VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

X.

 

 

Description du lac de Garda et de ses environs. — Gaîté des soldats français. — Le génie militaire de Napoléon se développe. — Wurmser remplace Beaulieu dans le commandement de l'armée autrichienne en Italie. — Napoléon lève le siège de Mantoue. — Madame Bonaparte manque d'être prise par les Autrichiens. — Surprise de Lonato. Bataille de Castiglione.

 

Nous allons entrer dans le récit d'opérations admirables ; mais pour qu'il puisse être sensible à ce qu'elles ont de sublime, je supplierai le lecteur de regarder une fois une carte passable du lac de Garde. Les bords de ce lac, avec leurs contrastes de belles forêts et d'eau tranquille, forment peut-être les plus beaux paysages du monde, et les jeunes soldats de l'armée d'Italie étaient bien loin d'être insensibles à leurs beautés. Vers le nord, du côté de Riva, le lac se resserre et se perd au milieu de hautes montagnes, dont les sommets restent couverts de neige toute l'année ; tandis que, vis-à-vis la jolie petite ville de Salo, il forme une nappe d'eau admirable, de trois lieues de large au moins, et le voyageur peut embrasser d'un coup d'œil une étendue de plus de dix lieues, de Desenzano au midi, où passe la route de Brescia à Vérone.

Les bords du lac et les collines tout autour sont couverts d'oliviers magnifiques qui, en ce pays, sont de grands arbres, et de châtaigniers sur toutes les rives exposées au midi et abritées du vent du nord par quelque colline qui vient se terminer au lac en précipice. On distingue le feuillage sombre de beaux orangers croissant ici en pleine terre ; leur couleur forme un admirable contraste avec celle des montagnes du lac qui est aérienne et légère.

Vis-à-vis Salo et au levant du lac, s'élève une énorme montagne de forme arrondie et dépouillée d'arbres, ce qui, je pense, lui a valu le nom de Monte-Baldo. C'est derrière ce mont, à quelque distance et à l'orient du lac, que coule dans une gorge profonde l'Adige, cette rivière devenue célèbre par les batailles que nous allons raconter.

Ce fut sur un plateau, ou plaine élevée, situé entre l'Adige, le Monte-Baldo et la ville de Garda, qui donne son nom au lac, qu'eut lieu, au mois de janvier suivant, l'immortelle bataille de Rivoli.

Au midi du lac, les collines boisées et fertiles qui séparent le gros bourg de Desenzano de la petite ville de Lonato sont peut-être les plus agréables et les plus singulières de toute la Lombardie, pays si célèbre pour ses belles collines couronnées de bois. Le mot ameno semble avoir été créé pour ces paysages ravissants.

Du haut de ces collines de Desenzano, que la route parcourt en s'élevant, à mesure qu'elle s'avance vers Brescia, on domine assez le lac pour jouir de t'aspect de ses bords. Le voyageur distingue à ses pieds la presqu'île de Sermio, célébrée par les vers de Catulle et remarquable, même encore aujourd'hui, par ses grands arbres. On aperçoit plus loin et un peu sur la droite du côté de Vérone, la triste forteresse de Peschiera, noire et basse, bâtie comme une écluse de moulin aux lieux où le Mincio sort du lac. En 1796 elle appartenait aux Vénitiens qui, lorsque la ligue de Cambrai leur fit peur, avaient jadis dépensé vingt millions de francs pour la construire.

Lonato s'annonce au loin sur la route de Brescia par le dôme blanc de son église. Plus vers le midi, on aperçoit Castiglione, triste petite ville située sur un pli de terrain, au milieu d'une plaine de graviers stérile et rocailleuse ; c'est le seul endroit de tous ces environs qui ne soit pas charmant.

Derrière Castiglione et Lonato, et par conséquent au couchant du lac, coule la petite rivière de la Chiese (Kiéze), que la moindre pluie d'orage, en été, change en un torrent magnifique. Elle descend des Alpes parallèlement au lac et souvent les Autrichiens attaquèrent la gauche de l'armée française, en suivant ses bords. Après avoir été repoussés, ils cherchaient d'ordinaire un refuge au milieu des montagnes de Gavardo, couvertes de châtaigniers.

