VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

XV.

 

 

Bataille d'Arcole.

 

Pendant ces deux mois, du 15 septembre au 15 novembre 1796, les principales forces de l'armée française restèrent en observation sur la Brenta et l'Adige. La partie de cette armée qui bloquait Mantoue fut attaquée de fièvres épidémiques qui encombrèrent les hôpitaux et diminuèrent considérablement le nombre des combattants ; il y eut jusqu'à quinze mille malades ; la santé du général en chef donnait, elle-même, de grandes inquiétudes. Cette armée, sous tout autre commandant, eût bientôt été sous Alexandrie, peut-être au Var.

Les renforts n'arrivaient qu'avec une extrême lenteur. Le baron de Thugut, au contraire, déployait une activité admirable ; il voulait absolument essayer encore de délivrer Mantoue. Le maréchal Alvinzi fut appelé au commandement en chef de l'armée autrichienne en Italie ; il eut pour lieutenants Quasdanowich et Davidowich.

Le lecteur se souvient peut-être qu'après la défaite de Bassano, Quasdanowich ne pouvant passer la Brenta à la suite de son général en chef Wurmser, s'était replié sur Gorice : son corps fut porté à environ vingt-cinq mille hommes. Celui du général Davidowich s'éleva de nouveau à près de vingt mille.

Il faut admirer la fermeté et la constance du conseil aulique ou du ministre Thugut (je ne sais lequel des deux). Que n'eût pas fait Napoléon s'il eût été secondé par un tel gouvernement ! mais sa gloire eût été moins grande, et le peuple français n'aurait pas à s'enorgueillir éternellement d'avoir produit l'homme qui osa ne pas se mettre en retraite la veille d'Arcole.

Le général en chef Alvinzi se rendit auprès du corps de Quasdanowich et reprit l'offensive en se dirigeant, par Bassano, sur Vérone, où il espérait effectuer sa jonction avec Davidowich qui reçut l'ordre de descendre l'Adige.

Si Napoléon s'avançait à la rencontre d'Alvinzi et s'éloignait de Vérone, il donnait à Davidowich la possibilité de culbuter Vaubois, de se réunir à Wurmser sous Mantoue et d'établir ainsi, sur ses derrières, une armée supérieure en nombre à tout ce qu'il aurait pu réunir.

Si, au contraire, il se déterminait à porter le gros de ses forces sur Roveredo, il ouvrait au général Alvinzi le chemin de Mantoue ; ce qui, en sens inverse, aurait amené le même résultat.

Si l'armée française se concentrait tout entière sous Vérone, Alvinzi et Davidowich pouvaient se réunir par la vallée de la Brenta. Cependant, pour que les Français ne fussent pas anéantis, il fallait empêcher la jonction de ces deux généraux, non moins que la réunion de l'un d'eux avec Wurmser.

Le problème paraissait insoluble.

Vaubois était trop inférieur en nombre pour pouvoir défendre la ville de Trente ; Napoléon lui fit prendre l'offensive pour essayer d'intimider Davidowich. Le 2 novembre, Vaubois obtint quelques avantages à Saint-Michel, dans la vallée de l'Adige ; mais il fut obligé de battre en retraite le lendemain et se porta à Calliano. Le 4, Davidowich entra dans Trente ; le même jour l'armée d'Alvinzi arriva à Bassano. A l'approche de l'ennemi, Masséna se retira par Vicence et s'établit à Montebello.

La communication entre les deux parties de l'armée autrichienne semblait assurée ; mais, par bonheur, les généraux ennemis continuèrent à agir séparément. Davidowich marcha sur Calliano et Alvinzi sur Vérone.

Napoléon essaya de battre Alvinzi. S'il y parvenait, il comptait remonter la Brenta, pour venir assaillir en queue Davidowich.

Il s'avança vers la Brenta avec Augereau et Masséna ; l'ennemi était déjà en deçà de cette rivière.

Le 6 novembre, Masséna attaqua à Carmignano la gauche d'Alvinzi commandée par Provera ; Augereau attaqua la droite à Lenove ; mais ils n'obtinrent qu'un demi-succès. Provera repassa la Brenta et l'aile droite autrichienne se rapprocha de Bassano. Napoléon apprit que Vaubois était vivement pressé dans la vallée de l'Adige ; alors il sentit l'absence des renforts promis par le Directoire. Si dix mille hommes, pris parmi ceux qui se reposaient derrière Strasbourg, eussent été avec Vaubois, rien n'était compromis.

