l. IX, ch. 2.

[120] Ou à Pise, suivant Eusèbe, et deux ans plus tard.

[121] Lucien, Mort de Pérégrinus.

[122] Lucien, Les Fugitifs.

[123] Tatien, Discours contre les Gentils, § 25.

[124] Tacite : Quos, per flagitia invisos, vulgus christinos appellabat.

[125] Saint Justin, Apologie.

[126] Ibid.