Quoi que pussent dire leurs officiers, les soldats abandonnaient les maisons de paysan où il ; étaient logés, pour s'établir au frais, sous les arbres de Gavardo et des environs. Souvent, toute une compagnie bivouaquait sous un immense châtaignier et le lendemain quelques-uns avaient la fièvre. Ce n'est pas que le pays soit malsain, comme la plaine de Mantoue ; mais la transition de l'extrême chaleur des 'jours avec la fraîcheur des nuits, augmentée encore par le vent des Alpes, est trop forte pour des santés françaises.

Ce fut pendant le mois où les rives du lac sont le plus agréables, durant les chaleurs brûlantes d'août, que les noms de deux petites villes situées dans le voisinage, Lonato et Castiglione, furent immortalisés par les batailles de ce nom. A cette époque de l'année, les vallons et les plaines étaient couverts au loin par les plantations de maïs, plante qui en ce pays s'élève à huit ou dix pieds de hauteur et dont les tiges sont tellement touffues que les surprises en devenaient faciles. D'ailleurs, les plaines et les coteaux sont couverts d'ormes de vingt ou trente pieds de haut et chargés de vignes, qui passent d'un arbre à l'autre, ce qui donne à la campagne l'aspect d'une forêt continue ; souvent, en été, le regard ne peut guère pénétrer à plus de cent pas de la grande route.

Les soldats, riches de tant de mois de solde payés à la fois, jeunes, joyeux, se voyaient admirablement accueillis par les jolies paysannes des environs du lac.

On peut dire qu'à cette époque il se commettait bien des étourderies, mais pas une noirceur dans l'armée. Les vols vilains étaient le lot des employés de toute espèce qui arrivaient en foule de Paris et se disaient parents de Barras. Il ne pouvait convenir au général Bonaparte, protégé par Barras, de les châtier avec trop de sévérité. Il y avait déjà un assez grand nombre de points sur lesquels le général en chef n'était pas d'accord avec le Directoire. Devait-il se charger encore d'empêcher de faire fortune les petits cousins des Directeurs ?

Ces messieurs se chargeaient des folies brillantes, en faveur des prime donne ; car la plupart de ces petites villes, occupées par l'armée, avaient des troupes d'opera buffa. Gros qui, dans ce temps-là, peignait la miniature et qui était fort aimé à l'armée, dont il était peut-être la tête la plus folle, faisait les portraits de toutes les belles.

On peut dire que depuis l'entrée à Milan, le 45 mai, jusqu'aux approches de la bataille d'Arcole, en novembre, jamais armée ne fut si gaie. Il faut avouer aussi qu'il y avait peu de subordination ; l'égalité républicaine ôtait beaucoup du respect pour les grades, et les officiers n'étaient strictement obéis qu'au feu ; mais ils ne s'en souciaient guère et, comme leurs soldats, ne cherchent qu'à s'amuser. Le général en chef était peut-être le seul homme de l'armée qui parût insensible aux plaisirs, et, pourtant, la passion malheureuse qu'avait prise pour lui l'actrice[1] la plus célèbre et la plus séduisante de l'époque n'était un secret pour personne.

Jusqu'à Lonato, les batailles de Napoléon montrent un excellent général du second ordre. Le passage du Pô à Plaisance fut enlevé avec rapidité, le passage du pont de Lodi montra une brillante audace, mais jamais l'armée française ne fut en péril. Si elle fut un moment voisine d'une position dangereuse dans les plaines du Piémont, la cour de Turin se hâta de l'en tirer, en se séparant de Beaulieu, et sollicitant l'armistice de Cherasco.

Les affaires que nous allons raconter sont d'une tout autre nature. Si, à Lonato et à Castiglione, Napoléon n'eût pas été vainqueur, l'armée était détruite. Ni ses jeunes soldats n'étaient faits pour se tirer d'une guerre malheureuse, toute de retraites et de chicanes, ni lui n'avait le talent de les diriger. C'est la seule grande partie du génie militaire qui lui ait manqué. Sa campagne de France en 1814 est tout agressive ; il a désespéré après Waterloo ; après la retraite de Russie, en 1813, il ne fallait quitter la ligne de l'Oder que forcé.

L'on peut dire qu'à sa place, le 29 juillet 1796, aucun autre des généraux en chef de la République n'eût eu le courage de tenir. Le flanc gauche de son armée était tourné, en même temps que des forces supérieures l'attaquaient de front.

Nous allons voir successivement les batailles de Castiglione, d'Arcole et de Rivoli, placer Napoléon au premier rang des plus grands capitaines. Castiglione et Rivoli ont l'audace du plan ; Arcole réunit à ce mérite l'habileté et l'incroyable opiniâtreté dans l'exécution des détails.