Dans l'état actuel des choses, il fallut renoncer à tous les grands projets. Dès le 7 novembre ; au grand étonnement des gens du pays, Napoléon battit en retraite et reprit le chemin de Vérone. Alvinzi le suivit et arriva le 11 à Villa-Nova. Vaubois se retirait, tout en soutenant de rudes combats et, enfin le 8 au matin, il était à la Corona.

Napoléon courut en toute hâte à cette division ; il fit des reproches aux 39e et 85e demi-brigades, qui avaient faibli à Calliano.

Cependant l'armée commençait à être resserrée de trop près ; il faibli attaquer sous peine d'être cerné.

Alvinzi était établi sur les hauteurs de Caldiero, à trois lieues de Vérone. Ce sont les derniers contreforts des Alpes ; elles descendent graduellement jusqu'à l'Adige, et la chaussée de Vérone à Vicence est établie à leur base. Ces hauteurs d'une pente fort raide, et couvertes de vignes, flanquées d'un côté par l'Adige et de l'autre par les hautes montagnes auxquelles elles se rattachent, forment une des positions militaires les plus remarquables ; Alvinzi les avait occupées avec beaucoup de talent. Le 12, Napoléon l'attaqua avec les divisions Masséna et Augereau ; pour la première fois de sa vie il fut repoussé.

Rentré dans Vérone, il se vit dans une position désespérée ; il était trop faible partout, et son armée, se croyant abandonnée par la mère patrie, se décourageait. Tout autre général, à sa place, n'eût songé qu'à repasser le Mincio, et l'Italie eût été perdue. Les Français ne parvenaient à battre l'ennemi, en n'étant souvent qu'un contre trois, que parce qu'ils se croyaient invincibles.

Le génie de Napoléon lui fit trouver un parti singulier, qui l'exposait à un grand danger ; mais enfin, c'était le seul qui laissât encore quelque chance de succès. Il résolut de couper Alvinzi.

Alvinzi, en se présentant devant Vérone, par la route de Caldiero, avait à sa droite des montagnes Impraticables ; à sa gauche l'Adige ; en face, une place dont l'enceinte était à l'abri d'un coup de main. Le terrain qu'il occupait, fermé ainsi de trois côtés, ne lui offrait d'autre issue, du côté de Vicence, que le défilé de Villa-Nova.

En passant l'Adige à Ronco, Napoléon menaçait cette issue ; il forçait l'ennemi à combattre face en arrière, pour s'ouvrir un passage ; enfin, l'armée française serait placée dans un terrain marécageux, où l'on ne pouvait combattre que sur trois digues ; une qui, à partir de Ronco, remonte l'Adige, le long de la rive gauche ; la seconde qui le descend, et la troisième qui, de Ronco, conduit au village d'Arcole.

Sur ces digues, Napoléon pouvait, à volonté, se mettre sur la défensive ; la question du nombre des combattants était écartée, et il tirait parti de la supériorité individuelle du soldat français sur le lourd Allemand.

Cette bataille eut trois journées : les 15, 16, 17 novembre, et la victoire ne fut obtenue qu'à la fin de la troisième. Napoléon ne songeait pas uniquement à l'armée d'Alvinzi, qu'il avait devant lui ; chaque soir il devait repasser sur la rive gauche de l'Adige et penser à se précautionner contre Davidowich qui pouvait fondre sur Mantoue. Non-seulement il s'agissait de toute l'Italie pour les Français ; mais la difficulté vaincue est telle, mais l'intérêt dramatique est si grand, quand on vient à penser qu'il s'agissait de la civilisation de l'Italie, avilie depuis 1530 sous le sceptre de plomb de la maison d'Autriche, que l'on me permettra, j'espère, de descendre aux détails les plus minutieux.

Napoléon avait retiré du blocus de Mantoue le général Kilmaine avec deux mille hommes ; il confia à ce détachement la défense de Vérone ; il fallait là un homme sûr ; la moindre faute eût permis à Alvinzi de donner la main à Davidowich.

D'un autre côté, pour peu que Davidowich eût d'audace, il pouvait avec ses dix-neuf mille hommes pousser Vaubois et se précipiter sur Mantoue, ou attaquer et prendre Vérone. Ainsi, le résultat de tout ce qui allait se teinter dépendait d'une attaque de Davidowich.