L'étrange fermeté de caractère dont Napoléon fit preuve à deux reprises différentes, en ne se mettant pas en retraite avant Lonato et avant Arcole, est peut-être le plus beau trait de génie que présente l'histoire moderne. Et remarquez que ce ne fut point le coup de désespoir d'une tête étroite ; mais la résolution d'un sage, auquel l'imminence d'un danger extrême n'ôte pas la vue nette et précise de ce qu'il est encore possible de tenter. Ce sont là des choses que la flatterie elle-même ne peut gâter ; car il n'y a rien au monde de plus grand. Ce sont aussi de ces choses et, à vrai dire, c'est la seule au monde, qui excuse le despotisme, soit à l'égard de celui qui le tenta, soit à l'égard de ceux qui le souffrirent.

Ce qui manque à Annibal, à César, à Alexandre, c'est que nous ne connaissons pas leur histoire avec assez de détails, pour savoir si jamais ils se sont trouvés réduits à un état aussi misérable que Napoléon, avant Arcole.

Dans ses batailles de Montenotte, de Millesimo et du pont de Lodi, Napoléon dirigeait lui-même ses divisions ; maintenant que le danger est centuplé et qu'une négligence, une distraction, un moment de faiblesse, peuvent entraîner l'anéantissement de l'armée, il va être forcé de faire agir de grands corps de troupes, quelquefois fort loin de ses yeux. Il faudrait du moins qu'il eût des généraux sur lesquels il pût compter[2], et par un malheur qui augmente sa gloire, un seul peut-être, Masséna, était digne d'exécuter les plans d'un tel chef. Lannes, Murat, Bessières, Lasalle, étaient dans son armée, mais cachés dans des grades inférieurs.

Pour achever la sublime beauté de l'opération de Lonato et de Castiglione, elle fut précédée par des événements que tout le monde prit pour d'éclatants revers et qu'en parvint à réparer.

Brescia fut surprise, et à Milan les plus chauds partisans des Français crurent l'armée entièrement perdue.

M. de Thugut, justement alarmé des progrès de Napoléon et des périls de Mantoue, résolut d'opposer aux Français une nouvelle armée et un nouveau général. En conséquence, le maréchal Wurmser partit de Manheim avec vingt mille hommes d'élite et remplaça Beaulieu.

Wurmser, né en Alsace d'une famille noble, servait depuis cinquante ans en Autriche ; il s'était distingué dans la guerre de sept ans et dans celle de Turquie. Il eut ainsi la gloire de se battre contre Frédéric le Grand et contre Napoléon. En 1793, il avait forcé les lignes de Wissembourg. En 1795, il battit Pichegru à Heidelberg et envahit le Palatinat ; c'était un vieux hussard encore plein d'énergie.

Dans les derniers jours de juillet 1796, la force de l'armée autrichienne réunie à Trente était de soixante mille combattants, et Napoléon n'avait à lui opposer que trente-cinq mille hommes. Toutes les aristocraties de l'Europe avaient l'œil sur l'Italie et crurent fermement que l'armée française allait être anéantie.

Wurmser ne perdit point de temps ; à la tête de trente-cinq mille hommes, il déboucha du Tyrol par la vallée de l'Adige qui, ainsi que nous l'avons vu, est parallèle à la rive orientale du lac de Garde et séparée de ce lac par le Monte-Baldo. Quasdanowich suivit la rive occidentale du lac, et avec vingt cinq mille hommes se porta sur Salo et Brescia.

Dans la soirée du 29 juillet, à Vérone, et dans le courant de la nuit suivante, Napoléon apprit que ce même jour, à trois heures du matin, Masséna attaqué par des forces énormément supérieures, avait été chassé du poste important de la Corona sur l'Adige, et que quinze mille Autrichiens avaient surpris à Salo la division du général Sauret, lequel dans une circonstance si importante, manquant de sang-froid, s'était replié sur Desenzano, au lieu de couvrir Brescia.

Tous les généraux alors connus se seraient estimés perdus dans la position de Napoléon ; pour lui, il vit que l'ennemi, en se divisant, lui laissait la possibilité de se jeter entre les deux parties de son armée et de les attaquer séparément.

Mais il fallut prendre sur-le-champ un parti décisif ; c'est là la qualité sans laquelle on n'est point général.

On voit, en passant, pourquoi il est si facile d'écrire sur la guerre des choses raisonnables et d'indiquer de bons partis à prendre, après y avoir réfléchi mûrement.

Il fallait éviter à tout prix que Wurmser ne vînt se réunir à Quasdanowich sur le Mincio, car alors il était irrésistible. Napoléon eut le courage de lever le siège de Mantoue et d'abandonner dans les tranchées cent quarante pièces de gros canon. C'était tout ce que l'armée en possédait.

Il osa faire le raisonnement suivant et y croire : Si je suis battu, à quoi me servira cet équipage de siège ? Il faudra l'abandonner sur-le-champ. Si je parviens à battre l'ennemi, je retrouverai mon canon dans Mantoue. Il restait une troisième possibilité : battre l'ennemi et se trouver hors d'état de continuer le siège de Mantoue ; mais ce malheur était moindre que celui d'être chassé de l'Italie.

Probablement, Napoléon voulut produire un effet moral sur ses généraux, les connaître et s'en faire connaître, car il assembla un conseil de guerre. Kilmaine et les généraux savants opinèrent pour la retraite ; le jacobin Augereau, animé d'une belle ardeur, déclara que, pour lui, il ne s'en irait pas sans s'être battu avec sa division.

Bonaparte leur dit que si l'on reculait on perdrait l'Italie et qu'ils ne seraient pas en état de ramener dix mille hommes sur les rochers de Savone ; qu'à la vérité, l'armée de la République était trop faible pour faire face à la totalité de l'armée autrichienne ; mais qu'elle pouvait battre séparément chacune de ses deux grandes divisions. Et par bonheur, pendant trente ou quarante heures, ces divisions ennemies seraient encore séparées par la largeur du lac de Garde.

Il fallait rétrograder rapidement, envelopper la division ennemie, descendre sur Brescia, la battre complètement. De là, revenir sur le Mincio ; attaquer Wurmser et l'obliger à repasser dans le Tyrol. Mais, pour exécuter ce plan, il fallait, dans vingt-quatre heures, lever le siège de Mantoue ; il n'y avait pas moyen de retarder de six heures. Il fallait, de plus, repasser sans nul délai sur la rive droite du Mincio, faute de quoi on était enveloppé par les deux corps d'armée ennemis.

Sur ces entrefaites, madame Bonaparte, qui avait suivi son mari à Vérone, voulut retourner à Milan, par la route de Desenzano et Brescia ; mais l'ennemi venait de l'intercepter. Elle se trouva ainsi tout près des grand'gardes des Autrichiens et au milieu de leurs patrouilles. Elle crut son mari perdu, pleura beaucoup et, enfin, dans sa terreur, elle regagna Milan, mais en allant passer par Lucques. L'accueil rempli de respect qu'elle reçut partout la consola un peu.

Le 30 juillet au soir, les divisions Masséna et Augereau ainsi que la réserve marchèrent sur Brescia ; mais la division autrichienne qui s'était emparée de cette ville, s'était mise en marche aussitôt pour attaquer Napoléon et était déjà arrivée à Lonato.

Le 31, le général Dallemagne reprit Lonato, à la suite d'un combat longtemps indécis et où la 32e de ligne s'immortalisa ; elle était commandée par le brave colonel Dupuy (tué depuis, étant général, au Caire) : c'est le premier combat de Lonato.

L'armée française s'établit sur la Chiesa ; Quasdanowich se retira par les montagnes sur Gavardo. Le ter août, à dix heures du matin, la division Augereau, conduite par Napoléon, entra dans Brescia.

Les affaires des Autrichiens n'étaient point encore en trop mauvais état ; mais pour déjouer le plan si hardi de Napoléon, il eût fallu que Wurmser se fût hâté de passer le Mincio, sous Peschiera, le 31 juillet. Il eût pu facilement arriver à Lonato ; la jonction avec Quasdanowich se fût opérée et l'armée française n'eût eu d'autre parti à prendre que de regagner, en toute hâte, le Tésin ou Plaisance ; Wurmser eût pu ensuite triompher à son aise dans Mantoue.

Au lieu de songer à rejoindre son lieutenant, avec toute la promptitude possible, Wurmser alla faire son entrée à Mantoue au son des cloches, et ne passa le Mincio à Goïto, que le 2 août au soir, se dirigeant sur Castiglione. Quasdanowich, favorisé dans son mouvement rétrograde par les montagnes et les bois de Gavardo, était bien en retraite, mais il n'avait pas été entamé sérieusement.

Le 2 août, Augereau retourna à Monte-Chiaro, 3lasséna prit position à Lonato et à Ponte-San-Marco.