Le 14 novembre au soir, Napoléon partit de Vérone avec les divisions Masséna et Augereau et la réserve de cavalerie, ce qui formait un tout d'environ vingt mille hommes. II descendit l'Adige et arriva au village de Ronco, où il fit jeter un pont sur le fleuve. Après le pont, on rencontra des marécages impraticables et au delà la petite rivière de l'Alpon, qui vient des Alpes, court du nord au midi et passe par Villa-Nova, le point unique par lequel Alvinzi pouvait se retirer, en cas de revers. Masséna se porta par la digue de gauche qui remonte l'Adige, jusqu'à Porcil ; Augereau prit celle du centre, qui aboutit au pont d'Arcole, sur l'Alpon. C'est ce pont qu'il s'agissait de passer et l'on n'y parvint point.

Une brigade de Croates, détachée en flanqueurs, sur l'extrême gauche d'Alvinzi, le défendit fort bien. Augereau fut repoussé. La surprise sur laquelle on comptait, ne put pas avoir lieu ; Alvinzi, inquiet pour ses derrières, envoya Provera, avec six bataillons, à la rencontre de Masséna à Porcil et, quant à lui, il abandonna les hauteurs de Caldiero, et avec le gros de son armée, il rétrograda sur San-Bonifacio.

Si le général français ne pouvait pas atteindre Villa-Nova, par la rive gauche de l'Alpon, il pouvait porter son armée à Porcil et agir directement sur la ligne de retraite d'Alvinzi ; mais il fallait qu'il s'emparât du village d'Arcole, pour assurer sa droite et ne pas être enfermé dans ces marais.

Il fit de nouveaux efforts pour emporter le pont d'Arcole, la plupart des généraux français avaient été blessés, en voulant animer leurs soldats. Napoléon se jeta lui-même à la tête des grenadiers ; ceux-ci criblés par la mitraille reculent ; Napoléon tombe dans le marais ; il est un instant au pouvoir de l'ennemi qui ne s'aperçoit point de la prise qu'il peut faire ; les grenadiers reviennent chercher leur général et l'emportent ; il est décidément impossible, pour eux, de prendre le pont d'Arcole.

Cependant, vers le soir, les Autrichiens abandonnèrent ce village, à l'approche d'une brigade française qui, après avoir passé l'Adige au bac d'Albaredo, s'avançait en remontant la rive gauche de l'Alpon. Mais il était déjà trop tard ; on ne pouvait plus tomber avec avantage sur les derrières d'Alvinzi surpris. Napoléon ne voulut pas se hasarder à passer la nuit avec des troupes entassées dans des marais, en présence de l'armée ennemie, déployée entre San-Bonifacio et San-Stefano ; d'ailleurs, Vaubois pouvait être attaqué et alors il fallait faire une marche forcée de nuit et arriver promptement sur le Mincio, pour empêcher la jonction de Davidowich avec Wurmser.

Toute l'armée française repassa donc sur la rive droite de l'Adige, le 15 novembre au soir. Napoléon ne laissa sur la rive gauche que les troupes nécessaires pour la garde du pont. Telle fut la première journée d'Arcole. Comme on voit, elle n'était pas favorable aux Français.

Certain que Vaubois n'avait pas été attaqué le 13 par Davidowich, le 16 au matin, Napoléon fit repasser son armée sur la rive gauche de l'Adige ; les Autrichiens avaient occupé Porcil, Arcole et Albaredo ; ils s'avancèrent vers le pont des Français, qui les repoussèrent.

Masséna entra à Porcil ; puis rabattant une de ses brigades sur le centre, coupa sur la digue une colonne de quinze cents hommes qui furent faits prisonniers. Augereau marcha de nouveau sur Arcole ; mais les scènes de la veille se reproduisirent ; les Français essuyèrent des pertes et ne purent emporter le pont. La nuit survint et, par les mêmes motifs que le jour précédent, Napoléon fit repasser l'Adige à son armée. On était bien loin, comme on voit, d'avoir gagné la bataille.

Davidowich avait attaqué la Coronale10, et s'était emparé de Rivoli ; Vaubois s'était retiré en assez bon ordre sur Castel-Novo. Le 17, à la pointe du jour, les Français reprirent le chemin du pont.

Au moment où le passage allait s'effectuer, un des bateaux du pont s'enfonça. Cet accident pouvait tout perdre ; par bonheur, il fut promptement réparé ; l'armée passa l'Adige et repoussa de nouveau les Autrichiens jusqu'à Porcil et Arcole ; mais ce fatal pont d'Arcole sur l'Alpon, ne fut attaqué ce troisième jour que par une seule demi-brigade ; il fallait encourager l'ennemi à venir sur les digues vers les Français. Masséna, lui-même, conduisit une autre demi-brigade sur Porcil. Le reste de la division fut gardé en réserve près du pont.