Ce même 2 août, sur le soir, le général Valette (destitué bientôt après), chargé de défendre Castiglione et de retenir l'avant-garde de Wurmser loin de l'armée, abandonna Castiglione avec la moitié de sa troupe et vint à Monte-Chiaro jeter l'alarme dans la division Augereau.

Le 3 août, cette division appuyée de la réserve, se porta sur Castiglione, la division Masséna étant toujours à Lonato.

Pour déterminer Quasdanowich à continuer sa retraite, le général français menaça ses communications avec le Tyrol et envoya l'ordre au général Guyeux de filer sur Salo.

Rien de ce qui avait été prévu n'arriva ; Napoléon avait cru attaquer Wurmser et il tomba, au contraire, sur la gauche de Quasdanowich, qui s'était mis en mouvement pour chercher de nouveau à opérer, par Lonato, sa jonction avec son général en chef. Suivant la méthode des Autrichiens, Quasdanowich avait divisé son corps en plusieurs colonnes : l'une d'elles vint donner à Lonato sur l'avant-garde de Masséna qui, s'étant engagée avec trop d'ardeur, éprouva quelques pertes. Mais le général en chef qui arrivait avec le gros de la division, rétablit le combat, enleva Lonato et fit poursuivre vivement cette colonne de Quasdanowich.

Mais par un hasard heureux pour l'ennemi, une petite colonne autrichienne qui était arrivée à Salo avant Guyeux, n'y trouvant personne, avait pris le parti d'avancer par le chemin qu'avait suivi celle que la division Masséna venait de battre. Elle rencontra ses débris et contribua à la rallier.

Ce soir-là (3 août), Quasdanowich fit reprendre à ses colonnes leurs premières positions à Gavardo. Or, pendant que Napoléon battait Quasdanowich, tout en voulant marcher sur Wurmser, Augereau attaquait et défaisait à Castiglione l'avant-garde du maréchal. Ce jour-là et le surlendemain, Augereau fut grand général, ce qui ne lui arriva plus de sa vie.

Le 4, après cet échec reçu la veille, Wurmser n'avançant point avec résolution, Napoléon profita de la journée qu'on lui laissait pour lancer Guyeux et Saint-Hilaire contre Quasdanowich. Ces généraux eurent l'adresse d'arriver, sans être aperçus, jusque derrière Gavardo qu'occupaient les douze ou quinze mille hommes de Quasdanowich. Menacé à revers, ce général se détermina enfin à reprendre le chemin de Riva, à l'extrémité septentrionale du lac.

Napoléon se trouva ainsi débarrassé de ce corps d'armée encore très-menaçant la veille ; sa force était aussi dangereuse que sa direction ; s'il y eût été fidèle, il pouvait faire une guerre de chicane derrière la gauche de l'armée française et l'empêcher d'avancer jusqu'au Mincio.

Ce fut dans ces circonstances (le 4 août à 5 heures du soir) et pendant que Quasdanowich prenait la résolution de se retirer sur Riva, qu'eut lieu cette fameuse surprise de Lonato, dont le général français sut se tirer avec tant de présence d'esprit.

Deux mille Autrichiens, menacés d'être fusillés, eurent la bonhomie de mettre bas les armes ; ils avaient quatre pièces de canon.

On voit bien ici la différence du génie des deux peuples : au moment même où ce corps de deux mille hommes se rendait prisonnier, sans avoir l'idée de tenter la fortune des armes, le camp de Gavardo était attaqué à l'improviste, par Guyeux et Saint-Hilaire. La surprise de Gavardo entraîna la fuite d'un corps de douze à quinze mille Autrichiens ; tandis que la surprise du quartier général de Napoléon lui valut plus de prisonniers qu'il n'avait de soldats avec lui.

Toutes les manœuvres dont nous venons de rendre compte étaient habiles, audacieuses, mais il n'y avait rien encore de définitif. Si Quasdanowich n'eût pas eu l'idée singulière de fuir plus loin qu'on ne le poursuivait, il eût pu correspondre avec son général en chef, par Garda ou même par Desenzano. Les deux corps autrichiens pouvaient attaquer ensemble et se donner rendez-vous à Lonato.

Mais rien de pareil n'eut lieu ; Wurmser manquait d'activité et Quasdanowich d'audace.

Le combat qui devait décider le succès final de toute l'opération se livra le 5 août.

Wurmser fit plusieurs détachements et enfin eut l'esprit de n'arriver sur le champ de bataille décisif, qu'avec vingt-cinq mille hommes. Les divisions Masséna et Augereau, réunies à la réserve et que Bonaparte avait placées près de Castiglione, présentaient à elles seules, une force égale à celle de l'ennemi, et le général français attendait encore la division Serrurier, qui devait déboucher sur les derrières de la gauche autrichienne.

Le 5 août, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes en présence, dit Napoléon dans son rapport au Directoire[3], cependant il était six heures du matin et rien ne bougeait encore. Je fis faire un mouvement rétrograde à toute l'armée, pour attirer l'ennemi sur nous.

Le combat commença ; mais les Français se battaient sans chercher à pousser l'ennemi ; tout à coup les troupes de Serrurier paraissent au loin dans la plaine, près de Cavriana ; Bonaparte engage sérieusement sa droite et son centre.

Wurmser se voit tourné par sa gauche ; il craint d'être culbuté dans le lac de Garde ; il juge, enfin, qu'une prompte retraite peut seule le sauver ; il repasse le Mincio, en abandonnant vingt pièces de canon.

Mais il pouvait appeler à lui le corps de Quasdanowich et s'établir solidement sur le Mincio ; rien ne l'empêchait d'appuyer sa gauche à Mantoue, dont la garnison, forte de quinze mille hommes de troupes fraîches, était maintenant libre d'agir.

Le G août, tandis que le gros de l'armée française occupait les Autrichiens sur le Mincio par une vive canonnade, Masséna se hâte de passer cette rivière à Peschiera, et vient fondre sur l'aile droite de Wurmser, établie en face de cette place. Des retranchements à peine ébauchés furent emportés avec valeur, et les ennemis prirent enfin le parti de rentrer dans la vallée de l'Adige ; le général Victor se distingua dans cette affaire.

Le 7 août, à dix heures du soir, Napoléon rentra dans Vérone et, à cette occasion, le provéditeur vénitien joua le rôle le plus comique : il se prétendait neutre et manquait de bonne foi ; il voulait montrer de la force contre une armée victorieuse, et n'avait pas un soldat qui voulût se battre.

Wurmser marcha vite pour la première fois ; il remonta la vallée de l'Adige jusqu'à Alla. Le général Bonaparte ne manqua pas de le faire poursuivre et, enfin, au 12 août, l'armée française avait repris tous les postes qu'elle occupait avant le mouvement offensif du maréchal autrichien.

Des succès si étonnants avaient été achetés par la perte irréparable de tout le gros canon que l'armée avait réuni avec tant de peine sous les murs de Mantoue. La division Serrurier, commandée par le général Fiorella, retourna devant cette place ; mais il ne fut plus question du siège, il fallut se contenter d'un simple blocus ; le général Sahuguet en fut chargé.

Loin d'avoir rejeté les Français sous Alexandrie, le maréchal Wurmser était rentré dans le Tyrol, affaibli de dix ou douze mille hommes et de cinquante pièces de canon ; mais, ce qui était bien plus important, il avait perdu l'honneur des armes.

Si ce général eût eu autant d'instruction que de bravoure personnelle, il eût pu trouver des avertissements utiles dans l'histoire militaire. C'est, en effet, sur le théâtre même de sa défaite, que le prince Eugène de Savoie fit, en 1705, son admirable campagne contre M. de Vendôme. Ce général qui passait pour un des plus vifs parmi ceux de Louis XIV, avait Mantoue pour lui et il laissa déborder sa gauche. Le prince Eugène eut l'incroyable audace de transporter son infanterie de la rive gauche du lac à Gavardo, au moyen de bateaux naviguant sur un lac qui est agité par les vents comme la mer. Ce mouvement singulier ne dura pas moins de six jours ; il n'eût pas fallu la moitié de ce temps à Napoléon pour détruire une armée qui eût osé tenter une telle entreprise en sa présence. Il faut avouer qu'entre 1705 et 1796, le grand Frédéric a paru et qu'il a introduit la rapidité de marche dans l'art militaire.

 

 

 



[1] Madame Grassini, dont tous les spectateurs raffolaient dans l'opéra des Vierges du soleil. R. C.

[2] Par exemple, Kléber, Saint-Cyr, ou Desaix, commandant dans le Tyrol, à la place de Vaubois, pendant Arcole.

[3] Œuvres de Napoléon, 4 vol. chez Panckoucke, 1826, tome Ier, page 104.