La division Augereau alla jeter un pont sur l'Alpon, près de l'embouchure de ce ruisseau dans l'Adige ; elle devait agir ensuite contre la gauche des Autrichiens et prendre ainsi Arcole à revers.

Les Autrichiens s'étaient renforcés à Arcole ; le général Robert, qui conduisait la demi-brigade française, fut tué et sa troupe vigoureusement ramenée jusque près du pont de l'Adige ; mais l'ennemi la suivit avec imprudence ; c'était ce que désirait surtout le général français. Cette colonne profonde, fière d'un premier succès, vint donner sur le gros de la division Masséna ; une demi-brigade, embusquée dans les roseaux, fondit à propos sur son flanc et lui tua ou prit trois mille hommes ; le reste s'enfuit en désordre vers le pont d'Arcole ; le moment décisif était venu.

La division Augereau, après avoir passé l'Alpon, se trouvait enfin en présence de l'aile gauche des Autrichiens, laquelle appuyait sa gauche à un marais. Napoléon avait ordonné à l'officier commandant la garnison de Legnago de tourner cet obstacle et d'attaquer les derrières de l'aile autrichienne. Le canon de ces troupes ne se faisant point encore entendre, Napoléon ordonna à un officier intelligent de se glisser à travers les roseaux et de gagner la pointe de l'aile autrichienne arec une vingtaine de cavaliers et quelques trompettes.

Cette petite troupe se montra tout à coup et chargea ; l'infanterie autrichienne perdit enfin l'aplomb qu'elle avait conservé jusque-là. Augereau en profita pour l'attaquer à fond. A ce moment, les huit cents hommes de Legnago arrivèrent enfin sur les derrières de cette aile gauche autrichienne, qui précipita sa retraite vers San-Bonifacio. Ce point obtenu, la division Masséna passa le fatal pont, désormais abandonné et déboucha par Arcole et San-Gregorio. Alvinzi n'osa pas courir les risques d'une seconde bataille, avec une armée qui, déjà, ne comptait guère plus de quinze mille hommes sous les armes ; enfin, le 18 il se retira sur Montebello, et, par là, s'avoua vaincu. Les Français avaient perdu presque autant de monde que lui ; mais ils avaient réussi à le chasser de Caldiero et ils avaient le loisir de se retourner contre Davidowich.

Ce général qui, pendant huit jours, avait perdu son temps devant les retranchements de la Corona, avait enfin attaqué Vaubois le 16 ; le 17, le général français se replia derrière le Mincio, qu'il passa à Peschiera ; le 18, Davidowich s'avança jusqu'à Castel-Novo.

Napoléon avait si peu de monde, qu'il n'avait pu faire suivre Alvinzi que par sa réserve de cavalerie ; le reste de l'armée se rabattit de Villa-Nova sur Vérone, où nos soldats rentrèrent triomphants par la porte de Venise, trois jours après en être sortis mystérieusement par celle de Milan.

Augereau se porta de Vérone par les montagnes sur Dolce, afin de couper la retraite à Davidowich, menacé de front par Vaubois et Masséna. Le général autrichien qui, pendant trois jours, avait tenu dans ses mains le sort de l'armée française, n'échappa à une ruine complète qu'en se hâtant de gagner Roveredo ; son arrière-garde fut fortement entamée.

Alvinzi voyant qu'il n'était suivi que par de la cavalerie, retourna à Villa-Nova ; mais Napoléon en avait déjà fini avec Davidowich, et se préparait à déboucher de nouveau par Vérone sur la rive gauche de l'Adige. Alvinzi isolé, n'osa tenir la campagne et se replia derrière la Brenta. S'il eût eu de l'opiniâtreté, il eût de nouveau livré bataille et fort embarrassé Napoléon.

Par une prudence excessive, ou plutôt par une absence de courage moral, tandis que les grands coups se frappaient sur l'Adige et que la supériorité tenait à si peu, Wurmser, si brave de sa personne, était demeuré tranquille dans Mantoue. Alvinzi, en commençant ses opérations, avait calculé qu'il ne pourrait arriver devant cette place que le 23 et avait engagé Wurmser à ne faire de sortie que ce jour-là ; mais ce jour-là Kilmaine était déjà revenu à son poste, et le corps de blocus eut ainsi la facilité de repousser les assiégés.

Tandis que ces événements se passaient en Italie, Beurnonville resta oisif pendant deux mois (novembre et décembre), avec quatre-vingt mille hommes, n'ayant devant lui que vingt-cinq mille Autrichiens. Quel général et quel gouvernement !